© Peuples Noirs Peuples Africains no. 16 (1980) 39-47



PORTRAIT D'UNE CREATION LITTERAIRE

MANUEL DANS « GOUVERNEURS DE LA ROSEE » DE JACQUES ROUMAIN

Daniel VIGNAL

L'objet de cette étude succincte est de dresser le portrait d'une création littéraire (Manuel dans Gouverneurs de la rosée[1] de Jacques Roumain) appartenant au domaine de ce qu'il est convenu d'appeler le réalisme.

Il serait extrêmement utile, avant de commencer ce portrait, d'abord de présenter certaines particularités de l'auteur (son appartenance à l'idéologie marxiste, ses voyages ... ) et de ses œuvres et ensuite de définir précisément ce que l'on entend par réalisme en littérature. Ces deux rubriques pouvant constituer à elles seules deux épais dossiers, je me bornerai à mettre en exergue les citations suivantes :

1) « The great realism thus depicts man and society as complete entitles, instead of showing merely one or the other of their aspects... It by no means involves a rejection of the emotional and intellectual dynamism which necessarily develops together with the modern world. All it opposes is the destruction of the completeness of the human personality and of the objective typicality of men and situations through an excessive cult of the momentary mood... [PAGE 40] The central aesthetic problem of realism is the adequate presentation of the complete human personality.»
(Georg Lukács dans sa préface à Studies in European realism : The Universal Library, Grosset and Dunlap, New York, pp. 6-7.)[2]

2) « A « typical » hero to Lukács[3] is not a hero like others but one who concentrates in himself all the forces of change at a particular time; as a character he brings certain influences to the point of action and becomes himself a determining influence. This positive conception of realism as necessarily in conflict with the acceptance of capitalism as « reality », this conception of the hero as one who brings to dramatic focus the social forces that are embodied in himself and thus opposes them, explains why Lukács' book has meaning for those who, like himself, think of the novel as carrying on the epic and dramatic tradition of western literature. »
(Alfred Kazin dans son Introduction à Studies in European realism de Georg Lukács précédemment citées.)

Le portait de Manuel sera fait sur une toile beaucoup plus étroite que celle qui lui sert de support dans le roman, [PAGE 41] ce qui lui donnera l'avantage de ne plus se montrer en pointillé, mais de manière immédiate et globale. Il s'agira en effet de saisir en une série de touches de pinceaux (toujours fournies par Jacques Roumain) les divers éléments qui donnent à Manuel sa «rondeur».

La présence de Manuel dans les coulisses du roman et dans le roman lui-même sera pesée par les mots du narrateur et ceux des personnages.

Deux époques de la vie de Manuel – deux époques géographiques – seront ensuite considérées. Cuba et Haïti et ce, toujours à la lumière des détails (commentaires, descriptions et dialogues) fournis par l'auteur.

Ce portrait serait complet si, dans une optique marxiste, les liens qui existent entre Manuel et la classe dont il est issu et les autres classes, étaient également et de façon détaillée exposés.

PRESENCE DE MANUEL DANS LE ROMAN

a) présence malgré son absence : Tout naturellement, Manuel, bien que disparu depuis de nombreuses années, vit toujours dans le souvenir de ses parents et en particulier dans celui de sa mère :

    « Il y a si longtemps qu'il est parti, il doit être mort maintenant. » (p. 26.)

Délira, un peu plus tard, confiera ses préoccupations à son mari :

    « Bien aimé papa, de quel côté est notre garçon ? » (p. 27.)

b) présence physique : Manuel est physiquement présent dans le roman de la page 29 à la page 184 et ce, sans aucune exception.

c) présence malgré sa mort : D'une façon ou d'une autre, dans les conversations des personnages, dans leurs pensées ou même dans leurs chansons, Manuel, à partir du moment de sa mort (deuxième partie du chapitre XIII) et jusqu'à la fin du roman, restera présent.

    « Le tambour exultait, ses battements précipités bourdonnaient sur la plaine et les hommes chantaient : Manuel Jean-Joseph, ho nègre vaillant, enhého ! » (p. 218.)

d) présence par sa descendance : Manuel continue de vivre par l'enfant qu'Annaïse et lui-même ont fait : [PAGE 42]

    « O Manuel, Manuel, Manuel, pourquoi es-tu mort ? gémit Délira.
    – Non, dit Annaïse, et elle souriait à travers ses larmes, non, il n'est pas mort.
    Elle prit la main de la vieille et la pressa doucement contre son ventre où remuait la vie nouvelle. » (p. 219.)

Sous quelque forme que ce soit, Manuel marque fortement de son empreinte « Gouverneurs de la rosée » tant et si bien que les autres personnages de ce roman n'apparaissent même plus comme des personnages secondaires mais comme de simples accessoires destinés à donner un maximum de vie à Manuel.

MANUEL A CUBA

La période cubaine de Manuel est principalement relatée par lui-même et occasionnellement par le narrateur. Quelques références sont cependant faites par Délira et Annaïse au pays des Espagnols, dans lequel Manuel a vécu 15 ans.

a) Souvenir de Délira : Ce souvenir est caractérisé par un mélange de faits (le départ) et de sentiments maternels passionnés et frustrés (il doit être mort) :

    « Il y a si longtemps qu'il est parti, il doit être mort maintenant, songe-t-elle. » (p. 26.)

b) Spéculations d'Annaïse : Annaïse s'explique la différence du comportement de son ami par rapport à celui des autres hommes du pays du fait de son séjour prolongé à Cuba.

    « C'est dans ce pays de Cuba que tu as pris ces idées-là. » (p. 96.)

c) Autobiographie : De retour au pays, Manuel se raconte – ou plutôt raconte son expérience cubaine – aux personnes qui pourront lui être utiles dans l'accomplissement de la mission qu'il s'est donnée.

1) Manuel se mettra en scène à Cuba pour Laurélien :

    « Parle-moi de Cuba.
    ... C'est un pays, cinq fois, non dix, non vingt fois peut-être plus grand qu'Haïti. Mais, tu sais, moi je suis fait avec ça, moi-même... Regarde ma couleur : on dirait que la terre a déteint sur moi et sur toi aussi. » (p. 79.)

2) Manuel parlera de son séjour à Délira, sa mère, afin de donner davantage d'éclat à son retour :

    « J'ai dérivé dans les pays étrangers; j'ai vu la misère [PAGE 43] face à face; je me suis débattu avec l'existence jusqu'à retrouver le chemin de ma terre et c'est pour toujours. » (p. 41.)

3) Lorsqu'il parlera de Cuba à Annaïse, Manuel le fera d'abord pour s'identifier (lorsqu'il rencontre Annaïse, sur le chemin de la maison familiale) :

    « Je suis des gens d'ici : de Fonds-Rouge. Il y a longtemps que j'ai quitté le pays; attends : à Pâques, ça fera quinze ans. J'étais à Cuba. » (p. 32.)

Il continuera pour justifier sa manière étrange de parler :

    « Ce n'est pas si tellement le temps qui fait l'âge, c'est les tribulations de l'existence : quinze ans que j'ai passés à Cuba, quinze ans à tomber la canne, tous les jours, oui, tous les jours, du lever du soleil à la brume du soir. » (p. 33.)

Manuel parlera de Cuba pour mettre en parallèle ce pays et le sien et justifier ainsi les mesures qu'il entend prendre, avec la coopération de tous les habitants et d'Annaïse elle-même en premier lieu :

    « Je vais te raconter : dans les commencements, à Cuba, on était sans défense et sans résistance; celui-ci se croyait blanc, celui-là était nègre et il y avait pas mal de de mésentente entre nous... » (P. 98.)

4) En public, Manuel, de la même manière qu'il le fait avec d'autres personnages « positifs » du roman, utilisera son expérience cubaine pour enlever l'adhésion des villageois.

Sa première intervention va avoir pour but de montrer aux villageois qu'ils représentent une force considérable par le simple fait qu'ils vont réagir à ses paroles :

    « J'ai laissé des mille et des mille d'Haïtiens du côté d'Antilla. Ils vivent et ils meurent comme des chiens. Matar a un Haïtiano o a un perro : tuer un Haïtien ou un chien, c'est la même chose, disent les hommes de la police rurale : des vraies bêtes féroces. » (pp. 49-50.)

Dans sa deuxième intervention, Manuel va utiliser son éloignement comme point de repère. Avant celui-ci, tout allait bien et lors de son retour :

    « ... j'ai trouvé Fonds-Rouge saccagé par la sécheresse et plongé dans une misère sans pareille... Et j'ai trouvé les habitants dispersés par le désaccord. » (p. 172.)

d) rôle du narrateur : Le narrateur aura essentiellement pour tâche de faire part au lecteur des épisodes de la vie cubaine de Manuel que ce dernier, pour une raison [PAGE 44] ou une autre, ne veut pas dévoiler à ceux qu'il veut engager dans l'entreprise de restauration du pays; il se trouve que ces épisodes ont trait à des moments particulièrement sombres :

    « Quand sous les matraquages des Gardes Ruraux, il sentait ses os craquer, une voix inflexible lui soufflait : tu es vivant, tu es vivant, mords ta langue et tes cris, car tu es un homme pour de vrai avec ce qu'il faut là où il en faut. Si tu tombes, tu seras semé par une récolte invincible. « Haïtiano maldito, negro de mierdo », hurlaient les Gardes. Les coups ne faisaient même plus mal. A travers un brouillard parcouru de chocs fulgurants, Manuel entendait, comme une source de sang, la rumeur inépuisable de la vie. » (p. 40.)

Les coups qu'il a reçus (ci-dessus) et ceux qu'il a donnés :

    « La grève se préparait. Alto ! avait crié une voix. Manuel s'était jeté de côté, s'adossant aux ténèbres. Malgré la rumeur frémissante du vent dans les cannes, il percevait, non loin de lui, une respiration excitée. Invisible, contracté, les mains prêtes, il attendait. Alto, alto ! répéta la voix, nerveusement. Une faible lueur raya la nuit. Manuel, d'un bond, saisit le revolver, brisa le poignet du garde. Ils roulèrent sur le sol. L'homme voulut héler au secours. Manuel, d'un coup de crosse, lui cassa les dents et frappa à coups redoublés jusqu'à enfoncer son arme dans le mou. » (p. 50.)

En fait, Cuba, par ses aspects positifs aussi bien que négatifs sera le point de référence central dans les conversations qu'aura Manuel avec les différents autres personnages du roman, pour tenter de les amener à partager ses idées.

MANUEL AU PAYS

1) Portraits : Le portrait (au sens large du mot) sera principalement brossé par le narrateur et les parents de Manuel.

a) narrateur :

    « Il était grand, noir, vêtu d'une veste haut-boutonnée et d'un pantalon de rude étoffe bleue pris dans des guêtres de cuir. Une longue machette engainée pendait à [PAGE 45] son côté. Il toucha le large bord de son chapeau de paille. « (p. 29.)

    « cette voix sombre » (p. 34.)

    « Mais Délira contemplait Manuel, son front dur et poli comme une pierre noire, sa bouche au pli têtu qui contrastait avec l'expression voilée et comme lointaine de ses yeux. » (p. 45.)

    « Il avait repris ce pas allongé et presque négligent, mais qui a bonne allure, des nègres de la plaine. » (p. 56.) « Torse nu, derrière la case, sa peau frottée avec vigueur prenait une lumière lustrée et ses muscles s'étiraient avec souplesse comme des lianes gonflées de sève. » (p. 62.)

    « Il courbait un peu le dos comme s'il portait un fardeau. » (p. 66.)

    « Il avait ce pli têtu au coin de la bouche. » (p. 77.)

Cette description essentiellement physique de Manuel est tout à l'avantage du héros; elle pourrait se résumer en quatre mots : solidité à toute épreuve.

b) parents de Manuel :

La force physique, dans la description que Délira fait de son fils s'accompagne d'une force tout à fait intérieure qu'elle appelle lumière :

    « Il y a de la lumière sur son front. » (p. 51.)

    « Il y avait de la lumière sur ton front le jour que tu es retourné de Cuba et même la mort ne peut l'effacer. » (p. 202.)

Bienaimé, quant à lui, exprime – et pas toujours de manière ouverte – sa fierté d'avoir produit un tel nègre :

    « Ce n'est pas l'insolence qui te manque, et l'insolence, c'est l'esprit des nègres sots. » (p. 41.)

    « Oui, fit Bienaimé avec fierté, c'est un nègre de grande taille. Je reconnais ma race. » (p. 45.)

    « A-t-on jamais vu un nègre plus gaillard? » (p. 110.)

Tout le monde s'accorde à reconnaître des qualités exceptionnelles à Manuel : p. 44, le simidor parle, à son sujet, de :

    « nègre bien planté ».
et Destine, p. 177, de :

    « nègre bien fait ».

2) Le « lider » : Ces qualités sont bien entendu celles d'un meneur. Meneur qui ne va cesser, tout au long du roman, de se manifester. Manuel est en fait à l'origine du mouvement qui anime le roman de Jacques Roumain. [PAGE 46] L'action commence immédiatement après son retour à Haïti par la recherche de l'eau, elle prend davantage de relief encore par l'aventure qui le lie à Annaïse puis atteint un paroxysme, au niveau de la densité, lorsque les tentatives pour convaincre les éléments tièdes de la population sont effectuées.

Sans Manuel, le roman n'aurait aucune articulation. Aucun autre personnage n'aurait assez de poids pour le mettre debout. Tout juste seraient-ils susceptibles d'être la cible d'une caméra ou d'un appareil photographique montrant l'étendue du désastre dans lequel ils vivent quotidiennement sans s'en apercevoir.

Manuel arrive et sans attendre se met à la tâche de tenter de faire revivre la terre qui l'a vu naître et les quelques habitants qui y habitent encore et d'effacer les rivalités qui brisent la vie de la communauté.

Il est fort aisé de parler ici, au sujet de la prestation de Manuel d'un « one man show ».

Manuel est acteur principal, vedette, pour tout ce qui concerne ce que l'on peut appeler « action positive » (éveil des consciences, remise en valeur des terres, ... ) et plutôt observateur lorsque l'action traverse des zones « négatives » ou tout au moins simplement « décoratives » : les danses, la cérémonie, la possession...

3) Manuel en relation avec les autres personnages du roman :

a) avec ses parents : Ces relations sont caractéristiques de celles que l'on trouve dans le « conflit des générations » : le père, qui fait toujours mieux que ses enfants, trouvera le prétexte le plus futile pour souligner sa supériorité :

    « A ton âge, j'en portais d'autres. » (p. 37.)

Longtemps, Bienaimé refusera de rendre raison à son fils :

    « De son côté, Bienaimé se montrait intraitable. » (p. 158)

Les relations entre Manuel et sa mère, seront initialement tendues, pour des raisons différentes (religion). Elle se laissera finalement convaincre de participer à l'œuvre de son fils :

    « Je me mettrai à genoux, s'il le faut, devant mon vieux Bienaimé pour le supplier de ne pas être contrariant, et je plierai la Vierge des Miracles... » (p. 146.)

b) avec Annaïse : l'amour qui prend naissance et se développe entre Manuel et Annaïse va être mis, par le premier, [PAGE 47] au service du bien de la communauté. En effet, p. 100, Annaïse acceptera de :

    « parler aux femmes ».

c) Laurélien et Gervilen : (le bon et le méchant). Les relations, et franchement dès les premiers instants où ils se rencontrent, sont sereines avec Laurélien :

    « Tu dis des paroles conséquentes, oui. » (p. 80.)

    « Je suis avec toi, chef. » (p. 142.)

et teintées du drame qui se prépare, avec Gervilen :

    « Tu as croisé deux fois le chemin de Gervilen Gervilis. Une fois, c'était déjà trop. » (p. 174.)

Il est clair que les relations entre Manuel et les autres personnages du roman sont presque exclusivement conditionnées par l'entreprise dans laquelle Manuel s'est engagé, immédiatement après son retour.

MANUEL : BIEN SOUS TOUS RAPPORTS

C'est sur son lit de mort que Manuel atteindra le sommet de la montagne de qualités qui font de lui un héros totalement positif. Il ne donnera pas le nom de son assassin au représentant de la police :

    « Si tu préviens Hilarion, ce sera encore une fois la même histoire de Sauveur et de Dorisca... Va trouver Larivoire. Dis-lui la volonté du sang qui a coulé : la réconciliation, la réconciliation pour que le jour se lève sur la rosée. » (p. 183.)

Le héros fonctionnel meurt, mais la tâche qu'il avait pour but d'accomplir est tellement bien commencée qu'il est impensable de la voir échouer.

Daniel VIGNAL
Department of French
Ahmadu Bello University
Zaria – Kaduna State
NIGERIA


[1] « Gouverneurs de la rosée » de Jacques Roumain, Paris, Editeurs Français Réunis, 1946.

[2] Le vrai, le grand réalisme montre l'homme et la société en tant qu'entités finies, au lieu de n'en montrer que l'un ou l'autre de ses aspects...

Cela n'implique pas le rejet du dynamisme émotionnel et intellectuel qui se développe nécessairement de concert avec le monde moderne. Il ne fait que s'opposer à la destruction de l'ensemble de la personnalité humaine et de la typicalité objective des hommes et des situations au moyen d'un culte excessif de l'humeur du moment... Le problème esthétique central du réalisme est la présentation adéquate de la totalité de la personnalité humaine...

[3] « Un héros « typique », selon Lukács, n'est pas un héros comme les autres mais celui qui concentre en lui-même toutes les forces du changement qui existent à un moment donné; en tant que personnage, il exerce une certaine influence sur l'action et acquiert lui-même une influence déterminante. Cette conception positive du réalisme comme étant nécessairement en conflit avec l'acceptation du capitalisme comme réalité, cette conception du héros qui éclaire d'une lumière dramatique les forces sociales qui sont en lui et auxquelles il s'oppose, cette conception explique pourquoi le livre de Lukács représente quelque chose pour ceux qui, comme lui, pensent que le roman poursuit la tradition épique et dramatique de la littérature occidentale... »