© Peuples Noirs Peuples Africains no. 16 (1980) 59-67



IGBO ET KANURI:

DEUX ETHNIES, DEUX CONTES, UN VISAGE D'AMITIE

F.A.M. UGOCHUKWU

En Afrique, et plus particulièrement entre le Sahara et la forêt équatoriale, est née et s'est développée au cours des siècles une littérature de type essentiellement oral qui, bien qu'ayant de nombreux points communs avec celles d'autres cultures, est d'autant plus riche et spécifique que, très longtemps et sauf dans de rares exceptions, aucune littérature écrite étrangère n'est venue lui faire concurrence. Epopées et généalogies, contes, mythes et légendes, représentations données au cours des fêtes traditionnelles, mascarades et chants pour toutes les occasions, proverbes, devinettes et bons mots ont longtemps été transmis sans interruption, de génération en génération, tantôt par des griots, professionnels de la parole, tantôt par des amateurs de tous âges et de toutes professions, selon les genres et les ethnies.

Les fonctions de la littérature orale étaient nombreuses : exercice de la mémoire, encouragement à la concentration et à l'imagination, apprentissage grammatical et enrichissement lexical grâce auxquels la conversation et la langue courante s'alimentaient aux sources orales, transmission d'un savoir sur le passé mais aussi de normes, de valeurs, de principes moraux, tabous et stéréotypes assurant ordre [PAGE 60] et stabilité à la société traditionnelle – tout cela allait de pair. Et chacun, dès l'enfance, apprenait en jouant.

Au Nigéria, la tradition orale ancienne est encore vivante. Après une ère de rejet à l'époque coloniale, l'éveil du nationalisme issu de la Seconde Guerre mondiale a favorisé, avec le développement d'un clergé autochtone et la prise de conscience des richesses de la culture du pays, un retour aux sources : témoin le FESTAC, deuxième festival des arts panafricains, qui s'est tenu à Lagos du 15 janvier au 12 février 1977. A la faveur de ce renouveau et malgré les changements rapides qui bouleversent les sociétés d'autrefois, certains genres oraux ont pu et su se perpétuer, intacts comme les chants satiriques inspirés de l'actualité, ou transformés comme les contes dits à l'école primaire, à la radio et à la télévision ou mis en scène dans le cadre des cours de langues africaines et des clubs de français.

Cependant, il faut bien reconnaître que peu à peu, le développement des industries et des bureaux, l'exode rural et la scolarisation massive ont amené une évolution – qui semble irréversible – de l'oral à l'écrit. La littérature africaine écrite n'en a pas perdu ses racines pour autant et de nombreux ouvrages publiés en anglais, en français ou dans les langues nationales puisent aux sources orales : témoins Amos Tutuola, Chinua Achebe, Cyprian Ekwensi et bien d'autres. En même temps fleurissent, de plus en plus nombreux, les recueils de contes. A l'origine essentiellement le fait de missionnaires, d'administrateurs coloniaux et de voyageurs, ils ont aujourd'hui pour auteurs des autochtones, universitaires, enseignants et amateurs intéressés à la diffusion de leur propre culture. Leur but est double : mettre par écrit les traditions orales pour les préserver de l'oubli, et tenter de faire revivre un genre en servant de courroie de transmission. C'est en partie grâce à eux que le « trésor des contes », premier des genres à atteindre l'esprit des enfants et qui parcourt tout le catalogue des êtres réels et imaginaires, a gardé toute son importance au Nigéria.

C'est

    « l'histoire du fils d'un riche et du fils d'un pauvre qui étaient des amis, et de la manière dont ils agirent, à cause de leur amitié, comme personne d'autre ne le ferait. » [PAGE 61]

Ainsi le conteur kanuri résume-t-il son compte – un résumé qui pourrait aussi bien convenir au conte igbo des deux enfants. Une étude des deux récits nous permettra de mieux comprendre ce qui les relie.

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Le premier a été enregistré sur magnétophone lors d'une veillée à Nnewi, dans l'Etat actuel d'Anambra (Nigéria), en décembre 1973; une autre version, légèrement différente, avait été recueillie en 1968, à Nnewi également. Le second conte a été noté par S.W. Koelle, linguiste autrichien, entre 1848 et 1853; le conteur, Ali Eisami Gazirma, était un kanuri exilé à Freetown et qui avait à l'époque une soixantaine d'années.

« Une histoire d'amitié » : c'est le titre que propose Koelle pour le conte transmis par Gazirma. Deux enfants, l'un de parents riches, l'autre pauvre, sont amis et poursuivent leur amitié jusqu'à l'âge adulte. Le riche alors épouse successivement quatre femmes, tandis que l'autre, sans argent, reste célibataire. Passent un an ou deux; puis le riche appelle son ami, lui redit les liens qui les unissent et lui soumet un plan qui, une fois mis à exécution, permet au pauvre de prendre pour femme une des épouses de son ami. Suivent les naissances d'un garçonnet, puis d'une fillette et, à chaque fois, l'ami, prévenu, fait des cadeaux et participe aux réjouissances. Mais voilà qu'un jour, le riche feint une indisposition et s'alite. Son ami, croyant à une grave maladie, accourt, muni de divers remèdes – en vain. Ne sachant plus que faire, il amène alors un vieillard qui, de connivence avec le prétendu malade, déclare que seul le sang du petit garçon calmera la fièvre. Le pauvre rentre chez lui et en ramène l'enfant. Les deux autres, après son départ, cachent ce dernier au village voisin et tuent un bélier à sa place. Le lendemain, le riche fait part de sa guérison à son ami venu s'enquérir de sa santé. Et leur vie continue comme par le passé :

    « Ils parlaient et riaient, ils mangeaient et buvaient ensemble, ils parlaient de leurs secrets, et cependant le fils du pauvre ne changea pas un seul jour de visage ni ne fit allusion à la perte de son fils. »[PAGE 62]

Quand l'enfant atteint sept ans, celui qui l'avait caché le rend en public à son père et loue ce dernier devant toute la ville assemblée.

Au pays igbo, il était une fois dans une ville deux petits garçons qui étaient si amis que l'un ne pouvait pas manger sans l'autre. Là aussi, les parents de l'un sont riches, très riches, ceux de l'autre dans la misère. Les deux enfants s'invitent tour à tour à manger. Très vite, les riches parents sont ennuyés, puis fâchés. Mais interdictions, conseils, remarques, menaces, rien n'y fait : leur fils conserve son ami. Ils décident alors d'empoisonner l'enfant. Le jour du crime, le poison préparé, le père éloigne fils et femme, et appelle le petit pauvre en imitant la voix du garçonnet. L'autre accourt, mange le plat préparé et meurt. L'homme l'ensevelit en cachette dans la forêt. Le soir venu, son fils rentré de voyage cherche son ami, l'appelle en vain et finit par aller se coucher sans souper. Dans la nuit, le groupe des enfants morts vient révéler la vérité à Oko, qui dit adieu à ses parents et suit son ami dans l'au-delà.

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Deux récits, deux moments de la vie : l'enfance et la maturité.

Dans le conte igbo, les deux amis tiennent la place centrale, mais la direction de l'action leur est sans cesse disputée par le monde environnant. Ils n'ont qu'une marge de liberté restreinte, et il y a opposition entre l'oasis de paix, de bonheur, d'amitié où ils se réfugient – et où différences sociales, argent, notion d'utilité sont inconnus – et l'univers qui les entoure, hostile et menaçant, fait de violence et de mensonge. Ce monde est dominé par l'argent : on en a ou on n'en a pas. Et la puissance des riches est mise en évidence par l'énumération de ce qu'ils possèdent, et par le jeu de leurs questions à l'enfant, questions soulignant tout ce qui manque aux pauvres et, par contraste, tout ce qu'eux peuvent offrir à leur fils.

C'est l'enfant riche que le conteur met sans cesse sur le devant de la scène; c'est chez lui que va se situer le drame, l'opposition entre lui et ses parents; une opposition sur trois points :

1. La possession : les riches accusent l'enfant pauvre de venir leur « prendre » leur repas; [PAGE 63]

2. la liberté : ils voudraient diriger leur fils, décider et choisir pour lui ses amis, son emploi du temps, sa nourriture;

3. l'amitié enfin : pour les parents, elle doit être « utile »; l'ami est dans leur esprit une possession, un bien dont on profite sans rien devoir en retour. Mais pour l'enfant, la présence de l'autre est fête et communion.

Le partage des repas est l'élément central, la marque première de l'amitié entre les deux garçonnets. Mais d'autres signes viennent confirmer la profondeur du sentiment qui les unit : ils sont toujours ensemble; et rien – ni leurs familles, ni la différence de leurs conditions sociales, ni même la mort – ne pourra les séparer. Le conteur lui-même témoigne de cette amitié. Mais c'est l'enfant riche à qui il est demandé de manifester sa volonté. C'est à lui que reviendra la décision finale, le choix entre ses parents et son ami. Lui seul rencontre l'opposition, s'obstine et finalement déclenche, sans l'avoir voulu, le crime. Pour ce qui est de son ami,

    « quand il arrivait, il mangeait, et cela continua, continua, jusqu'à ce que cet homme et sa femme ne puissent plus le tolérer. Et ils décidèrent de trouver un moyen de se débarrasser de ce garçon. Ils décidèrent de préparer un poison pour le tuer, parce que, quand il serait mort, il ne reviendrait plus manger chez eux. »

Tel est le mobile avoué du meurtre. Mais la raison secrète des riches, c'est en fait le désir de garder pour eux leur fils, en éloignant de lui tout ce qui risquerait de l'éloigner d'eux. « Ils ont fixé un jour »; et le conteur s'attarde longuement sur la journée du crime, à l'aube de laquelle l'enfant est éloigné, envoyé chez son grand-père. Cette journée est dominée par la haute stature solitaire du père et son hypocrisie : il imite la voix de son fils pour chanter la chanson familière, accueille l'ami accouru avec des paroles mielleuses et le poison caché, et une fois l'enfant mort, le roule dans une natte et l'enterre en forêt afin que nul n'apprenne ce qui s'est passé.

Le tragique est né du contraste entre la fragilité des enfants et la violence des adultes. Il s'amplifie du fait que l'auditeur sait ce qui va se passer, alors que le petit pauvre [PAGE 64] est sans soupçons et que l'ami éloigné ne peut que craindre. Il éclate dans l'opposition entre la solitude sans recours de la victime et le couple soudé des criminels (même si la femme s'éloigne au moment du crime), entre les douces paroles de la chanson – « petite rivière qui coule doucement » – et l'intention qu'elles cachent, entre le plat bien préparé, savoureux, et le poison qui y est enfoui, entre l'innocence de l'enfant qui accourt à l'appel, croit ce qu'on lui dit, mange sans arrière-pensée, et la duplicité de l'homme, entre l'enfant et l'adulte enfin, séparés par la taille, l'âge et l'expérience. Il n'y a pas équilibre de forces : l'enfant, vers qui va la sympathie des auditeurs, est une proie facile et qui n'oppose aucune résistance.

L'attitude de l'enfant riche à son retour se caractérise par un isolement, un détachement progressif de ses parents, qui va de pair avec une quête du camarade disparu. Rejeté, contre son gré, hors du noyau familial, il accentue maintenant, librement, cette séparation : il se détache du couple parental et grimpe sur le mur de la concession, il appelle son ami, demande à ses parents s'ils l'ont vu, part enfin chez les pauvres gens et, lorsqu'il revient, refuse de partager le repas familial et s'endort à l'écart en pleurant.

Face à cette détresse qui est leur œuvre et à laquelle ils n'ont aucune part, ses parents n'ont pas cherché à le consoler; c'est son ami qui vient le voir depuis l'autre monde. Ainsi se confirme la profondeur de la séparation entre l'enfant et ceux qui l'ont élevé, entre l'enfance et le monde des adultes, et s'ouvre la route entre univers des morts et peuple des vivants. Le petit disparu revient et chante l'ancienne chanson. Oko s'éveille, il sort, il écoute, il parle avec son ami. De cette rencontre, le père et la mère sont exclus, et le garçonnet aura à les réveiller; geste symbolique : l'amitié a fait des deux enfants un seul être, et ce lien est placé plus haut par le conteur que l'amour maternel étrangement absent du conte. En voulant briser ce qui est plus fort que le lien du sang, les parents ont provoqué la séparation que leur fils va rendre définitive en choisissant la mort. En y précipitant l'un, ils y ont rejeté l'autre. [PAGE 65]

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G.T. Baden écrivait :

    « L'amitié commencée dans l'enfance reste solide toute la vie, et c'est l'une des particularités sympathiques des rapports humains chez les Igbos. L'amitié ainsi établie continue après le mariage sans que rien ne vienne l'affaiblir, car l'épouse ne supplante pas le vieil ami. »

C'est le cas aussi dans le récit que nous a laissé le conteur kanuri. Les deux personnages centraux y « sont restés amis jusqu'à l'âge adulte ». Le fait que l'essentiel du conte se déroule à l'heure de la maturité délivre les deux amis de l'emprise de leur milieu familial et villageois. Le conteur souligne plusieurs fois le fait que

    « les gens de la ville ne savaient pas qu'ils n'avaient qu'un seul et même plan, ils voyaient seulement qu'ils étaient amis. »

Ils sont donc sans cesse au premier rang, tandis que leurs familles, parents et amis paraissent et reparaissent à l'arrière-plan. Les personnages secondaires, si nombreux soient-ils, n'ont qu'un rôle restreint : le père du pauvre n'est mentionné qu'au début, et uniquement dans le but de mieux faire comprendre la pauvreté dont a hérité son fils. Les trois premières femmes du riche ne nous sont présentées que dans l'épisode de l'épreuve imaginée par leur mari; et leur attitude est un témoignage de fidélité, d'honnêteté et de prudence. La quatrième épouse, dont le caractère est analysé plus en détail, n'hésite pas à exprimer ses sentiments vis-à-vis de son mari; elle exige une certaine considération, un respect, une liberté d'expression qu'elle ne semble pas obtenir dans la concession du polygame et qui l'attacheront à son second mari en dépit des difficultés matérielles; mais elle aussi s'effacera peu à peu du récit. Ses parents sont mis en scène de façon traditionnelle, dans le cadre des négociations et entrevues préparant le mariage; la mère, bien qu'invitée à donner sa propre opinion, n'a aucun pouvoir de décision et joue un rôle transitoire et effacé. Au père revient une place plus importante : c'est à lui que sa fille vient raconter l'échec de son mariage, c'est sur son initiative et sous sa conduite qu'un petit groupe va tenter une réconciliation chez le riche mari; c'est à lui que le jeune homme [PAGE 66] présentera sa demande en mariage. Néanmoins, dans sa décision finale, fort libérale, il s'efface volontairement :

    « Que notre fille épouse qui lui plaît. »

La foule des gens du village reste une masse anonyme, qui vient festoyer, donner un nom à l'enfant nouveau-né, et écoute avec des murmures d'approbation le discours final du riche sur la valeur de l'amitié. De cette foule se détache parfois « un homme » pour conduire le garçonnet à sa cachette ou l'en ramener; mais il reprend sa place aussitôt sans que nous ayons eu le temps de le dévisager. Le prêtre enfin n'a qu'un rôle stéréotypé et secondaire.

Entre les deux amis et tous ces personnages d'arrière-plan, un homme est à classer un peu à part : le vieillard amené par le pauvre chez son ami malade et qui sert d'intermédiaire dans l'affaire du sacrifice, au cours de la seconde partie du récit.

Le conteur souligne sans cesse l'étroitesse des relations entre les deux amis – et ce, du début à la fin. Mais ici encore, c'est le riche qui domine la situation et dirige le cours des événements, tandis qu'au pauvre il ne reste qu'à obéir; on distingue toutefois deux moments dans le récit : le premier, où le riche donne, et le second, où vient le tour du pauvre, chacun offrant ce qu'il a – une femme, vingt-cinq livres de monnaie de cuivre, des vêtements de qualité, un bélier, une chèvre, des volailles et de la nourriture pour le riche : l'enfant pour le pauvre.

L'amitié qui unit le riche et le pauvre est mise en évidence de différentes façons; par le partage des actes essentiels de la vie quotidienne d'abord : le repas – et quand l'occasion s'en présente, la fête –, la conversation, la prise de décisions, les secrets et les rendez-vous. Elle est aussi démontrée par l'unité de sentiments qui existe entre eux deux : ainsi, à la nouvelle du mariage de son ami, « le fils du riche... fut très heureux », et quand un garçon fut né, il

    « se leva, acheta un bélier, une chèvre et de la volaille en quantité, prit toutes sortes de choses bonnes à manger et les amena chez son ami. »

Le pauvre, lui, dès qu'il apprend la maladie de l'autre, quitte la maison pour lui prodiguer tous ses soins, appelle même un vieillard à son aide, et se déclare prêt à chercher le remède « où qu'il soit ». [PAGE 67]

Quand viendra l'heure, il donnera à son ami la preuve ultime de son amitié en lui sacrifiant – don symbolique et sans retour – son fils aîné : l'enfant, signe visible de son union avec sa femme, il le lui arrache, se séparant du même coup de celle-ci; et le sang, bu des yeux par l'ami, cimente un nouveau couple plus uni que l'autre – ce qui vient confirmer le récit en éliminant la jeune femme de la scène à partir de ce jour-là où

    « il prit le garçon, qui était assis là tout seul, par la main, et le conduisit à la maison de son ami »,

ce jour-là où

    « sa femme n'était pas à la maison; elle était allée chercher du bois ».

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Deux enfants, deux adultes affirment dans ces contes le lien qui les unit, lien reconnu par leur société, soutenu par la richesse, rendu visible par le partage et la proximité, et plus fort que les lois du sang et de la famille.

A l'heure où, en Afrique et ailleurs, « des forces positives puissantes poussent dans le sens de l'unité » vers la compréhension et la coopération, l'étude de la littérature orale nous donne ainsi une leçon : au-delà des différences de langue et de culture, c'est un unique visage de l'amitié qui nous est présenté.

Dr (Mrs.) F.A.M. UGOCHUKWU
Department of Languages
University of Nigeria
Nsukki – Anamba State