© Peuples Noirs Peuples Africains no. 15 (1980) 163-171



LA TRAME ET LA CHAINE

Femi Osofisan

The Chattering and the song (en français : La Trame et la chaîne).

Cet extrait constitue en fait l'épilogue de la pièce

Yajin et Sontri, un poète qui s'élève contre l'ordre établi, celui des profiteurs et des riches, viennent d'être arrêtés; c'est Mokan, ancien fiancé de Yajin, mais aussi membre de la police secrète, qui a permis cette arrestation. L'épilogue débute par une confrontation entre Funlola, un artiste-peintre, amie intime de Yajin, et Leje, qu'elle croit appartenir à la police, car il apparaissait très lié à Mokan. Leje a en réalité joué la comédie pour mieux tromper Mokan : il est en fait un des responsables du Mouvement Paysan qui lutte pour une révolution politique. Dans ce passage, les deux jeunes gens, en même temps qu'ils prennent conscience de leur amour, expriment leur espoir dans la lutte commune qui, seule, peut renverser l'Etat, en éliminant l'exploitation de l'homme par l'homme et en extirpant la misère. Ce sont les paysans et leurs alliés qui sont le fer de lance de cette lutte; pour faire disparaître les inégalités sociales et les injustices, il est nécessaire que chacun, quels que soient sa formation, son métier, son origine sociale, soit associé au travail de la terre. C'est cette conception que la mise en scène de l'auteur, fondée entre autres sur les danses et les chants, met en valeur dans cet épilogue qui n'est pas un point final, mais une ouverture sur l'avenir. [PAGE 164]

Le décor est le même que dans l'acte précédent la maison où doivent avoir lieu les réjouissances pour le mariage de Yajin et Sontri.

On voit Leje assis, seul et en train de boire. Funlola entre.

FUNLOLA : (étonnée) : Vous ici, Leje !

LEJE : Ah, c'est vous. J'ai gagné.

FUNLOLA : (d'un air menaçant) : Gagné quoi ?

LEJE : Un Pari.

FUNLOLA : Quel pari ?

LEJE : J'ai fait un pari.

FUNLOLA : Je vois

LEJE : Avec vous-même. Regardez les cartes. J'ai parié que vous reviendrez ici.

FUNLOLA : Et alors ?

LEJE : C'est mon sixième sens. Je ne sais pas perdre.

FUNLOLA : (s'avançant vers lui) : Il y a quelque chose d'autre que vous allez gagner très bientôt.

LEJE : Quoi donc ?

FUNLOLA : Ça ! (Elle le gifle, faisant tomber la bouteille de sa bouche.) [PAGE 165]

FUNLOLA : Sortez de cette maison, vous m'entendez ? Vous n'êtes plus longtemps le bienvenu ici, espèce de rat puant et imbibé d'alcool ! Allez rejoindre au camp votre ami si malin

LEJE : Mon ami ?

FUNLOLA : Oui, votre ami, le grand chien policier au ventre venimeux comme celui d'un serpent à sonnettes... Vous croyez avoir gagné, hein ? Attendez seulement ! Attendez demain matin, quand le père de Yajin aura vu le Chef de la Police ! La terre entière sera trop petite pour vous cacher tous les deux !

LEJE : Le père de Yajin est au courant ?

FUNLOLA : Déjà la frousse, hein ? Bisi et Yetunde viennent de partir le voir. Et quand il apprendra... Si j'étais vous, je prendrais mon élan dès maintenant.

LEJE, Merci pour le conseil mais vous n'êtes pas moi. (Il prend les cartes.) Envie de faire une partie ?

FUNLOLA : Je vous dis de déguerpir d'ici

LEJE : D'accord, d'accord.

FUNLOLA : Fichez le camp maintenant !

LEJE : Doucement, doucement

FUNLOLA : DEHORS ! Et que la bière que vous avez ingurgitée ici vous empoisonne le sang, vous fasse mourir lentement et douloureusement.

LEJE : (après un moment) : Dites-moi, Funlola : Jusqu'à quel point êtes-vous sérieuse ? Jusqu'à quel point êtes-vous sincère ?

FUNLOLA : De quoi parlez vous ?

LEJE : (Il se lève. Sa voix et sa façon de marcher sont tout à coup différentes; presque effrayantes, à tel point que Funlola recule.) Je parle de Sontri. Et de Yajin. Si je dépose un secret dans votre main, comme cela... (il prend sa main tendue) êtes-vous capable de refermer votre poing bien serré sur lui, de le cacher, jusqu'à ce que vous en ayez besoin pour acheter la pitié?

LEJE : Quel secret ? Qu'est-ce que tout cela veut dire ?

FUNLOLA : Yajin sera libérée demain matin. Son père va s'en assurer. Et si elle sort, Sontri aussi devra être relâché. Yajin va obliger son père à obtenir sa libération. Ou bien, en doutez-vous ? [PAGE 166]

FUNLOLA : (le regardant) : Non. Pas maintenant que vous le dites. Je n'y avais pas pensé de cette façon.

LEJE : Il n'y a aucun doute à avoir. J'espère seulement que Sontri en tirera la leçon. Il faut de la colère pour commencer une révolution, une grande colère même, mais une fois que c'est déclenché, il faut s'en débarrasser, à moins d'y joindre la ruse et la pitié. C'est pourquoi Sontri avait besoin de cette arrestation; Mokan nous a aidés sans le savoir.

FUNLOLA : Vous a aidés ! Qui êtes-vous donc ?

LEJE : Vous le saurez dans un moment. Mais d'abord vous ! Qui êtes-vous ?

FUNLOLA : Moi ?

LEJE : On m'a montré certaines de vos œuvres. Sur vos toiles, la souffrance cesse d'être une abstraction. Elle hurle. Ces membres déformés, ces yeux creux, ces visages hâves et ridés des miséreux...

FUNLOLA : Vous vous n'aimez pas ?

LEJE : Vos pinceaux sont impitoyables. Le monde que vous captez est vrai bien sûr, mais vu par un spectateur.

FUNLOLA : J'ai souvent rêvé de refaire le monde.

LEJE : Mais ne croyez-vous pas que c'est possible ?

FUNLOLA : Non, C'est une pure illusion. Une chimère.

LEJE : C'est pourtant possible, vous savez. Si nous unissons nos efforts, tous tant que nous sommes, nous pouvons transformer le monde.

FUNLOLA : Comme les tisserins ?

LEJE : A la fois le gazouillis et le chant.

FUNLOLA : Dans nos nids fragiles

LEJE : Ecoutez, nous disons souvent que le monde est comme nous l'avons trouvé. Mais ce n'est pas vrai ! Pendant que nous dormons, que nous croisons les bras, il y a toujours quelques hommes cupides qui refont le monde à leur image. Et quand nous nous réveillons, le monde est déjà différent – il y a de nouveaux murs autour de nous, de nouvelles chaînes à nos poignets

FUNLOLA : Qui êtes-vous, Leje ? Qui êtes-vous donc ?

LEJE : Eh oui, vous voyez, les tisserins acceptent tout cela, et partout, chaque jour, nous aussi nous [PAGE 167] abandonnons les armes, nous nous mettons à ramper sur le ventre comme les lézards. Nous disons oui à tout, nous disons oui trop tôt, oui trop facilement, parce que nous avons une envie désespérée de nous établir et de nous reposer, même avant que le combat n'ait commencé... Ma carte, votre carte, la dernière carte, jeu ! Et la partie est perdue... (Sa voix s'altère.)

FUNLOLA : (allant à lui) : Pas moi, Leje, pas moi. J'ai renoncé à tout cela !

LEJE : Oui, mais par quoi l'as-tu remplacé ? Des illusions, le coin le plus reculé du nid. Ecoute, nous pouvons t'apporter la plénitude, si tu te joins à nous. Nous pouvons satisfaire tes aspirations profondes avec la chaude camaraderie des opprimés. Viens avec nous, nous pouvons utiliser ton talent et ton énergie, ta profonde sincérité. Adhère à la Ligue des Paysans.

FUNLOLA : La Ligue des Paysans

LEJE : Oui. Donc, tu sais qui je suis maintenant.

FUNLOLA : Tu es Dsongongon, le responsable paysan !

LEJE : Ce n'est qu'un surnom. J'en ai beaucoup d'autres.

FUNLOLA : Tu es celui que la Police recherche !

LEJE : La police ne comprend rien. Qu'est-ce qu'un seul homme dans une révolution ? Une fois qu'un mouvement est déclenché, il ira jusqu'au bout dans sa quête de justice, avec ou sans ceux qui ont aidé à allumer l'étincelle. L'histoire ne se souviendra pas de nous.

FUNLOLA : Mais pourquoi as-tu besoin de moi ?

LEJE : L'Organisation a besoin de tous les gens compétents. Le monde entier, vois-tu, est comme une ferme en friche, et toutes les mains doivent peiner, à la fois pour en cultiver les terres et pour en retirer les fruits.

FUNLOLA : Et Mokan ?

LEJE : (riant) : Ce cher ami ! Il m'a donné des informations précieuses ! Comme on dit, si on connaissait parfaitement ses amis

FUNLOLA : (elle rit aussi) : Tu sais, je désirais te connaître depuis longtemps. Tu n'étais alors qu'un rêve que je caressais dans mon sommeil. Et maintenant, [PAGE 168] soudain, tu es devenu une réalité.

LEJE : Et alors ?

FUNLOLA : J'ai peur. Vois comme je frissonne !

LEJE : (l'entourant de ses bras) : Je te protègerai.

FUNLOLA : Mais imagine imagine que je ne crois plus en rien ?

LEJE : Allons donc. Personne n'en arrive jamais là. Même pas dans le désespoir. Personne ne marche volontairement au-delà de la terre ferme. C'est-à-dire sans se noyer.

FUNLOLA : Mais s'ils ont quelque chose à quoi s'accrocher ?

LEJE : Comme ton art, par exemple ? Un simple moyen de surnager ?

FUNLOLA : La pitié aide l'artiste à surnager.

LEJE : Très bien alors, ce que je t'offre, c'est une chance de garder tes pieds sur la terre ferme. Tu es si convaincant, tu sais. Mais qu'arrivera t-il si je me dessèche ? Si l'esprit créateur meurt en moi ?

LEJE : Cen'est pas possible. A ce moment-là tu auras déjà planté tes racines. (Il sourit) : Tu vois, ta préoccupation est une de celles qui m'est familière. Dans ma quête d'adhérents, j'entre en contact, mettons, avec un menuisier et il me demande : qu'arrivera-t-il si je perds mon habileté ? Ou avec un forgeron qui s'inquiète : qu'arrivera-t-il si la lutte m'entraîne sur le chemin de l'exil ? Me coupe de mes racines ? Que deviendront la vieille forge, les outils abandonnés ?

FUNLOLA : Oui, c'est cela, qu'arrivera-t-il ?

LEJE : Je réponds invariablement : un renouveau. On ne demandera jamais à un de ceux qui s'engagent de rompre avec ses racines ancestrales.

FUNLOLA : Vraiment ?

LEJE : Bien au contraire ! Mais les saisons changent, l'oppression et l'injustice réapparaissent sous de nouvelles formes, et de nouvelles armes doivent être forgées pour les éliminer.

FUNLOLA : Ta foi doit être profonde

LEJE : Ecoute, c'est comme cela que le peuple se renouvelle, c'est ainsi que nous survivons tous, ensemble... [PAGE 169]

FUNLOLA : En donnant sa vie pour la cause ?

LEJE : En multipliant cette vie en innombrables jeunes pousses.

FUNLOLA : S'engager ?

LEJE : C'est comme mettre à jour de nouvelles racines.

FUNLOLA : Tout mettre en jeu ?

LEJE : Comme de nouvelles feuilles qui poussent ! Les jeunes feuilles font la fierté du chêne.

FUNLOLA : Le chêne fait la fierté de la forêt. Pourtant je préfère le palmier.

LEJE : D'accord, les feuilles vertes du palmier alors Les feuilles vertes font la fierté du palmier !

FUNLOLA : Les palmiers fertiles font l'orgueil du pays.

FUNLOLA : Même vêtus de rouge, de ce rouge qui est la couleur du sang ?

LEJE : Le rouge est la couleur de la victoire. Les plumes rouges font l'orgueil du faisan.

FUNLOLA : Les faisans font la fierté des bons chasseurs.

LEJE : Tu vois ?

FUNLOLA : Les bons chasseurs font la fierté de leur peuple.

LEJE : Les bons chasseurs et les bons fermiers.

FUNLOLA : Je me rends. Tu es un vrai chat.

LEJE : Un chat ?

FUNLOLA : Tu as eu raison de moi avec ton astuce.

LEJE : D'accord, mettons que je sois un chat, et toi tu es... euh...

FUNLOLA : Oui. Ologbo?[1]

LEJE : Une tortue? Mettons que tu sois une tortue Iwori Oture !

FUNLOLA : Mettons que tu sois un chat et moi une tortue

LEJE : La famine et la sécheresse ravagent le pays

FUNLOLA : La famine : Iwori Otura

LEJE : Tu as faim et la soif dessèche ta gorge

FUNLOLA : La sécheresse : Iwori Otura

LEJE : De faim et de soif du dépéris,
Je te croise : je suis le Chat
Le grand voyageur...

FUNLOLA : Pitié, ma vie est entre tes mains Iwori Otura : Tu as parcouru le monde, [PAGE 170]
Conduis-moi à l'abri, vers des terres fertiles...

LEJE : Iwori Otura : prends seulement ma main
Accroche-toi à moi
J'ai parcouru le monde, je les connais toutes,
Ces terres fertiles...

FUNLOLA : Iwori Otura : Sois gentil avec moi,
Faible et affamé, tout juste comme un fil...

LEJE : Un fil dans le métier qui tisse le pays ?
Je suis la trame...

FUNLOLA : Et moi la chaîne ?

LEJE : Iwori Otura : A travers le métier,
Nous ne ferons qu'un en dansant,
Moi la trame et toi la chaîne...

FUNLOLA : Dansant ensemble,
Le pays nous tissons : Iwori Otura...

LEJE : De nouveaux modèles nous tisserons à partir de notre monde
Et ferons de notre danse un voyage d'espoir...

FUNLOLA : Toi la trame et moi la chaîne...

LEJE : Iwori Otura : A travers le métier...

FUNLOLA : Chaîne et trame, corps et âme...

LEJE : Arrangeront le monde en des dessins tout neufs...

FUNLOLA : Arrangeront le monde en des dessins nouveaux...

LEJE : Si nous ne faisons qu'un en dansant...

FUNLOLA : Si nous luttons ensemble...

LEJE : Iwori Otura !

FUNLOLA : Iwori Otura : Toi et moi ne faisant qu'un.

ENSEMBLE : Iwori Otura...

ENSEMBLE : Iwori Otura...

ENSEMBLE : Iwori Otura...

(Les lumières diminuent lentement, jusqu'à ce que finalement les deux acteurs restent dans le rayon du projecteur. La scène se prolonge. Puis, soudain, de partout, des battements de tam tam et des chants. Les acteurs, tous dans leurs vêtements ordinaires maintenant, dansent selon le rythme de la moisson. Ils entonnent le Chant des Paysans. Les spectateurs se joignent à eux.)

CE N'EST PAS LA FIN. [PAGE 171]

LE CHANT DES PAYSANS

1. Fils de la terre nous deviendrons
Et notre travail créera l'abondance
Dans notre pays
La révolte sera chose du passé
Quand la faim sera brisée
L'exploitation nous combattrons
Et selon nos besoins mangerons

Refrain

Défrichons la forêt
Labourons le sol
Rendons-le fertile
Plantons-y des graines
Récoltons le maïs
Apportons les ignames
Fixons-les dans notre sol
Objet de nos soins
Fruit de nos efforts
Et des saisons
Dans notre pays
Chantons la moisson.

2. Fils de la terre nous deviendrons
Dans notre pays
Les insectes nuisibles exterminerons
Pour la justice nous lutterons
Et du travail pour tous
L'oppression nous bannirons
Tous unis cultivons notre sol

Refrain

3. Fils de la terre nous deviendrons
Et dans nos vies
Les mauvaises herbes nous briderons
Que dans notre travail commun
Cesse l'aliénation
Et dans notre fraternelle union
Meure l'individualisme.

Refrain.

Femi OSOFISAN.
(Traduit de l'anglais.)


[1] Ologbo : Chat en yorouba.