© Peuples Noirs Peuples Africains no. 14 (1980) 72-94



QUAND ANUBIS SE REVEILLE :

CHAOS ET VISION POLITIQUE DANS LES ŒUVRES LITTERAIRES RECENTES

Femi OSOFISAN

Du sein des labyrinthes mystérieux du mythe, l'ancien dieu hybride relève soudain la tête parmi nous et se réveille d'une manière alarmante. Eveillé, la vengeance en tête, il remplit déjà son rôle dans la poigne de fer de l'anarchie contemporaine. C'est cette image que nous impose sans répit la littérature de la fin des années soixante et des années soixante-dix; elle provoque à notre niveau ce que j'appellerai sommairement ici une sorte de crise de conscience, et plus profondément, elle exige que nous fassions face, avec lucidité, à la réalité sociale, politique et morale. Ne sommes-nous pas en droit en effet de prêter une oreille pleine d'espoir à la voix de nos écrivains, en sachant que leur but est d'aller bien au-delà des clameurs du scandale. La simple peinture de la douleur, comme le fait remarquer Lukacs, « est aussi muette que la douleur elle-même, si la langue ne parvient pas à une expression poétique de l'essence de la douleur dans sa nature concrète, sa singularité et son universalité[1] ». Quelles que soient nos réserves critiques vis-à-vis du répertoire moderne, nous sommes tous condamnés, nous le savons, de par notre besoin à la fois [PAGE 73] commun et individuel de clarification et d'information, à pénétrer, sans repos, sous la surface de l'éloquence, du style et de la sémantique; notre survie et celle de notre civilisation n'est-elle pas assurée par la somme de ce que nous créons, sur la toile ou en acier, en bois ou avec des mots ? Si la catharsis est encore la fonction essentielle de toute œuvre d'art, alors nos écrivains se doivent de nous éclairer et de nous proposer un changement fondamental. Pour « maîtriser la réalité »[2] d'une manière féconde, il s'agit d'examiner à part et de près le catalogue rituel de carnage fratricide qui fait souvent le sujet des romans récents. Je crois le moment opportun et le problème urgent : quelles perspectives, si tant est qu'elles existent, pouvons-nous tirer, sur le plan moral, de cette furieuse explosion d'horreurs en notre sein, de cette image prédominante d'Apocalypse ?

D'une œuvre à l'autre, nous nous trouvons saisis par la même métaphore, celle de l'animal de proie, bien vivant avec griffes et crocs, nous sommes pris au piège de la légende sanglante, du même fardeau de morts. Le poète nigérian J.P. Clark évoque ici le dialogue de trois des victimes, mises en présence les unes des autres :

    B. Les cris ne sont pas seulement dans les marchés Les cris peuplent les cathédrales
    Les cris tombent des minarets
    Et pas seulement le matin
    Les cris jaillissent des cuisines, des écoles.

    A. Est-ce vrai ? Est-ce vrai ?
    Alors je suis heureux, très heureux.

    C. Les chiens ne se dévorent pas entre eux
    Pourquoi la meute s'est-elle abattue sur les siens Au cours de la chasse ?

    A. Parce que les chiens à la tête de la meute
    Ont joué avec le lion
    Parce qu'ils ont chassé avec le lion
    Parce qu'ils ont chassé pour le lion
    On a donné en fait des crocs à l'hyrax
    Et introduit le chacal dans le chenil[3]. [PAGE 74]

Le pouls de la littérature contemporaine bat au rythme de la poursuite et du pillage, au cours desquels l'humanité elle-même est constamment traquée, mutilée, et nos semblables transformés en cannibales. Quel monstre avons-nous libéré ?

Ce n'est pas moi, mais Soyinka, par la bouche d'Ofeyi, qui nomme cet être redouté, la terrible divinité de l'Apocalypse, ressuscitée :

    Après qu'il se fut pénétré de la gravité des événements dans le Cross-River, l'odeur parfumée de la chambre d'Iriyise, caressante comme un papillon de nuit, n'avait pu dissiper ses rêves d'Anubis, l'être à tête de chacal. A moitié endormi, coincé entre le lit et le mur, il observait les milliers et milliers de créatures aux crocs nus et couvertes de bave, qui surgissaient d'une encoignure pour le pourchasser. Il fit demi-tour pour fuir, mais ses pieds étaient pris au piège sous un rocher. Après s'être débattu en vain pour se libérer, il ne trouva qu'une seule voie de salut : mettre à nu ses dents, pointues et flamboyantes, à l'image de la meute dont les gueules en fer de lance étaient dirigées à l'unisson vers sa gorge. Il fit cette extraordinaire découverte : ses dents n'étaient plus des dents d'homme, ses mâchoires laissaient couler une bave couleur de cendre sale, tachée de pourpre, témoignant d'une récente curée. Il sentit sa nuque s'échauffer quand ses poils se dressèrent en manière de défi, et, chose encore plus stupéfiante, le son sortant de sa gorge était un hurlement parfait, plus féroce que les gémissements de ceux qui avaient flairé leur proie...[4] [PAGE 75]

L'image parle douloureusement d'elle-même : l'humanité proie et gibier, mais aussi rapace – extrêmes inquiétants qui se conjuguent parfaitement dans l'évocation d'Anubis et [PAGE 76] de sa meute.[5] A ce point, il est évident, je pense, que nous n'avons pas affaire ici à l'ancien dieu égyptien, ni à son culte grandiose, mais plutôt à une perversion de ce [PAGE 77] dieu, à une caricature monstrueuse aveuglée par la soif de sang, gorgée de luttes, d'incendies et de pogromes. Chez Ofeyi, cette vision surgit au cours d'un cauchemar, conséquence directe des récits recueillis de témoins oculaires sur le massacre organisé dans le Cross-River – en fait le nord du Nigéria – qui a vu l'extermination de la troupe en tournée de Zacheus et l'enlèvement d'Iriyise. Bien sûr, cela s'avère n'être qu'une répétition générale avant les atrocités qui vont suivre. C'est un catalogue d'horreurs qui se déroule sous nos yeux dans les longs chapitres intitulés « La Moisson » et « Semences », quand les natifs de Cross-River fondent sur les « étrangers » pris au piège. Nous restons bouleversés et accablés en présence des corps en décomposition dans le barrage en construction à Shage, devant le spectacle orchestré d'incendies criminels et de massacres à l'église de Kuntua. « Oh Dieu », s'écrie le poète, « ils [PAGE 78] ne sont pas étrangers / tous ceux qui à force d'outrages bafouent / le mot paix – salaam aleikun – pas étrangers / ces milliers dont les cerveaux sont endormis de force pour servir de nourriture aux porcs »[6] Est-ce donc là l'image inédite de notre condition humaine actuelle ?

Si nous nous tournons vers Mongo Beti, nous n'éprouvons aucun soulagement : le problème demeure, la métaphore animale s'impose toujours d'une façon aussi déchirante. Dans Remember Ruben, le mouvement rythmé de la chasse bat impitoyablement :

    Successivement stupéfait, terrorisé et tremblant, Mor-Zamba vit dans une petite salle ruisselant de lumière électrique un homme nu, dont les pieds étaient attachés ensemble à une extrémité d'une barre horizontale et les deux mains, ensemble aussi, à l'autre extrémité. Ainsi suspendu, le ventre à l'air, le supplicié qui gigotait par intermittences comme s'il eût tenté de se débattre, ressemblait à un gros gibier que des chasseurs heureux ramènent chez eux...[7]

Ce qui suit, en ne laissant aucun doute sur la proie qu'est devenu l'homme, provoque un choc brutal :

    Un troisième homme que Mor-Zamba n'avait pas aperçu jusque-là et qui venait peut-être d'une pièce voisine, déploya de vieux journaux, les froissa et les entassa sur le sol au-dessous du supplicié, les arrosa d'essence (ou, peut-être plutôt, de gas-oil) et y mit le feu en frottant une allumette, comme si le supplicié avait été une antilope dont on eût voulu griller le poil avant de l'écorcher ou de la dépecer. Mais le supplicié était un homme vivant, non le cadavre d'un animal... [8]

Nous remarquons que la dernière phrase exprime un appel. Mais frappés de stupeur, insatisfaits, accablés, nous sommes à la quête, aveugle et désespérée, de la catharsis. [PAGE 79] Tant que l'enchevêtrement d'horreurs mène à cette sorte d'impasse, notre désir ardent d'élucidation peut se trouver atténué par les émotions ressenties, mais non rassasié. C'est de ce défaut dont souffre la plus grande partie de la littérature contemporaine : elle nous laisse au seuil d'un sens à déchiffrer, ou, en suscitant en nous des émotions par la description d'actes d'un héroïsme picaresque, elle détourne notre attention, comme dans le livre d'Elechi Amadi, Sunset in Biafra (Coucher de soleil sur le Biafra)[9]. Il va de soi que, devant la réalité stupéfiante d'une humanité pervertie et devant son expression symbolique, celle de la bête de proie, nos écrivains gardent les yeux ouverts. « Un de ces jours, je vais piller, violer, incendier », s'écriait, il y a bien des années, Ezechiel Mphalele, voix d'un poète noir se révoltant contre les prétentions idylliques de la négritude; « je vais couper la gorge à quelqu'un, je vais renverser un gouvernement, je vais organiser un coup d'Etat, oui je vais opprimer mon peuple... »[10]. L'exactitude de cette prophétie devenue réalité fait frissonner; du fait que toute création n'a de sens que lorsqu'elle saisit l'essence du réel, toute œuvre importante hurle maintenant comme un refus douloureux des violences de l'histoire. Notre temps est sans aucun doute celui d'un nouvel héritage, d'une littérature consacrée à Anubis, la littérature anubiale.

Toutefois, ne faut-il pas interroger Ouologuem : sommes-nous alors condamnés, fatalement, tragiquement, à la violence ? Bien sûr, la littérature ne peut déboucher ni sur la passivité, ni sur la stérilité, car, comme toute forme d'art, elle est fondamentalement liée à la société. Nous devons exiger de nos écrivains que, d'un regard hardi, ils percent le voile de complaisance dans lequel se drape l'histoire, ce masque de légèreté ou de soumission désarmante qui console le commun des hommes ou le poète sans génie. Si nous luttons vraiment pour le progrès social et si cette lutte doit avoir un sens, nous ne pouvons pas accepter la conclusion de Madmen and Specialists : selon Soyinka, nous ne sommes qu'« un zéro dans l'infini du néant » et nous serons toujours « utilisés comme cobayes » par des maniaques [PAGE 80] du pouvoir[11]. De même, la simple agitation est stérile et le choc provoqué par Anubis restera paralysé dans les dédales du mythe, à moins que le poète ne s'élève au-dessus des événements présents pour pénétrer dans les arcanes profondes de l'être et atteindre un autre niveau de connaissance. Pour citer de nouveau Lukacs, « la catharsis présuppose une maîtrise véritable de la réalité et des perspectives soigneusement analysées, tandis que, en dernière analyse, l'exaltation, la mélancolie et la prostration ne font que reproduire et perpétuer l'aliénation »[12] Ce que je veux dire, c'est que la lucidité ne suffit pas, qu'elle peut même n'être qu'une imposture, s'il n'en résulte qu'une simple « exaltation », et, au bout du compte, la perpétuation d'une philosophie défaitiste. Le dernier chapitre de Ouologuem, chapitre crucial, où l'évêque Henri, témérairement et au mépris de la mort, affronte Saâf, ne manque ni d'éloquence ni d'une certaine dimension tragique; toutefois, les conclusions seraient manifestement inacceptables pour ceux qui sont confrontés au pouvoir. Se mettant à nu, Saïf et Henri apparaissent comme des intrigants politiques, qui se sont engraissés en trouvant plaisir à réprimer et exploiter. Ils sont engagés dans une violente confrontation verbale, et le choc de leurs personnalités donne à leur esprit une vivacité certaine, aiguisée par la présence vague et menaçante de la mort. Tous les deux néanmoins, en tant que privilégiés, considèrent le pouvoir comme un simple jeu dans lequel le reste des hommes sont des pions; il n'est pas surprenant alors que la clarté séduisante de leur vision s'avère en fait trompeuse et réactionnaire. Il est évident qu'ils sont au nombre des sorciers qui, pour des raisons personnelles, n'hésitent jamais à faire surgir le spectre d'Anubis. « Je regarde l'écran », relate Henri, « tous les moyens y sont bons – qui biaisent, silencieux, aigus, jamais laïques, exaltants de la guerre secrète. Mais pour tous, la force de frappe reste essai sur soi-même, bien moins pour exprimer une vision sanglante du monde que pour parvenir à un accord imminent entre la vie et le monde. »[13] Rien ne me semble mieux traduire la psychologie d'un peuple à qui [PAGE 81] les machinations, précisément d'hommes comme Henri ou Saïf, dénient les moyens de s'épanouir pleinement.

Mais Henri poursuit, comme s'il se livrait à une confession : « Ici, ce qui importe, c'est que, toute vibrante de soumission inconditionnelle à la volonté de puissance, la violence devienne illumination prophétique, façon d'interroger et de répondre, dialogue, tension, oscillation, qui, de meurtre en meurtre, fasse les possibilités se répondre, se compléter, voire se contredire. Incertitude. Mais aussi conflit entre le refus de la décadence et la nostalgie d'une expérience privilégiée où s'impose le souci d'une morale doublée d'une fausse fenêtre ouverte sur le bonheur. » Et, comme on pouvait s'y attendre, Saïf réplique en se réfugiant derrière l'idée de destinée : « Nous errons dans le désastre, c'est un fait; mais nous tombons, nous sommes humbles, nous nous gargarisons de poison dans la coupe sanglante de la violence, dans le verre ébréché des valeurs; nous sommes malades, dégradés; mais c'est que le monde est bizarre... Mais le Destin est là, et qui pardonne, fatalement. »[14] Une telle interprétation ne peut avoir qu'un résultat : indéniablement, l'incitation à la léthargie, la négation de toute solidarité humaine. C'est ce que les deux hommes reconnaissent :

    Alors j'ai songé au Nakem et à toute son histoire. J'ai prié.
    – Qu'avez-vous compris ?
    – Que Dieu est connaissable mais non point compréhensible.
    – C'est donc si important ?
    – C'est parce qu'ils n'ont su rien dire que les hommes se tuent.
    – Mais les gens s'aiment, parce que quand ils se séparent, chacun s'aperçoit qu'il n'a parlé que de soi... L'homme est dans l'histoire et l'histoire dans la politique. Nous sommes déchirés par la politique. Il n'y a ni solidarité ni pureté possible.
    – L'essentiel c'est de désespérer de la pureté, et de croire qu'on a raison d'en désespérer. L'amour n'est pas autre. La politique ne connaît pas le but, mais lui forge [PAGE 82] un prétexte. C'est parce qu'ils sont mauvais forgerons que les régimes s'écroulent[15].

Ce sur quoi je veux mettre l'accent, c'est qu'à coup sûr, dans une situation néo-coloniale et dans un contexte de lutte active, cette sorte de résolution constitue, sinon une trahison, du moins et indéniablement, un luxe qui ne peut que briser notre détermination. A l'heure qu'il est, nous devons nous rendre compte que si jamais nous laissons une cause s'acheminer vers un dénouement tragique, cette cause dépérira. Nous n'apaiserons pas les affres de la faim ni les tourments de la tyrannie en considérant l'histoire comme une répétition de modèles immuables, ainsi que le font certains auteurs contemporains. Anubis doit mourir, et ceci à de multiples reprises.

Heureusement, l'expérience et le talent de Beti et Soyinka en tant qu'écrivains les rendent conscients de cette logique de la révolte, qui, en définitive, détruit son propre dynamisme pour faire naître la résignation et le désespoir. Mais les perspectives qu'ils offrent sont-elles plus positives, moins inquiétantes ? Si nous considérons Season of Anomy et Remember Ruben comme des tentatives d'expliquer, dans une transposition poétique, la dialectique du pouvoir et de la politique, nous devons alors envisager sérieusement les problèmes : jusqu'à quel point pouvons-nous accepter leurs conclusions comme des solutions durables pour maîtriser le chaos ? Nous savons que l'extermination d'Anubis impliquera nécessairement un certain nombre d'options. Faut-il cependant que le Prométhée à venir emprunte les traits et les crocs d'Anubis ? Comment ne pas ressentir un certain malaise devant la solution préconisée par les deux écrivains : le sauveur de l'humanité doit lui-même perdre d'abord ses caractères humains en se transformant en une sorte de prédateur. Abéna et Demakin qui deviennent les caractères dominants de ces deux œuvres sont, chose significative, des êtres de violence, et de violence seulement, entraînés au seul art de la guerre, sans programme bien défini ni vision d'une lutte révolutionnaire au-delà des assassinats politiques en fonction des circonstances. Qu'est-il arrivé à Ogun, ce symbole de l'union du poète et de l'homme d'action ? [PAGE 83]

Tant que l'œuvre traite des motivations, nous ne pouvons qu'adhérer à la vision de l'auteur. Nous admirons la profondeur de l'analyse de Soyinka, quand par exemple il dépeint Ofeyi, la victime, chez qui les éléments et les circonstances de la dégradation peuvent provoquer un changement, nous fournissant ainsi une image de la psychologie humaine. Ici, la réalité est effectivement transcendée; la force de l'expérience atteint une dimension poétique, et des questions cruciales assaillent notre conscience :

    Une telle terreur que ces hommes laissaient s'abattre sur les innocents, était-ce là la source véritable des fléaux façonnés par l'homme, et le secret de leur confiance ? Etait-ce la certitude qu'une fois que la meute s'est mise en chasse... les moyens employés entraînent une transformation de leur propre nature et même les innocents adoptent le masque du chacal pour se protéger de la meute ?[16]

Peut-être devrions-nous encore interroger Saïf et Henri à ce sujet. Mais il y a une fin à ces considérations abstraites : peu après, nous voyons Ofeyi que le spectacle d'un homme traqué à mort sur la route du Nord a révolté, se déchaîner et tenter à son tour de tuer les poursuivants en jetant sa voiture sur eux. Quant à Mor-Zamba, il n'éprouve aucun scrupule à fendre le crâne d'un des gardiens de « l'ordre colonial », appelés Saringalas, pour délivrer Ruben; et Abéna se réjouit ouvertement de l'extermination du commando de Brède au cours d'une embuscade tendue à Kola-Kola[17].

C'est à ce point que, personnellement, j'éprouve un certain malaise. Que penser du fait que les personnages dont l'héroïsme est exalté dans les deux romans sont particulièrement ceux obligés de renoncer à une part importante de leur humanité, pour se changer en assassins de leurs ennemis politiques ? Ofeyi et Ruben, théoriciens idéalistes, échouent, alors qu'au même moment le Dentiste et Ouragan-Viet l'emportent triomphalement. Et au cas où quelqu'un contesterait le caractère délibéré de la préférence ainsi soulignée, reportons-nous par exemple au passage où s'opère [PAGE 84] la transformation d'Abena, quand son esprit inquisiteur réduit lentement à néant la mystification coloniale :

    Je me demande, dit sombrement Abéna, oui je me demande si j'ai bien eu raison : la possession d'une épouse vaut-elle qu'on se donne tant de mal ? Ne devrait-on pas se débattre davantage pour la possession d'un fusil ?...
    Tout pour la femme, rien pour le fusil !... L'orang-outan a vaincu, le monstre a tout dévoré. Le chef imposé, c'est cela, ô noble vieillard. Comment pouvez-vous accepter de cohabiter avec l'orang-outan, vous, nos pères ? Il y a longtemps que la pestilence exhalée par le monstre a asphyxié notre clan, sage vieillard, et voilà il n'est plus qu'un cadavre en voie de lente décomposition. Nous ne sommes plus qu'une pourriture, méprisée et haïe de nous-mêmes, comme un lépreux qui contemple ses membres purulents. Alors, sage vieillard, que vaut une épouse en comparaison d'un fusil ?[18]

Cette compréhension des événements amène Abéna à quitter son pays natal, à s'engager dans l'armée; envoyé combattre en Indochine et en Algérie, ses prouesses militaires font de lui une figure légendaire. Revenu en secret au Cameroun, il devient le successeur naturel de Ruben qui a été assassiné, et assume la direction de la résistance clandestine au colonialisme français et à ses collaborateurs noirs en la personne de Baba Toura le Bituré[19].

Le Dentiste sans conteste est, quant à lui, le frère d'Abéna. Nous savons très peu de choses sur sa jeunesse, si ce n'est qu'il est né à Irelu, d'un père politicien, et que, plus tard, il a été lié à la communauté d'Aiyero. Au cours d'une conversation avec Ofeyi, il révèle qu'il a suivi un entraînement à la guérilla dans un pays africain, dans le but de [PAGE 85] participer à la lutte de libération en Guinée-Bissao et au Mozambique; mais un changement brutal de régime a amené la désertion de toutes les recrues, et le camp a dû être abandonné à la hâte. Son retour, après plusieurs années d'exil, coïncide avec la répression systématique de la population par le Cartel. Il établit un camp dans sa ville natale et, d'une manière qui rappelle la guérilla urbaine d'Abéna à Kola-Kola, il s'entoure de partisans ardents et loyaux, puis commence à organiser « l'opération» sanglante et macabre : l'élimination des hommes de Batoki. Il est frappant de constater qu'en exposant la situation politique et en défendant sa tactique, il emploie des métaphores faisant écho à l'image de « l'orang-outan » chez Abéna :

    J'y insiste encore, précise le Dentiste, on ne peut pas simplement attendre, pour se défendre, d'être attaqué à la hachette par un dément. Après l'avoir vu assaillir un homme sur la route, vous n'attendez pas plus longtemps. Mais voyez-vous, vous les rationalistes, en prétendant qu'on peut raisonner avec un dément, vous avez fait naître un monstre. Et c'est pourquoi notre peuple meurt. Parce que, préoccupés par l'observation du phénomène, vous avez suivi en silence l'incubation d'un être monstrueux...[20]

Pouvons-nous alors accepter Abéna et Demakin comme des héros, comme les symboles des leaders de la société future ? Il vaut la peine de se poser cette question. Du début à la fin de cette œuvre tourmentée, Season of Anomy, et aussi dans Remember Ruben, quoique d'une façon moins saisissante et pathétique, Soyinka et Beti mettent l'accent sur le choix angoissant entre le théoricien-poète d'une part et le partisan de la violence et de l'assassinat politique d'autre part. Ofeyi et Demakin sont constamment représentés dans une opposition violente : le premier hésite, discute; le second agit et obtient des résultats. L'objectif d'Ofeyi, en emmenant finalement Demakin dans la forteresse de Batoki, n'est pas de lui faciliter une reconnaissance préalable; il s'agit plutôt « d'une forme indirecte de plaidoyer né de la conviction que seul un tueur à gages peut chercher à exécuter un homme qu'il a rencontré au milieu de ses [PAGE 86] connaissances et de sa famille. »[21] Mais le Dentiste est déjà « las de tels raisonnements » c'est d'ailleurs lui, en définitive, dont le concours se révèle précieux pour regrouper les émissaires d'Aiyero dispersés dans le Cross-River; c'est lui aussi qui fait échapper Iriyise, et Ofeyi lui-même, de la prison de Karaun. La préférence de l'auteur va visiblement à des hommes comme le Dentiste, à cause de leurs solutions simples, même si elles sont contestables. En fait, c'est seulement au cours d'une scène de violence, quand avec Chalil il aide Demi-Douzaine[22] à échapper aux incendiaires originaires de Cross-River, qu'Ofeyi lui-même s'anime. Ofeyi échoue alors que Demakin réussit; les méthodes de ce dernier s'avèrent opérantes. Il est le leader de demain, un homme formé par l'expérience, mais qui manque de toute dimension poétique ou visionnaire. Après le rite de purification que constitue la marche à travers la forêt, même s'il y a une nécessaire alliance de forces, c'est Demakin, et non Ofeyi, qui sera intronisé « Maître des Récoltes ».

Le choix de Beti ne diffère pas de celui de Soyinka, Les conclusions sont les mêmes, mis à part le fait que le principal protagoniste, Mor-Zamba, n'a pas l'étoffe d'Ofeyi, le théoricien-poète, et qu'il fait plutôt figure d'un innocent jeté à la dérive dans les remous de la politique. C'est Abéna qui, finalement, tient le devant de la scène, et qui envoie Mor-Zamba et Jo le Jongleur dans la forêt, pendant qu'il reste à l'arrière pour organiser le combat. Il en découle nécessairement ceci, que le personnage au caractère ogunniene[23] achevé a perdu la place prépondérante[24]. Il apparaît clairement alors que la littérature anubiale a donné naissance [PAGE 87] à un nouveau type de héros dans le monde créé par le roman africain. Si cet homme de violence, d'une seule apparence et d'un seul but, est l'image du Prométhée moderne, il est évident alors que la vision de nos écrivains s'est affadie, et que leurs désillusions d'après l'indépendance ont atteint le second stade, celui du cynisme. On en trouve la confirmation dans le roman du Nigérian Kole Omotoso, Le Combat,[25] où l'auteur tente courageusement, mais vainement, de dissiper le sentiment de malaise général dans un bain d'ironie. Le désespoir peut, à lui seul, maintenir à flot la vision de l'écrivain, mais quelque part au fil du courant, le cynisme s'épanche par-dessus bord, le rire devient pesant, et c'est le naufrage. Inévitablement, la fin du roman a un caractère d'incomplétude, comme des semences laissées à l'abandon. Paralysés, pris entre des idéaux utopiques et un morne sentiment d'inachèvement, et entre l'attrait de la liberté et la réalité de la répression, nos écrivains ont sacrifié leur inspiration poétique aux nécessités banales de la politique, avec son absence de rêves et ses coups de théâtre imminents et presque mélodramatiques :

    Le Dentiste remua les cendres du squelette brûlé qu'était devenue la perception, et se tourna vers Ofeyi : « Où pensais-tu que te mèneraient ces idées que tu as commencé à répandre parmi les hommes d'Aiyero ?
    – A la récupération de tout ce qui a été arraché à la société par une poignée d'individus, à la refonte de la société elle- même...
    Mais pas par la violence ?
    – Quel est le sens de cette question ? Je n'ai jamais exclu cette éventualité.
    – Tes activités ont éveillé ceux qui ont le plus à perdre. Que penses-tu qu'ils vont faire ? » ( ... )
    Sentant le besoin d'échanger les rôles, Ofeyi demanda à son tour : « Alors selon toi quelle est la solution ? Tes assassinats sélectifs ? »
    Le Dentiste soutint son regard pendant quelques instants. « J'admets que ni ma méthode ni la tienne ne se suffisent à elles-mêmes. Tu ne t'es jamais posé de question sur tes méthodes, tu ne peux pas envisager d'autres moyens en dehors de la transformation de l'inertie en [PAGE 88] un mouvement de masse. Mais nos adversaires savent que ce qu'ils font est anormal, est contre nature. Et ainsi ils sont obligés d'agir de concert, comme une excroissance anormale, mais cohérente. Depuis le tout début. Il n'y a qu'un seul moyen pour briser une telle croissante, c'est d'en détacher la tête. De la couper complètement. Ils forgent leurs propres lois, mon frère. Nous devons inventer les nôtres.
    – Mais le résultat ?
    – Et alors, tu vas mettre l'accent sur le rapport entre la fin et les moyens ?... »[26]

Bien sûr, notre volonté de survivre ne nous laisse pas d'alternative, et les illusions coûtent cher. Toutefois, l'impatience du Dentiste devant de telles questions le rend suspect et, à mon avis, aussi dangereux potentiellement que le monstre qu'il cherche à anéantir. Il ne fait pas de doute qu'un tel homme n'incarne pas le modèle qu'on peut souhaiter pour un dirigeant futur. La mythologie et l'histoire ont toujours fourni une mise en garde contre une telle appréciation partiale des phénomènes socio-politiques : quelle que soit sa motivation première, une telle quête meurtrière et simpliste se retourne inévitablement contre elle-même, tel le serpent d'Ogun se dévorant lui-même. Cette faiblesse qui nous est inhérente est précisément le mal que les sages concitoyens de Clark, comme le montrent les célébrations rituelles du mythe d'Ozidi, se hâtent tous les ans d'exorciser de leur communauté[27]. La leçon qu'ils nous donnent est significative : dans l'acte de créer qui représente la réalisation d'un équilibre toujours menacé, la sympathie et la compréhension doivent toujours faire contre-poids à la fureur, la prudence et le rire doivent atténuer la colère, sinon nous renonçons à notre humanité. Emporté par la colère, en quête d'une vengeance justifiée. Ozidi perd cet équilibre nécessaire qui lui aurait au moins permis de préserver son intégrité sur le plan moral et affectif; c'est alors qu'intervient graduellement sa métamorphose avilissante en Anubis, [PAGE 89] destructeur de la tribu. Ozidi ne préfigure-t-il pas ce que deviendra le Dentiste ?

Il est peut-être bon, cependant, de clarifier un point comme en conviendront tous les disciples de Fanon, la violence est un prélude inévitable dans le processus de lutte pour l'émancipation politique. Ce n'est néanmoins qu'une prémisse, non une fin; autrement, il vaut mieux reconnaître que nous sommes voués au nihilisme. Les rites et autres éléments qui aident à la reconstruction, à la réhabilitation doivent succéder à ce prélude. « La terre », écrit Kole Omotoso, dans un moment de lucidité particulière, « ne peut pas être fertile et se féconder elle-même ».[28] On doit la labourer, l'ensemencer et faire la moisson. Quel que soit le stade où l'on se situe dans ce processus dramatique de création nouvelle, seul celui qui a fait preuve d'une connaissance parfaite de toutes les étapes passées de la culture ainsi que de leur anticipation dans l'avenir, pourra se prévaloir des bons soins qu'il a donné à la terre. De façon analogue, la révolution conserve sa vitalité et sa force créatrice, essentiellement si elle est capable de tirer un dynamisme suffisant, non seulement des résultats passagers obtenus, mais aussi de son orientation bien fondée dans l'avenir. Je pense que le bon dirigeant est celui qui incarne ce phénomène total, cette résolution harmonieuse des contradictions, cette fusion de l'impulsion ardente qui caractérise la vie et d'une vision prophétique, en un mot l'alliance du combattant et du poète. « La fonction de leader en effet », note Nisbet, « traduit un penchant créateur. Le but du leader, tout autant que de l'artiste, est d'ordonner les éléments que la vie nous livre à l'état brut »[29]. S'il est vrai, comme l'illustrent les sculptures yorouba, qu'Oduduwa, le plus ancien symbole du commandement, « a deux visages, l'un tourné vers l'avenir, vers la vie, l'autre fixant le passé, la mort »,[30] alors Demakin et Abéna sont, idéologiquement [PAGE 90] parlant, des aberrations, car leurs regards sont braqués vers la mort; dans ce cas, nous devons nous défier d'eux.

A ce point, peut-on dire que leur vision esthétique a joué des tours imprévisibles à nos deux écrivains ? Sinon, pourquoi se fait-il que ni l'un ni l'autre n'aille au-delà de vagues suggestions idéalistes, en traçant un programme précis pour une organisation de la société ? Est-ce délibéré de leur part, et devons-nous espérer une suite ?[31] De façon surprenante, Soyinka semble même indiquer, à travers le personnage d'Ofeyi, que toute sorte de plan précis et coordonné est condamné d'avance. La tentative hardie et originale d'étendre la conception du monde qui prévaut à Aiyero, conçu, avec sa pratique et sa morale socialiste, comme un microcosme pour le salut national, s'effondre tragiquement, et les « évangélistes » d'Ofeyi sont pourchassés et massacrés par le Cartel et ses agents. A la lumière de ces éléments, faut-il présumer que le romancier partage le cynisme de Demakin et son mépris pour un plan constructif :

    « Et après », demanda Ofeyi, « qu'est-ce que tu envisages ? » « Ce que j'envisage ? » Il éleva la voix en signe de protestation. « Pourquoi veux-tu que j'envisage quelque chose ? Est-ce que c'est mon domaine ?... Ne me demande pas ce que j'envisage. En dehors de l'élimination des hommes que je considère comme des êtres malfaisants et destructeurs, je n'envisage rien. Ce qui se passera après, c'est votre affaire, à toi et aux gens qui te ressemblent. »[32]

Il n'est que juste de prendre cette dernière phrase au sérieux. Reconnaissant ses propres insuffisances, le Dentiste fait allusion ici à son besoin de s'allier à Ofeyi. Mais malheureusement, cette déclaration est antérieure au drame intervenu dans le Cross-River et à l'échec d'Ofeyi. Après [PAGE 91] cela, envisager qu'une telle alliance puisse être fructueuse apparaît chimérique, Le continuel échange d'idées entre Demakin et Ofeyi tout au long du roman est manifestement destiné à nous obliger à clarifier nos positions et notre attitude, et le choix qu'on attend de nous à la fin me semble évident.

La vision offerte par Beti et Soyinka est lucide, mais elle n'est pas de celle que nous puissions accepter, ne serait-ce que parce qu'elle nous conduira à un nouveau cul-de-sac. Un pas au-delà de la désillusion, mais pour tomber dans le cynisme. C'est la résurrection d'Anubis – mais comment pouvons-nous accepter que ceux qui le libèrent et ceux qui veulent sa destruction soient façonnés à son image ? Il doit y avoir d'autres solutions, une autre possibilité de marier la violence organisée avec une idéologie politique lucide. Dans l'intervalle, quelles consolations avons-nous devant cette impasse spirituelle et morale ? Après tout, on ne peut laisser la tribu dépérir ou disparaître : les écrivains nous offrent toutes sortes de réconfort, selon leur degré de courage et de sincérité. Certains comme Senghor, engourdi par la monodie soporifique d'épopées passées, de sa propre volonté complice d'Henri et de Saïf, semblent, comme on pouvait s'y attendre, inconscients du danger ou ignorent délibérément le spectre d'Anubis. Normalement il en découle une vision tronquée, une perte de vigueur, une coupure avec le réel, comme cela transparaît dans ces vers extraits de Lettres d'Hivernage :

    Et me voici déchiré, calciné, entre la peur de la mort et l'épouvante de vivre.
    Mais aucun livre aucun qui arrose mon angoisse. L'esprit est bien plus désert que le Sahara...[33]

D'autres baissent les bras en signe de détresse ou ont recours à un narcotique comme l'expérience amoureuse. C'est pour les esprits accablés un baume tout prêt, qui semble avoir survécu, même à ce stade avancé de notre humanité et malgré les bouleversements sans nombre. Traité habilement, ce thème peut donner naissance à une sorte de défi, à un certain jaillissement d'espoir : [PAGE 92]

    Te connaître est toujours une douce chose
    quand nos visages, à coup d'ailes d'aigles
    et sous la menace incessante des édits
    sont sauvagement déchirés
    quand les décrets nous frappent comme des coups de sabot...
    (car les gardiens du drapeau national
    l'ont mis en miettes pour en faire leurs sous-vêtements)
    et la lutte pour la vie est devenue
    une lutte entre déments et reptiles dans une jungle de terreur
    Ton amour est la seule chose saine
    qui demeure, loin de ces feuilles mortes
    et de ce venin et de ces nuages de peur tourbillonnants
    et le feu de ta tendresse
    survit toujours au désespoir[34].

C'est là, semble-t-il une échappatoire trop facile et trop complaisante. Les héros de Beti et Soyinka trouvent toutefois un réconfort dans une association avec une sorte de rythme cosmique. Mor-Zamba, s'éloignant en camion de la ville, découvre dans la conduite un moyen de complète relaxation :

    Pénétré de cette consigne, Mor-Zamba était, à Kola-Kola, un militant tourmenté, crispé, comme ramassé sur lui-même, offrant un visage grave et scrutateur, tel qu'un félin à l'affût.
    Mais sitôt sorti du faubourg, quand, avec son T. 55 il roulait sur l'asphalte au cabotait sur les pistes caillouteuses, il devenait un homme insouciant; il ne cessait de chanter et siffloter...[35]

Sans qu'il y ait là de quoi nous étonner, Ofeyi est confronté à la même expérience, bien que son esprit plus tourné vers la poésie décrive avec plus d'aisance la sensation ressentie : [PAGE 93]

    Ils roulèrent à travers la prairie, séjour des chats sauvages, à travers l'étendue de hautes herbes où des trous d'eau qu'ombrageaient des arbustes étaient disséminés, et où des fourmilières, des épineux, des baobabs et des caroubiers formaient tache. A part les vautours et quelques hyènes cachées, rien ne bougeait dans ces prairies si ce ne sont les chats, et il en vint peu à peu à sentir la présence d'un d'entre eux, même du genre de ceux qu'utilise la publicité, immédiatement sous son capot. C'était une sensation apaisante. Seul pénétrait dans la conduite intérieure le ronronnement satisfait de la créature à la fourrure soyeuse, pelotonnée dans un dédale de fils, de cylindres, de boulons et de nœuds. Cela défiait la fournaise extérieure du soleil à la brûlure plus ardente, au fur et à mesure qu'ils avançaient toujours vers le nord; cela faisait passer un fourmillement sauvage dans le bout de ses doigts qui devenaient sensibles à la surface de la route, à la friction du vent, à l'ombre des vautours passant comme un éclair. Ses orteils nus sur les pédales suivaient le mouvement des atomes d'essence depuis la source de la combustion, sentaient le rythme aisé des pistons dans leurs cylindres. Des feuilles volaient dans ses cheveux, le vent reniflait comme un chat les empreintes des pneus; il eut la sensation que ses viscères étaient huilés, comme quand il observait le mécanicien en train de verser le sombre liquide vicostatique... se détendant complètement, il reconnut que, lorsque la voiture roulait apparemment sur deux roues, il sentait distinctement le colloïde épais retenir le véhicule comme dans la quiétude des bras maternels. « Je me sens très bien maintenant Il, dit-il à Zacheus[36].

Ofeyi trouve continuellement une sorte de remède dans l'environnement matériel, dont l'agitation bruyante le soustrait au « danger de s'apitoyer sur lui-même », comme le dit Pa Ahime, et calme la brûlure de l'échec et de l'angoisse. Le mouvement de la pagaie fendant l'eau dans la lagune d'Aiyero, en éveillant d'anciens souvenirs et échos de la traite des esclaves, se transforme en un rite aussi réconfortant que la course « sauvage » de la voiture, décrite ci-dessus, [PAGE 94] et il en est de même de l'animation dont rêve Ofeyi devant les machines désertées à Shage, ainsi que de sa métamorphose en une aigrette aux ailes déployées. Est-ce là alors la seule perspective ouverte pour se libérer complètement du spectre d'Anubis – l'évasion ?

Femi OSOFISAN
(traduit de l'anglais)


[1] Georg Lukacs, Writer and critic, Merlin Press, Londres, 1970, p. 12.

[2] G. Lukacs, op. cit., p. 15.

[3] J.P. Clark, Casualties, Longman, Londres, 1970 : « Conversation à Accra », pp. 16-17. Il s'agit d'une anthologie de poèmes sur la guerre civile.

[4] Wole Soyinka, Season of Anomy, Rex Collins, Londres, 1973, pp. 159-160. Il nous paraît nécessaire de donner un résumé de cette œuvre non encore traduite en français :

L'histoire tourne autour de la guerre civile au Nigéria ou plus précisément autour des tragiques événements qui ont conduit à la tentative de sécession de l'Est du pays, connu plus tard sous le nom de « République du Biafra, (1966-1970). La violente agitation qui dans l'ouest du Nigéria fit suite à la contestation des élections de 1965, puis le putsch de l'armée en 1966, auquel succéda un peu plus tard, mais la même année, un contre-coup, et enfin dans le nord le massacre sur un large échelle des gens du sud, constituèrent les funestes préludes à la guerre civile. Ce sont ces événements qui forment le canevas de l'œuvre de W. Soyinka, roman qui débouche rapidement sur une réinterprétation du mythe d'Orphée et d'Eurydice.

Dans Season of Anomy, un homme politiquement conscient et engagé, Ofeyi, responsable des Relations Publiques dans une entreprise d'Etat, la Société chargée de la culture du cacao, arrive, au cours d'une de ses tournées de propagande, dans un petit village sur les bords de la lagune de Lagos. Ce village, Aiyero, est unique par bien des côtés. Toutes ses activités sont organisées sur une base communautaire, des rites les plus simples aux plus complexes, en contraste frappant avec le mode de vie individualiste du reste du pays. Il vénère ses propres dieux, ceux qui symbolisent les travaux de ses habitants, là encore en opposition avec le culte des dieux étrangers pratiqué ailleurs. Mais il ne vit pas pour autant replié sur lui-même : il laisse ses enfants aller étudier ou parcourir le monde, les encourageant ainsi à découvrir d'autres manières de vivre, au-delà de l'étroitesse de leurs frontières. Aux yeux d'Ofeyi, ce qui est intéressant, c'est que ces enfants, aussi loin soient-ils partis, reviennent au village. Quelle est la raison de cet attachement surprenant ? Pour percer à jour cette raison, Ofeyi renvoie son équipe dans la capitale, Ilosa, et reste dans le village avec la femme qu'il aime, Iriyise qui est aussi l'actrice et la danseuse principale de la troupe. Il commence à poser des questions pour élucider les fondements de leur vision communautaire et de leur foi. Au cours de cette enquête, les dirigeants d'Aiyero, Pa Ahime et le Fondateur de la communauté, appelé le Maître des Moissons, découvrent que de curieux liens les unissent à Ofeyi, des liens si profonds et si saisissants qu'ils en viennent même à lui offrir le poste de successeur du Fondateur lui-même. Ofeyi s'enfuit, pour ne revenir qu'à la mort du Fondateur, pour les cérémonies funéraires. Des plans éclosent dans sa tête : trouvant que le soi d'Aleyora est favorable aux cultures, il s'arrange pour persuader la corporation de faire démarrer un projet à l'intérieur de la communauté. Mais ses plans dépassent la culture du cacao. En utilisant cela comme un prétexte, il va aussi essayer de former les esprits. Son équipe tourne des films sur chaque étape du projet, depuis l'ensemencement jusqu'à la moisson, en traçant tout du long, délibérément, des parallèles avec le processus du travail et de la récompense, du profit et de l'exploitation, de la privation et de la trahison.

Comme on pouvait toutefois s'y attendre, le gouvernement est bientôt avisé de ces actions subversives. Mais du fait de ses succès passés dans la promotion de la culture du cacao, aucune mesure punitive n'est prise contre Ofeyi. Au lieu de cela, il est simplement envoyé en « congé d'études », pour faire le tour d'un certain nombre de pays européens. Le voyage cependant n'est pas du temps perdu. Ofeyi fait la connaissance, par pure coïncidence, au même moment dans la salle d'attente d'un aéroport, de deux personnes : l'une est un homme, qui sera plus tard appelé le Dentiste, l'autre est une femme d'origine asiatique, Taiila. L'un est un partisan de la violence, l'autre un apôtre de la paix et de la sérénité. Les deux caractères opposés ont un impact égal sur la personnalité d'Ofeyi, Iriyise représentant peut-être un moyen-terme entre ces deux pôles d'attraction. Le Dentiste, qui a subi à l'étranger un entraînement à la guérilla dans un camp maintenant dissous, revient au pays pour commencer sa campagne d'assassinats des principaux responsables au sein du groupe dirigeant corrompu (simplement dénommé le Cartel), et une alliance avec Ofeyi se forge. Au cours de son voyage, Ofeyi a élaboré un nouveau plan. Il va désormais utiliser les hommes d'Aiyero, là où ils sont postés à travers le pays, comme « émissaires » d'un nouvel idéal communautaire. Ils vont s'inspirer de leur formation et des conseils d'Ofeyi, pour bâtir un pont entre les différents niveaux de la société, à travers les innombrables différences tribales et politiques. Le but est en dernière analyse de miner l'emprise du Cartel. Mais le Cartel est informé, identifie les racines de cette nouvelle « rébellion » et décide de les extirper brutalement, en commençant par le Nord (appelé « Crossriver » dans le livre, parce que le nord du pays commence au-delà des fleuves Niger et Benoue). Exploitant des antagonismes tribaux longtemps contenus et son autorité de nature féodale, il laisse se déclencher un terrible bain de sang, dressant les originaires de Crossriver contre leurs frères du sud, aisément reconnaissables à leurs manières de vivre différentes.

Pendant ce temps, Ofeyi passe en jugement devant un aréopage spécial constitué des représentants de la direction, avant à leur tête un officier de carrière, et il parvient juste à s'échapper en s'enfuyant par une porte de derrière. Il va se cacher chez Iriyise, pendant que celle-ci part avec Zaccheus et sa troupe pour une autre tournée de propagande dans le Nord. Aucun d'entre eux n'a alors entendu parler des massacres orchestrés dans le Nord. Quelques jours plus tard, Zaccheus revient seul, pour faire le récit effrayant de l'attaque de sa troupe par des soldats au cours d'une représentation, du meurtre brutal de ses acteurs et de l'enlèvement d'Iriyise. Consterné, Ofeyi part pour le Crossriver, avec un Zaccheus peu empressé, à la recherche d'Iriyise.

C'est là que le parallèle avec le mythe d'Orphée apparaît le plus nettement. Le voyage d'Ofeyi vers le Nord devient le cheminement à travers un déchaînement d'horreurs - littéralement un voyage à travers l'enfer – où il est témoin d'actes successifs de sauvagerie et de meurtres. Au cours de sa quête, il rencontre de nouveau Taiila qui est venue avec sa mère rendre visite à son frère, Chalil, dans le poste sanitaire du nord où il est médecin. Et de nouveau Ofeyi se trouve en présence du Dentiste et de Pa Ahime. Il découvre alors qu'en fait le Dentiste est aussi un enfant d'Aiyero, et il est venu avec Pa Ahim pour organiser le sauvetage du reste des hommes de la communauté et les ramener au village. Finalement, Ofeyi retrouve Iriyise, enfermée dans un asile de fous et dans un coma profond; lui-même est alors frappé et enfermé, jusqu'à l'arrivée du Dentiste qui le délivre ainsi que la jeune femme. La fin du roman voit la communauté d'Aiyero portant le corps d'Iriyise, qui commence son périple à travers les forêts, voyage qui selon Pa Ahime constitue un véritable rite purificatoire.

[5] Cf. James Bonwick, Egyptian belief and modern thought, The Falcon's Wing Press. Indian Hills, Colorado, 1956, p. 120 : Anubis... le dieu à tête de chacal... est avant tout le Pluton de l'Egypte. Il reçoit les morts, les conduit devant le juge, Osiris; il est leur ami. On l'appelle : celui qui ouvre le chemin vers l'autre monde... Les mourants lui étaient confiés. Son image figure sur les cercueils, dans le mastaba, sur tous les bas-reliefs et les monuments décrivant le voyage de l'âme au-delà de la tombe. »

[6] Wole Soyinka, Idanre and other poems, Methuen, Londres, 1967, « Massacres d'Octobre 1966 », p. 51.

[7] Mongo Beti, Remember Ruben, UnionGénéral d'Editions 10/18, Paris, 1974, p. 225.

[8] Mongo Beti, op. cit., p. 256.

[9] Elechi Amadi, Sunset in Biafra, Heinemann, 1973. Ibadan University Press, Ibadan, 1965, p. 23.

[10] Dans Gearld Moore, African Literature and the Universities.

[11] Wole Soyinka, Madmen and Specialists, Methuen 1971.

[12] G. Lukacs, op. cit., p. 15.

[13] Yambo Oouloguem Le devoir de violence, Le Seuil, Paris, 1968, p. 199.

[14] Y. Ouologuem, op. cit., p. 200.

[15] Ibid. p. 201.

[16] Wole Soyinka, Season of Anomy, op. cit., p. 160.

[17] Mongo Beti, op. cit., pp. 302-305.

[18] Mongo Beti, op. cit., pp. 69-70.

[19] Allusion non déguisée à Ahidjo, président de la République du Cameroun. Cf. du même auteur : Main basse sur le Cameroun (Paris, Maspero, 1972) interdit peu après sa parution. Il y a plus qu'un parallèle frappant entre l'itinéraire artistique de Soyinka et celui de Mongo Beti, car Season of Anomy avait aussi été précédé par The Man died (Dondres, Rex Collins, 1972). un journal de prison au ton très polémique.

[20] W. Soyinka, op. cit., p. 134.

[21] W. Soyinka, op.cit., p. 189.

[22] Nom d'un personnage du roman.

[23] Le héros conçu à l'image du dieu Ogun est typique des personnages principaux des œuvres de Soyinka; Ogan, dans la mythologie yorouba, est le dieu du fer, et par extension de la guerre : il symbolise les deux aspects de l'utilisation du fer, positif (créateur, par exemple les outils employés pour cultiver les champs), négatif (destructeur, par exemple les armes de guerre).
Cf. B.A. Osofisan, The origins of drama in West Africa, thèse de doctorat non publiée, Ibadan, 1974.

[24] Soyinka lui-même fait l'éloge de cette conception du chef. Cf. « And after the narcissist ? », African forum, New York, 1 (4), Automne 1966, pp. 53-64.

[25] Kole Omotoso, The Combat, Heinemann, Londres. 1972.

[26] W. Soyinka, Season of Anomy, op. cit., pp. 117-118.

[27] Le mythe et ses célébrations ont maintenant fait l'objet d'une adaptation pour la scène par J.P. Clark. Cf. J.P. Clark, Ozidi, London University Press, 1966 .

[28] K. Omotoso, To barrow a wandering leaf, roman non publié, 1975.

[29] R.A. Nisbet, « Leadership and social crisis », dans A.W. Gouldner (ed.), Studies in Leadership, Russell and Russell, New Yordk, 1965, p. 709.

[30] Une interprétation reprise des yaroubas de Cuba, cité par R.F. Thonipson. « The sign of the divine king », dans D. Fraser et H.M. Cole (eds.), African Art and Leadership, Un. of Wisconsin Press. Madison. 1972. v. 244.

[31] Mongo Beti a publié depuis, Perpétue (Buchet-Chastel, Paris, 1974) : bien qu'il continue la geste de Ruben, ce roman traite partiellement seulement du problème qui nous préoccupe dans cet article; Perpétue examine surtout, d'un point de vue subjectif, les ravages causés par la marionnette néo-coloniale, Baba Toura. La suite à laquelle je pense reprendrait plutôt la discussion inachevée sur la nature et les composantes de la notion de chef.

[32] W. Soyinka, op. cit., pp. 111-112.

[33] L.S. Senghor, Lettres d'Hivernage, « Et le sursaut soudain », Le Seuil (coll. Points), Paris, 1973, pp. 226-227.

[34] B.A. Osofisan, « In these times », Afriscope (Lagos), 3-(6), juin 1973, p. 52.

[35] Mongo Beti, Remeber Ruben, op. cit., p. 251.

[36] W. Soyinka, op. cit., p. 167-168.