© Peuples Noirs Peuples Africains no. 16 (1980) 76-97



BAROUF A L.

Guy Ossito MIDIOHOUAN

Quand Georges sortit dans la cour, tout le monde se tourna vers lui, mais, paradoxalement, personne ne lui adressa la parole. On pouvait difficilement noter dans son attitude une quelconque hésitation ou une quelconque surprise. On voyait à l'éclat de ses yeux qu'il était réveillé depuis des heures et avait tout suivi de sa chambre. Il montra d'ailleurs une certaine indifférence au piteux spectacle qui s'offrait à lui et se dirigea droit vers le puits, dans l'arrière-cour.

Il passa chercher un bol en émail à la cuisine, y trouva Jeanne occupée à la préparation de sa bouillie, se contenta de la réconforter d'un sourire fort tendre et revint se livrer à ses ablutions.

Cependant, dans la cour, l'un après l'autre, chacun rejoignait ses occupations et l'on se croisait dans une atmosphère d'angoisse et d'inquiétude qui transforma la concession en un satané purgatoire.

Le bâtiment principal de la maison qu'occupait le père et devant lequel se trouvait une terrasse, avait plusieurs pièces. Il comportait une entrée où se trouvaient disposés quelques chaises en rotin, un ou deux fauteuils en bois blanc verni, garnis de coussins malhabilement taillés dans un tissu banal aux couleurs vives, et rembourrées de kapok. [PAGE 76]

Quand il faisait beau, ces sièges servaient sur la terrasse où le père aimait recevoir ses amis, généralement tard dans l'après-midi, vers cinq ou six heures, au moment où, habituellement, le soleil se mourait en une lente et honorable agonie. A un mur pendaient, accrochés à un portemanteau, de vieux raglans et deux parapluies – du moins ce qu'il en restait – sur lesquels veillait, sévère et martiale, une photo encadrée du père dont ce dernier avait eu soin de les surplomber; et toutes les âmes sensibles qui pénétraient pour la première fois dans cette entrée esquissaient un brusque mouvement de recul devant ce surgissement surréaliste, avant de se ressaisir, confuses mais le cœur battant la chamade – Cardiaques s'abstenir !

Au mur d'en face, il y avait, accrochée, une photo de mariage de même grandeur, sans inclinaison, ce qui ne faisait que renforcer l'expressivité de la précédente. Cette dernière image était source d'une grande fierté pour le père. C'était le symbole de sa réussite personnelle, la confirmation de ses méthodes éducatives, et comme l'indication péremptoire de « l'exemple à suivre » sempiternellement brandi à la face de sa progéniture. Qu'importe s'il avait marié sa fille in extremis pour éviter la honte dont couvrirait la famille une grossesse sauvage. Qu'importe s'il avait fait pression sur les parents du jeune homme qui finirent, sous les menaces, par s'exécuter. Qu'importe s'il avait dû depuis quelques années déjà louer une chambre en ville pour sa fille et ses trois enfants afin de les séparer de l'homme qui, un jour, manqua de les étrangler. Qu'importe enfin si lui-même avait chassé de son toit la mère de cette fille, sa première femme devenue stérile après son unique accouchement, et disposait depuis d'un véritable harem aux quatre coins de la ville. Il restait qu'il ne concevait de mariage que chrétien et monogamique et l'esprit perspicace et averti pouvait aisément déceler la signification réelle et l'éblouissante sagesse de ce message pictural : « N'épousez jamais qu'une femme à la fois. »

De l'entrée, on pouvait voir le salon à la faveur de deux ouvertures en arc lancéolé et d'une porte de même configuration que l'on parait pour les jours de fête de petits rideaux fantaisie mariés aux coussins des quatre fauteuils Dagobert (on tenait la désignation du père) qui, imposants et profonds, semblaient en ces circonstances régir la féerie des couleurs. Il ne manquait pas de goût, le père de Georges ! [PAGE 78] Sur les quatre guéridons, des coquillages servant de cendriers, soigneusement choisis. Au sol, une toile cirée aux arabesques fines. Un divan complétait ce mobilier sobre et l'on pouvait même y trouver disposés quelques livres non encore entamés par les cancrelats, de vieux numéros du Reader's Digest, une bible, un Petit Larousse, une collection illustrée de revues du « Chemin de Fer Français », avec de superbes photos aux côtés desquelles nos trains eussent semblé jaillir d'un conte d'Edgar Poe, deux romans de Félix Couchoro et Service Africain de l'administrateur colonial Robert Delavignette.

Au mur, une ribambelle de diplômes, aujourd'hui plus ridicules les uns que les autres, vous emportaient en une ronde vertigineuse d'où ne vous parvenaient que les ricanements sataniques de William Ponty.

Derrière le salon, la salle à manger, visible, comme le salon, de l'entrée. Une table rectangulaire avec quatre chaises – en fait, une seule servait, car, généralement, le père mangeait seul. Les trois autres n'étaient utiles que si le nombre des visiteurs dépassait celui des sièges de l'entrée et du salon. Un buffet sur lequel trônait un vase sculpté; un garde-manger où l'on rangeait la vaisselle de tous les jours, quelques paquets de biscuits et bien d'autres friandises sur lesquelles le père, dans ses allées et venues, jetait sans cesse un coup d'œil dubitatif et méfiant, et enfin l'éternelle bouteille d'eau de Vichy qu'il buvait exclusivement, pour son foie, disait-il. Contre le mur, face au buffet, un réfrigérateur que toute la maisonnée appelait invariablement « Frigidaire » en dépit de sa marque « Westinghouse ». En dehors du père lui-même, personne d'autre n'avait l'autorisation de l'ouvrir si ce n'était pour en faire le nettoyage. Un jour de canicule, la mère de Georges, enfreignant cette interdiction formelle, s'y hasarda, à la recherche d'une bouteille d'eau fraîche. Elle fut surprise par son mari qui la renvoya rudement et à grands cris, lui demandant, alors qu'elle s'en allait sans broncher et l'oreille basse, si elle avait appris à boire de l'eau fraîche dans la maison de son père. Depuis cet incident, elle et sa coépouse avaient décidé d'acheter un grand vase en argile qu'elles avaient enterré à moitié dans un coin ombragé de la concession. La maisonnée tout entière trouvait désormais dans ce vase une eau fraîche, suffisamment fraîche pour calmer la soif des journées d'intense chaleur. [PAGE 79]

S'ouvrant sur la salle à manger, le bureau, ou plus exactement ce que le propriétaire appelait ainsi. C'était un petit local où il y avait, bien sûr, une table avec quelques dossiers dont l'apparence laissait deviner qu'il arrivait de temps en temps qu'on y travaillât encore. Mais dans cette pièce se trouvait aussi un lit muni d'une moustiquaire qui arborait le vague souvenir de sa blancheur de jadis. C'était là que dormaient les hôtes « importants » du père. Mais, comme cela n'arrivait que très rarement, on y disposait le linge propre et d'autres objets encombrants avec lesquels le linge pouvait faire bon ménage. Dans un coin du bureau, il y avait une petite armoire qui contenait de l'encens venu droit des Indes, un livre de prière, un flacon d'eau bénite, un chapelet et, suspendu au mur, légèrement surélevé par rapport à la tête d'un homme de taille moyenne à genoux, un crucifix entre une image de la Sainte Vierge et une autre de saint Joseph. C'était à ce beau monde en pâmoison que le père venait chaque matin confier ses pieuses intentions quand tout était en bon ordre dans sa maison. Mais au moindre désagrément, il lui apparaissait en son for intérieur qu'il était déraisonnable de s'en remettre à ces portraits impalpables et l'idée du Christ désarticulé devant l'adversité du monde finissait toujours par l'effrayer et par avoir raison de sa foi exclusive; alors, il se précipitait dans les bras de quelque devin auprès de qui il allait chercher un sage renfort.

Georges était chargé de veiller à la propreté de cette habitation paternelle. Il devait balayer, épousseter, ranger, secouer les coussins pour leur redonner du gonflant, remplir les bouteilles vides ou entamées du « frigidaire »... Bref, il faisait le ménage.

Mais, ce jour-là, il ne commença pas par la chambre à coucher où se trouvait son père. Il avait pour tâche de sortir le pot de nuit avant six heures, de faire le lit, de cirer les chaussures, essuyer les miroirs, en un mot, de mettre l'ordre d'abord dans cette chambre où son père passait sa matinée à faire de la gymnastique avant de se préparer pour le bureau. Ce fut donc après avoir apprêté toutes les autres composantes du bâtiment qu'il se dirigea, enfin, vers la chambre à coucher.

Il frappa trois fois. Trois coups secs, à deux reprises. Aucune réponse. Il ouvrit et entra, sans accorder la moindre attention à son père assis sur un tabouret sculpté [PAGE 80] et frottant rageusement avec un de ses caleçons un godillot en cuir qui n'en pouvait mais. Georges posa son balai contre l'armoire, son chiffon sur la descente de lit en raphia, chercha des yeux le pot qu'il trouva au chevet et se baissa pour le prendre.

– Ne touche à rien. Retire-toi. Je ne veux pas te voir.

Le père avait cessé de faire hurler frénétiquement son caleçon froissé sur le cuir surchauffé. Il parla avec un calme affecté. Georges passa outre à ses injonctions et se saisit du pot. Le godillot vola et se brisa contre la porte fermée en un fracas diabolique. L'enfant, les épaules repliées sur les oreilles, eut le réflexe qui lui sauva la vie. Mais il n'eut pas le temps d'apprécier le danger auquel il venait d'échapper. D'un bond, l'homme l'atteignit et le martelait de ses poings forcenés qui s'abattaient lourdement dans un grognement bestial. Georges tenait toujours le pot et s'efforçait d'éviter que son contenu visqueux et nauséabond ne tachât le lit; mais il reçut sur la tempe un coup terrible qui le fit trébucher et il lâcha dans sa chute le récipient qui se renversa sur les draps. Le liquide se répandit en une mare jaunâtre qui, très lentement, disparut dans les profondeurs du matelas dont on entendit les joyeuses éructations.

La mère de Georges qui était accourue, les mains serrant nerveusement ses seins déliquescents, vit son fils étendu inanimé sur le plancher; et comme toute mère de chez nous qui se respecte, elle hurla, gagnée par une folie soudaine. Bientôt tout le quartier se trouva rassemblé dans la cour de la maison. La stridence des cris de sa mère ramena Georges à lui. Deux femmes d'un certain âge qui, seules, avaient osé pénétrer dans le bâtiment, l'aidèrent à se relever, pendant que sa mère pleurait et s'agitait autour de la table de la salle à manger.

Georges sortit, suivi des deux femmes. Le spectacle de son visage ensanglanté redonna de la vigueur aux pleurs de sa mère, tandis que son père refermait la porte de sa chambre à clé. Le cortège déboucha sur la terrasse dans un tumulte de réprobation. L'air était frais, mais le jour frêle encore...

Tout avait commencé depuis plus de deux heures.

– Tout le monde est là ? s'enquit le père de Georges qui, drapé dans un pagne, un cure-dent à la bouche, venait de sortir sur la terrasse. Il avança en faisant traîner ses sandales en cuir, [PAGE 81] s'appuya sur la balustrade en ciment ripoliné, puis il se dégagea bruyamment le gosier et projeta devant lui en un ppttoèè de dégoût et de soulagement la glaireuse performance de la nuit que s'empressa de faire disparaître le sable fin mouillé de rosée. Il avait parlé suffisamment fort pour se faire entendre des enfants déjà attablés sous le hangar, face à la terrasse; mais il avait pris l'habitude, à cette heure où aucun bruit ne parvenait des concessions avoisinantes, de contrôler sa voix généralement tonnante et virile.

Personne n'osa répondre à cette question rituelle mais pourtant menaçante. Quand tout le monde était là, il en était autrement. Ces jeunes enfants obligés de se réveiller à quatre heures du matin pour « réviser leurs leçons », et qui venaient poursuivre leur sommeil, la tête dans leurs cahiers, sursautaient alors, écarquillant huit paires d'yeux écarlates, se regardaient les uns les autres avec un sourire frustré, avant de répondre, qui en s'étirant, qui en bâillant, qui en se grattant le coude, par un concert de « oui » dont ils avaient acquis une parfaite maîtrise. Bien malin qui pouvait démontrer qu'ils dormaient. Ce jour-là, tout se passa comme d'habitude, mais le concert n'eut pas lieu. Il manquait une voix à l'orchestre. L'aîné – il était en classe de quatrième – qui devait réveiller ses frères et sœurs, s'était acquitté de sa tâche. Mais Georges – c'était la première fois que cela lui arrivait – lui avait fait comprendre qu'il connaissait déjà sa leçon apprise la veille et qu'il n'avait qu'à « le laisser respirer un tout petit peu ». L'importun n'accorda aucune importance aux paroles de son jeune frère de onze ans, connu de tous comme un garçon récalcitrant. D'ailleurs celui-ci était encore tout endormi et il ne pouvait raisonnablement lui en tenir rigueur. Il savait que Georges viendrait, comme tout le monde, s'installer devant son cahier, sous le hangar. Et puis, après tout, n'allait-il pas faire dehors ce que Georges faisait dans son lit, sans le confort de celui-ci. Il regretta seulement de ne pas être Georges, d'être l'aîné. Ce sentiment n'effleura que vaguement son esprit pendant que, cahin-caha, il rejoignait les autres. Quand il arriva sous le hangar, tout le monde dormait déjà.

– N'est-ce pas à vous que je m'adresse, reprit le Père. Est-ce que tout le monde est là ?

En guise de réponse il n'y eut qu'un bruit confus de tables [PAGE 82] que l'on déplaçait, de feuilles de cahier que l'on tournait, de pieds qui semblaient se dégourdir sur place, puis, de nouveau, le silence. Qui pouvait prendre la responsabilité de dire que Georges n'était pas là ? Personne ne voulait être mêlé aux conséquences sans doute fâcheuses de son attitude. Tous les regards s'étaient tournés vers la chambre, et chacun espérait encore le voir surgir d'un moment à l'autre pour prendre place subrepticement sous le hangar. Il était encore possible de se manifester alors, tous ensemble, en soutenant mordicus qu'on n'avait rien entendu les deux premières fois parce que chacun était plongé dans ses leçons. Mais Georges n'avait-il pas entendu la voix de son père ? En tout cas, la fiévreuse attente de ses frères et sœurs avait été déçue, et ils eurent à peine le temps de constater que la situation était désespérée quand, franchement menaçante, la voix partit :

– Mais dites donc, il n'y a personne là-bas ?

Il fallait absolument répondre cette fois, pour contenir la colère du père et limiter les dégâts. Tout le monde se tourna instantanément vers l'aîné. Personne ne parla. Mais il comprit à travers les regards figés d'effroi, que tous lui demandaient de « faire quelque chose », d'agir vite et avec sang-froid. Il poussa donc bruyamment sa table, et dit, avec une assurance feinte, que tout le monde était là. Puis, bizarrement, il se leva et se dirigea d'un pas mal assuré vers la terrasse comme pour y subir un interrogatoire, sans invitation aucune sorte. Le père le laissa s'approcher sans rien dire. Lorsque l'enfant jugea qu'il était suffisamment proche de lui pour se faire entendre sans crier, suffisamment loin de ses gestes imprévisibles, il s'arrêta et redit calmement : « Tout le monde est là. » Seulement, il s'était exprimé en « langue vernaculaire », ce qui n'était pas pour arranger la situation. Le père exigeait de ses enfants de parler le français entre eux, et de ne s'adresser à lui qu'en cette langue. Georges, à qui il s'adressait un jour « en vernaculaire » lui fit remarquer, sans rire, que sa loi était partiale, et par conséquent inique, et qu'il ne comprenait pas pourquoi eux, les enfants, devaient éviter de lui répondre dans la même langue. Il vira au rouge et lui fit claquer le revers de la main en pleine figure, affirmant, furieux, que son fils tenait son outrecuidance de sa mère. Il informa ensuite l'enfant appuyé contre un mur, la main sur son visage meurtri, qu'il n'avait pas, lui, de Certificat de Fin d'Etudes Primaires [PAGE 83] à passer à la fin de l'année, et qu'il devait désormais prendre le temps de regarder, de voir celui à qui il parle avant d'ouvrir sa bouche de crétin. L'aîné savait bien que son père était intraitable sur cette question de langue : il se reprit et parla français.

– Voyez-moi ça, tonna le père, « en vernaculaire ». Toi aussi, tu prétends te présenter au B.E.P.C. l'année prochaine. Et tu n'es même pas fichu de donner le bon exemple à tes frères et sœurs.

– Oh, papa, j'ai parlé français ! dit le jeune homme, cherchant à lui faire sentir qu'il était désolé d'avoir manqué de vigilance.

– Tais-toi ! menaça-t-il. Qui a le signal ? Qu'on vienne lui remettre le signal !

Jeanne, une petite fille de douze ans, vint du hangar donner le signal à son frère qui le lui retourna dare-dare, car elle avait dit « Tiens » « en vernaculaire ».

Les autres enfants restés devant leurs cahiers et qui suivaient les événements avec beaucoup d'intérêt pouffèrent d'un rire qui ne tarda pas à gagner Jeanne et son frère tenant de leurs mains le coquillage, les yeux dans les yeux. Le père détourna la tête de ce spectacle hilarant. Il avait momentanément perdu le contrôle de la situation. Il cherchait à faire honte à l'aîné d'avoir parlé « le vernaculaire »; mais le spectacle qui s'offrait à lui, était inattendu. A quoi pensait-il en ce moment ? Nul ne savait. Il ne se retourna que pour s'adresser à Jeanne :

– Donne-le lui quand même; ce qui souleva un soupir de désapprobation sous le hangar.

– Vous là-bas, c'est pour étudier que vous êtes assis là, je pense !

Il y eut un silence. Jeanne tendit le coquillage à son frère qui marqua un moment d'hésitation cependant que le père, comme pour signifier qu'il avait à présent assez joué, gronda, le coup tendu, le regard terrible :

– Je te dis de le lui donner quand même.

– Oui, répondit Jeanne, je le lui donne. Une fois encore, elle parla « vernaculaire ». Une exclamation de surprise souffla du hangar. Le père, sans rien dire, quitta la terrasse. Chacun crut qu'il allait descendre, mais on l'entendit fermer sa porte, et les lumières s'éteignirent dans le bâtiment principal de la concession.

Pour ces jeunes enfants, les minutes qui suivirent cet incident [PAGE 84] furent graves d'inquiétude. Ils se doutaient que leur père reviendrait avec une cravache. Ils l'attendirent en vain. Puis, à voix basse, une discussion s'engagea sous le hangar. Ils n'avaient jamais vu « le vieux » se laisser abattre de cette piteuse façon. Mais que faire ? A quoi fallait-il s'attendre ? Par moment le silence alentour devenait angoissant. Mais, peu à peu, chacun retrouva son entrain et, tous ensemble, ils se réjouirent de l'échec mémorable infligé à leur père. Après tout, il le méritait bien, pensaient-ils.

– En tout cas, c'est Georges qui a eu le plus de chance dans tout ça, dit le plus jeune qui avait huit ans.

– Et pourquoi donc ne vient-il pas ? répliqua l'aîné. Va l'appeler. Il a assez dormi et dis-lui qu'il a beaucoup de chance, que papa...

– Beaucoup de chance ! s'écria Jeanne, interrompant son frère. Jusque-là, elle n'avait pas encore pris part aux discussions et les autres s'expliquaient son silence par le sentiment de culpabilité qu'eût éprouvé tout enfant sage à l'issue de ce qui venait de se produire. Mais ils s'étaient tous trompés.

– Qu'on laisse donc Georges tranquille ! poursuivit Jeanne. Moi, je voulais lui régler son compte au vieux. Moi, j'en ai marre de penser des choses et de ne pouvoir les exprimer parce qu'on nous oblige à parler une langue qu'on connaît à peine. Même nos profs au collège parlent « le vernaculaire » entre eux et il y en a qui, quand nous avons des difficultés à comprendre certaines choses, nous l'expliquent dans notre langue. J'ai décidé de garder le signal pour moi toute seule. Exprimez-vous comme vous l'entendez, mais moi, quand je pense quelque chose, j'aime n'avoir pas de difficultés à le dire. Celui qui voudra me battre parce que j'ai le signal à six heures du matin ou me priver tous les jours de mon argent de poche, celui-là je l'attends.

Elle se tut, essoufflée. La violence de son discours étonna l'assemblée. Il apparut alors aux yeux de tous que ce qui venait de se dérouler devant leur père n'était pas fortuit, que Jeanne était la seule à en avoir eu le contrôle. On savait qu'elle aimait beaucoup Georges. On pensait même qu'elle avait agi de cette façon pour faire diversion. Mais à présent sa hargne et sa détermination projetaient un nouvel éclairage sur l'incident.

Quand elle eut parlé, il y eut un court moment pendant lequel chacun semblait méditer, les yeux baissés. Jeanne [PAGE 85] se tenait la tête de la main gauche et gribouillait sur un bout de papier qui se trouvait sur sa table. Elle releva ensuite la tête et rencontra des regards de tendresse et d'admiration. Elle fut troublée de voir dans ces yeux qui l'entouraient et qui étaient autant de miroirs l'image sublime de sa métamorphose. Avait-elle pris peur de n'être plus comme ses frères et sœurs ? Refusait-elle de se laisser hisser au zénith de tous ces yeux cruellement lumineux ? Une chose était sûre : elle se sentit, tout d'un coup, étrangement seule, loin, très loin de cette maisonnée puérile et frustrée. C'était intenable.

– Qu'avez-vous à me regarder tous comme ça en silence ? Vous croyez que je suis folle, hein ?

– Oh, non, opina l'aîné.

– Alors, sachez que je suis comme vous; mais que moi je refuse qu'on nous traite comme des domestiques.

Elle avait parlé si fort que, lorsqu'elle se tut, un soupir de soulagement emplit le hangar.

– Bon, bon, ça va, dit l'aîné. Toi, je t'avais demandé d'aller appeler Georges.

Le gamin s'en fut, l'air pensif, et tout le monde se replongea dans son cahier.

– Fo Georges, Fo Georges, Fogan[1] m'envoie t'appeler.

Georges visiblement ne dormait pas; mais il ne réagit guère. Le gamin s'approcha du lit et le secoua comme pouvait le faire un enfant craintif.

– Fo Georges, dit-il de nouveau pour accompagner son geste.

– Mon petit, répondit Georges enfin, en se redressant sur les coudes. Tu n'as rien à voir dans cette histoire. Va apprendre ta leçon si tu ne la sais pas encore. Moi, je sais ce que j'ai à faire. Aujourd'hui je dors jusqu'à six heures au moins, et qu'on me foute la paix. Va le dire à tout le monde.

Et Georges se recoucha en rajustant son pagne. Le gamin sortit et rapporta fidèlement le message à l'assemblée, ce qui déclencha une crise de fou rire. Une des mères des enfants accourut, paniquée par le désordre singulier qui régnait sous le hangar.

– Hé, les enfants, qu'est-ce qui vous arrive ? n'est-ce pas pour étudier que vous êtes assis là ? Jeanne, avec ta bouche gondolée, [PAGE 86] ne peux-tu pas dire à tes frères d'être plus raisonnables ?

Jeanne était loin d'être celle qui faisait le plus de bruit. Mais la femme n'osa pas attaquer les enfants de sa coépouse. Elle préféra faire la leçon à ses propres enfants pour qu'on ne l'accusât point de partialité. Mais hélas, comme c'est souvent le cas dans pareilles circonstances, partiale, elle l'était, et Jeanne protesta.

– Viens m'apprendre comment on sépare l'eau chaude de l'eau froide, petite vipère écervelée, lui répliqua sa mère. Si tu veux me tuer dans cette maison, continue dans cette voie.

Et, avec beaucoup d'indignation dans la voix, elle leur demanda pour finir s'ils étaient des singes pour faire autant de bruit de si bon matin; « on vous éduque et vous ne voulez rien entendre », ajouta-t-elle pour terminer tout à fait.

C'est à ce moment que reparut le père. Lorsqu'ils virent les feux s'allumer et la porte s'ouvrir, les enfants se turent instantanément et se plongèrent dans leurs cahiers. Très calmement le père vint s'accouder à la balustrade.

– Qu'est-ce qui se passe ? demanda-t-il.

On eût dit qu'il n'y avait personne sous le hangar. Il revenait donc à la femme de répondre. Ecrasante responsabilité que celle-là!

– Ces enfants deviennent de plus en plus insupportables, risqua-t-elle.

– Et qu'est-ce que tu crois qu'ils ont ? rugit le père. Ils ne font que suivre l'exemple que vous leur donnez quotidiennement. Ce n'est pas en prenant le contre-pied de ce que j'exige d'eux que vous arriverez à en tirer quelque chose, femmes perfides.

– Jeanne, tu vois ce que ça donne; tu dois être bien contente maintenant, enfant-assassin !

– Tais-toi, reprit l'homme, les enfants n'ont rien à voir dans tout ça, espèce de lutin à la langue fourchue.

La femme poussa un soupir d'indignation, puis elle ajouta :

– Cheffou, si tu veux m'injurier ce matin, ce matin au saut du lit, sans que j'aie avalé une gorgée d'eau, devant tes enfants, je ne l'accepterai pas, dit-elle d'un trait.

– Viens me battre, lui ordonna son mari, viens me battre. Je pourrai ainsi t'arranger ta bouche en entonnoir.

La pauvre femme n'en pouvait plus :[PAGE 87]

– Oh, cria-t-elle. Quelle est cette sale histoire qui me saisit à la gorge en ce matin embrumé ? Que Dieu m'aide à supporter cette épreuve.

– Laisse Dieu tranquille, dit l'homme.

Nouveau soupir d'indignation de la femme. Elle savait pour en avoir vu d'autres, que la situation se retournerait contre elle; mais l'acharnement de son mari avait quelque chose d'inouï qui l'amena à se poser des questions. La lumière qui lui traversa l'esprit ne lui révéla aucune zone d'ombre dans son comportement d'épouse. Elle n'avait rien à se reprocher; mais l'homme poursuivit :

– C'est vous qui avez chassé Dieu de la terre en recherchant les branchies de la parole avec vos langues tentaculaires.

Sous le hangar, les enfants ne purent s'empêcher de rire. A présent la femme se sentit profondément humiliée. Pauvre créature livrée sans défense à un monde absurde et implacable, elle eut le sentiment de son extrême fragilité. Une fatigue subite fit relâcher ses nerfs et elle n'eut plus la force d'essuyer du coin de son pagne les larmes qui lui troublaient la vue.

– Humm ! Quelle histoire ! Une pauvre femme ne peut-elle pas vivre parmi vous ?

– Et voilà, dit l'homme. On dirait que vous n'avez que de l'eau à la place du cerveau. Moi je ne cesserai jamais de vous dire la vérité tant que je respire. Cette maison, c'est moi qui l'ai construite et c'est moi qui y suis le chef. La porte reste ouverte à celui qui ne s'y trouve pas à l'aise.

Ce qu'ayant dit, il quitta la véranda, rentra chez lui et ferma sa porte. La femme, restée seule au milieu de la cour, fit d'une voix pleurnicharde à l'endroit de sa fille Jeanne :

– Tu as bien entendu ? Ton père désire me jeter hors de cette maison et toi aussi tu sembles l'ignorer.

Elle se dirigea alors vers sa chambre en sanglotant et on l'entendit répéter sans cesse : « Mon Dieu ! Pitié! Mon Dieu ! Pitié! »

Le père revint sur la terrasse quelques instants plus tard. Il appela l'aîné et lui demanda si tout le monde lui avait déjà récité sa leçon. Le jeune homme observa qu'il n'était pas encore l'heure et que cela ne saurait tarder. La vérité, ce n'était pas que le père veillait comme d'habitude à ce que toutes les leçons fussent sues et récitées sans bégaiement. Ce jour-là, il ne recherchait qu'un alibi pour démontrer [PAGE 88] à ses enfants que rien ne lui échappait – ce qui n'était pas sûr – qu'il avait le contrôle de tout – ce qu'il restait à démontrer – et qu'il était le chef – ce qui était incontestable.

– Tout de suite ! ordonna-t-il, tu dois savoir à ton âge que l'on doit se rendre à l'heure à son école. Si le mois prochain je vois, indiqué sur vos bulletins, que l'un de vous est arrivé une seule fois en retard, celui-là recevra des fessées jusqu'à ce que ses muscles éclatent en chair vive et sanguinolente.

Pendant que le jeune homme regagnait sa place sous le hangar, le père s'en fut chercher un fauteuil dans son entrée et revint s'installer sur la terrasse. Il y eut un moment de silence. Puis :

– Georges ! cria-t-il.

Le hangar stupéfait saisit le désastre en un murmure prolongé et craintif.

– Que Georges vienne me réciter à moi-même sa leçon, ajouta-t-il.

Il y eut un remue-ménage sous le hangar. L'aîné fit signe au benjamin d'aller appeler Georges. Mais le petit protesta. Il indiqua par des gestes que ce n'était plus son affaire. Chacun chuchotait des choses auxquelles les autres n'entendaient rien dans la confusion générale. Seule Jeanne restait impassible.

– Mais où est donc Georges ? Ne m'entend-il pas l'appeler ? fit le père en levant la tête au-dessus de la balustrade. Il constata visiblement que Georges était absent et il crut comprendre les raisons du remue-ménage.

– Il ne s'est donc pas réveillé ? demanda-t-il, ne s'adressant en fait à personne en particulier.

L'aîné sortit du hangar en tremblotant et expliqua d'une voix grésillarde que Georges était malade et que c'était cela qui... que... qui... que... que...

Jeanne tapa sur sa table un coup qui faillit lui rompre les os de la main. La douleur s'ajoutant à la rage, elle dit un « NON » dont la résonance emplit la maison entière et ameuta tout le reste de la famille, femmes, enfants et animaux. Seul Georges était resté dans sa chambre. Jeanne renversa sa table dans un grand fracas, bondit sur ses jambes, et marcha en direction de son frère, l'allure cavalière.

– Ecoute, dit-elle, tu n'es qu'un petit fumiste pétri de peur et de couardise. Si on t'apprend à être lâche et craintif, [PAGE 89] aie au moins le courage de ne pas mentir sur le dos des autres; on dit à la radio que nous sommes l'avenir. Commence par refuser cet avenir de peur et de lâcheté vers lequel papa t'achemine. Si tu es un homme, un homme comme il semble ne plus y en avoir dans ce pays, dis, dis exactement où est Georges et pourquoi, dis-le.

Elle se tut, revint sur ses pas, s'arrêta un moment, lança deux coups d'œil sévères à gauche, à droite, en tournant la tête d'un mouvement brusque, comme à la recherche d'un regard hostile, prête à tenir tête à quiconque eût osé la contrarier, et s'en fut s'asseoir. Chacun se demandait si c'était un rêve, oui, un rêve, comme ceux qui se dissipent au coin du jour. Qui eût pensé que pareille chose se fût jamais produite en cette maison ? Où Jeanne avait-elle pu apprendre tout cela ? Le caractère impromptu de sa réaction avait sidéré l'assistance et toutes les langues semblaient gelées dans leurs pâteuses enveloppes.

Quand le jeune homme, après avoir avalé sa salive, finit par avouer que Georges avait décidé de ne pas quitter son lit avant six heures, son père resta interloqué, et se retira, abattu, dans son appartement. La maisonnée put se rendre compte alors, et alors seulement, que Georges n'était pas dans la cour. Sa mère poussa un de ces cris de détresse dont les femmes de chez nous ont seules le secret et elle continua :

– Eéééhuiii ! quelque chose se prépare dans cette maison. Oh, Jeanneno (s'adressant à la mère de Jeanne, sa coépouse), qu'allons-nous voir ?

– Ehummm ! fit la mère de Jeanne en guise de réponse. Elle marquait ainsi qu'elle était tout aussi surprise, désolée, mais dépassée par cette intrusion du diable dans la vie paisible de la famille. Puis elle dit à l'endroit des enfants rassemblés dans la cour : « Maintenant, que chacun aille vaquer à ses occupations. »

Les enfants se dispersèrent. Ils devaient en effet balayer la cour et faire de menus travaux domestiques avant de se préparer pour l'école. Ce jour-là, ils se trouvaient disposer de plus de temps que d'habitude, mais ils prirent plaisir à se retrouver hors du hangar à cette heure de la matinée et à entretenir ainsi le dérèglement qui s'était introduit dans leur mécanisme quotidien dès le réveil. Jeanne restait toujours assise devant son cahier.

– Hé, Jeanne, regarde par ici. Dans ce pays, on n'a pas eu [PAGE 90] besoin des gens aussi instruits que toi pour chasser les Blancs et recouvrer l'indépendance. Tu en sais assez maintenant. Va préparer la bouillie pour tes frères.

– Je n'ai pas encore fini, répondit Jeanne avec un calme qui ne manquait pas de respect.

Mais sa mère, sans doute pour se relever de l'humiliation qu'elle avait subie quelque temps auparavant devant les enfants rassemblés, voulut affronter avec brio sa fille en qui elle vit tous les hommes de la terre. Si elle arrivait à en imposer à Jeanne, elle eût eu alors la preuve irréfutable qu'elle n'était pas moins que rien et qu'elle pouvait réussir où son mari démissionnait.

-Attention ! Attention ! Fais attention à qui tu parles avant que je te laboure ton vilain visage de mes ongles. Je te prouverai que, pour le voyageur, il existera toujours une étape plus éloignée qu'une autre. Espèce d'enfant damnée !

Jeanne voulut parler, mais elle n'eut pas le temps de suivre les mouvements de sa mère qui, en un clin d'œil, lui saisit la tête qu'elle tentait de cogner contre le pilier sur lequel était appuyée sa chaise. Elle essayait de se couvrir le visage avec les avant-bras, en se tenant la tête des deux mains; et sa mère, tout en lui administrant des coups innombrables et forcenés, recherchait avec une rage inouïe une brèche dans la garde par où elle eût pu lui déchiqueter le visage. La mère de Georges qui, en ce moment, se dirigeait vers la chambre où s'entêtait son fils dans le but proclamé de « lui en faire entendre un peu », revint sur ses pas, courut au secours de la pauvre fille et parvint après maints efforts à dégager sa coépouse sans la maîtriser tout à fait. Celle-ci, tout essoufflée, renoua son foulard sur sa chevelure, pria qu'on voulût bien la laisser déchirer en lambeaux – hangnanhangnan,disait-elle – cette chose qui s'en fût allée ensuite par monts et par vaux demander à ceux qu'elle eût trouvés sur son chemin et qui eussent daigné l'entendre si c'était bien elle, sa mère. Elle chercha ensuite le regard de sa fille et poursuivit :

– Ce n'est encore qu'une toute petite partie de ce qui t'attend. Si tu te sens forte, sache dès aujourd'hui qu'il y a plus forte que toi. Continue, persiste dans ton insolence. Je te pilerai comme on pile le foufou, je te tasserai comme on tasse de la farine de maïs, je te briserai (elle s'arrêta pour s'aérer les poumons), je te couperai en petits morceaux très fins rien que pour te faire oublier (elle respira) que [PAGE 91] tu es sortie de mon ventre (elle sautilla alors, dressée sur la pointe des pieds et se frappa à plusieurs reprises le ventre des deux mains).

Inutile de dire que les enfants n'étaient pas restés insensibles à la truculence de ce spectacle. Ils étaient là, tous rassemblés autour du hangar, et appréciaient hautement les métaphores sanglantes de cette mère irascible. La conviction que celle-ci mettait dans ses propos, les gestes calculés dont elle les accompagnait et toute cette frénésie qui suintait de son regard les inquiétèrent énormément. En effet, que resterait-il de Jeanne qu'ils aimaient tant, ce jour-là plus que par le passé ?

Quand la femme eut fini sa tirade funeste, Jeanne se leva, rangea ses affaires, lança un coup d'œil circulaire comme pour prendre toute l'assistance à témoin et dit, à haute et méprisante voix : « Je te plains. »

Sa mère bondit. Mais déjà elle était hors d'atteinte. Elle avait rejoint le groupe des enfants qui se dispersèrent en courant en des rires sonores.

Les deux femmes éberluées, restées seules, se regardèrent un instant sans un mot. La mère de Georges rompit ce silence profond pour conseiller à sa coépouse de n'accorder aucune importance aux propos de sa fille. Il lui fallait, ajouta-t-elle, l'ignorer si elle voulait avoir des chances de l'amener un jour à la raison, sans quoi elle risquait de raccourcir ses jours sur cette terre.

Mais cela suffisait-il à consoler cette femme si cyniquement arrêtée dans sa quête désespérée de dignité, d'influence et... d'amour ? Il est permis d'en douter. La mère de Georges ajouta donc : « Sais-tu ce qu'il a fait, le mien, hier soir ? »

– Qui donc ? Tu parles de Georges ?

– De qui d'autre peut-il être question ? Tu sais qu'il est chargé de mettre tous les soirs le pot de nuit sous le lit de son père et de le sortir le matin. D'abord, on n'a jamais cessé de lui seriner que cela devait être fait avant vingt-deux heures; et ça, il l'a toujours oublié; c'est à croire qu'il a des excréments à la place du cerveau. Ensuite, même après vingt-deux heures, il entre chez son père, comme on entre au marché. C'est ce qui lui a valu les fessées d'hier matin. Hier soir donc... Hummm !...

– Que s'est-il passé ? insista la coépouse, à présent calmée et impatiente de savoir.

– L'histoire, en vérité, me dépasse, dit-elle avec un léger sourire.

Elle ressentit comme une vague culpabilité et ajouta aussitôt « Nos sages ont raison qui ont dit que le rire aide à vivre. » Puis elle poursuivit : « Hier soir donc, après sa punition du matin... » Elle s'interrompit de nouveau pour interroger sa coépouse : « Mais, comment un enfant peut-il être bête à ce point ? »

– Il est entré sans frapper, avança la mère de Jeanne, espérant savoir la suite après confirmation de sa déduction.

– Après onze heures, souligna la mère de Georges. Personne ne savait où il était, ni ce qu'il faisait jusqu'à cette heure avancée de la nuit.

– Tu étais donc avec cheffou ?[2] demanda la mère de Jeanne très intéressée par la tournure que prenait l'affaire.

– Oooh ! répondit la mère de Georges. Cheffou, lui, ne perd plus son temps avec nous autres. Toi, peut-être, tu dois encore goûter ses faveurs; mais moi, je suis moins qu'une statue dans cette maison.

- Kpo égnéé! répliqua l'autre avec empressement, les muscles faciaux tordus en une affreuse grimace, pour signifier qu'elle n'était pas mieux lotie et que d'ailleurs elle n'accordait aucune importance à des faveurs de ce genre, qu'elle les trouvait rebutantes, ne les recherchait guère et que, Dieu merci, elle ne s'en portait que mieux. Eh oui, il y a des exclamations et des grimaces qui en disent plus long que les plus brillants discours.

– Humm ! poursuivit la mère de Georges avec un sourire faussement compatissant. Triste sort que le nôtre !

– Aooooh, ma sœur, laisse tomber. Nous ne pouvons épuiser cette affaire. Elles se turent un moment, rêveuses, et ce fut la mère de Jeanne qui se décida à rompre le silence.

– Et alors, Georges ?

– Eyoooh ! soupira sa coépouse avant de reprendre. C'est ce matin vers trois heures que son père est venu m'appeler pour m'informer de ce qui s'était passé.

– A trois heures, releva la mère de Jeanne, avec une pincée d'ironie dans la voix.

– Qu'as-tu donc à me cuisiner comme cela ? [PAGE 93] répliqua l'autre avec une irritation feinte. N'as-tu pas entendu ce que je viens de te dire ? Elles partirent toutes deux d'un sourire et la mère de Georges poursuivit : « Ainsi donc, il entre chez son père comme dans une cuisine, sur la Pointe des pieds, et se retrouve nez à nez avec lui qui était dans son lit : tout comme avant-hier soir. Ces enfants, j'avoue que j'ai du mal à les comprendre. Ils agissent tous comme s'ils avaient découvert, abandonné je ne sais où, un tonneau de sadobi[3] où ils vont régulièrement se soûler en cachette. Sinon, écoute-moi ça : il avait déposé le pot au pied du lit au lieu du chevet.

– Ben, il avait tout simplement peur d'être à portée des mains de son père.

– Oui, mais attends, ce n'est pas fini : il se releva, fixa Cheffou dans les yeux comme un hibou et, sans rire, frappa à deux reprises trois fois dans ses mains.

La mère, sur ce dernier point, mima son fils. Son interlocutrice la regardait, ahurie. Cela dura quelques secondes au bout desquelles les deux femmes s'affalèrent dans les bras l'une de l'autre pour ne pas tomber de rire; un rire franc mais laborieusement étouffé en raison de la nécessité en l'occurrence d'une retenue dictée par la décence. Elles se ressaisirent enfin, se redressèrent, se tinrent les hanches des deux mains pour marquer leur surprise. La mère de Georges refixa du regard sa coépouse et refrappa à deux reprises trois fois dans ses mains.

– Comme ça, ajouta-t-elle.

Elles convinrent toutes deux qu'il fallait reprendre ces enfants en main, que cela urgeait, qu'ils risquaient, au train où ils allaient, d'aller critiquer le gouvernement à l'école et de faire jeter leurs parents en prison.

– As-tu entendu les mots sortis de la bouche de ma fille ce matin ?

– En tout cas, moi, ça m'a fait froid dans le dos. Dieu fasse que personne ne nous ait entendus des autres concessions.

– S'ils veulent se retrouver en ces lieux qui ont englouti des milliers de personnes innocentes, des gens qui n'ont « jamais voulu du mal à personne », en ces lieux d'où l'on sort pour mourir ou vivre perclus le reste de ses jours, [PAGE 94] qu'ils continuent dans cette voie. Le moment venu, je m'en laverai les pieds et les mains.

– « Un pied dedans, un pied dehors : non ! » clama en français un bambin de quatre ans qui, accroupi, un petit balai à la main, attendait que l'on dégageât les lieux pour se livrer à sa tâche quotidienne. Il suivait attentivement la conversation et ne manqua pas de placer un des slogans du parti unique relatif à « l'engagement – total – de – tous – les – citoyens – du – nord – au – sud – de – l'ouest – à – l'est – en – vue – de – l'édification – de – la – Nation – et – de – la – lutte – contre – le – sous-développement ».

– Balaie le hangar, c'est tout ce qu'on te demande, diablotin ! lui cria sa mère.

La mère de Jeanne s'approcha de sa coépouse et lui demanda à voix basse si elle savait qu'on avait arrêté dans la semaine un homme chez les locataires de la concession voisine.

– Non, répondit-elle, prise de panique. Qu'est-ce qu'on lui reproche ?

– Vraiment, cette situation, nous l'avons comme une arête de poisson en travers de la gorge. Humm ! On dit qu'il écoutait les informations à la radio. A la fin du journal, alors qu'on annonçait les mêmes informations dans la langue des gens du nord – lui, il est des nôtres – il tourna le bouton de son poste. Ce fut alors qu'un autre locataire qui le surveillait depuis sa chambre vint l'invectiver, le traitant de régionaliste. Naturellement, il ne se laissa pas faire...

– A qui appartenait le poste ? interrompit la mère de Georges, voulant marquer son intérêt pour cette superfluité.

– Il l'a acheté lui-même, de sa poche, en trimant comme porteur devant les magasins, à dix sous la journée. La dispute eut lieu à midi. Le soir vers vingt-trois heures, on est venu l'emmener.

– Ils ont dû le châtrer cette nuit-là même.

Elles ne dirent plus rien, se contentèrent de porter la main au menton et de secouer la tête; elles quittèrent le hangar, chacune de son côté.

Comment pouvait-on oublier Georges ? Comment était-on parvenu à ignorer ce petit bonhomme intrépide que toute cette agitation étrange n'avait point réussi à tirer de son lit ? Une mère pouvait-elle manquer à ce point à son devoir ? Sa coépouse ne devait-elle pas le lui rappeler ? Depuis l'intervention [PAGE 95] remarquée de Jeanne sous le regard abruti de son père, les deux femmes ne purent s'empêcher d'évoquer quelques-unes des bêtises qui fleurissaient dans leur monde, telles des champignons vénéneux. Ce monde se révélait alors à elles dans toute sa cruauté et la conscience de leur résignation honteuse engourdit leur esprit soudain saisi d'une prostration qui leur sembla s'étendre jusqu'aux confins de la terre. Comment les choses pouvaient-elles être ainsi ? Comment avaient-elles pu se laisser surprendre ? Méritaient-elles vraiment leur sort ? Pouvaient-elles jamais espérer s'en sortir ? Par où commencer ? Sur qui compter ? Et ce silence ? Quelle importance, quelle place pouvait avoir Georges dans cet univers aux relents miasmatiques, peuplé de pantins aux visages marqués par la bêtise, à l'intelligence touillée au précipice du larbinisme, de l'avidité et de la vanité ?

Georges était loin, très loin, enfoui dans quelque recoin duveteux de l'esprit de sa mère qui affrontait tout à trac les torpilles de l'encanaillement.

Machinalement, la femme se dirigeait, rêveuse, vers sa chambre lorsque, soudain, elle entendit son mari tourner la clé dans la porte. Elle se rappela alors que Georges était toujours dans son lit, qu'elle n'avait rien fait depuis qu'elle apprit qu'il refusait de se lever avant six heures. Elle s'arrêta, porta la main au cœur et dit : « Ebouii ! Je suis morte », voyant son mari sortir et avancer sur la terrasse. Celui-ci, manifestement, n'entendit rien et ne savait pas que sa femme était là, juste devant lui, tout près, figée comme une statue dans l'appréhension de l'orage qui allait éclater.

– Où est la mère de Georges ? tonna l'homme.

– Me voici, répondit la femme d'une petite voix craintive et navrée comme pour convier d'avance son mari à l'indulgence et à la modération.

– Où est-ce qu'il est, ton fils ? demanda-t-il, plus calmement cette fois.

La femme, confuse, ne savait que répondre à son mari dont la placidité du regard cachait mal le courroux. Elle rechercha avec un désespoir fébrile un visage sinon rassurant, du moins compatissant, mais contrainte de se résoudre à affronter seule son homme, elle se sentit soudain gagnée par une extrême lassitude et soupira faiblement : « Ehumm !, ce qui semblait signifier : « c'est fini; tu es le plus fort, bouffe-moi et qu'on en finisse; de toute façon [PAGE 96] ce n'est là que mon destin; je savais depuis longtemps que je finirais ainsi. »

Dispersée en retrait tout autour de la terrasse, la maisonnée alertée par la bruyante réapparition du père était accourue et suivait les premiers instants de ce face à face dont chacun, intérieurement, redoutait l'issue. De nouveau tout le monde était là. Sauf Georges.

Pendant que les deux femmes discutaient sous le hangar, Jeanne était allée voir son frère.

– Tu arrives à suivre, j'espère, dit-elle dès l'abord, en souriant.

– Par-fai-tement, lui répondit Georges sans lever la tête de son oreiller, avec l'assurance d'un grand homme.

– Je suis contente. Je ne sais pas ce qui m'a prise; mais ça fait bien longtemps que je me meurs dans cet étouffoir. Je suis contente. Je suis contente.

Ils restèrent un moment sans un mot, la main dans la main, Jeanne assise sur le bord du lit. Puis elle sourit et dit : « je me sens légère tout d'un coup. Je te jure que quand ça m'a prise... » Elle s'interrompit un moment avant de poursuivre : « J'aurais pu abattre tous les bourreaux de la terre. »

– Te voilà qui t'envoles déjà. Balayons devant notre porte. C'est ici qu'il faut faire le ménage. Et tout est diablement sale.

Georges parla avec une sérénité et un mâle aplomb qui séduisirent sa sœur,

– Je ne sais pas mais... J'ai l'impression que d'aujourd'hui tout ne sera plus comme avant.

Georges ferma les yeux et ne dit rien.

– Je t'aime bien, tu sais, reprit sa sœur, en lui effleurant timidement le visage de sa main restée libre. Elle se leva ensuite pour sortir. Sur le pas de la porte elle se retourna et dit :

– Tu ne te lèves pas ?

– Six heures, répliqua Georges d'un ton catégorique en redressant la tête qu'il laissa retomber sur l'oreiller aussi. tôt.

– Alors tiens bon ! lui enjoignit Jeanne avant de sortir.

– N'est-ce pas à toi que je pose la question ? Où est donc ton fils ? cria l'homme, fou de rage.

La femme recula de quelques pas et essayait de retrouver le fil de ses idées lorsque Jeanne surgit dans la cour [PAGE 97] on ne savait d'où, fit face à son père devant les grands yeux innombrables de la maisonnée médusée par le chavirement subit de son univers.

– Papa, pose-la moi donc, ta question. Et toi (elle s'adressait à la mère de Georges), et vous toutes (elle regarda en direction de sa mère qui n'en croyait pas ses yeux), cessez donc d'avoir peur devant cet homme qui ne cherche qu'à vous ridiculiser, qui abuse avec insolence de votre soumission. C'est vous-mêmes qui acceptez votre humiliation par le premier pète-sec venu, par tous ces hommes qui n'ont de volonté que devant leurs femmes; tous ces péteux qui, dehors, exécutent sans protester les ordres insensés de plus péteux qu'eux. Quoi donc ? continua-t-elle, s'adressant à son père à tout le moins honni, tu veux savoir où est Georges ? Eh bien, ton fils est dans son lit; il ne se mettra pas debout avant six heures. Et puis, finit-elle, en explosant en un hurlement de suppliciée, à tue-tête, comme folle, qu'on lui foute la paix. Qu'on nous foute la paix. Qu'on nous foute la paix.

Le lecteur peut facilement deviner que la rage de la jeune fille croissait à chaque phrase de son discours. Elle faillit s'étrangler avec la dernière et, sans plus attendre, fila vers l'arrière-cour, sans doute vers la cuisine, en sanglotant, comme pour éviter d'offrir à cette racaille le triste spectacle de son glorieux effondrement.

Du silence qui suivit s'éleva peu à peu un énorme concert de sanglots qui eût pu faire croire à un deuil. C'était peut-être cela qui ruina ce qui semblait rester au père de sa virile détermination à la riposte. Il se retira, penaud. Sur le seuil de sa porte, il se retourna pour ordonner d'une voix enrouée qu'on lui fît « le silence dans les oreilles ». Puis il disparut sans attendre qu'on se pliât à son injonction émasculée et on l'entendait de loin en loin se racler la gorge.

Guy Ossito MIDIOHOUAN


[1] Fo désigne un frère plus âgé, Fogan le frère aîné.

[2] C'est ainsi qu'e1les désignaient leur mari.

[3] Alcool de fabrication locale.