© Peuples Noirs Peuples Africains no. 15 (1980) 66-83



LA DORMEUSE ET LES FLIBUSTIERS

Jean Imbert
ou l'Université française encanaillée par l'Afrique
des dictateurs.
à propos de « Le Cameroun », par Jean Imbert,
P.U.F. (Que sais-je ?), 128 pages, Paris, 1973.

Mongo Beti

FASCISME ET « COOPERATION » NORD-SUD

Il y a quelques années, le film de Costa Gavras « Etat de siège » soulevait l'enthousiasme des salles et des critiques français. L'observateur africain avait bien du mal à débrouiller et à accepter la raison capitale de ce triomphe : dans ce spectacle en somme familier pour le ressortissant des pays de la coopération franco-africaine, la bonne conscience béate de l'opinion publique de l'hexagone se gargarisait de ce qui lui paraissait à l'évidence une malédiction spécifiquement américaine, à savoir l'activité criminelle exercée par de soi-disant conseillers yankees dans de petites Républiques latino-américaines se prétendant souveraines.

Le scénariste du film avait pris pour point de départ de l'action une affaire réelle ayant en son temps défrayé l'actualité [PAGE 67] internationale : un certain Dan Mitriano, instructeur américain de lutte contre la guérilla urbaine en mission à Montevideo, avait été enlevé et exécuté par les Tupamaros. Costa Gavras exploita surtout le scandale de l'enseignement abominable prodigué par le spécialiste nord-américain aux forces de police locales chargées d'exterminer l'extrême-gauche clandestine de cette nation du tiers-monde : filatures, quadrillages, guet-apens, espionnages, arrestations, interrogatoires, leçons de torture administrées sur des cobayes humains, c'était l'abc de la gestapo ordinaire d'une dictature d'Amérique latine.

Toutes ces horreurs furent désignées par les commentateurs et acceptées par les spectateurs comme autant de manifestations éloquentes de la sanglante fatalité que porte l'impérialisme américain comme une tunique de Nessus. Lorsque, à la fin, les guérilleros uruguayens réussissaient à enlever ce trop vilain Américain et le mettaient à mort, chacun jugeait cette issue conforme à la justice immanente, compte tenu des souffrances que cet homme atroce avait si longtemps infligées à une population livrée de surcroît à l'oppression et à la misère.

Quelle stupéfaction un Africain n'eût-il pas causée au publie français, si, se dressant face à lui, il lui avait tenu ce langage : « Français, puisque vous vous proclamez cartésiens, sachez que la haine méritée par le personnage que ce film vous a montré peut se retourner contre vous. La France aussi entretient des « conseillers » sanguinaires dans de petites Républiques africaines et y porte à bout de bras des régimes cruellement répressifs. Ces « conseillers » y portent le nom de coopérants et d'assistants techniques. Eux aussi enseignent la barbarie de la torture, de la terreur, de l'assassinat... »

Plus encore, s'il est vrai que le « conseiller » yankee méritait son terrible châtiment, lui qui cependant ne s'était efforcé que d'assurer la vigueur et l'adresse du bras et de la main de policiers fascistes, que dire de ceux qui, coopérants et assistants techniques français dans de petites Républiques africaines aux populations misérables et sans défense, arment les cerveaux et les intelligences pour les guerres fratricides, enseignant l'improbité, la haine, les techniques du trucage et de la contre-vérité, le forçage des âmes, le viol des consciences ?

Car si le tourment des corps n'affecte que les individus et [PAGE 68] ne dure qu'un temps limité, qui calculera jamais les effets de la perversion des esprits, du dévergondage des imaginations fécondées par les délires du fanatisme ? Voilà très exactement le rôle joué par Jean Imbert, professeur des Facultés de Droit, aujourd'hui haut fonctionnaire ayant en charge le contrôle des étudiants étrangers en France qui, après un long séjour au Cameroun d'Ahmadou Ahidjo, publia en 1973 un ouvrage intitulé « Le Cameroun », chef-d'œuvre de cynisme intellectuel et d'abjection arriviste; un de ces ouvrages qui, comme tous ceux qu'étudiera cette modeste chronique, illustreront aux yeux de la postérité la « coopération franco-africaine » comme une entreprise totalement aberrante et, dès l'origine, vouée à l'échec radical.

Jean Imbert au four et au moulin

L'itinéraire afrologique de Jean Imbert n'a pas été des plus communs. En France, il est rare de partir pour l'Afrique quand on est assuré de son talent, de son avenir ou de sa carrière. Comme les Antilles jadis, l'Afrique est aujourd'hui, sauf exception, le refuge des cadets de famille en surnombre, des cousins embarrassants à qui il faut trouver une situation malgré tout. On part maître auxiliaire, pour revenir bedonnant maître-assistant ou pontifiant maître de conférence. On embarque aventurier hâve et déguenillé, on débarque milliardaire somptueux et arrogant; on disparaît petit vicaire saute-ruisseau pour reparaître au pire prophète barbu et solennel, au mieux Mgr Lefèbre, chef des intégristes. Ainsi va la tradition depuis des siècles. Nounou noire des blonds garnements, mère nourricière des ratés de l'Occident, dépotoir, souillon, catin ..., l'Afrique, c'est cela.

Bref, les Français qui vont en Afrique n'ont généralement rien à donner au continent noir, quoi qu'ils en disent, alors qu'ils attendent tout d'elle et en obtiennent d'ailleurs tout. Si l'Afrique est si pauvre, c'est d'abord qu'elle est trop généreuse; aucun autre continent n'a autant prodigué sa substance pour l'enrichissement et le plaisir des étrangers.

Au contraire, quand Jean Imbert quitte l'hexagone et arrive au Cameroun, il est, lui, professeur de Faculté : dans la tradition bourgeoise française, c'est déjà une réussite achevée. Va-t-il, lui au moins, faire exception à la règle et donner à l'Afrique plus qu'il ne lui prendra ?

Chargés d'accoucher de la première université de la jeune République Camerounaise, les deux prédécesseurs de Jean Imbert assistent non sans enthousiasme aux événements et [PAGE 69] aux transformations en quoi se concrétisent les conceptions gaulliennes de la décolonisation de l'Afrique noire. En quelques années de terreur, de ruses, de procès politiques, il faut bien se rendre à l'évidence; les populations se résignent lentement, mais inexorablement à la souveraineté bidon qui leur est imposée. C'est, pour les coopérants et les assistants techniques français, assez angoissés jusque- là, la divine surprise. On peut donc venir à bout en Afrique de maquis révolutionnaires apparemment bien implantés, et cela dans le silence complice de l'Est et de l'Ouest ? Sacré de Gaulle ! Comment peut-il bien s'y prendre ?

En même temps, les anciennes firmes coloniales reviennent en force tandis que les grands établissements financiers français prennent vigoureusement en main et rationalisent l'exploitation des ressources du pays. La mission des coopérants universitaires est d'abord de canaliser la formation et les dispositions des élites intellectuelles de telle sorte qu'aucun conflit frontal ne les dresse jamais contre les intérêts de la France. Mais comment y parvenir avec l'un des peuples africains sans doute les plus dynamiques sinon en freinant sa jeunesse, en faisant de l'obstruction, en édifiant des digues, puis des chicanes, puis des barrages ?

Les coopérants se trouvent bientôt face à face avec une cruelle vérité certes, les Camerounais se sont assez facilement laissé déloger de leur espérance de souveraineté politique, de leur rêve de maîtrise des richesses nationales, mais ce fut pour se replier sur une ligne de résistance qu'ils paraissent disposés à défendre avec l'énergie du désespoir. La frénésie de connaissance et de promotion des jeunes Camerounais soutenus et même harcelés par leurs parents paraît un véritable raz de marée qui menace de tout emporter, et en particulier la lourde tutelle que Paris est en train de tisser comme une nasse d'acier où, le premier, le président Ahidjo s'est, quant à lui, déjà laissé ligoter sans grande résistance, et pour cause !

La jeunesse, elle, passe entre toutes les mailles du filet, quoi qu'on fasse. Les foyers africains des quartiers déshérités et des bidonvilles n'ont pas d'électricité ? les collégiens viennent apprendre leurs leçons sous les réverbères des avenues prestigieuses. Les lycées de l'Etat refusent les enfants des pauvres ? Les parents se saignent aux quatre veines, pour assurer la scolarité de leurs chers petits dans les établissements privés qu'on voit pousser comme des champignons. [PAGE 70] Un prétendu plan quinquennal du gouvernement camerounais – concocté en réalité par une équipe d'assistants techniques français sous la direction de Jean Imbert – fixe à cinq cents le plafond des bacheliers reçus chaque année ? Les masses de recalés se ruent clandestinement aux frontières que, malgré les sbires du pouvoir fasciste néo-colonial, ils transforment en passoire pour aller décrocher la peau d'âne ailleurs, n'importe où, en France par exemple, où le bachot est toujours un examen et non un concours.

Peut-on vraiment briser cet élan ? Les assistants techniques mandataires des sphères foccartistes n'en doutent pas : il suffirait, pensent-ils, d'accentuer la rigueur, déjà draconienne pourtant, des dispositifs qu'ils ont mis en place. Il ne manque que l'accord de de Gaulle, que personne n'ose solliciter. Le vieux général, mystique de la patrie, sait, lui, jusqu'où on ne doit pas aller trop loin quand on traque le désespoir collectif d'un peuple, si jeune soit-il. A vouloir trop en faire, ne risque-t-on pas un jour de buter sur un noyau de résistance irréductible et de l'exaspérer ?

Deuxième divine surprise pour les faucons du foccartisme : 1969! Exit le général de Gaulle. S'avance Georges Pompidou, l'homme des financiers à courte vue, le prophète du pillage mesquin, le messie des factoreries. Permission est enfin donnée à tous les instincts de s'assouvir. Nommé en 1971 (un an après son arrivée et immédiatement après l'exécution d'Ernest Ouandié sur la place de son village natal) recteur de l'université de Yaoundé, Jean Imbert peut émerger de l'obscurité contraignante de la coulisse et déployer son magistère au grand jour. C'est l'époque aussi où débarque à Yaoundé Hervé Bourges, officiellement directeur de l'Ecole Internationale de Journalisme nouvellement créée. Foin du laxisme de la période précédente. Et vive la reconquête musclée. La mission de Jean Imbert consistera à parachever l'installation à Yaoundé de structures universitaires malthusiennes et hypersélectives.[1] Dans le livre qu'il publie en 1973 aux P.U.F., [PAGE 71] et que nous allons maintenant analyser, le futur bras droit de Mme Alice Saunier-Selté montre déjà le bout de l'oreille en faisant ce demi-aveu de son projet à la page 123 : « Cette stabilité du Cameroun n'attire guère les chroniqueurs et journalistes qui préfèrent généralement puiser leurs informations chez les émigrés camerounais généreusement accueillis par la France... »

On ne saurait trop admirer ce « généreusement accueillis » sous la plume d'un homme qui vient de vivre les quatre plus exaltantes années de sa vie dans un pays africain qui l'a grassement rémunéré pour une besogne qu'une dizaine de ses propres enfants étaient à même d'accomplir mille fois mieux et à un coût mille fois moindre – et que le prestige attaché à ce séjour va bientôt propulser aux plus hautes fonctions de son pays.

Voilà en tout cas le secret de l'affaire : il s'agit, entre autres, d'étouffer à tout prix la maigre parole des rares intellectuels africains rescapés des dix premières années de la « décolonisation » et de la normalisation gaulliennes. Sus donc aux intellectuels africains, ces empêcheurs de normaliser en rond, à commencer par ces « exilés que la France accueille trop généreusement ».

Revenu du Cameroun, Jean Imbert est d'abord nommé Recteur de l'Académie de Versailles (on ne pouvait pas faire moins pour l'ancien recteur de l'université de Yaoundé), puis Directeur du Personnel de l'Enseignement du Second Degré au ministère de l'Education nationale (il en profite pour décréter que les Africains ne pourront plus désormais obtenir un poste de maître auxiliaire en France), puis haut [PAGE 72] responsable du ministère des Universités et, à ce titre, collaborateur direct de Mme Saunier-Seïté chargé d'élaborer le décret qui porte son nom et dont il récuse aujourd'hui la paternité, comme en témoigne l'interview qu'il a donnée au Quotidien de Paris, le 15 mai 1980.[2]

Jean IMBERT, DIAFOIRUS DE L'AFRICANISME

Le séjour au Cameroun de Jean Imbert s'effectue sous des auspices sanglants : arrivé sur place en 1970, il a été témoin de l'effarant procès aux multiples rebondissements qui a conduit Ernest Ouandié devant le peloton d'exécution en février 1971. C'est, très significativement, après cet assassinat légal qu'il est nommé officiellement vice-chancelier, c'est-à-dire recteur, de l'université de Yaoundé. On attendrait de ce grand universitaire français un peu de circonspection sinon de pudeur dans cette conjoncture douteuse. Ainsi, pour s'autoriser à publier, après seulement trois années de séjour dans le pays, un livre certes conforme aux dimensions modestes de la collection « Que sais-je ? », mais se présentant néanmoins comme un ouvrage de référence que consulteront obligatoirement coopérants, assistants techniques, investisseurs, touristes en partance pour le Cameroun, on attendrait de cet homme de solides qualifications inscrites, par exemple, dans la liste des ouvrages publiés par lui auparavant. Malheureusement, il n'y a dans cette liste aucun indice de l'intérêt de Jean Imbert pour l'Afrique et, encore moins, pour le Cameroun.

Quel zèle ne lui aura-t-il pas fallu alors pour réunir en [PAGE 73] si peu de temps une matière, inconnue jusque-là de lui, et rédiger cette vaste synthèse qui embrasse tous les aspects de la réalité camerounaise : économique, politique, ethnographique, historique, sociologique, géographique, littéraire, etc.

Tranchons le mot : est-ce bien Jean Imbert le véritable auteur de ce livre ? On peut en douter, et examiner alors plusieurs hypothèses.

Des étudiants camerounais ou même des enseignants noirs et blancs associés en une commission mixte avaient effectué tout le travail de recherches et de mise en forme et Jean Imbert, universitaire prestigieux, n'a plus eu qu'à apposer sa signature sur l'ouvrage : c'est une pratique courante de l'université française. On peut la juger, comme moi, immorale; mais elle fait partie des usages auxquels il est de bon ton de se résigner. Toutefois, c'est une hypothèse qu'il faut rejeter; nous en dirons les raisons plus loin.

Jean Imbert, à peine débarqué, a pu réunir une équipe et celle-ci, sous sa houlette, a travaillé d'arrache-pied pour mettre à sa disposition toutes les données avec lesquelles le grand homme a rédigé la synthèse publiée aussitôt qu'achevée par les P.U.F. Cette hypothèse n'est pas tellement éloignée de la précédente et il faut la récuser pour les mêmes raisons.

Plus vraisemblablement, le livre est l'œuvre d'un brain-trust dont faisaient partie des personnalités spécialisées depuis longtemps dans le discours de justification du système néo-colonial imposé à l'Afrique, et particulièrement au Cameroun, depuis 1960 par les conceptions et la volonté de puissance gaulliennes, ou simili-gaulliennes. Question : pourquoi alors le nom de Jean Imbert, obscur professeur des Facultés de Droit et de Sciences Economiques de Paris ? A cause justement de cette obscurité. Une signature plus illustre se serait compromise dans l'affaire, ou aurait compromis l'entreprise, en dévoilant les affinités électives et les complicités qu'il fallait précisément dissimuler. Tel journaliste, par exemple, devait sauvegarder le label d'objectivité de son journal ou de son agence de presse. Tel assistant technique de haute volée ne pouvait se permettre d'émerger de la coulisse foccartiste sans nuire à son image de marque gauchiste si utile à Paris, etc.

Ce qui est certain, et dont on se persuadera sans peine en lisant « Le Cameroun » deJean Imbert, publié en 1973 aux Presses Universitaires de France, dans la célèbre collection [PAGE 74] « Que sais-je ? », c'est que l'ouvrage reprend les thèmes principaux et reproduit l'idéologie des articles publiés par Philippe Decraene dans « Le Monde » au cours des années soixante, en même temps qu'il annonce la noble philosophie que va tenter de populariser en 1979 un très important ouvrage publié aux Editions du Seuil sous la signature d'Hervé Bourges et Claude Wauthier sous le titre « Les 50 Afriques » (que nous présenterons, avec « Décoloniser l'information » du seul Hervé Bourges, dans la livraison de Peuples Noirs-Peuples Africains venant immédiatement après celle-ci).

Pour tout connaisseur des affaires africaines, il est clair que Jean Imbert non seulement puise aux mêmes sources et adhère à la même idéologie que les personnalités que nous venons de nommer, mais qu'il participe aussi au même complot de décervelage des élites africaines et de bourrage de crâne de l'opinion française et internationale. A ceux qui seraient tentés de nous accuser de parti pris, nous proposons d'examiner avec nous quelques thèmes du livre de Jean Imbert et de méditer sur leur rôle dans la stratégie de confusionnisme que nous venons de définir, sans perdre de vue la toile de fond politico-psychologique de cette vaste, ambitieuse et sans doute présomptueuse entreprise : la formidable vague de répression de la période gaullienne a provoqué l'effondrement des oppositions progressistes et révolutionnaires de l'Afrique francophone, y compris celles qui avaient d'abord paru les plus structurées comme l'Union des Populations du Cameroun qui y a perdu ses leaders les plus redoutés – Ruben Um Nyobé, Félix-Roland Moumié, Abel Kingué, Ossendé Afana, Ernest Ouandié. Ce qu'il en reste accumule erreur sur erreur et semble ainsi faciliter la tâche de ses adversaires, c'est-à-dire des stratèges de la « coopération franco-africaine ». Ceux-ci sont désormais persuadés d'avoir le champ libre pour réaliser le lavage de cerveau des populations, prélude indispensable à l'instauration d'un système assez vigoureux pour résister pendant des générations aux assauts des progressistes et des révolutionnaires africains. Tel est l'enjeu de la bataille dans laquelle s'inscrit le livre de Jean Imbert, outre la volonté d'étrangler toute parole africaine un tant soit peu libre et, au besoin, de la prévenir.

On est d'abord étonné de prendre Jean Imbert en flagrant délit d'erreurs grossières qu'un Africain n'aurait pas commises, dont voici une illustration caractéristique : page 91, [PAGE 75] l'auteur écrit que « Sans haine sans amour » est, avec « Ville Cruelle », un roman publié par Mongo Beti sous son premier pseudonyme d'Eza Boto (en réalité, il s'agit d'une nouvelle de moins de dix pages). C'est très fâcheux et très révélateur – ni Jean Imbert ni ses « nègres » n'ont donc lu les ouvrages qu'ils mentionnent ? Peccadille, dira-ton ? Passons.

Voici donc qui est plus grave et plus révélateur encore page 6, Jean Imbert affirme qu'il y a au Cameroun 201 groupes ethniques « identifiables », sans plus de précision. Il y avait pourtant là une fameuse énigme à percer définitivement. Qu'est-ce au juste qu'un groupe ethnique identifiable ? C'était l'occasion ou jamais de définir des critères scientifiques universels qui, appliqués à la France par exemple, auraient pu permettre aux chercheurs de dénombrer les groupes ethniques « identifiables » de l'hexagone. Le lecteur ordinaire ne perçoit peut-être pas la résonance idéologique de ce thème tarte-à-la-crème. Mais les intellectuels africains n'ignorent pas, quant à eux, que le né-colonialisme y trouve la meilleure justification de la tutelle de la France sur nos populations qui, selon lui, manquent trop de cohésion pour mériter une pleine et totale souveraineté politique et économique. Cet argument exerce une telle fascination sur l'opinion française déjà conditionnée que la presse de l'hexagone (qui est aussi, on ne le dira jamais assez, la presse de l'Afrique francophone) range habituellement sous la rubrique antagonismes ethniques tous les conflits politiques africains qui réussissent à percer le mur du silence imposé par les consignes officielles – ce qui permet de les désamorcer en les minimisant. (Il faut le massacre de plusieurs centaines d'écoliers pour que les belles âmes humanistes et chrétiennes d'Occident commencent enfin à faire semblant de s'émouvoir : c'est vrai que l'Afrique n'est pas l'Afghanistan !)

Un véritable homme de science se serait inquiété de savoir et d'expliquer pourquoi les Etats européens qui offrent, eux aussi, un bel arc-en-ciel de groupes ethniques, ont le droit, eux, de se présenter comme l'expression de nations authentiques, pour lesquelles la souveraineté et la liberté vont de soi.

On peut en dire autant des fameuses langues africaines, à propos desquelles, prêchant des convertis, Jean Imbert affirme : « La diversité des langues vernaculaires n'est pas moindre. » Ici un problème subsidiaire se pose : qu'est-ce que Jean Imbert peut bien savoir des langues vernaculaires [PAGE 76] africaines ? Et, d'une manière générale, qu'est-ce qu'un Français, exception faite des missionnaires, seuls Blancs à pouvoir parler ces langues, peut bien prétendre savoir des langues vernaculaires ? Comment des gens incapables de dire deux mots d'une langue africaine, même quand ils prétendent enseigner ces langues dans une université, peuvent-ils se permettre d'en juger du haut de leurs méprisables prétentions ? Pourquoi, par exemple, le fang du Sud-Cameroun, langue absolument unique à travers ses accents régionaux (beti, boulou, ntoum, éton, mbida-ambani etc.) et parlée par plus de deux millions d'hommes, ce qui est plus que certaines langues européennes, doit-il être qualifié de langue vernaculaire ?

Jusqu'ici, on pouvait se borner à incriminer le prétendu spécialiste.

Mais voici des fautes qui ne peuvent laisser de mettre en doute la probité de l'homme. C'est comme si Diafoirus se faisait Machiavel de brousse.

Page 99, par exemple, Jean Imbert n'hésite pas à écrire :

« L'installation progressive et rationnelle des pharmacies permet maintenant un approvisionnement normal des divers centres de santé. » Cette assertion est un bel exemple des contre-vérités qui émaillent le livre de Jean Imbert, professeur de Faculté qui, contrairement à un André Gide, ne croit manifestement pas que le rôle du maître soit de développer le sens critique de ses élèves.

En effet, dans un journal peu suspect de malveillance envers le régime d'Ahmadou Ahidjo qu'il a toujours soutenu, le Dr Escoffier-Lambiotte, revenant à la même époque d'un voyage au Cameroun, écrivait ces lignes qui en disent long sur la stratégie du néo-colonialisme français au Cameroun, et en Afrique en général : « Les antibiotiques qui, comme tous les médicaments, sont environ deux fois plus chers qu'à Paris, sont administrés à raison du quart de la dose nécessaire. Et, dès le 15 de chaque mois, les dispensaires ont épuisé les maigres approvisionnements fournis par les pharmacies installées tant bien que mal ici ou là.... »

Il faut bien que l'un de ces deux témoignages soit mensonger. Lequel ? Celui de Jean Imbert ? Celui du Dr Escoffier-Labiotte ? Qui pourrait hésiter à trancher ?

Autre contre-vérité au passif de Jean Imbert, et dans un domaine où ce professeur des Facultés de Droit et de [PAGE 77] Sciences Economiques ne devrait pas se sentir dépaysé : notre homme n'hésite pas à écrire (page 115) : « La situation monétaire du Cameroun est demeurée solide depuis l'indépendance : elle est marquée par une augmentation régulière des réserves de change. »

Il n'est pas inutile de savoir que c'est là un des aspects de la coopération franco-africaine que les intellectuels africains contestent avec le plus de véhémence et d'indignation, et un homme de bonne foi se serait gardé de passer sous silence tous leurs arguments, comme le fait froidement Jean Imbert. Le Cameroun a donc une situation monétaire et des réserves de change ? Pourquoi Jean Imbert ne nous précise-t-il pas à combien il évalue ces dernières ?

Dès les indépendances gaulliennes de 1960, l'un des thèmes de contestation privilégiés des oppositions d'Afrique francophone a été le refus d'une conception de la zone Franc qui dépossédait précisément les Etats africains de la maîtrise de leur monnaie ainsi que de leurs devises, ce qui réduisait pratiquement à zéro leur initiative en matière de politique économique, autant dire, en définitive, tour souveraineté. Dans « l'Economiste du Tiers-Monde » daté de février-mars 1974, un Camerounais, Abel Eyinga, expose précisément cette aberrante situation dans un article magistral qui démonte les mécanismes de ce qu'on appelle le « Compte d'opération ». une des institutions les plus monstrueuses de la « coopération franco-africaine », conçue, plus que toute autre, pour déposséder les Républiques africaines francophones de la gestion de leurs monnaies, et plus particulièrement de leurs devises qui servent tout bêtement, sans aucune contre-partie, à enrichir les réserves de la Banque de France.

Voilà un procédé que Jean Imbert, qui n'est quand même pas tout à fait dépravé, juge inavouable, et qu'il préfère escamoter maladroitement. Car la mission de Jean Imbert, grand universitaire français, n'est pas d'enseigner le sens critique et la probité intellectuelle, mais d'exalter à tout prix l'impérialisme français, fût-il criminel.

JEAN IMBERT, GRIOT BLANC D'UN ROITELET NEGRE

Le lecteur le moins prévenu du livre de Jean Imbert est bien forcé de constater un parti pris évident de l'auteur pour le Pinochet noir de Yaoundé et ses protecteurs de Paris à [PAGE 78] l'égard desquels, loin de formuler la moindre réserve, il n'entonne qu'éloges dithyrambiques.

On trouve à la page 53 un portrait littéralement hagiographique du président Ahmadou Ahidjo qui ne peut manquer de provoquer un homérique éclat de rire chez ceux qui connaissent un tant soit peu le triste personnage. Sous la plume du futur président de la commission nationale pour l'inscription des étudiants étrangers, l'assassin de Ruben Um Nyobé, de Félix-Roland Moumié, d'Ossendé Afana, d'Ernest Ouandié et de milliers de patriotes et de militants révolutionnaires camerounais devient un phénix, un Agammemnon de l'épopée de l'indépendance. Par exemple, tenez-vous bien : « Ses positions nationalistes et libérales (sous la colonisation) l'empêchent d'être élu à l'Assemblée nationale française; il a contre lui la toute-puissante administration coloniale qui soutient la candidature de Jules Ninine, et aussi les chefs traditionnels qui craignent pour la suppression de leurs droits féodaux. »

Voilà comment un grand universitaire français récrit l'histoire récente de l'Afrique.

Mais qu'importe ce fâcheux contretemps puisque, aussitôt, l'on assiste aux noces du grand homme avec le Destin. Ainsi, « lors de la chute de Mbida, il devient tout naturellement Premier ministre ». Admirons ce tout naturellement, chef-d'œuvre de crétine imposture, quand chaque observateur sérieux sait aujourd'hui, grâce notamment à Georges Chaffard (« Carnets secrets de la décolonisation », tome I), qu'il a fallu un véritable coup d'Etat du Gouverneur « socialiste » (c'est-à-dire inscrit, comme son père, à la S.F.I.O.) Ramadier pour se débarrasser d'André-Marie Mbida et installer Ahidjo, marionnette dérisoire de Debré et de Foccart, dans le fauteuil du Premier ministre.

D'ailleurs, continue le futur directeur du C.N.O.U.S., superflic affecté par Giscard à la chasse aux étudiants étrangers (c'est-à-dire africains, dans leur écrasante majorité), l'auréole d'Ahidjo « ne cesse de grandir et, le 5 mai 1960, seul candidat, Ahidjo est élu président de la République par l'Assemblée Nationale... »

Pourquoi seul candidat, dans un pays qui n'avait jusque-là manqué ni de leaders populaires ni d'hommes plus légitimement ambitieux que le héros de Jean Imbert ? M. le Professeur de Droit et de Sciences Economiques, qui n'a jamais entendu parler de sens critique, ne parait pas même se [PAGE 79] poser la question. Il répondrait sans doute que ce fut là l'effet bien normal du coup de baguette d'une fée tutélaire. L'Afrique n'est-elle pas le refuge du merveilleux ? Sous d'autres cieux, on utiliserait sans doute un autre vocabulaire mieux adapté à des structures mentales ayant dépassé la pensée prélogique. On dirait, par exemple, que, en multipliant les assassinats d'opposants, les arrestations, les mesures d'exception, les troupes françaises toujours en place alors, et d'ailleurs renforcées la veille de la proclamation de l'indépendance par un véritable corps expéditionnaire, avaient créé un climat de terreur qui avait suffi à dissuader tout récalcitrant. Mais qui ne voit que ce langage est bien mal ajusté à ces grands enfants de nègres ? Cela ne reviendrait-il pas de plus à accuser Jean Imbert de racisme ? Qui irait soupçonner de racisme le bras droit de Mme Saunier-Séité, auteur du fameux décret Imbert ?

Le reste est à l'avenant.

La répression sanglante des patriotes et des militants révolutionnaires, poursuivie sans relâche depuis l'indépendance, avec au moins la même rigueur que sous la colonisation ? L'extermination des chefs historiques du combat contre l'impérialisme français ? Connais pas ! semble dire Jean Imbert. La seule politique de son héros ayant toujours été « la persuasion sous toutes ses formes » (page 60), il ne peut y avoir eu de répression que celle qui frappe légitimement les bandits de toute sorte dans un pays où la peine de mort est prévue par la loi (appliquée rétrospectivement depuis 1975) contre les voleurs – à l'exception des prévaricateurs, car il faudrait alors commencer par le président soi-même, qui dépose les royalties du pétrole camerounais dans un compte numéroté (privé) en Suisse !

L'effroyable misère des masses ? Le chômage ? Les bidonvilles réduits à la famine et au désespoir ? Il y a pire, comme dirait M. Philippe Decraene du journal « Le Monde », regardez plutôt ce qui se passe en U.R.S.S.

Quel a été, quel est le rôle de la France dans tout cela ?

Celui d'une grande puissance humaniste, chrétienne, et de surcroît amie compatissante du peuple camerounais, d'une loyauté à toute épreuve, dixit M. le Professeur Jean Imbert. N'a-t-elle pas dépêché là-bas, à la veille de l'indépendance, un petit corps expéditionnaire chargé de briser la résistance des organisations populaires ? Le futur directeur du C.N.O.U.S. n'a pas entendu parler d'une chose si affreuse; [PAGE 80] il n'a d'ailleurs pas lu Georges Chaffard, un gauchiste connu pour avoir été un incorrigible détracteur de la douce France, évidemment stipendié par Moscou.

Permettez, monsieur le Professeur... Certains ne disent-ils pas que la France bafoue la « souveraineté » du Cameroun en confisquant, par exemple, la gestion de sa monnaie, au mépris de toute décence internationale ? Que chantez-vous là ? Voyons, la monnaie camerounaise va bien, merci ! répète imperturbablement Jean Imbert-Coué.

On dit pourtant que l'ingérence de la France est pour ainsi dire quotidienne; et, par exemple, est-il exact que feu Louis Paul Aujoulat, alors directeur de service au ministère de la Santé à Paris, exigeait des candidats camerounais à l'agrégation de médecine qu'ils acceptent son patronage, sous peine de ne pas être reçus ? Voilà qui ne fait pas partie des affaires de Jean Imbert, futur président de la Commission nationale pour l'inscription des étudiants étrangers !

Si l'on veut une illustration définitive de la mentalité extrême-droitière, pour ne pas dire carrément fascisante, de l'actuel directeur du C.N.O.U.S., voici un extrait de la conclusion de son livre « Le Cameroun », paru en 1973 et dont le lecteur averti appréciera l'accent prémonitoire : « Le Cameroun est mal connu des pays étrangers, de la France en particulier. Il travaille dans le silence et l'ordre, et ne se soucie pas de propagande. Ses chefs militaires ne se rebellent pas périodiquement, son université ne connaît pas d'affrontement ni de grève... Cette stabilité n'attire guère les chroniqueurs qui préfèrent généralement puiser leurs informations chez les émigrés camerounais généreusement accueillis par la France... »

Et quand Jean Imbert dit : « généreusement accueillis par la France », il faut entendre « trop généreusement ». Et, s'il ne dépendait que de lui, pas de doute, on embarquerait tous ces lascars-là dans le premier avion en partance pour le Cameroun où ils seraient aussitôt livrés aux tortionnaires de son ami Ahidjo – et que ça saute, cornegidouille !

Cette générosité excessive de la France, on aimerait en donner à Jean Imbert une illustration éclatante, que l'on s'étonne de ne l'avoir pas vu mentionner dans son livre, cependant bien postérieur à l'événement que nous allons évoquer : en juin 1972 il est paru chez Maspera à Paris un ouvrage de Mongo Beti (un écrivain camerounais émigré auquel le livre de Jean Imbert n'a pas dédaigné de faire un [PAGE 81] sort) intitulé « Main basse sur le Cameroun, autopsie d'une décolonisation », dans lequel l'auteur osait formuler contre Ahidjo et la France qui le protège, des accusations très précises à propos d'un procès politique qui venait de défrayer l'actualité internationale. Or au lieu de répondre loyalement à ces accusations; au lieu, éventuellement, de porter l'affaire devant les tribunaux, s'il estimait avoir été diffamé, le gouvernement français préféra emprunter les voies excessivement généreuses, encore qu'un tantinet obliques, de la saisie et de l'interdiction (en somme de l'autodafé, ainsi qu'aux plus beaux jours de l'inquisition).

Jean Imbert était assuré du moins, dès le départ, que son ouvrage à lui ne serait ni interdit ni saisi, et même qu'il lui rapporterait maints honneurs et avantages. Moralité : la France, qui accueille trop généreusement les émigrés camerounais, montre encore plus de complaisance à l'égard des grands universitaires pourvu qu'ils consentent à troquer leur toge contre la trique du chasseur de nègres.

JEAN IMBERT, OU L'ENGRENAGE...

La droite française a infligé un cruel démenti à ceux qui prétendirent naguère qu'elle est la plus bête du monde : avec quelle maestria ne l'avons-nous pas vue jour après jour transformer en une pièce capitale de sa stratégie de maintien indéfini au pouvoir une décolonisation qui d'abord avait paru devoir l'affaiblir au point de précipiter sali déclin.

La gauche française, au contraire (ou ce qu'on appelle ainsi conventionnellement) s'est montrée incapable pendant ces vingt dernières années de tirer parti concrètement d'une solidarité toujours hyperboliquement proclamée avec les populations africaines sur-exploitées, mais jamais vécue, jamais conçue comme un appoint à sa manœuvre. En même temps, la gauche française, à chaque grande confrontation électorale avec ses adversaires, a vu tout espoir d'accéder au pouvoir s'éloigner d'elle irréversiblement. Pourquoi les deux phénomènes n'auraient-ils pas un rapport de cause à effet ? Pourquoi, pour ne citer que cet exemple, les medias nombreux et influents qui, en France, se réclament des idéaux de gauche, ont-ils toujours négligé, exception faite du « Canard Enchaîné », de s'intéresser aux hommes si inquiétants que Paris charge d'assujettir le capitalisme français à ses contreforts africains ? [PAGE 82]

A Rome, jadis, le proconsul ou le propréteur qui venait d'accabler de ses exactions une province lointaine n'avait garde à son retour de renoncer aux habitudes de luxe, de puissance, mais surtout d'arrogance et de mépris contractées au sein de populations sujettes et craintives. Par un engrenage funeste, cette tradition se mua progressivement en une fatalité où devait s'engloutir la République.

Suivons un moment la trajectoire proconsulaire de Jean Imbert et, derrière le folklore moderne d'un vocabulaire assez risible – coopération franco-africaine, assistance technique, universitaire, recteur, etc. – admirons-en la similitude avec l'épure romaine.

En 1970, Jean Imbert, sous couleur d'assistance technique, mais en réalité comme éclaireur chargé de la prospective des menaces encourues par le capitalisme, débarque au Cameroun et y constate aussitôt la rage des gueux africains à se multiplier et celle, hideuse, de leurs enfants à s'instruire. Ayant jeté d'abord sur le grouillement répugnant de cette vermine quelques tonnes de flytox, en l'espèce une réforme hypermalthusienne de l'enseignement, il s'avise que c'est désormais en aval, c'est-à-dire à Paris même, qu'il convient de toute urgence de venir organiser la protection de la civilisation, avec, s'il le faut, les mêmes moyens qu'il a utilisés en Afrique; car le temps presse et on ne peut plus s'amuser à finasser.

Les premières effervescences de la chasse aux nègres et aux bicots se manifestent donc très vite : brimades dans les foyers de la Sonacotra; interdiction aux étudiants d'être maîtres auxiliaires d'abord, mais bientôt même d'avoir aucun emploi, fût-ce de manœuvre; institution de permis de séjour, de cartes de travail renouvelables par périodes si raccourcies qu'elles vont écœurer les nerfs les plus fragiles; institution de la préinscription auprès de l'Ambassade de France dans le pays d'origine, avec pour celle-ci la faculté d'apprécier la solvabilité du candidat, etc.

Finalement, le triomphe de Jean Imbert, c'est le décret Imbert. Mais cet homme est vraiment the right man in the right place. Car, après son triomphe, voici son apothéose : Jean Imbert se fait nommer directeur du CNOUSpour s'assurer que le décret Imbert sera bien appliqué. Espèce rare dans l'université, voici enfin un flic de cabinet doublé d'un flic de terrain. Désormais, tout passera par lui.

L'illusion est de croire que cette fascisation rampante ne [PAGE 83] frappera que les nègres et les bicots. Elle affecte déjà des Français, je veux dire des Blancs cent pour cent. Déjà une jeune Française est empêchée, à Marseille, d'épouser un Marocain. Bien sûr, les honnêtes gens, s'ils le veulent (et ils le veulent toujours), trouveront cette histoire-là pas très claire : oui, ce jeune homme était déjà sous le coup d'une mesure d'expulsion, laisse-t-on entendre, et ce mariage n'aurait été imaginé que comme un subterfuge. Alors, pour le prévenir, le pouvoir s'autorise à utiliser des astuces policières, qui ne le grandissent pas, car la presse en fait ses choux gras. Position incertaine et humiliante dont M. Bonnet, soyez-en certains, songe à sortir par une loi en bonne et due forme – une belle et splendide loi bien française, votée à une majorité franche et massive dans une Assemblée nationale introuvable – interdisant enfin aux jeunes Françaises d'épouser un nègre ou un bicot.

Mais attention ! défense absolue de parler d'apartheid. Cela n'empêche pourtant pas les sentiments. L'obligation pour les gens de couleur de résider dans des quartiers réservés n'est pas si loin; le curieux concept de seuil de tolérance y prépare déjà les esprits; le malheur est que les Blancs ne pourront pas pénétrer librement dans ces quartiers, exception faite des flics bien entendu. Sécurité, Liberté obligent. C'est ainsi que cela se passe au Cap et à Johannesbourg, paradis bien connus des humanistes. Là-bas l'apartheid se prévaut entre autres arguments, de l'approbation des chefs des bantoustans; c'est déjà le cas avec leurs homologues du système francophone, les présidents des Républiques africaines : les Senghor, Ahidjo, Eyadema, Houphouët-Boigny et tutti quanti. M. Bonnet ne déclarait-il pas l'autre jour en bombant le torse : « Beaucoup de chefs d'Etats étrangers souhaitent que leurs étudiants ne viennent pas attraper en France la vérole politique... » ? Nul ne saurait contester en effet que les féaux africains de Giscard, conseillés par les Jean Imbert, souhaitent que leurs étudiants ne viennent pas attraper en France la vérole politique. La boucle est bouclée.

A défaut de permettre au lecteur de connaître le Cameroun, le livre que nous venons de présenter nous révèle du moins qui est Jean Imbert. C'est toujours autant qu'on ne viendra pas nous reprendre.

Mongo BETI


[1] Quelques aspects de la réforme de l'enseignement élaborée là-bas sous la férule de Jean Imbert : les originaires du Sud-Cameroun ne sont autorisés à entrer à l'université que s'ils ont été reçu au baccalauréat à dix-huit ans maximum (cas rarissime, excepté dans la bourgeoisie bureaucratique francophile); pour les originaires du Nord, il n'y a pas de limite d'âge. L'entrée dans les grandes écoles locales se fait par deux filières différentes : aux gens du Nord, il suffit d'avoir le brevet d'études du premier cycle (B.E.P.C.); la licence est indispensable aux « Sudistes ». Le nombre de bacheliers à recevoir est fixé d'avance pour les originaires du Sud. Il n'y a pas de limite pour les originaires du Nord. Les écoles élémentaires des villages du Sud doivent préparer les enfants au métier d'agriculteur; celles des villes (en particulier si elles sont fréquentées par les enfants de la bureaucratie francophile) et celles du Nord peuvent seules donner accès à l'enseignement secondaire et, par voie de conséquence, à l'enseignement supérieur qui débouche sur les hautes charges de l'Etat. Précisons que le Nord, musulman, est la province dorigine du président de la République, Ahmadou Ahidjo !

[2] Le Quotidien – On vous prête la paternité du décret qui impose désormais aux étudiants étrangers qui veulent s'inscrire dans une université française de passer au préalable dans leur pays un examen de français. On a tort ou on a raison?

Jean Imbert – Je suis dans la situation de saint Joseph vis-à-vis de l'enfant Jésus, J'ai hérité d'un enfant, à savoir ce décret interministériel que je suis chargé de mettre en application, c'est pourquoi on lui a improprement donné mon nom, Mais je ne l'ai ni signé ni préparé. En vérité, le me suis contenté de participer une fois à une réunion à ce sujet à Matignon,

La postérité admirera sans réserve cette haute démonstration de courage et de virilité.