© Peuples Noirs Peuples Africains no. 15 (1980) 177-180



UNE EXTRAPOLATION ABUSIVE

Renée SAUREL

UNE EXTRAPOLATION ABUSIVE : « Scènes de la vie privée de l'Islam » de Ian Young, aux éditions Alain Moreau. Traduit de l'anglais par Mme Béatrice Vierne.

Publiant en France, en 1980, c'est-à-dire dix-huit ans après l'indépendance algérienne, le livre ci-dessus mentionné, tout auteur scrupuleux eût rédigé un « avertissement » au lecteur, pour rappeler ce qu'est la Kabylie et faire rapidement le point sur l'actuelle politique de la santé en Algérie, notamment en ce qui concerne les femmes et les enfants. Quand on est médecin et non auteur de série noire ou de thriller, et que l'on relate des faits si horribles que la lecture en est insoutenable, il ne faut pas craindre un certain didactisme. Est nécessaire tout ce qui permet de se faire une opinion objective. Algérienne, la Kabylie ? Bien sûr, aujourd'hui intégrée à la République démocratique et populaire d'Algérie. Non sans problèmes ? Bien sûr. Ce grand peuple berbère a vécu jadis de l'Egypte à l'Atlantique, de la Méditerranée à l'Afrique noire. Descendant de ses hautes montagnes, il a lutté contre les Vandales, les Byzantins, les Arabes. Pour mieux l'asservir, la puissance coloniale française a désorganisé méthodiquement ses structures politiques et économiques, [PAGE 178] à commencer par l'antique « djemaa », assemblée de village. Après la violente révolte de 1871, la Kabylie, qui jusqu'alors avait vécu en autarcie, dut importer les neuf-dixièmes de ses vivres. Les forêts furent confisquées, les meilleures terres attribuées aux colons. Fini, l'artisanat traditionnel. Fermées, les fabriques d'armes, « Finis Kabyliae ! » clamait en 1901 le colonel Robin qui avait dû décliner rosa-rosae-rosis à Saint-Cyr, du temps où les « humanités » faisaient bon ménage avec la canonnière. Rétive depuis toujours face à tout pouvoir centralisateur, la Kabylie n'en a pas moins payé un lourd tribut à la lutte pour la libération du territoire algérien. Mais il était normal que, l'heure de l'indépendance venue, l'organisation du pays en communes posât quelques problèmes. Dans cette région « arriérée » et sous-développée par rapport au reste de l'Algérie, le sort de la femme était, huit ans après l'indépendance, beaucoup plus déplorable que celui de la plupart des Algériennes, lequel est encore loin d'être parfaitement juste, même si l'Algérie, Etat islamique, offre peu de prise à l'intégrisme.

Du « Houston Chronicle » (Texas), pour qui le livre est « Macabre, surréaliste, fascinant » à l'écrivain catholique Graham Greene, qui affirme avoir dû « serrer les dents, pour lire cet ouvrage, c'est un concert d'éloges. On lit, sous la signature de M. Edward Behr, de « Newsweek » (USA) : « L'un des livres les plus importants jamais écrits sur l'Algérie actuelle et sans doute l'un de ceux qui dérangent le plus. ( ... ) J'espère que Boumediene trouvera le temps de lire ce récit authentique. Hélas, ce qui est plus probable, c'est que les Algériens interdiront ce livre en le faisant passer pour l'œuvre d'un agent provocateur, déterminé à saboter l'image de la « nouvelle » Algérie. » L'auteur, M. Ian Young, a fait ses études de médecine à Londres et travaille actuellement comme boursier du « Welcome Trust de Londres » dans le service du professeur J. Hamburger à Necker, à Paris. L'édition originale date de 1974. Il aura donc fallu six ans pour que ce livre, que l'on nous présente à la fois comme un document exceptionnel et une réussite littéraire, traverse la Manche. Est-ce le hasard qui a conduit l'édition française à s'intéresser à ce prétendu chef-d'œuvre... en ce moment ?

C'est en 1970 que M. Young, étudiant, met à profit la possibilité offerte par certaines facultés londoniennes d'effectuer un stage de deux mois dans un pays étranger. Sa discipline [PAGE 179] est l'obstétrique. Il choisit l'Algérie, adresse une demande qui est agréée. Les dieux sont avec lui : l'hôpital de Kabylie qui lui est désigné est précisément celui où il désirait se rendre... Exalté à l'idée de vivre parmi les orangers, les figuiers, entre la mer bleue et les montagnes de Djurdjura, il boucle sa valise. Dès son arrivée, M. Young se trouve confronté à une réalité si épouvantable qu'elle fait de Jérôme Bosch un doux pastelliste... Le choc est si brutal qu'il a envie de repartir. Il reste et commence à tenir son journal, notant minutieusement les horreurs dont il est le témoin. Admettons sa bonne foi. Mais alors, pourquoi écrire : « J'ai changé les noms et j'ai rendu l'hôpital méconnaissable » ? Pourquoi travestir quand on publie un document? A qui vont ces égards alors que tout, dans ce livre, se révèle contempteur de la jeune République algérienne ? Dans cet hôpital, où affluent les femmes kabyles, tous les médecins sont étrangers : soviétiques, hongrois, tchèques et surtout bulgares. Ignorants, incompétents, avides de profit. Un abattoir, une boucherie abominable. Des curetages pratiqués sans anesthésie alors que le produit est dans le placard, des hystérographies douloureuses, des violences infligées à titre punitif aux femmes kabyles quand elles se débattent et hurlent de douleur. La palme revient au docteur « Kostov » qui, ceint de son tablier de boucher, effectue sans anesthésie une embryotomie, découpe le fœtus dans la matrice et frappe la patiente, « une pauvre folle de montagne kabyle », à grands coups de stéthoscope de bois quand elle fait un geste. La femme hurle et le docteur « Kostov » pousse des cris de fureur. J'aurais pu m'en aller, bien sûr, dit M. Young. Il choisit de rester et le journal qu'il tient devient « l'arme » de la vengeance. Singulière éthique pour un apprenti-médecin ! Il se rend parfaitement compte qu'il est dans un milieu où règne un sadique, mais extrapole sans vergogne, se persuadant que « ces hommes qui travaillaient au milieu du sang, de l'excrément et de la mort n'étaient que les malheureux exécutants des attitudes les plus vénérées d'Algérie ». De « malheureux exécutants » ces médecins, hommes et femmes, qui grugeaient l'Algérie, planquaient leurs bénéfices à Zürich, s'offraient des Mercedes-Benz ? Une jeune Française, curetée elle aussi à vif, lui crie : « Vous êtes dans une maison de fous. » Il reste. Il tient là le sujet d'un bouquin sensationnel... Stoïque. Au milieu des ruisseaux de sang, de la merde, des mouches, des enfants morts-nés mis dans des boites de [PAGE 180] carton, des détritus, des fourmis rouges. Quand le docteur « Kostov » se surpasse, M. Young a envie de le frapper mais se contente d'écrire dans son journal : « Auschwitz ». Il a pourtant un sursaut, rédige un rapport qu'il remet au directeur de la maternité, dans l'espoir qu'il parviendra « à l'échelon supérieur ». L'ennui, l'étrange, c'est que, de l'aveu même de l'auteur (p. 106) « ce rapport respecte toutes les convenances. Il n'y a aucune mention de violences physiques. Aucune attaque personnelle, que ce soit contre des Algériens ou des Européens de l'Est. Les conditions locales sont prises en considération et il y a au passage le coup de chapeau de rigueur à l'Islam. Il est rédigé dans un style officiel et précis. Le ton reste neutre et les sentiments exprimés humanitaires. C'est un médecin qui parle. » Si neutre qu'il soit, ce rapport restera lettre morte. C'est sans doute ce qu'espérait le très malin M. Young. Il peut se rendre à Alger, se faire entendre, forcer les portes. Mais non. Il reste. Et à la fin de son livre il écrira : « Si seulement ils avaient su que j'avais passé mon temps à les espionner. » Tel qu'il est, déontologiquement inacceptable et littérairement nul, ce livre fera pourtant des heureux : les firmes pharmaceutiques Hoechst, Houdé, Roche, Roussel, auxquelles l'auteur fait une constante publicité. Non rédactionnelle, bien entendu. Et qu'est-ce donc exactement que ce « Welcome Trust » de Londres, dont M. Young est le boursier ?

Renée SAUREL

De la page 181 à la page 190, se trouve le sommaire des quatorze premiers numéros.