© Peuples Noirs Peuples Africains no. 15 (1980) 84-105



JE NE DONNERAI JAMAIS MA FILLE A...

(essai)

Laurent Goblot

pour une plus grande tolérance envers les couples mixtes

NOTES BIBLIOGRAPHIQUES

« Ethnie » (revue de Nice» : Les couples mixtes
Françoise d'Eaubonne : La couronne de sable. Vie d'Isabelle Eberhardt (Flammarion)

Hubert Deschamps : Les pirates à Madagascar (Berger-Levrault, 1972

Jean Laloum : La France antisémite de Darquier de Pellepoix (Seuil, 1978)

Jean-Gabril Stedman : Voyage à Surinam (Club Français du Livre)

Louis-François Hoffmann :Le nègre romantique (Payot, 1973)

Margaret Maed et James Baldwin : Le racisme en question (Calmann-Lévy)

Albert Jacquard: Eloge de la différence (Seuil)

Jean Nedioni : Les mécanismes éthologiques de l'évolution (Masson)

Claudine Petit et E. Zuckerkandl : Evolution génétique des populations

L. Fanoudh-Siefer : Le mythe du nègre dans la littérature française (1800-1945) (Ed. Klincksieck, 1968)

Janusz Korczak : Le roi Mathias 1er (Folio Junior)

Mme de Duras: Ourika (Editions des femmes, 1979) [PAGE 85]

Pierre Loti: Le roman d'un spahi (1875)

Maupassant: Boitelle (dans La Main gauche)

James Baldwin: Un autre pays (Gallimard)

Graham Greene : Le facteur humain (Laffont)

La vie singulière d'Albert Nobbs (d'après G. Moore, de Simone Benmussa, éd. des femmes)

Richard Wright : Homme à tout faire (dans Huit hommes, Julliard)

Chester Himes : Une affaire de viol (Les Yeux Ouverts)

John Postgate : But's chance in hell (New Scientist, 1973)

Gerda Lerner : De l'esclavage à la ségrégation : les femmes noires dans l'Amérique des Blancs (Denoël-Gonthier)

Michel Leiris : L'Afrique fantôme (Gallimard, 1932)

Je remercie M. Philippe Boucher, chroniqueur juridique du « Monde », des renseignements qu'il m'a communiqués sur les débats de l'Affaire Adjali-Michel au Conseil d'Etat.

Quatre ouvrages ont déjà, mieux que moi, examiné les relations entre mes quatre personnages : deux Noirs, une Noire et une Blanche; ma seule excuse est d'avoir voulu rompre le silence du Blanc à ce sujet. Ces ouvrages sont :

Frantz Fanon Peau noire, masques blancs (Seuil)

Calvin C. Hermon Sexe et racisme aux Etats-Unis (Stock)

Thérèse Kouoh-Moukouri : Les couples dominos (Julliard)

Dr Solange Lauvergeon : Racisme et sexualité (Castermann)

La censure
Est une ville
Eclairée de sanglots
Où des amoureuses meurent
D'aimer trop l'interdit.

Jean-Blaise BILOMBO-SAMBA.

SOMMAIRE. – 1. Des difficultés que les Etats imposent aux couples mixtes. – 2. Des traces que l'histoire et l'esclavage ont laissées dans les structures des couples mixtes Noirs et Blancs – 3. Où il sera question d'éthologie, et d'un [PAGE 86] goût particulier du sexe féminin pour les différences, dans le règne animal comme dans le genre humain. – 4. De la corruption des mots. – 5. Pour des traditions d'amour des différences. – 6. Où l'on voit comment les gens reconduisent, à l'usage de la génération suivante, les clichés, stéréotypes et mythes, sur lesquels ils ont mal vécu. – 7. De l'évolution du Blanc, amant d'une Noire, dans la littérature. – 8. De la solidarité particulière qui lie le Noir et la Blanche. – 9. Du sort des Noires du fait de l'asymétrie des couples mixtes.

Quatre personnages : deux couples mixtes : Blanche-Noir; Noire-Blanc).

PREMIER MOUVEMENT

(Des difficultés que les Etats imposent aux couples mixtes)

Le Blanc. – Le 25 avril 1978, à 6h du matin, M. Messaoud Zeghar, ayant drogué sa sœur, Mme Dalila Maschino, est parvenu à l'enlever de Montréal, en la faisant passer pour malade. Le Canada proteste contre l'enlèvement. Les journaux qui annoncent la nouvelle sont saisis à Alger.

La Noire. – Le mariage de Dalila Zeghar avec Denis Maschino avait été célébré en 1975 à Colombes. Il ne plaisait pas à son frère Messaoud. Se sentant menacé, le couple avait émigré au Québec. Le frère paraissait s'être résigné; mais il avait acheté une propriété au Québec, uniquement pour enlever sa sœur.

La Blanche. – Une lettre de Dalila Maschino (authentifiée par des graphologues) écrite peu après l'enlèvement, parle des mauvais traitements qu'elle subit en Algérie. Dix-huit mois après, remariée à un Algérien, M. Alloua Cheniguel, professeur d'allemand à Alger, elle déclare à un journaliste canadien, au cours de son voyage de noce en Californie, que tous ces faits sont faux, Mais notre doute subsiste. Après l'enlèvement des associations de femmes algériennes se sont créées; elles écrivent dans la presse; des musulmanes rappellent que l'Islam ne justifie pas les enlèvements : « Chaque croyant est responsable de ses actes » (Coran, VI, 164). Le frère pouvait raisonner sa sœur, mais il n'avait pas à intervenir, car Dalila est responsable de ses actes : « Est-ce à toi (être humain) de contraindre les gens à être croyants ? » (Coran, X, 99). Et encore : « Pas de contrainte en religion, car le bon chemin se distingue de l'errance » (Coran. 11. 256). [PAGE 87]

L'une d'elles, Fadela M'Rabet, écrit, dans la mensuelle « Femmes en mouvements » : « Je voudrais que l'on fasse une manifestation devant l'ambassade d'Algérie. Ce serait la première fois qu'à Paris, des gens qui ne seraient pas des fascistes manifesteraient devant l'ambassade... » Et les Françaises divorcées d'Algériens, auxquelles leurs enfants ont été enlevés, se réunissent pour défendre leurs droits maternels. L'une d'elles s'exprime ainsi : « On a été bon pour moi, on a compati... Et puis, on a voulu me consoler : Allons, vous êtes jeune 1! Remariez-vous (sous-entendu : Vous en ferez d'autres – comme s'il s'agissait d'un élevage !) »

Le Noir. – L'Etat algérien, sans couvrir l'acte de Messaoud Zeghar, ne le nie pas cependant, et le tolère depuis maintenant dix-huit mois, tout en le minimisant.

La Blanche. – On peut se demander, à la suite du remariage de Dalila Maschino, par quels moyens il a été obtenu : « Ils m'ont dit, écrivait-elle peu après l'enlèvement, que si mon mari essayait de me faire revenir, ils lui feraient quelque chose, et même, qu'ils le ramèneraient dans cet endroit, qu'ils le mettraient en prison, et alors... Si je refuse ce qu'ils veulent, ils te feront du mal, je ne veux pas qu'ils te fassent du mal, car je t'aime, et je me sacrifierai à ta survie... Ils ne comprennent pas que leur richesse ne m'intéresse pas, c'est anormal pour eux. Ne m'en veuille pas pour les lettres écrites devant l'avocat, mon chéri, je pleurais, mon corps tremblait et suait, ils étaient tous là, à épier, à surveiller, et auparavant, ils m'avaient battue et t'avaient menacé. » Ce texte annonce un mariage forcé, mais aussi des projets de résistance : « Ils veulent que je te détruise, que je parle contre toi aux avocats, je ne le ferai jamais; je prendrai ma revanche contre eux un jour, je suis encore jeune, je refuserai d'avoir des enfants. » Cette lettre, écrite d'El Eulma, a été envoyée grâce à une complice.

Le Blanc. – Mais l'Etat algérien n'est pas le seul à brimer les couples mixtes : République Française ou République Islamique, Etats capitalistes ou socialistes ont souvent cherché à interdire les mariages de leurs citoyens avec des étrangers...

La Blanche. – Pourquoi l'Etat répugne-t-il si peu à apparaître, envers ses citoyens, comme l'éleveur de bestiaux, qui surveille l'accouplement de ses bêtes, sur ses prés ? Serait-ce parce que l'Etat est patriarcal, et qu'il représente le stade suprême de la domination masculine, interprétant la volonté [PAGE 88] des innombrables pères qui, souvent hors de propos, déclarent à qui veut les entendre, « qu'ils ne donneront jamais leur fille à un... ? » (ici, vous mettez Noir, Algérien, Juif, ou Français).

Le Noir. – Le ministre de l'Intérieur français a cherché à empêcher le mariage entre Mlle Salima Adjali, Algérienne, et M. Alain Michel, Français Guyanais. Le 29 janvier 1977, le préfet de la Guyane expulse Mlle Adjali, et affirme à un journaliste : « Vous direz à M. Alain Michel que c'est moi, personnellement, qui m'oppose à ce mariage ! En fait, précise Mlle Adjali, « il a beaucoup lutté pour l'amélioration de la situation des travailleurs, qui, vraiment, là-bas, étaient sous-payés de façon scandaleuse. » Le Conseil d'Etat réuni le 8 juillet, ordonne un sursis à l'expulsion déjà perpétrée par le préfet, et à sa session de septembre, il autorise l'expulsée à revenir en Guyane, contre l'avis du préfet.

La Noire. – A Marseille, le ministre de l'Intérieur refuse le mariage, depuis deux ans, de Mme Nicole Vial, avec M. Wadih, s'appuyant sur l'ordonnance de 1945, et il veut expulser M. Wadih. Le plus grave est qu'ils ont deux enfants. Les parents ont entamé une grève de la faim, le lundi 12 mai 1980, jusqu'à l'annulation de la procédure d'expulsion, et pour l'autorisation de leur mariage. M. le ministre trouve-t-il qu'on n'a pas suffisamment séparé d'enfants et de parents, du temps des négriers ou de l'occupation ? La Librairie des Femmes a organisé une manifestation de solidarité avec cette famille, pour faire plier le ministre. Celui-ci ne sait pas que, plus une société refuse les différences, plus elle s'appauvrit, et sera fragile devant une crise; plus elle accueillera les différences et les intégrera, plus elle s'enrichira et sera solide; il ne sait pas que les enfants des couples mixtes, héritant de deux cultures, enrichissent le pays d'accueil.

Le Blanc. – Il faut exiger l'abrogation de l'article 13 de l'ordonnance du 2 novembre 1945, sur laquelle le préfet de la Guyane s'est appuyé pour empêcher, un an durant, le mariage de Mlle Adjali avec M. Michel, obligeant des particuliers à faire des voyages par avion, pour rien. Le ministre de l'Intérieur s'est engagé, en juillet 1977, à abroger cette loi; dix-huit mois après, elle est toujours applicable, bien qu'elle soit contraire à l'article 16 de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme. Est-ce sur cette loi que le gouvernement s'est appuyé pour faire un procès au journal « Libération » ? Ce journal organisait des mariages blancs, [PAGE 89] pour aider les travailleurs immigrés à résister aux lois Bonnet-Stoléru.

La Blanche. – Jadis, un couple mixte a subi les rigueurs de l'Etat, sous la IIIe République. L'écrivain Isabelle Eberhardt (1877-1904), d'une famille d'origine russe, peut-être fille naturelle d'Arthur Rimbaud, se fiance en 1901 avec Slimène Ehnni, Algérien. Tentative d'assassinat sur la personne d'Isabelle, puis procès à Constantine. Elle a exprimé des doutes sur la folie de son assassin, au procès. Elle est expulsée d'Algérie elle aussi; et son fiancé, militaire, doit faire le voyage à Marseille, pour l'épouser; et ils ne peuvent se retrouver en Algérie qu'en 1902.

Le Blanc. – Je sais encore le cas de M. Jean Guiard, chef du laboratoire d'ethnologie du Musée d'Histoire Naturelle de la Ville de Paris. Lorsqu'il a voulu se marier avec une Mélanésienne, il fut menacé d'expulsion par les autorités de la colonie. Mais il a pu bénéficier de protections qui lui ont permis de triompher de ces menaces.

Le Blanc. – Il y a aussi les couples mixtes des corsaires Misson et Caraccioli, dans les dernières années du XVIIe siècle, dont il nous faut parler.

Le Noir. – Ces corsaires, qui, en pleine traite, pourchassaient les navires négriers hollandais, français, anglais, récupéraient les équipages, intégraient les Noirs, et veillaient à ce que ceux-ci mangent aux mêmes tables que les Blancs, pour que la ségrégation ne remplace pas l'esclavage, cent cinquante années avant la guerre de Sécession, et l'exécution de John Brown.

La Noire. – Mais comme leur flotille n'était pas suffisamment fournie, ils doivent assez rapidement abandonner l'Atlantique; ils se réfugient à Mayotte, où le capitaine provençal Misson et le Père dominicain Caraccioli épousent des princesses de l'île. Puis les corsaires vont s'établir à Diego-Suarez, et c'est à ces corsaires, que la baie doit son nom de baie des Français.

La Blanche. – Ils fondent en ce lieu une république originale, nommée Libertalia, et se montrent prophétiques sur de nombreux plans : lutte contre l'esclavage, contre la ségrégation, abolition de la peine de mort, amour de l'égalité, pas de roi; phénomène insolite pour des corsaires; la République était dotée d'une imprimerie...

Le Blanc. – Comme les équipages étaient multinationaux, [PAGE 90] pour se comprendre, on crée, deux cents ans avant Zamenhoff, une langue internationale.

Le Noir. – Mais la République n'avait qu'un tort : elle a repoussé victorieusement les attaques anglaises et hollandaises, mais elle ne s'est pas méfiée suffisamment des Malgaches qui, en une nuit, firent tout disparaître, ce qui fut bien dommage !

La Blanche. – On peut se demander pourquoi, dans les livres d'histoire, cette aventure n'est jamais racontée, pourquoi elle est clandestine, alors qu'elle est prophétique à tant de titres.

La Noire. – J'ai peut-être une réponse à cette question : si le petit Lavisse a passé cet événement sous silence, c'est parce qu'il est une préfiguration de l'anticolonialisme moderne : il était beaucoup plus «rentable» de parler de Savorgnan de Brazza qui, pour affranchir les esclaves, leur faisait toucher le drapeau tricolore, que de raconter l'histoire de ces corsaires; on préparait ainsi les conditions idéologiques du passage de l'esclavage et de la traite à la colonisation. Le silence sur la République de Libertalia, qui continue aujourd'hui, montre comment l'histoire, tout comme l'information, nous met en condition.

Le Blanc. – L'actualité judiciaire me propose aussi le cas de Christian Ranucci, guillotiné en juillet 1975, après un procès au cours duquel de nombreux témoignages à décharge ont été discrédités ou écartés. Parmi ceux-ci, celui d'une Antillaise, qui avait vécu avec l'accusé, et qui croyait à son innocence. En écartant ce témoin, on accréditait la thèse d'un accusé immature, à laquelle j'ai cru à l'époque; avec générosité, courage, elle assiste au procès, protège et soutient la mère du condamné, contre le délire de la foule à la sortie du tribunal. Pour discréditer ce témoin, le capitaine Gras, sans aucun preuve, a qualifié l'amie de Christian Ranucci de prostituée noire (p. 254, op. cit.). Un procès en diffamation aiderait peut-être la révision de cette condamnation à mort inique.

La Blanche. – Enfin, l'Etat nazi liquidait par la déportation et la mort les couples mixtes. Jean Laloum, dans « La France antisémite de Darquier de Pellepoix , (Seuil), publie la lettre du S.S. Danecker à Darquier, en date du 23 mai 1942 : « J'ai appris que le ressortissant français (Aryen), Jean J.... étudiant en philosophie, 24 ans, habitant Paris, a l'intention d'épouser, pendant les jours de Pentecôte, la Juive [PAGE 91] Anna-Malka Z.... née le 6 octobre 1921 à Nancy, habitant Bordeaux. Les parents de J..: désiraient eux-mêmes empêcher de toute manière cette union; mais ils n'en ont pas les moyens. J'ai par conséquent ordonné, par mesure préventive, l'arrestation de la Juive Z... et son internement dans le camp des Tourelles. il s'agit là d'un cas entre beaucoup d'autres. Je pense que, surtout à l'heure actuelle, les Juifs s'efforcent d'entrer dans des milieux non-juifs, parce qu'ils croient, de cette manière, pouvoir obtenir un traitement plus clément. En conséquence, je vous suggère de mettre fin le plus tôt possible à toutes ces tentatives par une loi française. » Qui a mis Danecker au courant des sentiments des parents ?...

La Noire. – L'affaire Maschino a ceci de particulier, par rapport aux précédentes, d'avoir remué, dans plusieurs secteurs d'opinion, les sentiments et les consciences. On a cherché à la limiter à une mise en cause de l'Islam, alors qu'un événement du même genre n'est pas impossible, à l'évidence, dans d'autres contextes, religieux, politique, géographique, historique.

DEUXIEME MOUVEMENT

(Des traces que l'histoire et l'esclavage ont laissées dans les structures des couples mixtes Noirs et Blancs)

La Blanche. – N'est-ce pas l'homme qui est le plus porté à refuser le mariage de ses enfants, et particulièrement de ses filles, avec quelqu'un de différent ? Le capitaine Jean Gabriel Stedman, soldat qui participa, au XVIIIe siècle, à la répression d'une révolte servile en Guyane Hollandaise (amoureux d'une esclave, dont il eut un fils), décrit, dans soi] « Voyage à Surinam » la force plus grande des préjugés raciaux, selon le sexe : « Toutes ces belles personnes métisses-vivent avec des Européens », écrit-il en 1772. « Si on savait, par contre, qu'une Européenne eût une intrigue avec un esclave, quel qu'il soit, elle serait un objet d'horreur, pour les Blancs, et l'amant serait condamné à mort sans pitié. Telles sont, dans la Guyane Hollandaise, les lois despotiques des hommes contre le beau sexe. » Un jour, le général de Gaulle s'adressa en ces termes à un député gaulliste, M. Dronne

« Vous, donneriez-vous votre fille à marier à un bougnoule"? » [PAGE 92]

Les racistes, aujourd'hui, comme au XVIIIe siècle, exercent leurs préjugés beaucoup plus sur les filles que sur les garçons; et il faut aux filles beaucoup plus de courage pour y résister.

Le Noir. – Montesquieu, dans « L'Esprit des lois », refuse lui aussi aux filles le droit de se marier à leur goût : « En Angleterre, les filles abusent souvent de la loi pour se marier à leur fantaisie, sans consulter leurs parents. » Et il trouve « plus convenable » que les lois françaises obligent les filles à obtenir ce consentement, puisque celles qui s'y refusent peuvent toujours entrer dans un cloître.

Le Blanc. – Sous l'Ancien Régime, l'édit royal du 5 avril 1778 prévoyait « le recensement des Nègres et Mulâtres, et l'obligation pour eux de porter un certificat, interdisant à tout officier d'état civil de qualifier aucun gens de couleur de sieur ou dame, et défendait à tout curé ou notaire, de célébrer des mariages entre Blancs, et Noirs ou Mulâtres ». D'autres règlements tentaient de les concentrer dans les ports, interdisant certaines régions aux gens de couleur. Etait-ce pour les mener vendre aux Antilles ?

Le Noir. – L'Institut National d'Etudes Démographiques (I.N.E.D.) a réalisé un sondage sur l'opinion des Français sur les mariages avec des étrangers; cette opinion réprouve plus le mariage de la Française (29 %), que celui du Français (18 %) avec une personne étrangère. Et je crois que, si au lieu des étrangers, on avait mentionné les Noirs ou les Musulmans, les taux de réprobation auraient été plus forts. La discrimination est orientée selon la même pente que du temps de la traite des Noirs, aux dépens des femmes.

Le Blanc. – Bien que l'opinion soit plus sévère pour le couple Noir-Blanche, celui-ci est plus fréquent que les unions Noire-Blanc en Afrique Noire, en Amérique, aux Antilles, et en Europe. Et je crois qu'il n'en a pas toujours été ainsi, Dans « Peau noire, masques blancs », Frantz Fanon cite le cas d'une Antillaise, Mayotte Capécla, qui était la petite-fille d'un Noir et d'une Blanche; elle avait une vive conscience. deux générations après, de la rareté du cas de sa grand-mère – alors que, à l'époque de la petite-fille, ce cas devenait la majorité des couples mixtes.

La Blanche. – Shakespeare montre dans «-Othello », un couple Noir-Blanche; mais, aux XVIIIe et XIXe siècles, la représentation de ce couple paraît intolérable à l'homme européen. Talma n'ose pas se grimer en Noir pour jouer le rôle, [PAGE 93] en novembre 1792, et Ducis dans un « Avertissement » à ce sujet, écrit : « J'ai pensé que le teint jaune et cuivré pouvant d'ailleurs convenir aussi à un Africain, aurait l'avantage de ne point révolter l'œil du public, et surtout celui des femmes. » Et alors que Ducis n'ose pas montrer Othello en Noir, pour ne pas effaroucher les femmes, Mme Olympe de Gouges, qui paya de sa tête sa lutte pour les droits des femmes, écrit dans « Réflexions sur les hommes nègres » : « Plusieurs hommes se sont occupés de leur sort; ils ont travaillé à l'adoucir; mais aucun n'a songé à les présenter sur la scène avec le costume et la couleur. » Et elle fait jouer sa pièce « Zamor et Mirza, ou l'esclavage des Noirs » à la Comédie Française, qui est sifflée, parce que les Parisiens n'acceptent pas les couples mixtes sur une scène : « On citera peu de représentations aussi orageuses que celle de ce drame. On a crié, on a ri, on a murmuré, on a sifflé. » (Le Moniteur, 31 décembre 1789.)

Le Noir. – Ainsi, alors qu'un Blanc n'osait pas jouer Othello grimé en Noir, Olympe de Gouges avait le courage de montrer que des couples mixtes pouvaient exister, malgré l'opinion.

Le Blanc. – Pendant les premières années de la Révolution, Noirs, Blanches et Juifs ont, ensemble, une ambition d'égalité; après Thermidor et le Consulat, seul le statut des Juifs subsistera, et la réaction de la première moitié du XIXe siècle frappe Noirs et femmes.

La Noire. – Je peux en tout cas observer une chose : tous les couples mixtes que je connais au XIXe siècle homme coloré-Blanche, sont des couples légitimes : les parents d'Alexandre Dumas; et le couple de Paul Lafargue et de Laura Marx. Par contre, tous les couples mixtes Blanc-femme colorée sont des couples vivant en concubinage : Baudelaire et Jeanne Duval, Paul Gauguin et Oona; et Victor Schoelcher cite même le cas d'un Blanc, qui veut épouser une Noire pour légitimer les enfants qu'il a d'elle; et un juge l'en empêche par ces mots : « Vous avez le droit de faire ce que vous voulez de votre argent, mais pas celui de salir votre nom ! »

La Blanche. – Sous l'Empire, Pauline Borghèse, sœur de Napoléon, se faisait porter, dans le plus simple appareil, par un Noir, de son lit à son bain. Aux courtisans qui s'étonnaient, la princesse répondait : « Voyons ! Vous savez bien qu'un Nègre n'est pas un homme ! » L'empereur, son frère, [PAGE 94] dans le même temps, rétablissait l'esclavage aux colonies... Le Noir. – Donc, pendant que le Blanc peut vivre avec la Noire, la Blanche est inaccessible pour le Noir; et l'esclavage fait du Blanc le premier personnage d'une hiérarchie à quatre éléments, dont le deuxième et le troisième, le Noir et la Blanche ne peuvent être vus ensemble. A la Révolution, pendant un court moment, ces deux êtres ont senti une solidarité qui n'a pas duré; et l'homme blanc, pendant les quatre siècles de traite, s'est méfié de cette solidarité : il l'a bannie de ses yeux, de ses romans, de son théâtre, de ses tableaux; puis, malgré l'homme blanc, au début du XXe siècle, Noir et Blanche ont noué une solidarité, et leur couple est devenu la majorité des couples mixtes. C'est alors que le Blanc a mis en circulation le mythe du « nègre violeur et hypersexué » pour faire échec à cette solidarité, et celui, symétrique, de la « putain qui va avec des nègres ».

La Blanche. – Les Américains ont fait une expérience avec des jeunes garçons blancs. A la question : Préfèreriez-vous être des petits garçons noirs ou des petites filles blanches ? tous ont souhaité être dans le premier cas. Je ne doute pas que, si on avait posé la question à leurs ancêtres, avant la guerre de Sécession, pour ne pas être vendus, séparés de leur famille, maltraités, ils auraient préféré le sort de la petite fille blanche. Et j'espère que, dans un temps prochain, ils ne répondront plus, lorsque chacun sera égal.

Le Noir. – Plusieurs signes montrent que l'homme noir conquiert son égalité avant la femme : lors de la mort de l'un des derniers papes, j'ai entendu le speaker dire à la radio : « Le prochain pape ne sera peut-être pas un Italien, et il n'est même pas sûr qu'il sera un Blanc ! » On a parlé d'un pape noir, mais jamais d'une papesse ! Le Parlement a voté une loi contre la provocation au racisme, nullement contre le sexisme, et ce malgré les campagnes des féministes.

TROISIEME MOUVEMENT

(OÙ il sera question de génétique, d'éthologie, et d'un goût particulier du sexe féminin pour les différences, dans le règne animal, comme dans le genre humain.)

Le Blanc. – Sir Bertrand Russel a écrit quelque part : « Si on désire se distraire, il suffit de parcourir les tergiversations [PAGE 95] des phrénologues éminents, s'essayant à prouver, d'après les mensurations des cerveaux, que les femmes sont plus stupides que les hommes. »

Le Noir. – Et pour varier les plaisirs, on intercalera des observations de médecins aussi distingués, sur notre cerveau : « Le type noir, écrit en 1911, le Dr H. Marett, a une tendance à des caractères infantiles, consécutive à une fermeture précoce des sutures crâniennes. » Le Dr Karl Pearson, l'année suivante, déclare : « Il est certain que la capacité crânienne de l'homme nègre est inférieure de 140 cm3 à celle de l'Européen moderne, et qu'en ce qui concerne la femme, cette infériorité est de 100 cm3. Ce sont là des différences significatives. » A la même époque, le Dr Carothers assura que « le Noir ne se sert que peu de ses lobes frontaux ».

La Blanche. – Ces savants, quelquefois, délaissent le cerveau pour se préoccuper du sang : « Le croisement des races très différentes, affirme Jon A. Mjoen, peut abaisser le niveau physique et mental; les prostituées et les paresseux invétérés se rencontrent plus fréquemment parmi les types de sangs très mélangés que parmi ceux qui sont relativement purs. » En 1929, le Carnegie Institute of Washington publie des statistiques de Steggerda et Davenport, mesurant les bras, jambes et troncs de métis de la Jamaïque, assurant que leur constitution entraînerait des difficultés pour ramasser des objets à terre.

La Noire. – Ces bourdes d'hommes de science provoquent aujourd'hui le rire. Mais, à cette époque, elles servaient à justifier la dépendance coloniale de l'Afrique, la ségrégation raciale en Amérique, et l'infériorité des femmes partout. Au Moyen Age, on aurait chargé la religion de fournir ces justifications, et, pour des raisons d'efficacité, c'est la science qui remplit, au XXe siècle, cet office. Le généticien Davenport dévoile son idée : « Les réformes sociales sont vaines, la seule méthode, en vue de préserver le potentiel inné, est de surveiller la reproduction » et l'objectif de ces idéologies est de faire croire aux groupes infériorisés que la science confirme et justifie leur sort. Les Noirs n'étaient pas les seuls objets de ces idées scientifiques. Le psychologue Brigham, membre d'un comité pour surveiller l'immigration en Amérique, note dans un rapport officiel à la même époque : « Le déclin de l'intelligence est entraîné par l'immigration des Noirs, des races alpines et méditerranéennes. » Certaines lois, interdisant les mariages entre Noirs et Blancs, [PAGE 96] et aussi entre Blancs et Jaunes, n'ont été déclarées anticonstitutionnelles qu'en 1967, il y a douze ans.

La Blanche. – Il est intéressant que toutes ces mensurations, tous ces jugements, sont émis par des hommes, et que leur «science» sert à exclure la possibilité des unions mixtes. Si la génétique est mieux armée, aujourd'hui, pour résister aux théories racistes, ou sexistes, on le doit à la participation des femmes à ces recherches, qui interdit aux hommes de dire, comme par le passé, certaines absurdités, contre les femmes, moins crédibles, à cause de cette participation.

Le Blanc. – M. Jean Nedioni, un biologiste suisse, a pratiqué une expérience sur des pigeons : quand on met des femelles en présence de mâles – les mâles de deux catégories, dont l'une est inférieure de 40 % en nombre – les femelles ont une affinité toute particulière avec la catégorie la moins nombreuse. Il s'en suit que, à la génération suivante, ce sera la catégorie qui n'a pas été choisie qui sera la moins nombreuse, et qui sera, à son tour, élue; et ainsi de suite.

La Blanche. – Une généticienne, Mme Claudine Petit, parle en effet de « l'avantage du rare », chez la femelle de certains animaux. Il semble avoir une importance fondamentale dans le maintien du polymorphisme. Jusqu'ici, si on l'a retrouvé pratiquement chez tous les diptères où on l'a cherché, et les hyménoptères, on le connaît encore mal chez les vertébrés. Il y a des résultats clairs chez les poissons « guffy » – poissons vivant dans les mers chaudes d'Amérique Centrale. En outre, certains paléontologues affirment que cette recherche du rare aurait joué un rôle accélérateur dans les mutations des formes de la vie. Lorsque les écailles des reptiles ont commencé à se muer en plumes, disent-ils, celles-ci, avant de servir à voler, ont stimulé, chez la femelle, cette recherche de la rareté, accélérant la multiplication des animaux à plumes.

Le Noir. – Ainsi, cette attraction femelle pour le différent chez l'animal permettrait de paraphraser le mot d'Aragon : la femelle accélère l'avenir de l'espèce.

La Noire. – Il serait intéressant de poser des questions à ce propos : à quoi attribuerons-nous ce penchant féminin ? Celui-ci n'est-il pas le fait de certains mâles ? Dans le règne animal ou dans le genre humain, est-il dû à une cause sociale, ou génétique ? Dans une société où l'homme serait dominé [PAGE 97] par la femme, l'homme n'éprouverait-il pas ce goût pour le rare, le différent, pendant que la femme serait, au contraire, normalisatrice ? Ce goût pour le rare n'est-il pas, au fond, né de la volonté de changer un ordre, dont on a des raisons de ne pas être satisfait ?

La Blanche. – Plusieurs femmes écrivains ont exprimé ce goût pour la différence : « L'éducation, écrit Virginia Woolf dans « Trois Guinées », ne devrait-elle pas faire ressortir les différences, plutôt que les ressemblances ? Car les choses sont telles que nous ne nous ressemblons déjà que trop. » Et c'est aussi un goût pour la rareté qui anime Rosa Luxembourg : « La liberté réservée aux seuls partisans d'un gouvernement, aux seuls membres d'un parti, fussent-ils aussi nombreux qu'on voudra, ce n'est pas la liberté. La liberté, c'est toujours la liberté de celui qui pense autrement. »

Le Blanc. – Il faut cependant dire que l'on peut faire des citations masculines, qui manifestent cet amour de la différence. C'est même le thème du dernier livre de M. Albert Jacquard, généticien, « L'éloge de la différence ». « A vouloir mettre des pieds différents dans les mêmes godasses, on ne peut faire que des boiteux », écrit Victor Hugo, lui aussi, au sujet de l'éducation, il y a plus d'un siècle, sans que l'enseignement soit moins normalisateur aujourd'hui, d'ailleurs. Jean-Louis Bory manifeste, lui aussi, ce goût pour la différence : « Plus nous sommes différents, plus je suis content, car plus l'humanité manifeste sa richesse. » On peut dire pourtant que ces opinions seraient exceptionnelles, et peut-être qu'elles sont le fait d'hommes qui ont sauvegardé en eux la part que chaque être porte en lui de l'autre sexe.

La Noire. – Mais cet attrait féminin pour la différence, à lui seul, ne peut expliquer l'asymétrie, selon laquelle plus de couples Noir-Blanche se forment aujourd'hui : pourquoi, en effet, cette recherche féminine pour la différence ne se manifesterait pas, ou moins, chez la Noire ?

Le Blanc. – J'ai une réponse : c'est le Blanc, non la Blanche qui a mené les guerres coloniales et les pacifications diverses qui ont émaillé le dernier siècle, et peut-être qu'il ne répond pas à ce choix féminin parce qu'il n'est pas préparé à voir en la Noire une égale; le couple Noire-Blanc ne serait pas préparé à l'égalité comme le couple Noir-Blanche. Peut-être qu'une époque future verra une égalité entre les deux couples Noir-Blanche et Noire-Blanc, lorsque le Blanc se sera débarrassé de ces conditionnements, lorsqu'il sera [PAGE 98] capable de voir la Noire comme une égale. Ainsi, nous voyons que l'asymétrie que nous observons dans les couples mixtes au XXe siècle est aussi révélatrice que celle, inverse, que nous avons observée dans les siècles précédents. Le Blanc, pour pouvoir exploiter en paix sa femme et son esclave après s'être méfié, quatre siècles durant, d'une solidarité éventuelle entre ces deux êtres, est encore aujourd'hui, dans sa masse, incapable de considérer la femme de l'ancien esclave comme une égale. La longue histoire des couples mixtes trouvera sa fin lorsque, sexisme et racisme disparus, ils seront également représentés.

Le Noir. – Si la génétique et la biologie sont mieux équipées aujourd'hui pour résister aux théories de pureté raciale de la colonisation et du racisme, il y a encore des adeptes de ces idées qui fournissent des arguments « scientifiques » à l'intolérance envers les couples mixtes. M. Edward Wilson, professeur de biologie à l'université Harvard, en lançant sa nouvelle théorie, la sociobiologie, en 1975, donne une expression à la fois raciste et sexiste à celle-ci, où peu de place est laissée à la liberté : chaque individu doit diffuser au maximum ses propres gènes, le mâle a un rôle actif, la femelle exécutant les commandes de son partenaire; le premier est un conquérant, qui doit être obéi, la seconde est une exécutante qui suit les ordres. Chaque individu diffuse aussi les gènes de sa famille. Dans ce désir de diffusion, les individus entrent en compétition. Dans l'article que M. Jacques Ruffié, généticien, consacre dans « Le Monde », à la sociobiologie de M. E. Wilson, il cite la découverte de Mme Petit, que la sociobiologie néglige; ruais d'une manière sexuellement neutre : pour lui, l'attrait du rare caractériserait « assez souvent » l'un ou l'autre sexe.

Le Blanc. – Il semble au contraire que l'intolérance au métissage soit davantage le fait de l'homme, et l'interdiction est formulée plus envers le sexe féminin de son propre groupe

« Je ne donnerai jamais ma fille à un... »

QUATRIEME MOUVEMENT

(De la corruption des mots)

Le Noir. – Il y a des mots qui, à nos oreilles noires, sonnent mal. « En fait, le mot « métissage », écrit Calvin Hernton, [PAGE 99] est l'expression du péché du Blanc. Le mot s'applique spécifiquement aux chiens et aux autres animaux. Selon le degré de son complexe de culpabilité, le Blanc peut trouver que la femme noire est sexuellement répugnante ou attirante, mais, dans les deux cas, il la conçoit comme une chienne, et non comme un être humain. » Il n'a pas reconnu les enfants qu'il avait d'elle, et il a été jusqu'à les vendre.

La Noire. – C'est pourquoi nous exigeons des Blancs qu'ils fassent l'effort d'écouter un mot comme celui-ci avec nos oreilles, nos sentiments, notre passé. Un poète noir brésilien, Martinho Da Vila, a fait une chanson très populaire au Brésil, sur le thème qui nous occupe; je crois que c'est pour ne pas employer ce mot qu'il a glissé à sa place un mot savant, qui paraît insolite dans le contexte, même dans la traduction française de Bastide : « Brasil Mulato : 0 Négresse, cherche un homme blanc – Car c'est l'heure de l'intégration absolue ! – Petite Blanche, éprends-toi d'amour pour un Noir ! – Fais avec lui ta miscégénation ! – Il sera beau, mon Brésil de demain ! – Un beau mulâtre – Au pouls ferme et à la mentalité saine. »

Le Noir. – Alors que les enfants d'une Chinoise et d'un Européen et les descendants ne sont désignés que par le terme « Eurasien », pourquoi, sinon parce que le Blanc nous a traités comme du bétail, a-t-il eu besoin d'inventer une foule de mots pour spécifier la quantité de sang noir ou blanc, et évaluer notre prix sur un marché d'esclaves ? Ecoutez, par ordre alphabétique, ce vocabulaire étendu de la langue brésilienne, et essayez d'imaginer ce qu'il a d'humiliant pour nous : al-barrazado, cafuso, cambujo, chinos, gibaros, lobos, mameluko, metis, octavon, quarteron, tierseron, zambos. On ne règne jamais innocemment, et il en reste des traces, aujourd'hui, dans le vocabulaire, c'est-à-dire dans l'esprit, les idées et les sentiments.

La Noire. – En feuilletant l'« Encyclopaedia Universalis », dans tous les articles qui pouvaient concerner les couples mixtes, j'ai trouvé d'ailleurs l'un de ces mots : « cafuso ». Il était accompagné d'un jugement de valeur, conservé par la culture esclavagiste, dans ce dictionnaire des connaissances humaines, et donné comme actuel, évident : « Le mélange Indien-Noir, le cafuso, apparaît assez médiocre. » De quel droit imprime-t-on, en 1975, de telles choses ? A qui est apparue cette médiocrité, sinon aux négriers et à leurs [PAGE 100] clients ? Pour trouver l'origine d'un mensonge comme celui-ci, il faut chercher les intérêts qu'il sert. Et Roger Bastide, dans son livre « Les Amériques Noires », explique que les Indiens, protégés par le clergé et Las Casas, échappaient à l'esclavage, et que les milieux coloniaux, importateurs d'esclaves noirs, constituèrent une idéologie pour dresser les uns contre les autres, Noirs et Indiens : « Mais, surtout, l'agressivité du Noir a été le plus souvent détournée contre l'Indien, tandis que, réciproquement, on dressait l'Indien contre le Nègre. L'opposition était même entretenue par des lois, comme celle qui interdisait le mariage entre Noirs et Indiennes, car l'enfant, suivant le sort de sa mère, si un esclave se mariait avec une Indienne, toujours libre, depuis que le clergé protégeait les autochtones, le maître de l'esclave se voyait privé d'une progéniture qui lui serait revenue autrement. » Ainsi, c'est du point de vue du commerce d'esclaves, que le cafuso est médiocre, mais ce n'est pas ainsi que l'entend l'« Encylopaedia Universalis ».

Le Noir. – Nous avons ici un petit indice de la blague que représente la décolonisation. Chaque fois que l'on parle d'êtres humains comme d'animaux, c'est de nous, Noirs, qu'on parle : « Le mélange Indien-Noir apparut assez médiocre. » Je répète cela : ne dirait-on pas que l'on cause de bestiaux, que l'on apparie, pour le marché de cet automne ? Ai-je des raisons d'espérer que cette ineptie disparaîtra de la prochaine édition de l'« Encyclopaedia Universalis » ? Son directeur, s'il veut suivre mon conseil, la maintiendra-t-il en y joignant l'explication qu'en donne Bastide ? Me lira-t-il seulement ?

CINQUIEME MOUVEMENT

(Pour des traditions d'amour des différences)

La Blanche. – « Je ne donnerai jamais ma fille à un... », disent les pères trop souvent. Dans certaines familles, en revanche, naissent des traditions de mixité, qui se maintiennent au fil des générations. Mes amis allemands, Gaussit, se sont mariés, bien que protestants et catholiques, en un temps où cette mixité était mal vue; ils ont émigré en France, et leurs enfants ont élargi la mixité entre Allemands et Français; enfin, leur petits-enfants ont accentué l'exogamie en se mariant en Algérie. Ces amis aiment bien voyager, et je crois [PAGE 101] que l'amour des voyages et le métissage sont frères. N'est-il pas plus difficile, à l'homme issu d'une mixité, de prononcer cette phrase ?

Le Blanc. – Ma famille est originaire de Normandie; outre le nom, elle n'a gardé de cette province qu'une chanson, qui parle d'un couple mixte, où Cendrillon épouse le fils d'Abd El-Kader; cette chanson fut chantée vers 1840, et elle se maintint dans la famille:

CENDRILLON

Un'jeune fille avait un père
Qui vendait du drap d'Elbeuf.
Il lui fit don d'un' bell' mère
Vu qui's'trouvait par trop veuf.
Cett' fille, huit jours après, p'têt' neuf,
Etait plus malheureuse qu'un' pie-erre.
Faut dire que la bell'mère avait
Deux filles qu'en dot elle apportait,
Et qui n'étaient pas bell's du tout
C' qui fait qu'ça les vexait beaucoup
Car l'autre était un vrai bijou.

Si bien que la pauvr'petite
Avait l'droit dans la maison,
D' récurer tout's les marmites
Et d'manger tous les rogatons.
C'qui fait qu'on l'app'lait Cendrillon
Car la cheminée était son gî-ite.
Ses garc's de sœurs, riaient, faut voir,
Quand leur maman vint à r'cevoir
Un p'tit billet d'Abl El-Kader,
Qui donnait un bal près d'Alger
Et les priait de s'y rendre par mer.

Ces d'moiselles, à leur toilette,
Fir'nt travailler Cendrillon,
Qui leur fit des rob's très chouettes
Et leur frisa le chignon.
Puis, sell's lui dir'nt : Gard' la maison !
C'est bon pour une laveus' d'assiettes !
Ell' pleura tant d'ce camouflet
Qu'elle en remplit tout un baquet
Mais heureusement que son parrain [PAGE 102]
Qu'était Monsieur Robert Houdin,
Vint mettre un terme à son chagrin.

Je vois qu' tu voudrais, ma biche,
Qu'il lui dit, aller au bal ?
Vlà qu'il souffl' sur le caniche
Et le transforme en cheval.
Il fait un fiacre triomphal
Avec une vieille bourri-iche.
Il change en cocher l'perroquet,
En petit groom le sansonnet,
Puis il lui fait don d'un tartan,
Avec un'rob' de bouracan
Et de beaux soques bien reluisants.

Mais surtout, dit c't homme habile,
Quitt' le bal avant minuit.
Ou, sans ça, dans l' mond' kabyle,
Tu r'trouverais tes vieux habits.
Cendrillon dit : C'est dit, qu'elle dit !
Et pour Alger la v'là qui fi-ile
Au bal, aussitôt qu'elle parut,
Au fils d'Abd El-Kader, ell'plut.
Ses sœurs en fur'nt très chagrinées,
Mais ell's ne purnt rien deviner,
Vu qu'elle avait mis un faux-nez.

Chacun monta sur sa chaise
Pour la voir à la polka.
De brioch' chaud's comme des braises
Abd El-Kader la combla.
Son fils qu'avait l'cœur pris déjà, N'en put manger que quinze ou sei-ize !
Pour la première, il l'invita
Quand Minuit moins un quart sonna,
Mais Cendrillon s'sauve et lui dit
Merci, mon portier m'l'interdit,
Et n'ouvr'jamais après minuit.

Au moyen d'un constantine,
En Elbeuf, elle arriva.
Dans sa course assez fine,
Un de ses soques tomba.
Le prince trouva et ramassa
Le soque qu'il mit sur sa poitri-ine. [PAGE 103]
Le pied qui chausse ce soqu-ci,
Dit-il, me trotte dans l'esprit !
L'fait qu'il y trottait si bien
Qu'il fait proclamer un matin
Ou' cell' qu'aurait l'pied aurait sa main !

En vain, à toutes les d'moiselles,
On essaya l' soqu' sus-dit.
Nos deux sœurs, les péronnelles,
N'eur'nt pas l'pied assez petit.
Cendrillon, ce qui les réjouit,
Demande à l'essayer comme e-elles.
Figurez-vous leur saisissement,
Le soqu' lui allait comme un gant !
Leur plaisir ne fut pas très vif,
Mais ell's se dir'nt : C'est positif,
C'est Cendrillon qu'avait l' faux pif.

Un cortège magnifique
Composé d'cent mille Bédouins
La conduisit en Afrique
Chez le prince des Maghrébins.
Après un des plus beaux festins,
On eut la lanterne magi-ique.
Cendrillon qu'avait très bon cœur,
Y fit emmener ses deux sœurs,
Leur dit: Je n'vous en aim'pas moins,
Et dix jours après d'vant témoins,
Leur fit épouser deux Bédouins.

Enfants ! Qu' ceci vous aprenne
A bien choisir en naissant
Vot' Parrain et vot' marraine,
Vous en voyez l'agrément.
Rentrez pas tard à vot'logement,
A vot'portier, ça f'rait d'la pei-eine.
Attachez vos souliers très mal,
Et tâchez d'en perdre un au bal !
C'est le moyen de vous marier,
Et si l'on vous rend votr' soulier,
De trouver chaussure à vot'pied !

Ce n'est pas un hasard, certainement, si un couple mixte s'est formé, dans la famille, où cette chanson était apprise au fil des générations, à la fin du XIXe siècle, entre une sœur [PAGE 104] de mon grand-père et un Syrien arabe, et je suis sûr qu'on a chanté la chanson au mariage.

Le Noir. – L'un des plus grands peintres de notre siècle, Wifredo Lam, est né lui aussi dans une famille mixte; et il a poursuivi lui-même cette tradition, Né en 1902, de Yam Lam (en chinois : l'Homme de la Montagne Sauvage regardant le Ciel Bleu), 84 ans, commerçant et écrivain public, et d'une femme issue d'une famille africaine et européenne; huitième et dernier enfant du couple, donc issu de trois continents, il a continué durant toute sa vie cette tradition de mixité. Mantonica Wilson, sa marraine africaine, voulait faire de lui, enfant, un magicien. Il se marie, en 1929, en Espagne, avec Eva Piris, dont il a un fils. Il perd sa femme et son fils, tuberculeux, deux ans après. Sa seconde femme, en 1944, est Allemande, Helena Holzer, d'avec laquelle il divorce, six ans plus tard. Puis mariage à Paris avec Lou Laurin. Et chacun de ses enfants est né dans une nation différente. Par sa vie, Wifredo Lam confirme ce que vous avez dit au sujet du rapport entre la mixité et l'amour des voyages. En 1923, à 21 ans, Lam, après que sa famille lui ait cousu des pièces d'or (l'or à l'époque, coûtait peu à Cuba), qui lui permettront de vivre pendant un an, s'embarque en Espagne, où il vit jusqu'en 1936, après la victoire de Franco, qu'il a combattu. En 1941, désespérant de l'Europe hitlérienne, il s'embarque avec Victor Serge, Breton, Levi Strauss, pour la Martinique, il tâte d'un camp de concentration, où il connaît le poète Aimé Césaire. En 1943, il est à New York, où son tableau « La Jungle » fait scandale; voyages en Haiti, en France, en Italie, en Angleterre, en Suède, dans le Matagrosso, au Danemark. Alain Jouffroy écrit de lui : « S'il revendique parmi ses ancêtres, non seulement les esclaves d'Afrique, mais aussi leurs maîtres, les pourvoyeurs d'esclaves, et tous les brigands chassés des prisons par Isabelle la Catholique, c'est qu'il est conscient, plus que personne, et cela depuis son enfance, mais avec une acuité qui ne cesse de s'aviver jusqu'au départ de Marseille, en 1941, de tous les paysages tramés dans toutes les mémoires, de tous les exils, de tous les métissages, de toutes les rencontres, de toutes les disparitions d'hommes, de leur persécutions, de leurs peurs, et de leurs conquêtes. »

La Blanche. – Des traditions très diverses existent certainement dans les familles, qui prédisposent à la mixité. Gusella et Andrei Arnalrik, ce couple mixte, russe et tatare [PAGE 105] musulmane, émigré récemment, nous offre un autre exemple : Amalrik: est un nom d'origine française, et Andrei raconte, dans « Voyage involontaire en Sibérie », qu'il descend d'un soldat de Napoléon, resté à Moscou après la retraite de la Grande Armée. Ce soldat avait lui-même dit à ses descendants, qu'un de ses ancêtres, portant ce nom, avait crié, pendant la Croisade des Albigeois : « Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens ! » Le souvenir de cette première mixité franco-russe n'a-t-il pas permis à Andrei Amalrik de résister à la persécution stalinienne contre le cosmopolitisme, non seulement par ses livres, mais par son mariage avec une musulmane tatare, peintre et écrivain. Peut-être que le soldat de Napoléon a appris avec une intention cette phrase horrible à ses enfants, pour favoriser des traditions plus tolérantes...

La Noire. – A Madagascar, dix-huit tribus composaient la population; la mère d'un ami, de tribu Mérina, à Tananarive, à dû braver l'interdiction de sa famille, pour épouser un homme de la tribu Sihanaka, de Tamatave. On l'a menacée de l'exclure de la famille, et même de la tombe familiale, à sa mort; les enfants du couple ne sont jamais reçus dans la famille maternelle. Cet ami mentionne un problème analogue posé par un frère de sa mère, qui a eu cependant moins de gravité, « car, à Madagascar, un garçon peut disposer plus librement de sa vie ». Il me semble que, dans une famille, qui s'est ainsi formée contre l'intolérance et l'interdit, la mémoire familiale doit fonder une tradition : chez les descendants, il est probable que les hommes n'ont plus envie de dire la fameuse phrase : « Je ne donnerai jamais ma fille à un... », aussi longtemps qu'ils gardent en mémoire l'histoire de leurs ascendants. Parmi les traditions canaques, je crois qu'il y en a une, qui favorise tout à la fois la mixité, et l'indépendance des femmes : lorsqu'une femme canaque a un bébé, elle propose souvent l'échange avec une autre; lorsque l'écrivain Jean Mariotti est né, en Océanie, une femme canaque avait proposé à sa mère, blanche, cet échange. Celle-ci avait refusé en disant que Dieu ne voulait pas. Pour ne pas vexer cette femme, elle lui proposa d'être sa seconde mère. Plus tard, Jean Mariotti, grâce à cela, écrivit des contes canaques, sous le titre « Les contes de Poindi ». Une telle enfance ne peut conduire qu'à l'amour des différences.

Laurent GOBLOT
(à suivre)