© Peuples Noirs Peuples Africains no. 16 (1980) 68-75



ENTRE LA TRADITION ET UN MONDE NOUVEAU

ASPECTS DE LA SOCIETE NIGERIANE A TRAVERS TROIS AUTEURS

Françoise BALOGUN

L'écrivain donne dans son œuvre le reflet de son temps, de la société dans laquelle il vit, car ses personnages sont nourris de sa propre aventure en tant qu'homme, de son expérience sociale. En Afrique, où la naissance de la littérature d'expression anglaise ou française est ancrée dans une longue tradition orale et liée à la prise de conscience de l'homme noir dans le monde colonial, la littérature donne souvent l'image de la société, bien que l'on ne puisse réduire l'œuvre littéraire uniquement à sa dimension sociale.

Nous étudierons certains traits de la société nigériane telle qu'elle apparaît à travers les œuvres de trois auteurs parmi les plus connus : Cyprian Ekwensi, Chinua Achebe et Wole Soyinka. Pourquoi ce choix ? Ces trois écrivains se sont distingués dans des formes littéraires différentes : Achebe est romancier, Soyinka, bien qu'ayant écrit un remarquable roman The Interpreters, est surtout connu pour son théâtre, et Ekwensi, romancier lui aussi, excelle par ses qualités de conteur dans ses nouvelles. Tous trois sont de la même génération littéraire, mais sont nés dans des régions différentes : Soyinka est Yoruba de l'ouest du Nigéria, il tire son inspiration de ce milieu. Chinua Achebe est Ibo, né et élevé dans l'est du Nigéria, son œuvre est solidement enracinée [PAGE 69] dans la société ibo. Enfin, Cyprian Ekwensi, lui aussi Ibo, est né et a grandi dans le nord du pays haoussa et est donc ouvert à différentes influences. Les trois auteurs sont passés par Ibadan soit au niveau des études secondaires (Ekwensi), soit au niveau des études supérieures (Soyinka, Achebe). Bien que leurs origines et orientations soient différentes, il y a cependant un certain nombre de points communs entre eux et c'est ce qui a déterminé notre choix.

A la lecture de ces trois auteurs, le conflit né de la rencontre entre la tradition et un ordre nouveau imposé de l'extérieur apparaît comme une constante. Tantôt l'accent est mis sur la tradition, tantôt sur l'émergence d'un monde nouveau et sur ses méfaits, mais il y a toujours crise. Nous essaierons donc de dégager le rôle de la tradition et ses implications dans le comportement social, d'autre part nous étudierons les répercussions d'un ordre nouveau, de nouvelles valeurs dans la société nigériane telle qu'elle est présentée par ces auteurs.

« La tradition est ce qui se transmet. » (Marcel Mauss) A certains égards, la tradition est conformisme, mais elle est aussi sagesse, connaissance du passé et respect de ce passé. Sous cette forme, elle apparaît dans un certain nombre d'œuvres : fiançailles et sépulture, bannissement à la suite d'un accident mortel, fêtes et rites religieux dans « Le monde s'effondre » (d'Achebe), deuil chez les Ibos où la veuve doit se rendre laide (« Iska » d'Ekwensi) et dans le même roman la stricte observance des conventions quand un homme demande une jeune fille en mariage :

    « Nous sommes Ibos. Quand on veut épouser une jeune fille ibo, on suit la coutume ibo pour entrer en relation avec les parents. »

Dans « Le lion et la Perle » (de Soyinka), Sidi, la jeune fille illettrée, souhaite un mariage conformément à la tradition.

La société traditionnelle conservatiste n'est pas une société corrompue, elle a un profond humanisme, une morale, une façon d'être qui aident chaque personne à trouver sa place, à maintenir son intégrité et son identité. Si, dans « Le monde s'effondre », personne ne veut enterrer Okonkwo qui s'est pendu après avoir tué le messager qui est venu interrompre la réunion sur ordre de l'homme blanc, c'est [PAGE 70] que dans la société traditionnelle le suicide est considéré comme une « abomination. C'est une offense contre la Terre et un homme qui se suicide ne peut être enterré par ceux de son clan ». La coutume devient en quelque sorte un garde-fou contre le suicide, car c'est également une abomination que d'être enterré par des étrangers.

Parmi les œuvres des trois auteurs, « La brousse ardente » d'Ekwensi a une place particulière : c'est l'histoire de bergers fulani. Le décor est bucolique et la qualité poétique du conte vient de son inspiration. A la fois dans l'esprit et dans la forme, la tradition est le support de l'œuvre. Le « sokugo » ou maladie de l'errance qui frappe le vieux Mai Sunsaye et l'envoie dans une quête mystique qui débouche sur la mort, est un de ces maux que les nomades fulani craignent. A partir de la croyance en cette maladie, le conte se développe en « une quête allégorique où chaque action a une signification symbolique. (« Ernest Emenyonu » de Cyprian Ekwensi). La tradition apparaît comme une sorte de sagesse teintée de fatalisme, elle prend à travers ce conte une valeur philosophique et lyrique.

Mais la tradition est aussi vue comme une force qui s'oppose au changement, comme un obstacle au progrès. Dans « Les gens des marais », de Soyinka, le Serpent représente la force aveugle de la tradition, son infaillibilité. Oyin Ogunba dans « The movement of transition » suggère que le Serpent est l'Establishment et donne ainsi cette interprétation de la pensée de Soyinka:

    « Il veut dire que l'âme et l'esprit des Nigérians sont encore à émanciper, que l'individu doit être totalement libéré des griffes des dieux, sa tête débarrassée des ordures implantées par une tradition maintenant moribonde. »

L'opposition village-qui-représente-la-tradition / ville-qui-représente-l'argent-le-changement, apparaît dans d'autres œuvres. Dans « Le malaise », d'Achebe, Obi Okonkwo qui a fait ses études en Angleterre et s'installe à Lagos pour travailler, rejette le poids de la coutume qui lui interdit d'épouser Clara qui est « Osu », c'est-à-dire hors caste. Quand Obi, le citadin, se rend au village pour voir sa famille et particulièrement sa mère qui est malade, la force [PAGE 71] de la tradition s'impose avec toute sa raideur; le père d'Obi rit comme le masque ancestral qui se moque du « misérable vermisseau qu'est l'homme » et se montre implacable face à la coutume : « Osu, c'est comme la lèpre dans l'esprit de nos gens. Je t'en prie, mon fils, n'apporte pas le sceau de la honte et de la lèpre dans notre famille. » Obi a beau insister sur le fait que c'est l'ignorance qui a conduit à faire de l'homme livré aux idoles et de tous ses descendants des « osu », des parias, son père est inflexible et sa mère, douloureusement peinée, ne peut que lui demander d'attendre sa mort pour épouser Clara.

Pour Jagua Nana, héroïne du roman du même nom d'Ekwensi, le village où elle a grandi, où elle s'est mariée conformément à la tradition – Son mariage de courte durée est une tentative pour la forcer à se conformer aux coutumes et aux traditions d'Ogabu – (Ernest Emenyonu), où elle revient à la recherche de son passé, est opposé à la ville, symbole de liberté, d'indépendance, de licence sexuelle. Mais c'est dans la contrainte du village, dans les valeurs rurales acceptées que Jagua Nana se trouve, trouve son identité.

L'opposition milieu rural / milieu urbain – tradition changement – n'est pas la seule : il y a aussi une opposition milieu rural / société coloniale qui est souvent d'ailleurs liée à la ville. L'arrivée des missionnaires blancs dans « Le monde s'effondre » bouleverse le schéma traditionnel, le rythme normal des choses, car ils ébranlent les rites et les croyances, détraquent la vie de la communauté. Quand les chefs de Mbanta accordent aux missionnaires un terrain pour construire leur église dans la forêt du diable, partie de la forêt où règnent « les forces mauvaises et les puissances de la nuit, où sont enterrés ceux qui sont morts mystérieusement ou ceux qui sont morts de la lèpre ou de la variole », ils espèrent bien que ces fous qui ont accepté avec reconnaissance le terrain mourront dans les quatre jours suivants. Mais il n'en est rien. Les habitants de Mbanta n'en reviennent pas : le « fétiche » des blancs est très puissant et, peu à peu, la population dérive vers cette nouvelle puissance. La tradition qui jusqu'alors s'était imposée de façon implacable dans ses aspects les plus graves, mais aussi dans ses aspects les plus barbares, comme le meurtre rituel de Ikemefuma donné au village d'Umuofia en compensation après la mort de sa mère, est ébranlée. De même dans « La Flèche de Dieu » d'Achebe, l'on peut opposer les villages d'Umuaro, dont la vie [PAGE 72] et les rivalités – particulièrement celle entre l'Ezeulu, prêtre d'Ulu, et Nwaka – sont réglées par les palabres et par un ensemble de rites et de coutumes, à l'administration coloniale qui intervient aveuglément dans la vie des villageois, faute de respect et de savoir-faire.

A l'opposé de la tradition, le monde nouveau, société urbaine et colonisée à la recherche de son identité et de son indépendance, est caractérisé par un certain nombre de tares. L'urbanisation d'une part, l'implantation du colonialisme d'autre part, ont profondément perturbé la société traditionnelle et, dans le conflit entre l'ordre ancien et l'ordre nouveau, est née la corruption.

Le milieu urbain, si bien décrit par Ekwensi, est caractérisé par sa saleté, par une grande licence sexuelle et par le détraquement des croyances.

La ville, c'est surtout Lagos, Lagos dans «Jagua Nana », dans « Lokotown », dans « Iska », d'Ekwensi, Lagos dans « Le malaise », dans « Le démagogue » d'Achebe, dans « Les Interprètes », de Soyinka. Lagos et sa saleté proverbiale, Lagos et ses embouteillages, Lagos et ses fêtes :

« A Lagos, les cyclistes vivent protégés par un charme. Ils sont immortels. Ils sont inépuisables. Ils s'écrasent sur les voitures et survivent, ils s'écoulent dans les rues, ils créent des bouchons. Ils se conduisent comme si l'automobiliste était responsable de leur vie (« Iska ») – Scène quotidienne à Lagos que ces cyclistes ou motocyclistes qui semblent ignorer le danger, scène quotidienne aussi le pickpocket qui essaie d'échapper à ses poursuivants qui n'hésiteraient pas à le lyncher :

    « Chaque jour, Lagos était le théâtre de telles poursuites. Le malheureux voleur à la tire et une foule blasée. C'était une manifestation de morale et la perspective d'une correction aveugle était un stimulant. » (« Les Interprètes »)

La puanteur de Lagos, ville sur la lagune, ville de marécages, a été notée par Achebe :

    « Sa voiture était garée près d'un large égoût ouvert d'où montait une très forte odeur de chair pourrie. C'étaient les restes d'un chien. » (« Le Malaise ».)

La silhouette du vidangeur qui laisse derrière lui [PAGE 73] des nuages fétides est familière. Autre tableau familier, le soir, dans les rues de Lagos, les fêtes :

    « Tous les quelques mètres l'on voyait des groupes de danseurs portant souvent des vêtements identiques ou aso-ebi. » (« Le Malaise».)

Les night-clubs avec les tables chargées de bouteilles de bière, les prostituées qui passent d'un homme à l'autre (« Lokotown ») offrent un sujet favori.

A Lagos aussi s'épanouissent les sectes religieuses et c'est Soyinka qui a fait le portrait satirique du charlatanisme dans sa pièce « Les tribulations du Frère Jero ». Frère Jero est prophète par profession comme d'autres sont chauffeurs ou mécaniciens. C'est un commerce qui lui permet d'exploiter la crédulité des gens :

    Soyinka démontre non seulement la ruse parfois presque criminelle de ce chef « divin », mais aussi le matérialisme morbide du Nigeria d'aujourd'hui. (« The Movement of transition » par Oyin Ogunba.)

Dans « Les Interprètes » également, il peint un personnage semblable en la personne du prophète Lazarus.

Mais malgré les problèmes de la vie urbaine, la ville attire les jeunes :

    « Tous les jeunes gens vont à la grande ville pour tenter leur chance et se faire de l'argent. » (« Les gens des marais ».)

La ville est aussi le lieu qui « consume les jeunes et leur fait oublier leurs origines » (« Oyin Ogunba »). Mais la ville n'est pas seule responsable de cette perte d'identité, le colonialisme et l'implantation de coutumes étrangères le sont aussi. Ainsi Lakunle dans « Le lion et la perle », de Soyinka, rejette-t-il sa propre culture et il est l'exemple même d'un Africain « dont l'esprit est colonisé par la culture occidentale » (« Oyin Ogunba »).

    Il faut être moderne avec les autres ou vivre oubliés du monde.
    Il faut rejeter l'habitude de boire du vin de palme Et prendre du thé avec du lait et du sucre. (« Le lion et la perle ».) [PAGE 74]

C'est à cause de ce même phénomène d'acculturation qu'il est mieux de porter un costume et une cravate que de s'habiller de façon adaptée au climat. Soyinka peint dans « Les interprètes » une maîtresse de maison qui reçoit ses invités avec de longs gants. Dans « Le Malaise », Obi Okonkwo qui va à la réunion d'accueil des gens de son village en bras de chemise semble mal habillé : il est le seul vêtu ainsi, les autres portent l'agbada ou bien le costume européen.

Le goût pour les valeurs étrangères qui sont souvent de fausses valeurs est une des tares de la société nigériane que les trois auteurs ont mise en évidence, mais c'est Soyinka qui a le mieux montré le malaise de cette société « en transition » (« Ogunba »), de cette société qui « évolue du colonialisme vers un nouvel âge de conscience politique et culturelle. » (« Ogunba »).

Cette évolution ne se fait pas sans heurt : l'opposition est grande entre générations, les parents étant liés à l'ordre ancien avec une attitude souvent tribaliste et les enfants liés à l'ordre nouveau avec une ouverture sur le monde. Dans Iska Musa Kaybi parle en ces termes à son fils qui est à l'hôpital :

    « Par naissance tu es un homme du nord. Tu n'étudies pas le Coran. Tu ne vas pas à la mosquée. Tu es allé à l'école. Tu ne portes pas de tuniques et de sandales, tu t'habilles à l'anglaise. Tu parles toujours anglais. Tu t'associes avec des gens d'autres tribus. »

A quoi Dan Kaybi répond :

    « Père, c'est ainsi qu'est le monde moderne. »

Pris entre les valeurs traditionnelles et les valeurs modernes, ayant perdu son sens du bien et du mal, ayant aussi perdu son identité culturelle, la société nigériane qui est la proie d'un matérialisme effréné est corrompue.

Le problème de la corruption est longuement traité par les trois auteurs et nous nous bornerons seulement à quelques exemples. « Le démagogue », d'Achebe, offre le tableau d'un vieux politicien corrompu, Chief N. N. Nanga, face à un jeune homme idéaliste, Odili Samalu : c'est aussi une critique et une satire ouverte de la période qui a immédiatement suivi l'indépendance avec sa floraison de politiciens véreux, de cette époque où les relations étaient plus importantes [PAGE 75] que les connaissances. Dans « Iska », d'Ekwensi, préjugés et corruption sont les deux thèmes principaux. Soyinka s'est largement étendu sur le problème de la corruption. Dans Dance of the forest (La danse de la forêt), il fait une allusion à la pratique du pot de vin. Oyin Ogunba voit le chauffeur Salubi de The road (La route) comme quelqu'un qui a « déjà accepté la corruption de sa société comme le seul mode de vie et a résolu de réussir par la méthode la plus facile ».

La société nigériane face au modernisme, face à l'histoire, face aux événements politiques, a beaucoup changé dans les trois dernières décades. C'est une société « en transition ». A travers les trois auteurs que nous avons choisi d'étudier, apparaît le malaise de cette société, ses conflits, ses maux. C'est une société qui se cherche, qui hésite. Tantôt accrochée aux valeurs anciennes, tantôt les rejetant, elle balance entre deux extrêmes à la recherche d'un équilibre, d'un nouvel art de vivre en conformité avec le passé et avec le présent. A travers ces auteurs apparaît une sorte de pessimisme, car les œuvres écrites pour la plupart dans les années de crise politique, avant la guerre civile, laissent peser le pressentiment de jours sombres à venir. La route de Soyinka qui lie le passé au présent et continue vers un futur qui est sombre (« Oyin Ogunba ») est l'image même de cette société « en transition » vue par trois auteurs de façon soit réaliste (Ekwensi, Achebe), soit symbolique (Soyinka).

Françoise BALOGUN
25, Isaac John Street
Igbobi-Lagos
Lagos State (Nigeria)