© Peuples Noirs Peuples Africains no. 16 (1980) 1-13



LETTRE A UN COOPERANT

Mongo BETI

Cher monsieur,

Vous n'avez pu manquer d'observer que notre revue ni nous-mêmes n'avons aucune complaisance pour la coopération et les coopérants dont nous ne recherchons nullement la clientèle; car nous détestons la coopération (et nous ne craignons pas de le proclamer) pour cette raison d'abord que c'est une imposture, c'est-à-dire un système qui, sciemment, se donne pour ce qu'il n'est pas. Votre correspondance, bon gré mal gré, est tributaire de cette fausseté et l'illustre aussi à merveille.

Dans le premier numéro de la revue « Les Temps Modernes » (daté d'octobre 1945 et qu'on vient de rééditer), Merleau-Ponty raconte que les intellectuels allemands de l'administration de l'occupation disaient aimer la France et sa culture; le plus triste, ajoute-t-il, c'est qu'ils les aimaient effectivement, mais ils les aimaient à leur façon – petite nuance, certes, mais qui change tout.

Vous aussi, je n'en doute pas, vous aimez l'Afrique, personnellement; mais vous l'aimez à votre façon, vous en aimez le visage et l'idée sous lesquels vous l'imaginez nécessairement, le veux dire de préférence occupée, étranglée, déformée par la France. [PAGE 2]

Ne vous récriez pas trop vite. Rappelez-vous cette merveilleuse réflexion de Pascal : « L'exemple nous instruit peu. Il n'est jamais si parfaitement semblable qu'il n'y ait quelque délicate différence; et c'est de là que nous nous attendons que notre attente ne sera pas déçue en cette occasion comme en l'autre... ». Peu importe que l'occupation française en Afrique ne revête pas en tous points les mêmes formes que l'occupation allemande en France de 1940 à 1944. J'ignore quel âge vous aviez pendant la guerre d'Algérie; elle fut notamment l'occasion d'un échange polémique entre de Gaulle et Ferhat Abbas sur ces décalages, les deux hommes y trouvant des arguments diamétralement opposés. La suite des événements donna raison à l'intellectuel algérien.

Il y a bel et bien occupation et celle-ci, ne vous en déplaise, creuse entre vous et moi un fossé quasi métaphysique que la seule bonne volonté ne suffira jamais à combler.

Tant que la France occupera l'Afrique contre la volonté des populations dont les intellectuels africains sont nécessairement une voix authentique, nous ne pourrons pas avoir de véritable échange, vous et moi. Quel est le coopérant qui n'a déploré cette difficulté de dialoguer sincèrement avec ses élèves, ses subordonnés ou ses collègues africains ? N'en cherchez pas la raison ailleurs que dans l'antagonisme inéluctable, manifeste ou latent, entre l'occupant et l'occupé, le vainqueur et le vaincu, le colonisateur et le colonisé, l'oppresseur et l'opprimé, Ariel et Caliban comme vous dites si exquisément – entre le spoliateur et le spolié, pour parler en termes plus crus, mais moins mystificateurs.

Tout se passe donc comme si nous n'avions rien à nous dire, vous et moi. Et vraisemblablement n'avons-nous rien à nous dire en effet.

Voici une autre raison, parmi les dizaines que je pourrais avancer, pourquoi je ne puis sympathiser avec les coopérants (et, encore une fois, je n'hésite pas à le proclamer, moi !); elle vous paraîtra bien terre-à-terre, mais, pour comprendre, sachez que je milite dans un syndicat, le SGEN-CFDT, dont le vif attachement au débat démocratique a beaucoup contribué à orienter ma vision des sociétés.

Je suis frappé par l'analogie que voici : les coopérants, bon gré mal gré, sont à notre égard ce que sont des jaunes à l'égard d'ouvriers en grève. Imaginez, par exemple, que chaque année, la France soit assurée de recevoir des Etats-Unis une part considérable, peut-être la moitié, peut-être les [PAGE 3] trois quarts de son corps enseignant (vous vous dites sans doute que c'est une hypothèse absurde, moi pas; coupons la poire en deux : imaginons que c'est de la politique-fiction). Vous pensez bien que, pour s'expatrier ainsi, des citoyens d'un pays prospère et libre, où il fait assez bon vivre, sont nécessairement poussés par des motifs très pressants, je veux dire de survie immédiate, par exemple la peur du chômage, pour ne citer que ce motif-là. Vous imaginez aussi que la solidarité avec leurs collègues autochtones ne serait pas la préoccupation dominante chez ces expatriés contre lesquels, en outre, leur propre gouvernement ne serait jamais à bout d'arguments.

Quelle influence les syndicats français d'enseignants, devenus une force dérisoire, pourraient-ils alors prétendre encore exercer sur le gouvernement français ? Comment pourraient-ils espérer le contraindre à appliquer une politique allant dans le sens de l'intérêt national ?

Permettez-moi de vous raconter un épisode d'ailleurs négligeable de ma modeste existence, mais qui vous fera mieux comprendre pourquoi cet aspect de la question revêt à mes yeux une importance capitale. Cela tombe bien : dans votre lettre, vous n'hésitez pas à évoquer mes options personnelles. Au moins, vous pourrez en parler désormais en connaissance de cause.

En 1961, étant professeur certifié et titulaire d'un poste en France, je voulus regagner mon pays, le Cameroun, pour y exercer la louable activité de professeur de l'enseignement secondaire. Prudent comme doit l'être tout opprimé, je me gardai de lâcher la proie pour l'ombre, c'est-à-dire que, avant de me mettre en route pour l'Afrique, je tins à connaître l'issue de la demande adressée par mes soins au gouvernement camerounais (dont l'indépendance était alors toute fraîche) et dans laquelle j'avais précisé que je tenais à être nommé au lycée de Yaoundé, c'est-à-dire aussi près que possible de ma famille, qui réside près de Mbalmayo, à une cinquantaine de kilomètres de Yaoundé.

On me nomma sans autre forme de procès à Nkongsamba, c'est-à-dire très loin de ma famille. Vous me direz que c'est un inconvénient mineur que je pouvais accepter, dans « l'intérêt national ». Soit. Mais Nkongsamba, vous ne pouvez pas le savoir, vous, puisque les media français se sont tués à vous persuader qu'il ne s'était jamais rien passé au Cameroun, Nkongsamba donc, c'était en plein pays bamiléké, [PAGE 4] c'est-à-dire en pleine zone de maquis. L'armée française y pourchassait jusqu'à l'atrocité et au massacre les militants révolutionnaires et progressistes de l'U.P.C. Je vous signale que j'étais moi-même considéré alors, et à juste titre, comme un militant de l'U.P.C. Vous me direz que c'était là un risque à courir, dans « l'intérêt national ». Soit.

Mais voici en revanche une décision dont l'initiative, quel que soit le pays, quel que soit le régime, ne devrait jamais être laissée à la seule discrétion d'un gouvernement, celui-ci fût-il exemplaire d'abnégation et de dévouement absolu aux intérêts de la collectivité nationale, condition que le gouvernement fantoche d'un Ahidjo était bien loin de remplir : j'étais nommé au lycée de Nkongsamba, non pas en tant que professeur comme je le désirais, mais comme proviseur, bien que je n'eusse aucune expérience ni aucune formation dans l'administration des lycées. Par parenthèse, songez maintenant avec quelle imprudence vous affirmez dans votre lettre que je serais plus opérationnel en Afrique qu'en France – mais peut-être par être opérationnel pour un écrivain et un intellectuel africain aussi célèbre que je l'étais déjà alors entendez-vous servir une dictature entièrement dévouée aux intérêts français. Vous ne seriez pas le premier coopérant français à penser ainsi[1]. D'une manière générale d'ailleurs, vous évoquez cela à la manière d'un adjudant de l'infanterie en train de pester contre les as du combat aérien, convaincu que, pour être un guerrier efficace, il faut s'enterrer dans la boue des tranchées. Je vais sans doute vous [PAGE 5] faire sourire par ma mégalomanie, mais Mon Dieu ! que pouvait bien faire Jésus par monts et par vaux, entouré d'un auditoire douteux, côtoyant des femmes de mauvaise vie, se querellant avec des marchands, polémiquant avec les docteurs de la loi, au lieu de faire l'apprentissage de la profession familiale auprès de son père ? Est-ce qu'il n'aurait pas été plus opérationnel ainsi ?

Revenons à notre propos.

Inutile de vous préciser que ce genre de déboires est familier à d'autres Camerounais, et dans toutes les dictatures francophiles à d'autres Africains. Les enseignants noirs, pour ne parler que d'eux aujourd'hui, sont incapables d'imposer une procédure même embryonnaire de concertation avec leurs gouvernements alors que tant de domaines la réclameraient. Assurés d'avoir l'appui inconditionnel de la masse majoritaire des enseignants français de la « coopération franco-africaine », les gouvernements (ou ce qui en tient lieu dans les pays francophones) se moquent éperdument de nos tentatives.

Du fait de la présence en Afrique francophone d'une masse d'enseignants français qui ne sont nullement indispensables, loin s'en faut ! ni même souvent vraiment qualifiés, et qui coûtent pourtant si cher à des budgets nationaux dont l'écrasante majorité des imposables se recrutent parmi les paysans misérables, nos rapports avec les gouvernements africains sont totalement dénaturés, au point que nous n'avons aucune prise sur eux.

C'est certes là une modeste illustration de la stratégie globale du néo-colonialisme français; et vous pouvez toujours arguer que le phénomène vous dépasse en tant qu'individu. Au moins êtes-vous conscient de n'être qu'un pion sur l'échiquier de la diplomatie giscardienne ? On peut en douter à vous lire.

Quant à vous, il est évident que vous détestez les intellectuels africains dès qu'ils font montre du moindre esprit de résistance à l'occupation idéologique et culturelle (sans préjudice des autres formes) de la France, c'est-à-dire dès qu'ils vous mettent dans l'impossibilité de jouer les paternalistes avec eux, soit qu'ils se refusent à cette comédie, soit que, à juste titre, ils se posent en égaux.

Ainsi votre réflexe est automatiquement de vous irriter contre un intellectuel rebelle, de lui attribuer tous les péchés d'Israël. Bien sûr, vous ne proclamerez jamais [PAGE 6] publiquement que vous nous détestez, car on vous soupçonnerait de racisme; en somme, vous avez moins de chance que moi, une fois n'est pas coutume. Mais vous vous trahissez sans cesse dans votre lettre.

Vous vous en prenez à moi (et ce n'est pas moi qui vous l'ai fait dire ! parce que mon roman « Le Pauvre Christ de Bomba » coûte trop cher en Afrique, vous frisez même le délire à propos des éditions Complexe – et là je vous assure qu'il m'a fallu une bonne heure avant de comprendre que vous me teniez responsable de la publication dans un volume collectif d'une communication que j'ai donnée en 1976 dans un colloque qui m'était complètement sorti de la mémoire !

Vous auriez été un autre, j'aurais haussé les épaules, convaincu d'avoir affaire à un de ces coopérants, fort nombreux en Afrique, qui ignorent tout des mécanismes de leur propre société, mais ne se privent pas de trancher péremptoirement dans les affaires qui concernent les sociétés africaines où ils sont encore plus ignorants. Le hasard a voulu que je découvre peu auparavant que vous êtes directeur de collection dans une grande maison d'édition parisienne. Or cette maison vient d'imposer à un auteur dont l'œuvre va précisément être publiée dans votre collection le contrat le plus draconien dont j'aie jamais été informé; toutes les revendications présentées par l'auteur ont été rejetées l'une après l'autre, ces refus n'ayant pas été exempts de morgue offensante. Vous ne pouvez donc ignorer que le pouvoir qu'a un auteur de modifier si peu que ce soit les conditions de publication de son livre est égal à zéro, ou peu s'en faut, à plus forte raison s'il n'est que co-auteur d'un ouvrage.

Constatant donc que mon roman coûte trop cher, on s'attendrait qu'un professionnel comme vous s'indigne plutôt contre l'éditeur. Non, votre réflexe, c'est de maudire l'auteur, l'intellectuel noir rebelle.

Et l'éditeur lui-même est-il vraiment si coupable ? Est-ce sa faute si, aux raisons qui rendent déjà ce produit coûteux en France même où il est toujours fabriqué à l'exclusion de l'Afrique, viennent s'ajouter les frais provoqués par le transport sur de très longues distances, la rapacité des assureurs, les taxes innombrables, la malveillance restrictive de gouvernements obscurantistes, les fantaisies de systèmes de distribution à la fois frustes et roublards ? Etc.

N'est-ce pas l'organisation générale qu'il faut tenir responsable [PAGE 7] des malheurs du livre en Afrique ? Malheureusement, il faudrait que vous ayez le courage de remettre en cause l'occupation française et ses conséquences. La seule solution pour améliorer sensiblement le prix du livre en Afrique serait de le faire fabriquer sur place par des ouvriers africains, dont les salaires, comme VOUS devez savoir, sont au moins dix fois inférieurs à ceux des ouvriers français. Les coûts seraient ainsi considérablement abaissés – et le prix de vente aussi.

A votre avis, pourquoi, apparemment, aucun gouvernement africain ami de la France n'a-t-il eu l'idée d'une telle politique ou, encore moins, aucun programme pouvant y conduire, même à longue échéance ? L'ignorance des dirigeants ? Le hasard ? Ni l'un ni l'autre, monsieur.

C'est la loi d'airain des rapports Nord-Sud, centre-périphérie qui le veut. Imaginez-vous Giscard, le grand suzerain, apportant sur un plateau à ses féaux africains, spontanément et dans l'embrassade générale, la liberté d'enlever le pain de la bouche d'ouvriers français qui, comme vous le savez, sont aussi des électeurs ?

Je sais donc fort bien que mes romans coûtent trop cher en Afrique, cher monsieur, qu'ils sont de ce fait hors de portée de mon public potentiel. Je le sais fort bien, mais, croyez-moi, je n'y peux rien, étant victime, au moins autant que mes lecteurs frustrés, d'un système contre lequel je me bats depuis l'adolescence.

Venons-en au dédain que vous professez à l'égard des titres.

Il me parait trop facile de brocarder l'université française, traitée d'institution bourgeoise, quand on s'est référé implicitement à ses techniques de recherche pour se proclamer noir sur blanc plus futé que ses interlocuteurs. Certains jours, en somme, le label de l'université française ne vous paraît pas dénué de valeur, d'autres jours, c'est le contraire. Est-ce bien logique ? Sinon, pourquoi ne nous précisez-vous pas vos critères ?

Supposer que tous les jeunes Français sans qualification qui traînent ici par ces temps de crise soient admis à solliciter un poste en Afrique francophone, avec l'espoir de débuter à 6 000 ou 7 000 FF par mois (salaire d'un agrégé du 8e échelon en France), ne pensez-vous pas que, comme il y aurait foule au portillon, quelqu'un s'aviserait de départager les candidats de quelque façon ?

Au fait, comment avez-vous donc été recruté, vous ? [PAGE 8] Et, d'une façon générale, qu'est-ce qui vous qualifie donc pour vous trouver en position de « former » des Africains ? (Vous en semblez bien fier, serait-ce que vous tenez en grande estime «l'université ivoirienne» au sein de laquelle vous officiez, selon toute vraisemblance? et parce que vous y officiez?) Votre bonne mine peut-être?

Ou bien dois-je comprendre que vous dédaignez les titres que vous n'avez pas ? C'est un trait fréquent des coopérants. Point n'est besoin d'être grand clerc pour subodorer la fonction de ce travers chez ceux qui, en dépit qu'ils en aient, s'érigent en rivaux plus ou moins inconscients sur notre chemin. Quand j'étais enfant, vos prédécesseurs disaient : « Vous autres, Africains, vous ne pouvez être magistrats, ni professeurs, ni administrateurs, faute de compétence. La preuve, vous n'avez ni titres ni diplômes. » Aujourd'hui, nous sommes bardés de titres et de diplômes, mais vous inversez l'argumentation de vos prédécesseurs et, en somme, vous nous déclarez implicitement : « Les titres et les diplômes ne suffisent pas pour conférer la compétence. Peut-être même l'étouffent-ils pour ainsi dire dans l'œuf. Il vous faudrait quelque chose de plus, un je ne sais quoi.. » L'hérédité, sans doute ? Oh ! oh ! casse-cou, cher monsieur. Nouvelle droite, nous voilà ! ... ..

J'ai vécu les événements de 1968 ici à Rouen, dans mon lycée, et, accessoirement, au campus de Mont-Saint-Aignan, qui abrite l'université de Haute-Normandie. J'ai vite constaté que ce sont les enfants de la bourgeoisie et non ceux du peuple qui s'opposaient le plus passionnément aux concours et aux examens, de crainte d'affronter la concurrence des fils de paysans et d'ouvriers qui commençaient enfin à accéder à l'enseignement supérieur. Les fils de famille exigeaient que soient substituées aux concours et aux examens des procédures qu'ils croyaient nouvelles, comme un entretien avec le jury, les tests psychologiques, l'examen des dossiers. A ce jeu-là, il va sans dire qu'ils auraient toujours gagné, eux, les enfants des pauvres n'ayant ni les relations ni la maîtrise des mythes et du discours, qui sont les critères à peine cachés du système qu'ils proposaient et qui, au demeurant, a toujours eu cours en France à un certain niveau des études et des carrières : sans même parler de l'entreprise privée, ne mentionnons que l'agrégation de médecine et le recrutement des enseignants d'université.

Pour tout vous dire, je tiens personnellement les concours [PAGE 9] et les examens en haute estime, du moins quand ils se déroulent comme ici (et non comme en Afrique francophone, où les résultats sont truqués précisément pour épargner aux enfants de «l'élite» francophile de subir la dure concurrence des enfants des classes populaires) dans des conditions de loyauté et d'égalité qui leur confèrent toute leur valeur démocratique.

Je déplore que vous soyez, quant à vous, si discret sur vos titres (car vous devez bien en avoir) et préfériez vous étendre sur ceux des Africains qui eurent le bonheur incomparable d'être formés par vous. De même, j'aurais aimé savoir à quel niveau vous enseignez en Afrique et quel était votre statut quand vous avez quitté la France en 1965. J'aurais alors été mieux à même de juger de votre dévouement à l'Afrique, puisque vous l'avez invoqué dans votre lettre en me prenant à témoin.

Je vous en parle quand même, au risque de beaucoup de présomption, étant donné que, par votre faute il est vrai, je ne possède pas les éléments indispensables. Je vous le dis tout de suite, je n'y crois pas du tout. Ou plutôt je suis persuadé que vous êtes très dévoué à votre portefeuille et à votre bien-être, ce qui est fort humain, notez bien. Le fait est que, si je comprends bien (car vous vous êtes malencontreusement abstenu de vous en expliquer), vous étiez maître auxiliaire en partant d'ici en 1965, donc guetté par le chômage qui est l'horizon banal des camarades maîtres auxiliaires ici depuis longtemps. Vous voici donc en Afrique où l'on vous inflige aussitôt et bien entendu à votre corps défendant un salaire monstrueusement mirifique et les enchantements odieux du paradis colonial. C'est ainsi que vous vous trouvez contraint à la promiscuité d'une nombreuse domesticité noire qui, de surcroît, a l'outrecuidance de ne rien vous coûter, à vous qui ne demandez rien de moins que de vous ruiner pour l'élévation de son niveau de vie si misérable. Ne serait-ce que par référence à ce dernier supplice, chacun se convainc maintenant que s'il existe au monde un homme qui soit fondé à invoquer son dévouement à l'Afrique, eh bien, c'est vous, je le reconnais avec humilité.

Vous me faites l'honneur de me prêter un malaise moral, qui aurait son origine dans la pérennité de mon séjour en France. Je crains malheureusement qu'il ne s'agisse d'un fantasme. Si malaise il y a, ce ne saurait être que celui de tous les bannis, ceux que la persécution empêche de revoir [PAGE 10] les lieux où ils ont grandi et les êtres qui leur sont chers. C'est un malaise psychologique, qu'on appelle « nostalgie ».

Ma bonne conscience, elle, est intacte. Je ne reviendrai en Afrique francophone que lorsque cette zone de l'Afrique sera réellement libre ! voilà une proposition qui relève de la plus haute moralité, à moins que les mots n'aient plus aucun sens.

Outre cette détermination, j'ai une autre raison très morale de me sentir à ma place ici; elle va sans doute vous surprendre. Mais combien d'idées dans cette lettre vont vous troubler ! C'est vous qui avez voulu dialoguer avec moi, comme si les mots pouvaient avoir le même sens pour l'un et l'autre. Piège de la francophonie.

Si je me sens très légitimement à ma juste place ici, bien que regrettant mon Afrique natale, la douceur de ses mœurs et la facilité de sa vie, c'est que je me considère comme un intellectuel éminent. Or, quoi de plus légitime quand en est un intellectuel éminent que de se trouver là où se prennent les décisions capitales concernant le peuple auquel on appartient ?

Vous n'ignorez pas, je pense, que c'est ici que se prennent les vraies décisions dans toutes les affaires qui concernent l'Afrique francophone. Vous l'ignorez peut-être, mais c'est ici que fut prise, il y a huit ans, la décision, sitôt connue sa capture, de faire fusiller Ernest Ouandié après l'avoir soumis à une parodie de procès. En revanche, vous ne pouvez ignorer que toutes les finances de l'Afrique francophone se règlent ici, jusqu'à sa monnaie qui y est émise et à ses devises qui sont stockées à la Banque de France. En cas de dévaluation du franc français, qui est aussi celui de l'Afrique, les responsables putatifs africains ne sont informés qu'après coup, souvent longtemps après les journaux français.

Avez-vous jamais vu les finances d'un peuple se régler ailleurs que dans sa capitale ? Où voulez-vous donc qu'agissent ou parlent ceux qui, du fait du hasard ou par un choix délibéré, ont le devoir de peser, dans la mesure de leurs faibles moyens, sur le développement de ces affaires cruciales ? Dans les circonstances actuelles, aller en Afrique, pour un intellectuel noir qui compte, c'est se condamner à parler du fond de l'abîme, au mieux; c'est s'enterrer, le plus souvent. Le néo-colonialisme, c'est aussi [PAGE 11] cela. Ceux qui en ont douté, l'ont toujours éprouvé à leurs dépens.

Oui, je sais, bien des gens dans les sphères de la coopération franco-africaine souhaiteraient me savoir définitivement enterré sous la latérite africaine. Quel soupir de soulagement ne pousseraient-ils pas ce jour-là! Malheureusement pour eux, c'est un plaisir que je n'ai pas l'intention de leur procurer dans un avenir prévisible, comme on dit.

Quant à votre suggestion de venir faire de l'édition libre en Guinée, je dois vous avouer que, ayant l'esprit de l'escalier, je n'ai pas mis moins d'une semaine à définir comme l'hypothèse la plus vraisemblable d'interprétation votre goût immodéré pour l'humour froid, que, personnellement, j'apprécie peu.

Il reste un point important.

Vous raisonnez comme un vrai colonial quand vous vous félicitez d'avoir travaillé à la libération de l'Afrique sous prétexte que vous avez formé des professeurs, des inspecteurs, des médecins, etc. Vous avez sans doute entendu raconter, comme moi, que pendant la conquête de l'Amérique, qui donna lieu à d'épouvantables massacres d'indigènes, les Espagnols conféraient toujours le baptême aux Indiens avant de les immoler : ils purent ainsi se convaincre que leur venue était un bien pour les autochtones qui avaient enfin découvert le vrai Dieu ! C'était aussi un des arguments fréquemment avancés et non le moins convaincant, dit-on, par les idéologues européo-chrétiens pour justifier la déportation des nègres aux Amériques, car, à peine débarqués, ceux-ci recevaient en effet le baptême.

Dans le même ordre d'idées, on ne saurait nier que la guerre de 1939-1945 a fait faire de grands progrès à la science atomique, en lui donnant, grâce à Nagasaki et à Hiroshima, la première occasion d'une expérimentation pour ainsi dire in vivo, et à grande échelle de surcroît. Mais la guerre fut-elle pour autant un événement moral ?

Si Hitler revenait à la vie, peut-être déclarerait-il avec l'impudence qui le caractérisait, et que l'on observe d'ailleurs chez tous les bourreaux de l'humanité : « Voyez le bien que mes persécutions ont fait aux Juifs ! Sans moi auraient-ils pris si vivement et si profondément conscience des périls qui environnent leur peuple ? Auraient-ils accompli le miracle d'une reconstitution de leur patrie en Palestine ? Se seraient-ils dotés de l'une des meilleures armées du monde ?... » [PAGE 12]

En d'autres termes, suffit-il d'un résultat heureux pour légitimer une entreprise?

Et d'ailleurs qui jugera si le résultat est vraiment heureux ? Je suis beau joueur, et je vous concède que vous avez aidé à la naissance d'une bourgeoisie bureaucratique africaine. Mais l'Afrique avait-elle besoin d'une bourgeoisie bureaucratique ? A vous en croire, la réponse va de soi. Bienheureux ceux qui ont des certitudes...

Et enfin, comment faites-vous pour réussir ainsi à vous en tenir à la seule partie émergée de l'iceberg ? Pour un inspecteur que vous avez formé, combien de familles de paysans avez-vous réduites à la famine ? combien de communautés millénaires avez-vous anéanties comme une fourmilière sous le pilon d'un éléphant ? combien de rivières asséchées ? combien de filons avez-vous nettoyés ? combien d'espérances avez-vous assassinées ?

Je suis convaincu que de telles naïvetés ne se rencontreraient plus sous la plume d'intellectuels français exerçant en Afrique noire si l'ouvrage de Gide, « Voyage au Congo », à l'origine de notre échange, leur était plus familier. Nous sommes persuadés à Peuples noirs-Peuples africains que vos dirigeants de toute sorte, et en particulier ceux qui règnent sur les media et l'enseignement, s'évertuent à dissimuler à la jeunesse et à l'opinion françaises qu'un très grand génie, pour être allé voir sur place, a défini une problématique, africaine dont se dégage la plus sévère condamnation du capitalisme français en Afrique qui se puisse formuler. Grâce, à cette hypocrisie, les mêmes crimes ont pu continuer à se commettre sous le drapeau français ou au nom du peuple français, avec les mêmes alibis cyniques, mais toujours dévotieusement accueillis par l'opinion mystifiée, y compris celle des coopérants et des assistants techniques, qui sont pourtant témoins directs de ces abominations, tant il est vrai que l'on ne voit jamais que ce que l'on veut bien voir.

A ce sujet, la Côte-d'Ivoire, où vous résidez actuellement, abrite un hôte célèbre, mais aujourd'hui étrangement invisible. Désormais coupé de tout et de tous, par les soins de qui vous savez, il est cerné en permanence par un cordon de Gmen français dont la mission est manifestement de l'empêcher de parler, ses confidences risquant de révéler les vrais enjeux et les vrais mécanismes de la coopération franco-africaine. Croyez-vous que nous en serions là si le livre [PAGE 13] de Gide avait été connu de la masse des jeunes gens à travers les générations qui se succèdent depuis la dernière guerre ? Est-ce que l'opinion française n'aurait pas été plus vigilante ?

Et vous-même, cher monsieur, pourquoi ne pas nous dire ce que vous pensez de Bokassa et de l'affaire des diamants ?

Mongo BETI


[1] Les ministères camerounais grouillaient alors, comme aujourd'hui d'ailleurs, d'assistants techniques français occupant des postes de décision. Très médiocrement disposés à l'égard des intellectuels, ils supervisaient les nominations. Je crois savoir que c'est à l'un d'eux que l'on doit l'idée vicieuse de m'expédier en pays de maquis. Après quinze ans de lutte contre le colonialisme, il aurait donc fallu que, revenant enfin dans mon pays au lendemain de « l'indépendance », je me retrouve sous la férule de ceux que j'avais passé ma jeunesse à combattre, c'est-à-dire les administrateurs des colonies, hâtivement rebaptisés assistants techniques comme pour bien montrer que rien n'avait changé, à part les mots. A quoi auraient alors servi tant de sang versé, tant de nos chefs assassinées? C'est un peu comme si, en 1943, on avait demandé à Charles de Gaulles d'accepter de revenir en France pour devenir officier d'ordonnance du maréchal Pétain. Cela n'aurait mérité que la réponse habituellement réservée aux provocations, le mépris.