© Peuples Noirs Peuples Africains no. 14 (1980) 95-119



RENSEIGNEMENTS PRIS

nouvelle para-policière

Vince REMOS

Monsieur Crapelot, cinquante-trois ans, marié, deux enfants, assistant technique, coordonnateur au ministère des Finances, était, depuis près d'une demi-heure, assis à son bureau, entre les quatre murs blancs, ou les affrontant – leur prisonnier, à moins qu'il ne comparût déjà devant eux ? Il n'eût pu le dire exactement.

Interrompant soudain ses rêvasseries, il entreprit de ranger les objets qui jonchaient le bureau, disposant l'encrier exactement à sa place, de même que les sceaux, les sous-main, le buvard, les chemises... On eût dit un condamné, très résigné, prenant possession de la cellule où il séjournera d'interminables années – ou, peut-être, un accusé qui, préparant un interrogatoire, met de l'ordre dans ses idées. De toute façon, il y avait, apparemment, du judiciaire dans son cas; et l'on eût seulement pu se demander s'il était l'objet sur lequel allait s'appliquer la Justice ou le sujet qui, incarnant celle-ci, agirait et sévirait en son nom.

Tout à coup, il tira à lui la pile des dossiers, ayant décidé d'en étudier quelques-uns. Mais loin de les ouvrir aussitôt, et parce qu'il appartenaità cette catégorie d'artistes qui se méconnaissent, n'ayant jamais traversé la crise qui les eût révélés à eux-mêmes, Monsieur Crapelot, qui ne réalisait [PAGE 96] rien sinon après une longue mise en train, se reprit à rêver.

Tandis qu'il suçait nonchalamment le bout de son stylo-mine, il se laissait entraîner sur la pente où le poussaient une digestion toujours pénible et aussi une sorte de paresse, d'affaissement général survenant chaque jour à cette heure. Son regard, lui glissant entre les doigts comme un enfant turbulent, s'échappa, traversa la fenêtre grande ouverte, se faufila pour se perdre dans la jungle du soleil africain, poudreux, inextricable.

D'un bureau voisin lui parvenait et le berçait l'insistant crépitement d'une machine à écrire, parfois de deux se livrant une bataille de contre-temps syncopés. Tactacdedactracdedactre... Lentement, irrésistiblement, le soleil d'Afrique, rouge de latérite remuée, le doux ronronnement d'un trafic somnolent et le crépitement syncopé de machines à écrire empoisonnaient Crapelot, le paralysaient.

Crapelot cessant de sucer le bout de son stylo-mine, renonçant à ses efforts de survie dont l'inanité lui était connue depuis longtemps, se résigna à trépasser, sombra, naquit au royaume de sa seule subjectivité.

Au même moment, d'une façon aussi soudaine qu'impitoyable, ainsi que fait une crise d'apoplexie, le foudroya une péremptoire conviction, comme souvent cela était arrivé à cet homme qui se targuait de scepticisme. Une extrémité du bureau, rugueuse et anguleuse, contusionnait le bras gauche du fonctionnaire, enchaînait Crapelot à la réalité du soleil d'Afrique, rouge de latérite remuée, qu'il avait tant aimée, allant jusqu'à lui consacrer sa vie et même sa jeunesse. Tacdactacdetredacdactre...

Pour réfléchir, Crapelot arpentait son bureau, s'efforçant de soutenir son menton par sa paume retournée, mais un engourdissement douloureux, comme une onglée, gagnait tout ce bras gauche et Crapelot, pour le retenir de glisser, fut contraint de l'étayer de sa main droite. De la sorte, son menton resta sans appui et Crapelot, privé ainsi de l'attitude qu'il prenait dans la méditation, dut renoncer à réfléchir, bien que la situation requît une pensée ferme, Alors, il se mit à pester contre Raoul.

Peut-être lui en voulait-il davantage pour avoir fait coïncider son escapade avec cette bizarre affection qui paralysait le bras gauche du coordonnateur que pour le fait même, pourtant proprement scandaleux. Au fond et en regardant [PAGE 97] les choses bien en face, sans passion, sans prévention, qu'était-ce que ce Raoul ? Un jeune, un nouveau venu, un naïf. Même pas un an d'Afrique !

S'enfuir avec un commis indigène, mon Dieu ! A-t-on idée. Passe encore que Raoul, dédaignant les discrètes et paternelles allusions de Crapelot, son directeur, frayât avec le Noir au grand scandale de la ville. Mais, disparaître... Qu'allait-il arriver maintenant ?

D'emblée, aidé par une intuition qui avait fait ses preuves, il pressentit l'imminence d'un événement particulièrement grave, dramatique peut-être, de nature en tout cas à remuer profondément la ville. Bien entendu, il s'en réjouissait pour sa part : ce serait la preuve par neuf que l'absurde mentalité des jeunes coopérants les précipitait inéluctablement dans les catastrophes.

Pourtant, il s'attendrit tout à coup en revoyant l'image de ce couple insolite : le Noir, un nommé Nama, taille moyenne, joli garçon, le visage et les façons aimables et souriantes; le Blanc, assez grand, l'air très intellectuel, lunettes à monture d'écaille. Il se les rappelait marchant côte à côte au sortir des bureaux. Qu'est-ce qui avait bien pu séduire Raoul chez ce Noir plutôt massif : sa démarche féline malgré un fessier développé ou sa coquetterie appuyée et maladroite ? Décidément, le domaine du vice serait toujours inaccessible à Crapelot.

*
*  *

Avec une légèreté dont il ne lui était pas souvent donné de jouir, et que son bras, pourtant douloureux, n'entamait en rien, le coordonnateur pénétra dans le bureau d'où venaient les tactacdacs des machines à écrire et dont Raoul était précisément le chef. Un instant plus tôt, les fonctionnaires noirs, Crapelot n'en doutait pas, discutaient vivement entre eux : la disparition de leur chef de bureau ne pouvait laisser de les émouvoir. Mais, à l'entrée du coordonnateur, ces jeunes gens, si doués pour la dissimulation, arboraient des visages fermés. Trop appliqués à se courber sur leurs bureaux, ils ne levèrent même pas leurs yeux sur Crapelot, le vétéran de l'administration coloniale, l'homme d'expérience aux tempes grisonnantes, aux traits nobles mais figés de statue athénienne.

L'œil serein bien qu'autoritaire de Crapelot parcourut la [PAGE 98] salle d'un unique et rapide mouvement, s'appesantissant à peine sur les sièges vides de Raoul et de Nama. Le directeur s'approcha de Momo qui était le doyen d'âge du bureau; il imprima une sorte de légère moue à ses fines lèvres, comme s'il se fût avec peine retenu de rire.

– Momo, mon cher ami, articula-t-il d'une voix ferme et posée, Raoul n'a pas paru au bureau cet après-midi; votre camarade Nama non plus. Morne, avez-vous quelque idée de l'endroit où ils peuvent se trouver ?

– Non, monsieur, répondit Momo avec un rien de précipitation, ainsi qu'il parut à Crapelot.

– Très bien, Mormo, fit Crapelot.

Le coordonnateur tourna le dos aux Africains, le temps de se composer un visage sobre et net; puis, au moment d'atteindre le mur jaune ocre, il se retourna d'une pirouette pour faire face aux Noirs toujours courbés avec application mais surveillant, Crapelot le savait, leur coordonnateur. Crapelot frappa deux fois dans ses mains; ce battement très sec se répercuta sur les murs et, ricochant, vint faire tressaillir les jeunes Noirs. Leurs pupilles, pareilles à d'innombrables bulles blanches sur l'infini d'un sombre océan, surgirent soudain devant le directeur qui les contemplait toutes à la fois sans se concentrer sur aucune.

– Mes amis, commença Crapelot d'une voix sèche mais claire comme l'éclat proche du tonnerre, votre chef de bureau ainsi qu'un de vos collègues sont absents. Puisqu'il est quatre heures, voici une heure et demie qu'ils devraient occuper leur place et il n'en est rien. J'aimerais savoir le motif de leur absence – une maladie, un accident... Qui d'entre vous peut me renseigner ?

C'est alors que, successivement, il fixa les yeux sur chacun des Noirs, mais leurs visages restaient fermés. De toute façon, Crapelot n'avait jamais pu interpréter de façon satisfaisante l'expression du visage d'un Noir et il en convenait volontiers.

– Personne ? déclara-t-il de guerre lasse. Très bien, mes jeunes amis, très bien. Je v... (ici, un picotement lancinant à son bras le fit s'étrangler) je vous remercie...

Bien sûr qu'ils savaient ! Jamais ils n'auraient vendu la mèche, ils étaient bien trop solidaires pour cela. L'ennemi, c'est toujours le maître, évidemment.

Revenu à son bureau, il constata avec effarement que sa vue avait baissé d'une façon étrange, comme si ses yeux [PAGE 99] fussent embués de larmes, mais il ne pouvait les frotter, l'un de ses bras étant paralysé et douloureux et l'autre devant l'étayer constamment. Il ne parvenait pas à saisir le contour véritable, certain, des objets qui, apparemment, se dérobaient, se dissolvaient dans une ombre envahissante et flottante comme les pans d'une tenture. Mal à l'aise, un peu angoissé, il avait conscience, vaguement, d'une sorte de tournant de sa vie, d'un changement intégral pour ne pas dire d'un malheur s'abattant sur lui.

Drrrring... drrrring... drrrrring... Pourquoi actionnait-il le téléphone au fait ? Le téléphone privé n'existait que pour une cinquantaine de personnages dans la ville – de hauts fonctionnaires pour la plupart. Si cette visite était vraiment nécessaire, et pour sa part il en doutait, autant s'y rendre à pied... Non, en voiture plutôt, le trajet à parcourir n'étant pas négligeable.

– Ne t'en fais pas, mon garçon, je t'indiquerai le chemin au fur et à mesure, dit-il au chauffeur comme celui-ci tournait vers lui un visage interrogateur. Pour le moment à gauche, puis tout droit...

Etrange qu'il connût si bien le chemin. Il se torturait la mémoire pour retrouver à quelle occasion, lui qui se commettait si peu avec les jeunes coopérants, il avait bien pu aller à la maison des Raoul. Pas de doute, demain ou même ce soir, il serait contraint de mettre son bras en écharpe. Jeanne lui ferait cela, avec sa douceur habituelle. Jeanne, mon épouse adorée, Jeanne la plus affectueuse des épouses, ma Jeanne chérie, à quoi penses-tu ?...

Drrrring... drrrrring... dring !

– Il n'y a personne ?

Drrrrring... drrrrrring... drrrrring... Que se passait-il donc qu'on ne lui répondît pas ? Pourvu que rien de malheureux ne fût arrivé à cette pauvre fille. Mais de quoi un inverti n'est-il pas capable ?

Drrrrring... voilà, la porte grillagée venait de s'entrouvrir.

Il la trouva dans la cuisine, occupée à donner des instructions à un domestique noir; elle portait ses cheveux en chignon et un beau tablier jaune clair qui seyait extraordinairement à la blondeur de son teint. Pauvre petite fille de chez nous si seule, si désarmée dans ce pays peu fait pour tant de candeur et d'innocente beauté.

– Je me suis permis de vous déranger, chère madame...

– Mais non, monsieur le Directeur ! mais pas du tout. [PAGE 100]

Vous ne me dérangez nullement, monsieur le Directeur. Au contraire, c'est un tel honneur pour moi, je vous assure... Je m'attendais si peu...

– Vous êtes tout à fait aimable, chère madame. Croyez que c'est un plaisir inestimable pour moi de vous rendre visite.

– Asseyez-vous donc, monsieur le Directeur, je vous en prie.

– Merci infiniment, chère madame.

– J'ai toujours souhaité, monsieur le Directeur, une occasion de vous dire combien je vous admire. Je sais que cela est peu, de très peu d'importance pour vous. Cependant, monsieur le Directeur, je tenais à vous le dire. Un homme comme vous ! vous ne pouvez savoir tout ce que vous représentez aux yeux d'une petite fille comme moi. Pour moi, vous êtes un héros, le plus grand de tous les héros, le civilisateur, le bâtisseur, celui qui transforme des déserts en verdoyantes contrées. Ah, monsieur le Directeur.,.

– Croyez bien que votre sentiment me va droit au cœur, chère madame, dit Crapelot en baissant les yeux et comme en s'excusant. Mais, voyez-vous, je me suis toujours fait une discipline de ne rechercher point la gloriole. La modestie, voilà la vertu à laquelle chaque jour je m'efforce.

– Mais, cependant, monsieur le Directeur, vous me permettez ?...

– Non, chère madame, je suis trop sensible à ce que vous me dites. Je n'en conçois que trop d'orgueil. Voyez-vous, je n'ai fait que ce qui me semblait mon strict devoir. Je ne dis pas que cela ne fût grand.

– Oh, monsieur le Directeur ! Héraclès lui-même...

– Pourtant ce n'est pas ce colossal qui me séduisit, madame, mais la conscience, un peu prosaïque, que dans ce continent sauvage et obscur, je faisais jaillir une minuscule étincelle chaque jour par mon petit labeur. Oh, madame, vous ne pouvez savoir ce qu'était ce pays quand nous y sommes arrivés.

– Ah, monsieur le Directeur, toute mon enfance a été nourrie des récits de votre conquête de cette terre inhospitalière.

– Madame, vous êtes la bonté même. Encore une fois, je vous demande pardon de vous avoir dérangée à une heure...

– Monsieur le Directeur, je vous jure... [PAGE 101]

– Si, si, si. J'en aurai bientôt terminé d'ailleurs. C'est d'une simplicité vraiment enfantine et vous me voyez confus... n'est-ce pas. C'est-à-dire que je passais dans la rue et l'idée m'est alors venue de prendre des nouvelles de votre mari, un homme extraordinaire, vraiment étonnant. Jeune d'accord, mais qui promet, croyez-moi.

– Prendre des nouvelles de mon mari ?

– Oui, madame. Comme il n'avait pas encore paru à son bureau à 4 heures, alors, je me suis dit qu'il était peut-être victime de... de... je ne sais pas moi, tous ces petits malaises si fréquents sous l'équateur.

– Je vous demande pardon, monsieur le Directeur, mais mon mari m'a quittée au début de l'après-midi, vers deux heures deux heures vingt, c'est-à-dire à l'heure habituelle où il part pour son bureau. Et vous dites qu'il n'a pas paru à son bureau ?

– Non, madame, dit Crapelot d'un air confus. Je suis vraiment désolé, je n'aurais pas dû venir. Mais il n'y a pas de quoi vous alarmer, madame. Nous serons éclairés d'un moment à l'autre. Ce n'est certainement rien, j'en suis sûr. Un camarade l'aura entraîné dans un autre bureau et ces coquins doivent être en train de se remémorer leurs quatre cents coups du régiment, ah, ah, ah !

– Vous dites qu'il n'a pas paru à son bureau ! murmurait-elle comme pour elle-même. Cela ne lui ressemble pourtant pas.

Pauvre fille ! que pouvait-elle en savoir ?

– Je vous en supplie, madame, ne vous alarmez pas. Tenez, je regagne mon ministère et je parie qu'il sera dans son bureau à mon arrivée. Soyez certaine, j'enverrai un indigène vous l'annoncer tantôt, madame, Allons, calmez-vous. De toute façon, qu'avez-vous à craindre : Héraclès veille sur vous, hum ? Au revoir, madame, et à bientôt.

*
*  *

Crapelot dit au chauffeur noir de le conduire à son bureau, mais, chemin faisant, se ravisa. Encore sous le coup du désarroi dont il venait d'être témoin, il éprouvait maintenant l'envie de se défaire d'un lourd secret que, très naturellement, il décida de confier, en priorité, à Robert Lejeune, son vieil ami et peut-être son seul ami.

– Affaires politiques ! ordonna-t-il d'une voix dont le ton [PAGE 102] bourru et le volume surprirent le chauffeur noir et lui firent faire une fausse manœuvre.

Vétéran d'Afrique aux tempes grisonnantes comme Crapelot, attaché à cette terre à laquelle, comme lui, il avait sacrifié les plus belles années de sa vie, Robert Lejeune, Directeur des Affaires politiques, était cependant un homme un peu plus âgé et, somme toute, de meilleure expérience que Crapelot, mais celui-ci pensait que ce n'était pas cette raison qui lui avait valu de se voir confier un poste aussi important, mais il gardait cette opinion pour soi. Il ne l'en aimait pas moins, du reste. Plus, il tenait à cette amitié; il jugeait d'un prix inestimable leur constante communauté de vues sur toutes choses, qui jamais ne s'était démentie depuis leurs premières armes dans la cohorte des bâtisseurs d'empires en Afrique Equatoriale Française.

– Salut, Robert, fit Crapelot en pénétrant dans le bureau de son ami.

– Bonjour, ami ! répondit chaleureusement Lejeune. Tu en as une mine, Roger. Que se passe-t-il ? Et qu'est-ce que ce bras que tu soutiens de la main ? Tu as mal ?

– Ce n'est rien, je suis venu te parler d'une chose importante.

– Mais assois-toi donc, que diable ! Une chose grave dans ce pays, Roger ? tu m'en diras tant ! ah, ah, ah... une chose très grave, sacré Roger va.

– Oui, une chose très grave, parfaitement. Et, si tu veux me croire, Robert, tu as tort d'en rire. Une chose à laquelle il ne fallait que trop s'attendre d'ailleurs, depuis que Paris nous envoie tous ces écervelés à lunettes. C'est tout de même malheureux.

– Voyons, voyons, voyons, Roger, qu'y a-t-il ? Parle enfin. Que se passe-t-il ?

– Connais-tu un certain Raoul, un de mes subordonnés ? Un jeune à lunettes, souvent en short blanc.

– Non, je ne vois pas.

Et de lui conter que Raoul avait disparu en compagnie d'un mignon noir.

– Mais, Roger, c'est extravagant, ton histoire ! éclata Lejeune. Es-tu tout à fait sûr de ton fait, au moins ?

– Sûr, sûr, sûr.... tout dépend de ce que tu entends par le mot sûr. Je ne possède évidemment pas de preuves formelles, d'accord. Mais cette coïncidence, pourtant. Tiens attends une seconde. [PAGE 103]

Pour se saisir du téléphone, il dut cesser un instant de soutenir son bras gauche qui, en glissant, lui arracha un gémissement de douleur.

– Tu as mal, tu sais, Roger !

– Cela n'est rien, ça sera bientôt passé.

– Pourquoi ne pas porter ton bras en écharpe ?

– Mais non ! vraiment, ce n'est rien.

Porter son bras en écharpe, il devra s'y résigner, bien sûr, encore que ce soit préjudiciable au prestige d'un vétéran d'Afrique aux tempes grisonnantes. Imagine-t-on Héraclès un bras en écharpe ?

Il s'entendit répondre de son service que Raoul n'avait toujours pas paru à l'Enregistrement.

– Nama non plus, n'est-ce pas ?

– Non plus, monsieur le Directeur.

– Très bien, très bien,

Puis, se tournant vers son ami, il dit

– Tu vois ! disparus, volatilisés.

– Mais sa femme ?

– Je la quitte justement. Elle n'a aucune idée, la pauvre. Mais, qui t'a dit que Raoul était marié au fait ? Ce n'est pas moi. Tu les connais alors !

– Oh, si tu veux... je connais surtout sa femme. On ne peut pas ne pas la remarquer; ça ne court pas les rues, ici, une jolie fille. Que dis-tu de celle-là, Roger ? Un vrai morceau de roi, non ? Cette blondeur, cette petite bouche charnue et juteuse. Simple amour de la beauté, que vas-tu penser ! Désintéressé, parfaitement désintéressé.

– Moi, tu sais...

– Ouais, je sais. Chacun sa passion; aux uns les jolies femmes, aux autres la haine des intellectuels. Mais ça n'est pas tout ça. Ce type a donc disparu. Mais, dis donc, on ne disparaît pas comme ça.

– La preuve ! Des gens normalement constitués comme toi et moi ne disparaissent pas, oh certes non. Mais il en est d'autres que nous, hélas 1

Lejeune se rembrunit, plissa dramatiquement son visage il avait compris qu'il valait mieux se mettre au diapason de Crapelot sous peine de l'ulcérer. Il tenait, lui aussi, à l'amitié de son partenaire, à sa complicité. CrapeIot se rassérénait, se rassurait, se sentait protégé par sa conviction que Lejeune réfléchissait, qu'il ne manquerait pas de trouver une solution au problème qui le torturait. Ah, il n'était plus [PAGE 104] seul, il n'avait jamais été seul en réalité, quel soulagement 1

– Voilà ! recommença Crapelot d'une voix qui, maintenant, pleurnichait presque. Depuis trois mois ou à peu près, je remarquais que Raoul mettait de plus en plus d'impudence à frayer avec ce jeune indigène. Il ne s'est pas mis tout de suite avec lui, oui... je ne sais pas trop quels termes utiliser, s'agissant d'une chose comme celle-là. D'abord, il s'est montré excessivement amical avec tous les Noirs du bureau et même du service. Longtemps, cela est resté pour ainsi dire syncrétique, comme diffus, éparpillé. Puis, cela s'est polarisé sur ce Nama. Ayant fait son choix, Raoul s'est soudain enhardi. C'était un spectacle écœurant que cette... je ne vais tout de même pas dire idylle !

– Mettons flirt.

– Flirt, c'est le mot, c'est exactement cela.

– En voilà des mœurs ! ricana cordialement Lejeune.

– Tu as tort de persifler, Robert. Sapristi, que veux-tu que je te dise, moi, ça me choque.

– Voyons, Roger, mon vieux, voyons. Calme-toi.

– Oh, et puis... c'est peut-être moi qui me fais trop vieux je suis peut-être pris de vitesse par ce siècle. Pour un homme qui a passé toute sa vie dans la propreté comme moi, il était difficile, impossible même de réprimer un profond dégoût à la vue d'un mâle roucoulant autour d'un autre mâle – noir, certes, mais mâle quand même. J'avoue que leur fugue m'a un peu surpris.

– C'est une drôle d'histoire quand même, tu ne crois pas ? Quelles raisons avaient-ils de s'enfuir ? Rien ne les empêchait de... enfin, je veux dire, je ne sais pas moi.

Pour n'avoir jamais aimé, pour n'avoir vu dans la femme que l'instrument éventuel de son plaisir, Lejeune, décidément, ne comprenait rien à l'amour véritable, à la passion dévoratrice, exclusive, qui jamais n'accepte le partage.

– Par acquit de conscience, je me suis rendu chez Mme Raoul pour lui parler de son mari. Pauvre petite femme sans malice 1 Il l'avait quittée au début de l'après-midi, à l'heure habituelle pour aller à son bureau. Cependant, répondant à mes questions, elle m'a dit une chose qui me semble un indice sérieux. Son mari avait coutume, les dimanches surtout, mais en semaine aussi quoique plus rarement, de gagner un faubourg indigène pour assister à je ne sais [PAGE 105] quelles manifestations folkloriques. Il se disait passionné pour le folklore africain. Oh, un piteux alibi.

– Oui, je vois le genre. Ecoute, Roger, nous allons d'abord mettre tout de suite la police dans le coup, hein ? Attends une seconde, je téléphone. Mais comme cette affaire, à mon sens, mérite bien plus que la police, je t'emmènerai ensuite chez un homme épatant, un garçon que tu ne dois pas connaître, mais qui t'étonnera.

Par téléphone, il mit rapidement le commissariat central au courant, répétant fidèlement tout ce que lui avait dit Crapelot.

Drrrrrring... drrrrrring... drrrring...

– Oui, oui, oui, c'est ça, très bien. Comment ? oui, entendait-on Lejeune dire au téléphone. Comment ? J'entends mal. Si, si, si je peux attendre. Je dis que je ne quitte pas. C'est cela, il dort; il doit être fatigué, vous savez, avec ce temps orageux. Oui, je n'y manquerai pas... C'est ça, j'attends...

Lejeune restait accroché au téléphone, la main gauche en pavillon devant l'instrument. Il se tourna vers son ami et, sans lâcher le téléphone, lui dit :

– Est-il certain que Raoul était pédéraste, Roger ? C'est peut-être après la sœur de Nama qu'il court ou après quelque autre jolie négresse; il y a des gens qui raffolent de ça, tu sais. Nama ne servirait ainsi que d'intermédiaire ou, ma foi, de couverture.

Une expression douloureuse envahit le visage de Crapelot qui soupira :

– J'aimerais qu'il en fût ainsi; mais, vois-tu, je ne le crois pas. L'assistance technique et la coopération ne sont déjà que trop gangrenées par cette sorte d'individus et tu n'ignores pas la longue liste que l'on pourrait établir de ceux qui s'adonnent à ces pratiques.

– Moi, j'ai une idée plus simple, mais peut-être plus vraisemblable, plus naturelle, dirais-je.

– Laquelle ?

– As-tu jamais pensé que ce... comment l'appelles-tu ? c'est ça, Raoul, oui, que ce Raoul pouvait être tout bêtement un agent de la subversion ? Dans le genre communiste ou syndicaliste ?

Un long moment, ils restèrent silencieux, comme attristés

Lejeune toujours crispé sur le téléphone et louchant de temps en temps avec perplexité vers son compagnon; Crapelot prostré dans son fauteuil, assis un peu de biais [PAGE 106] par rapport à Lejeune, tenant les yeux presque constamment baissés sur les doigts de sa main droite qui jouaient avec un stylo-mine aux lignes futuristes et instables. Pour lors, le coordonnateur paraissait un gangster de grand renom qui, à la suite d'un flagrant délit d'effraction et fatigué de lutter, s'est résigné à passer des aveux complets devant une vieille connaissance de policier.

Lui échappant des doigts, le stylo-mine tomba sur le sol avec un bruit sec comme l'éclat lointain d'un pétard d'enfant, qui, bientôt, se mua en la pétarade persistante d'une mitrailleuse, comme si Mangin était toujours aux prises avec Samory. Le capitaine, touché au bras, n'osait se baisser pour ramasser son arme, tant il redoutait cette lancination caractéristique qui lui était déjà familière. Tactacdedacdractre... Mauvaise affaire que cette arme qui, par terre, continuait de cracher. Tacdacdedactre...

– Allô, oui, moi-même. C'est cela, monsieur le commissaire, c'est cela même. Toujours pas réveillé. Non, non pas la peine de le déranger, c'est mon avis aussi. Je vous répète ce que je sais, uniquement et exactement ce que je sais. Oui, c'est au faubourg-sud qu'il avait coutume de se rendre. Oui, attendez, je note : situation irrégulière, perd le bénéfice de sa solde. Très bien, on fera le nécessaire. Syndicaliste ou communiste, oui, je vois le genre. Rapatriement sérieusement envisagé, très bien. Se passionnait pour les manifestations folkloriques africaines. Piteux alibi, c'est bien ce que je pense. Au revoir, monsieur. C'est moi qui vous remercie.

Ensuite, se levant brusquement, Lejeune décrocha son couvre-chef et dit à son compagnon :

– Suis-moi, mon vieux, je vais te montrer quelque chose.

*
*  *

Ils traversaient une enfilade de bureaux les uns plus sévères d'apparence que les autres.

De jeunes Noirs, uniformément vêtus de blanc, travaillaient avec application sous l'œil vigilant d'un Blanc en kaki et à l'aspect austère et militaire, flanqué d'une dactylo blanche, parfois noire. Les machines à écrire crépitaient ou bien l'on entendait la voix bourrue mais patiente d'un Européen qui répétait des instructions à un subordonné indigène, mais celui-ci, à cause du grasseyement exagéré et [PAGE 107] du débit trop précipité du Parisien, éprouvait quelque peine à comprendre.

Dans chaque bureau, les fonctionnaires des deux races se levaient à l'entrée des deux hautes personnalités pour les saluer. Lejeune s'attardait alors, promenant un œil du maître jusque dans le moindre recoin. Sans prononcer une parole, il s'approchait du Blanc et lui donnait une rude poignée de main. Mais, au moment de sortir d'un bureau, il se retournait chaque fois brusquement pour articuler sur un ton paternel :

– Travaillez bien, les enfants.

Combien de bureaux traversèrent-ils ainsi ? Une infinité, sembla-t-il à Crapelot, dont l'étonnement, l'admiration et la reconnaissance n'avaient cessé de grandir.

On venait de créer cette annexe aux Affaires politiques. Elle avait pour charge la surveillance politique du pays et, éventuellement, de démasquer et d'extirper la subversion sous toutes ses formes. Malgré sa jeunesse, l'annexe des Affaires politiques paraissait déjà une machine bien huilée et fonctionnant à merveille. En définitive, son ami devait mériter la direction d'un service aussi important et vital. Crapelot se sentait envahir d'aise. Et, suivant le principe bien connu d'Archimède, le volume des soupirs qu'il ne cessait d'exhaler était exactement proportionnel aux dimensions grandioses que prenait le sentiment de sécurité qui s'installait en lui.

Il éprouvait maintenant le plus grand plaisir à observer Lejeune, ce petit bonhomme brun qui trottinait devant lui et qui lui rappelait Napoléon, un compatriote de Lejeune comme de juste. La Corse, la Méditerranée, cette pépinière de grands hommes, ses rives qui virent César et Annibal. Il rêva indéfiniment de cette mer enchanteresse et, comme il avait des réminiscences, il en vint à Icare, au fil d'Ariane et à d'autres légendes dédaliennes aussi nombreuses qu'inopportunes, puisque les deux dignitaires, loin d'avoir perdu le fil, venaient d'atteindre, au fond du couloir, une double porte présentant l'inscription : « SPECIAL », en majuscules.

Lejeune appliqua d'abord l'oreille sur la double porte puis, le visage épanoui comme s'il avait entendu une femme aimée aller et venir de l'autre côté, il frappa en hésitant deux coups fort discrets sur la double porte. On eût dit d'un initié s'apprêtant à pénétrer dans un saint-des-saints ou quelque autre temple suprême. Mais les deux coups discrets [PAGE 108] étaient-ils bien un sésame adéquat ? Toujours est-il que près d'une minute plus tard, les deux dignitaires attendaient encore devant une double porte SPECIAL hermétique et impassible.

Après s'être caressé le menton tout en affligeant ses lèvres d'une grimace perplexe, Lejeune inventa une nouvelle formule : deux coups un espace, deux coups un espace, deux coups un espace, etc., conformant toujours ce nouveau procédé à sa discrétion initiale. Son insistance lui donnait l'apparence d'un fâcheux qui, bien que n'ayant pas été invité, s'évertue néanmoins à participer à la soirée.

Frappez et l'on vous ouvrira... Il est de fait qu'on leur ouvrit. A cet effet, l'on avait dû se borner à appuyer, de loin, sur quelque bouton, car lorsque la double porte bâilla, écartant largement ses deux mâchoires, il apparut que non seulement personne ne se trouvait derrière elle, qui l'eût manœuvrée, mais même que pas un de ces jeunes gens qui occupaient la pièce n'avait bougé.

– Entrez donc, messieurs, entrez, fit une voix pâteuse, si indéfinissable en vérité qu'elle semblait venir non pas d'un être humain, mais peut-être du mur ou de quelque machine à saluer.

Le nouveau bureau, apparemment un salon désaffecté, était pourtant occupé par un certain nombre d'hommes. Inégalement répartis dans la salle, étaient assis une demi-douzaine de Noirs silencieux et appliqués, comme toujours. Tout au fond, près d'une grande baie vitrée, quatre Blancs de haute stature, d'aspect athlétique et très jeune, se pressaient debout autour d'une petite table jonchée d'illustrés parachutés le matin même de Paris, à n'en pas douter. Dédaignant l'inévitable toile kaki des fonctionnaires coloniaux, ils étaient vêtus sans rien de tropical, ainsi qu'on peut l'être à Paris aux derniers jours du printemps ou aux premiers de l'été. L'un d'eux portait même des pantalons étroits, un veston présentant une bizarre fente sur le dos, une chemise rayée avec un col étrange (peut-être américain : Jean-Marie, 20 ans, fils aîné de Crapelot, portait des chemises semblables à Paris lors des dernières vacances de son père et appelait ce col cinquième-avenue) sans compter une cravate tricotée et à bout carré.

Mais c'est le comportement de cette humanité qui inspirait le plus d'inquiétude à Crapelot. Les Noirs s'étaient, certes, levés à l'entrée des dignitaires, mais en apportant à cet hommage [PAGE 109] tout naturel pour Crapelot un enthousiasme qui lui parut sujet à caution. Quant aux quatre Blancs qu'il qualifiait déjà d'existentialistes, le genre de faune que l'on rencontre à Saint-Germain-des-Prés, pour tout dire une espèce peu recommandable, son opinion, sévère mais juste à leur sujet, se confirma lorsqu'il observa qu'aucun d'eux ne daignait même lever les yeux ou se retourner vers les vétérans. Celui qui portait une veste fendue sur le dos et qu'on voyait de profil se contenta de pointer un index irrespectueux vers l'autre extrémité de la salle sans même se tourner, et de dire :

– Le Chef est dans son bureau, vous pouvez y aller; je crois qu'il vous attend.

S'efforçant vainement de se rappeler ne fût-ce que le premier des trucs indiqués par l'Ecole Coloniale comme susceptibles d'aider un individu de race blanche à recouvrer son assurance dans les circonstances les plus délicates, Crapelot suivit Lejeune qui, lui, tout à fait paradoxalement (car, enfin, n'était-ce pas là le service qu'il dirigeait ?) ne semblait pas décontenancé outre-mesure par la désinvolture quasiment insultante de ces jeunes gens.

*
*  *

Crapelot fut on ne peut plus vivement, mais moins heureusement impressionné par Alexandre Rigault, 33 ans, marié, sans enfant, Chef de la Surveillance politique, service qui était l'annexe des Affaires politiques. Lejeune, lui, montrait à l'égard de cet homme une déférence aussi voyante qu'une robe bariolée de négresse – l'image devant être mise au crédit de Crapelot, bien entendu. A l'entrée des deux dignitaires, c'est Lejeune qui s'était écrié

– Bonjour, Chef...

– Bonjour, patron ! avait répondu plaisamment Rigault tout en se levant. Comme votre visite m'honore, monsieur le Directeur.

– Monsieur Crapelot, coordonnateur financier, monsieur Rigault, chef de la Surveillance politique,

– Très heureux, asseyez-vous, messieurs.

Alexandre Rigault avait beaucoup d'aisance – trop d'aisance, au gré de Crapelot. Très grand, cheveux roux coupés en brosse, tâches de rousseur, nez démesuré quand on observait l'homme de profil, mais très droit, costume d'alpaga [PAGE 110] clair, col ouvert, il semblait un New-Yorkais en villégiature à Miami ou à Palm Beach. (Faut-il dire qu'en vérité Crapelot ne savait rien de ce que pouvait paraître un New-yorkais en villégiature à Miami ou à Palm Beach, villes du reste, pour lui, aussi lointaines, aussi abstraites que l'étoile Sirius ou les galaxies découvertes le plus récemment; mais à force de lire les romans policiers ou de science-fiction de ses enfants, le coordonnateur financier avait fini par se constituer comme une sorte de mythologie de base des temps modernes, ce qui, à son idée, lui conférait une nouvelle jeunesse.)

– Ça va-t-y, Chef ? fit Lejeune avec une cordialité et une familiarité dignes de soupçon chez un supérieur parlant à son subordonné.

– Je vais bien, très bien, patron ! je vous remercie infiniment, fit Rigault.

Il parlait d'une voix gutturale, traînante et basse, ce qui vint à point pour confirmer les métaphores américaines de Crapelot. Celui-ci observait le policier, comme fasciné. Ce genre d'homme, pensait-il, je le connais comme ma main. Ma main gauche. Trop jeune, pas le moindre sens de la tradition. Je parie qu'il ne s'intéresse guère à son travail. Une seconde avant notre entrée, il rêvait d'une jolie fille, j'en suis certain. Pourquoi ne porte-t-il pas son bras en écharpe, lui ? Je ne me résignerais pas facilement à mettre mon bras en écharpe : les Noirs en feraient encore des gorges chaudes. Une écharpe, c'est bien de cela qu'il rêvait; je parie que les photographies sont dans le tiroir.

Lejeune et Rigault échangèrent une série de banales amabilités rendues délicates et compliquées du fait que Rigault ne pouvait donner des nouvelles fraîches de sa famille qui résidait en Europe. Puis, sur un ton nostalgique, Lejeune évoqua le divin printemps qui, en cette époque de l'année, baignait la France, le comparant à la chaleur d'étuve qui étouffait les Européens ici.

Rigault, blasphémant quasiment, prétendit en ricanant que lui ne voyait guère de différence dans tout ça. Mais soit mépris pour ses interlocuteurs, soit distraction juvénile, il négligea de développer son opinion, manquant par le fait même de rassurer en dévoilant un penchant, si français, pour le paradoxe, qui lui eût certainement valu l'indulgence du jury. Il est vrai que c'est une torture sans égale de passer l'oral avec un bras que l'on devrait porter en écharpe; [PAGE 111] cela fait rire les camarades et les examinateurs s'imaginent qu'on a dessein de les influencer, et ils se montrent sévères.

Lejeune attaqua le plat de résistance

– Chef, dit-il, j'imagine que vous ne vous amusez guère ici : ça manque un peu de sport, vous ne trouvez pas ? Ici, c'est comme qui dirait le calme plat. Parfois, il doit vous arriver de regretter la Côte d'Argent, n'est-ce pas ?

Rigault eut un rire gras et ironique, tira deux ou trois fois sur sa cigarette, sans effort apparent des lèvres, ramassa son front en trois belles rides et déclara :

– Mon Dieu ! vous savez, patron, je crains qu'on ait exagéré, et grandement, l'importance, je veux dire la portée réelle des événements qui ont ensanglanté la Côte d'Argent et, conséquemment, le rôle, en fait assez modeste, que nous avons pu y jouer.

– Quorum pars magna fui, commenta Lejeune.

C'est pourtant un fait qu'un bras aussi douloureux, il vaudrait mieux le porter en écharpe, parce que, autrement, on a tendance à exagérer son mal, sans compter que l'humeur du patient est fâcheusement influencée par les lancinations. Et si, finalement, ce Rigault, nonobstant ses airs de voyou contempteur des traditions, ne manquait pas de compétence ? Après tout, que demander de plus à un toubib, sinon qu'il mette convenablement un bras en écharpe ? Supposer même que les indigènes en rient, quelle importance puisque ce qui se porte en écharpe, c'est, non le prestige au vrai indispensable, mais bel et bien et tout prosaïquement un bras ?

– Toute cette ébullition côté Européens comme côté Africains n'était rien de plus qu'une séquelle de cette cruelle guerre qui nous a tant éprouvés, continuait Rigault, impassible. Mettez-moi quelques agitateurs plus fougueux qu'intelligents dans ce bouillon de culture...

Oui, c'est exact, pensait Crapelot. Je n'en ai jamais douté, du reste; tout ceci est du strict bon sens. N'empêche que cette méthode de diagnostic est quelque peu à contre-courant, révolutionnaire oserais-je dire, et entraîne, par voie de conséquence, une thérapeutique incertaine, discutable, en tous cas aventureuse quant à ses effets dont le caractère heureux n'est que présumé et constitue donc un pari sur l'avenir. Autant prendre un billet de la loterie nationale. S'agissant de maladies tropicales, telles que le [PAGE 112] paludisme qui, trop souvent, engourdit le bras en provoquant une sorte d'onglée, les meilleurs praticiens, j'entends les plus éprouvés, vous diront que le plus sûr c'est encore l'écharpe. Mais puisqu'il devenait impossible d'éviter les toubibs révolutionnaires, tant qu'à faire, pourquoi ne pas se résigner, épouser son temps ? Et où conduit la rébellion, en définitive ? A la paille humide des geôles ? Bien fait pour ceux qui s'insurgent contre la civilisation. A ce propos d'ailleurs, pourquoi ne pas soigneusement boucler les soi-disant dirigeants du PPA, au lieu qu'on laisse courir impunément ces assassins de femmes et d'enfants, qui n'arborent même pas une écharpe au bras. Et comment les reconnaître maintenant comme pestiférés parmi tant d'honnêtes gens auxquels ils ressemblent ? Comment séparer le bon grain de l'ivraie, surtout si le bon grain et l'ivraie se ressemblent comme deux gouttes d'eau ?

– Et voici l'essentiel, continuait Rigault : comme mouvement révolutionnaire, le PPA n'était pas viable. Point besoin d'être Jésus-Christ pour en deviner les failles et pour savoir les exploiter. Je n'ai guère eu de difficulté, savez-vous ? Finalement, nous en avons été quittes pour quelques semaines de panique,

Oui, il en est souvent ainsi : quittes pour quelque temps de peur. Sinon, où est le mérite ? Héraclès même doit avoir eu peur de temps en temps, il le faut. Je parlerai de Rigault à Jeanne; ce garçon n'est pas si mauvais praticien, après tout. Jeanne, la plus belle, la plus fidèle des épouses ! 0 Jeanne ma Jeanne !...

– En attendant, Chef, il se peut que vous ayez bientôt du sport, dit Lejeune, un tantinet obséquieux.

– Comment cela ? demanda sans émotion Rigault.

– Un homme vient de disparaître. Un Européen du nom de Raoul.

Oui, c'est vrai, Raoul s'est enfui avec Nama, son bon ami. Les amitiés particulières ne sont pas permises dans une bonne institution. Mais pourquoi avoir attendu si longtemps avant de révéler la fugue du couple au Directeur ? Le surveillant général lui-même n'a été que trop évasivement informé. Il ne fait plus de doute que la discipline est défectueuse. Nous nous trouvons en présence d'une défaillance inadmissible. A qui se fier maintenant, puisque même Lejeune se révélait un dilettante ? Quelle époque !

– Un homme a disparu ? Tiens, tiens ! fit le policier [PAGE 113] après avoir calmement allumé une cigarette. Cela peut m'intéresser, Racontez-moi.

Lejeune se tourna simplement vers Crapelot. Celui-ci entreprit aussitôt son récit, mais non content de lui paralyser le bras et de le larder de fréquentes lancinations, non content de lui brouiller la vue, voilà que le mal s'en prenait maintenant à sa langue. De la sorte, Crapelot avait une diction lourde, pâteuse, bafouillante, et finalement presque insignifiante. Seigneur ! qu'allait-il advenir de lui ?

– Eh bien ! conclut Rigault, s'il ne s'agit vraiment que de cela, j'ai l'impression que la vie de cet homme n'est pas en danger. Allons voir tout de suite où en est le Commissariat Central.

– Mais ne s'agit-il vraiment que de cela ? s'enquit Lejeune avec malice.

– Que voulez-vous dire ? demanda Rigault en faisant battre ses cils comme une jolie femme coquette.

– Chef, fit Lejeune, vous est-il arrivé ces temps-ci de penser que nous nous trouvions, dans ce pays, à la veille d'événements du genre de ceux qui ont ensanglanté la Côte d'Argent ?

– Qu'est-ce qui vous fait poser cette question, patron ? La disparition de cet homme ? Oui, je vois, je vous comprends. Cependant, je crois qu'une telle crainte serait exagérée, pour le moment bien sûr. A en juger par certains indices qui ne trompent pas, il n'est pas impossible qu'un certain parti extrémiste de cette République fasse bientôt des siennes. Mais, à mon avis, l'échéance est encore assez lointaine. Rassurez-vous, je suis fort bien renseigné. Les jeunes gens que vous avez vus dans la salle contiguë font un travail extraordinaire. Ils se faufilent partout, ils entendent tout.

– Les Noirs ou les Européens ? demanda Lejeune.

– Les Noirs ne sont pas encore très sûrs : leur formation laisse un peu à désirer. Non, nous préférons encore envoyer les Européens. Ils s'en tirent à merveille, allez. Tenez, je peux bien vous révéler leur atout suprême : ils rencontrent un succès formidable auprès des jeunes filles indigènes. C'est toujours sur l'oreiller qu'on apprend le plus de choses.

– Vous ne voulez pas dire que vous leur demandez de se lier avec ces personnes ! s'insurgea Crapelot.

– Il faut pourtant ce qu'il faut, monsieur le Directeur. Le métier comporte de terribles servitudes, croyez-moi. [PAGE 114]

Comme vous, je doute que ce leur soit toujours agréable; mais c'est très, très efficace.

*
*  *

Au Commissariat Central, c'était le branle-bas de combat et les choses allaient bon train. Dans la cour, des gradés blancs préparaient des escouades de gendarmes noirs, leur donnant des instructions, les répartissant en patrouilles ou bien les inspectant. Fréquemment, un brigadier européen ou plusieurs traversaient la cour sur d'énormes motocyclettes qui emplissaient la place d'un vacarme d'enfer, puis allaient s'engouffrer dans la rue; ils étaient casqués de fer et la jugulaire de cuir qui sanglait leur menton entourait leur visage d'un magnifique oval noir et martial, comme une coquetterie de guerrier. Sur leurs machines, ils ressemblaient à leurs ancêtres romains, les légionnaires.

A ce spectacle, une indicible fierté envahit Crapelot. Ces Latins ! comme ils réjouiraient Jules César s'il revenait dans ce monde. Qu'y a-t-il de plus beau qu'un grand peuple, qu'un valeureux peuple toujours identique à soi, malgré le climat, malgré la latitude.

Le chef du Commissariat Central leur exposa brièvement les dispositions qu'il avait prises. Des patrouilles mixtes de motocyclistes sillonnaient en ce moment les faubourgs indigènes. Qu'un point donné leur parût suspect pour une raison ou pour une autre, ils se repliaient aussitôt et revenaient alerter le Commissariat Central. Celui-ci envoyait alors une ou plusieurs escouades qui investissaient le secteur, permettant ainsi à leurs éléments de choc d'entrer en action pour ratisser et au besoin raser tout le quartier. Déjà, le Commissariat Central était submergé par les flots de gens capturés au cours des opérations. Ils avançaient pratiquement l'épée dans les reins et les mains levées en signe de reddition et de soumission. Bien fait pour les insurgés ! Où mène la rébellion ? A la paille humide des cachots.

Le chef du Commissariat Central prit une longue inspiration au terme de son exposé. Entouré de son état-major, il apparut sûr de lui à Crapelot qui le comparait tantôt au roc sur lequel vient se briser la houle de la sauvagerie tantôt au fer de lance qui éventre le monstre, l'hydre aux mille têtes. Son élocution était claire et précise, son sang-froid [PAGE 115] à toute épreuve. A côté de lui, Rigault semblait un roseau pensant, un songe-creux.

Maintenant, le chef du Commissariat Central entamait la péroraison, tandis que la douleur s'élançait de nouveau dans le bras de Crapelot, que des millions d'aiguillons lardaient :

– Il est essentiel que tous les Européens mâles, quels qu'ils soient, participent activement au combat. Cedant arma togae. Il est essentiel qu'ils parcourent les faubourgs indigènes qui ne seront jamais trop fouillés; qu'ils lient conversation avec ceux des Noirs qui sont nos amis, car je suis convaincu qu'il y en a, je les connais, ayant travaillé toute ma vie ici; qu'ils en obtiennent le plus d'informations qu'ils pourront sur cette affaire qui est grave. En effet, il ne s'agit de rien de moins que de nous jeter à la mer, nous qui avons fait ce pays, nous à qui appartient ce pays et ce qu'il contient. Il faut qu'on sache notre résolution de ne pas nous laisser voler notre bien. Nous sauvegarderons notre patrimoine national dans son intégrité jusqu'à la fin des temps. Il est essentiel que chacun, au poste qui lui convient le mieux, prenne sa part à cette glorieuse lutte dont les générations à venir nous seront reconnaissantes...

Oui, mais supposez qu'on doive un jour porter un bras en écharpe et que l'adversaire en fasse des gorges chaudes ?

– Messieurs, j'ai dit. Dispersez-vous et que chacun rejoigne son poste de combat. Ne vous laissez pas détourner de votre devoir par les tentations de toutes sortes qui ne tarderont pas à s'abattre sur vous. J'ai dit.

L'homme était court et trapu. Un vrai fer de lance.

*
*  *

Ayant Jeanne à ses côtés dans la petite jeep bâchée, qui soulevait un tourbillon de poussière derrière elle, Crapelot parcourait, à petite allure, les ruelles criblées de fondrières. Son œil vigilant et ample dans son mouvement surveillait les habitations de torchis dont les monotones alignements bordaient les misérables chaussées; les cases se présentaient tantôt groupées en pâtés et tantôt espacées comme une dentition éprouvée par la vieillesse. Dans ce dernier cas, des terrains vagues, envahis parfois de hautes herbes ou même de roseaux ou de broussailles, s'enfonçaient en coin dans le quartier. On voyait alors de petits enfants nus s'ébattre [PAGE 116] dans la poussière rouge levant et mijotant telle une mousse naturelle et gigantesque. De loin en loin, des fillettes minces aux longs bras de réglisse se pressant autour d'une fontaine remplissaient quelque récipient d'eau ou bien frottaient indolemment un maigre linge.

– Jeanne, mon amour ! murmurait Crapelot comme épouvanté, Jeanne, ma chérie, c'est incroyable. Je n'aurais jamais soupçonné cette jungle là, à notre porte. Nous l'avions pourtant défrichée, mais elle repousse sans cesse; c'est à croire qu'elle gagne même du terrain. Elle vient déjà battre contre nos murs qu'elle mine avec une patiente ardeur. Bientôt, ce sera le raz-de-marée. Serons-nous submergés ?

– Nous ignorions bien des choses, répondait Jeanne. Nous ignorons tant de choses. On a beau faire, on est toujours surpris. Comment se garantir à jamais contre la surprise ? Mon Dieu, comment faire ?

– Ça ? leur dit le grand Noir avec un ricanement lubrique, ça ? Mais ce n'est encore rien. C'est en s'enfonçant loin des ruelles que l'on rencontre la vraie ville noire, notre vrai pays, le Paradis que nous a offert Vaudou le Grand. Il est inexpugnable, notre royaume. Personne n'y accède jamais que nous. Il est infini, tantôt éclatant de soleil, tantôt croulant sous le roulement dévastateur des ténèbres.

– Tu peux nous y conduire ? demanda Jeanne. Tu as l'air intelligent, toi. Conduis-nous y donc, mon enfant.

– Moi, je veux bien, dit le Noir ricanant toujours avec lubricité et ondulant de tout le corps comme un python. Mais il est bien entendu que c'est à vos risques et périls.

– Qu'est-ce que tu vas t'imaginer ! dit sévèrement Crapelot. Un véritable Latin n'a jamais peur, mon enfant. Même avec un bras en écharpe, je parcourrais toutes les jungles du monde avec vaillance et intrépidité.

– Ce n'est pas que vous ayez peur. Mais vous ne pourrez venir dans notre Paradis sur votre jeep. Il n'y a point de routes pour accéder à notre maison. Il faut marcher à pied : c'est fatigant, très fatigant pour vous autres; car, le terrain n'est pas nivelé, ça descend et ça monte sans arrêt. Il faut être très patient et rompu à la marche à travers la jungle. Il ne faut pas s'irriter des vastes détours nécessaires pour contourner un obstacle ou un buisson. Et l'on ne sait jamais si l'on posera le pied plus haut ou plus bas qu'à l'endroit précédent.

Ils suivirent le grand Noir qui se dégingandait devant [PAGE 117] eux, sifflotant, chantant une mélopée triste ou ricanant et esquissant un pas de danse grotesque et inexplicable. De jeunes enfants nus et le ventre ballonné accouraient auprès de Jeanne qui, resplendissante, transfigurée, rajeunie par la maternité, leur posait la main sur la tête ou bien leur donnait le sein. C'est vrai qu'il n'y avait pas de route, pas même de sentier; il fallait se frayer soi-même son chemin en écartant les branches et les buissons des deux mains.

Parfois, en tournant un simple bosquet, on tombait sur un immense campement indigène. Au son du tam-tam, entourant un grand feu, les Indiens exécutaient une fantastique danse du scalp et de la possession. D'autres, groupés plus loin autour de Gandhi, écoutaient attentivement les consignes de non-violence du leader. Ils se refusaient à voir les deux Européens, mais s'en prenaient parfois au grand python qui ondulait de tout son corps, le traitant de traître, quitte à l'oublier la seconde d'après.

Sans même s'être concertés, ils marchèrent sur Jeanne et se jetèrent sur elle pour implorer humblement son pardon. Leurs cris d'amitié étaient bruyants et hostiles. Ils dépouillèrent Jeanne jusqu'à la stricte nudité pour garder ses vêtements en reliques de déesse blanche. Elle fut crucifiée au sol par trois grands diables, la trinité éternelle et l'éternel féminin. Pas moyen, pour Crapelot, de se débattre avec ce foutu bras en écharpe, sans compter que c'est dans le dos que ses adversaires l'attaquaient. Ils écartaient les jambes de Jeanne pour mieux la crucifier au sol. C'était un guet-apens, et le guide noir, c'était Judas déguisé en python ondulant pour les besoins de la cause, de même que les agitateurs blancs se déguisent en invertis.

Les Aztèques, scalpeurs et coupeurs de têtes, fatigués de crier, enfonçaient maintenant un long clou rougi au feu dans le flanc de Jeanne qui se tordait de douleur comme un ver de terre. Que sommes-nous, après tout, si ce n'est des vers de terre ? Bien fait pour l'humanité gonflée d'orgueil et se détournant du Seigneur. Au viol ! A l'assassin ! A moi les légions ! A moi Tarzan ! Que n'accours-tu, Tarzan, secours des égarés, divinité qui règnes sur la forêt vierge inhospitalière, mais prompte à la soumission, prête à lécher la main qui la caresse pourvu qu'elle la sente de fer ?

Crapelot était roué de coups féroces. A moi, les Latins A m... [PAGE 118]

– Monsieur le Directeur, monsieur le Directeur, réveillez-vous, monsieur le Directeur...

– Quoi ? Comment ? Qu'est-ce qui se passe ? Oh !...

Amusé inquiet, dissimulant mal ses sentiments, Nama se penchait sur lui comme un enfant fiévreux. Il se redressa et son bras, délivré du poids de son corps, sortit lentement et douloureusement de l'engourdissement. Au fond de la salle, d'autres visages noirs tristes, au bord de l'épouvante, mais aussi, un visage blanc, orné de lunettes, Raoul, qui, lentement, imperceptiblement, s'approcha. Le jeune homme fit signe aux Noirs de s'éloigner puis, se pencha légèrement sur le vétéran aux tempes grisonnantes.

– Je vous demande pardon, monsieur le Directeur, dit Raoul, mais c'est arrivé si soudainement, c'était si surprenant et même si effroyable. Nous vous avons entendu crier tout à coup et nous nous sommes précipités. Dieu soit loué, ce n'est rien.

– Ainsi j'ai crié ? demanda Crapelot.

– Hurlé serait plus exact, sauf votre respect, monsieur le Directeur.

– Oh ! ça alors. Est-ce que j'ai dormi ?

– Vous avez beaucoup dormi, monsieur le directeur; et j'ai pris sur moi de ne pas vous déranger, bien qu'on ait souvent téléphoné. Je m'en excuse, monsieur le Directeur.

– Vous savez bien qu'il n'y a pas de quoi, Raoul : ce n'est pas la première fois que la chose m'arrive. Comment dirais-je, est-ce que tout mon sommeil a été... tumultueux ?

– Non, monsieur le Directeur. Vous avez dormi fort paisiblement; c'est seulement à la fin que cela s'est... un peu... gâté.

– Gâté

– Si vous me permettez l'expression, monsieur le Directeur. J'ose m'autoriser à vous suggérer d'aller vous reposer un moment chez vous, monsieur le Directeur. Il n'est pas impossible que vous fassiez un peu de paludisme. Rien de grave, je crois, mais tout de même...

– Oui, vous avez raison.

Son bras gauche s'était entièrement ranimé et il put enfin le mouvoir. Un peu vaseux, il fut conduit à sa maison par le silencieux chauffeur noir. Il monta les marches en titubant, comme ivre. Jeanne le coucha aussitôt,

– Dors, mon petit lapin. Repose-toi, va, disait Jeanne tandis qu'elle le bordait. [PAGE 119]

– Je me suis assoupi au bureau, ma Jeanne chérie.

– Eh bien ! tu étais très fatigué, pauvre chou. Tu travailles trop.

– Et j'ai eu un cauchemar, un affreux cauchemar.

– Ah ? et qu'est-ce que tu voyais ?

Il posa un regard pénétré sur sa femme, puis eut un geste agacé, une chiquenaude, comme pour chasser un mauvais souvenir.

– Ce que je voyais ? soupira Crapelot. Oh, des nègres.

– Ça ne te changeait pas beaucoup.

Vince REMOS