© Peuples Noirs Peuples Africains no. 14 (1980) 59-71



ENTRE LES EAUX : LA PROBLÉMATIQUE DU CHOIX ?

K. ECHEMIN

V. Mudimbe, dans son roman Entre les Eaux[1], portant en sous-titre « Dieu, un prêtre, la révolution », expose les tribulations d'un prêtre-intellectuel, noir, Pierre Landu, pris dans l'engrenage de ses propres contradictions, de la dichotomie entre être et paraître. Il s'agit pour le narrateur de trouver une solution appropriée aux sollicitations contradictoires de sa race, de sa culture, de sa religion chrétienne, et de sa profession de foi révolutionnaire. L'option prise par le narrateur de se joindre aux maquisards est un choix lucide; elle se veut consciente et conséquente; elle s'inscrit dans la problématique plus large de l'engagement politique et militant de l'intellectuel noir à la cause des masses :

    Voilà quinze jours que j'ai volontairement gagné le maquis pour lutter contre l'ordre établi ou plus exactement le désordre consacré et béni. En me faisant rebelle, je voulais rejoindre des hommes qui font aussi partie du bercail. Je pensais leur être utile. Mes titres universitaires, le prestige qui s'y attache. Les aider [PAGE 60] dans la conception de leur révolution pour que les vérités ne puissent, sans raison, devenir d'inutiles contrevérités; et que la lutte violente pour la justice se base sur une théologie de la Révolution que nous aurions essayé de chercher ensemble, en incarnant la justice violente[2].

Toute la trajectoire romanesque est alors consacrée à la recherche chez le narrateur d'un nouvel équilibre psychologique, social et politique. Il s'agit de résoudre les contradictions implicites dans son statut de prêtre-intellectuel noir, de réconcilier les tendances antithétiques incarnées par deux aspirations apparemment contradictoires – la doctrine révolutionnaire et la profession de foi chrétienne.

Certes, la possibilité de cette réconciliation, telle qu'elle est présentée par le narrateur, semble difficile, voire illusoire. Cependant, notre tâche consiste à déceler les constantes de l'intrigue romanesque et les facteurs déterminants du comportement du narrateur, à travers l'apparence de l'illusion romanesque, l'ensemble des faits relatés, l'organisation et l'orientation du récit dues à la spécificité du roman à la première personne. Il s'agit de prendre ses distances vis-à-vis du personnage et de sa propre narration. Il est évident que cette distance s'impose à partir du moment où le drame de Pierre semble être typique du dilemme de chaque intellectuel noir qui épouse à la fois la foi chrétienne – une religion étrangère à la société traditionnelle africaine – et l'engagement révolutionnaire marxiste qui, tout en étant un apport occidental, constitue néanmoins une doctrine et une praxis destinées à améliorer le sort des Africains à travers son adaptation à l'environnement socio-politique de l'Afrique.

Pour l'intellectuel noir Landu, ce choix est-il possible ? Y a-t-il une véritable conscience lucide des termes du choix ? La problématique se situe-t-elle au niveau du choix entre la foi chrétienne et la révolution, ou bien entre l'Occident et l'Afrique ? Existe-t-il une opposition ou une complémentarité entre les différentes options qui sont présentées dans le roman ? La narration à la première personne n'est-elle pas un procédé employé pour créer une certaine ambivalence au niveau de l'interprétation du récit ? En somme, [PAGE 61] l'intrigue romanesque dans Entre les Eaux est-elle véritablement l'expression d'une problématique du choix telle que le suggère le titre ?

Une étude de la structure thématique de l'œuvre et du caractère particulier du roman à la première personne démontrera que, loin de poser la problématique en termes de l'incapacité de choisir entre des éléments contradictoires, le drame de Pierre Landu découle de sa préférence pour le paraître plutôt que pour l'être, et du souci de tirer la conclusion de son échec à partir de l'ambiguïté de son statut d'Africain occidentalisé au lieu d'en chercher les raisons dans son propre tempérament.

Le schéma du récit est axé sur deux thèmes principaux, l'africanité et l'occidentalité. A l'intérieur du thème de l'occidentalité se trouvent les sous-thèmes du christianisme et de la révolution, chaque thème étant l'extension du noyau de base qui est la tentative de réconciliation de la foi chrétienne avec la conviction révolutionnaire.

I. Le thème de l'africanité nous est présenté dès la première page :

    Chaque fois que mes yeux s'arrêtent sur le mur en terre battue du dortoir et qu'ils rencontrent mon crucifix de fortune caché dans les branchages, j'ai envie de faire une grimace[3].

Se trouvent juxtaposées l'africanité – « le mur en terre battue du dortoir » – et l'occidentalité – « mon crucifix de fortune ». Ce thème de l'africanité n'aura jamais, tout au long du roman, une existence autonome. Il sera mis en rapport avec l'occidentalité, et chaque opposition implicite dans le rapprochement entre l'africanité et l'occidentalité ne fait que traduire le débat intérieur de Pierre, incapable de transcender l'ambiguïté de son statut de Chrétien et d'Africain. Mais s'il y a opposition africanité-occidentalitê, cela ne veut nullement dire la mise en rapport sur un plan d'égalité de ces deux thèmes. L'africanité ne doit son existence et sa mise en lumière qu'à l'occidentalité. Si l'apparence du récit, bien entretenue par l'identification absolue entre le narrateur et le héros, veut qu'il y ait opposition, la réalité, [PAGE 62] par contre, est toute autre; elle exprime plutôt la subordination de l'africanité à l'occidentalité.

En effet, le thème de l'africanité constitue dans le récit un élément du décor romanesque, permettant l'identification possible du lien de l'intrigue. Mais on ne peut pas le considérer comme faisant partie intégrante de l'intrigue proprement dite. Certes, il y a la description du deuil, des rites d'initiation, des légendes et des mythes des origines. Mais ces éléments sont des facteurs accessoires dans le drame de Pierre Landu. L'évocation de certains de ces éléments n'est justifiée que dans la mesure où elle permet une comparaison entre l'africanité et l'occidentalité[4]. Ainsi, le chef des maquisards est comparé au dieu ancêtre, Shikwembu :

    « C'est une shikwembu », me disait ma grand-mère. L'homme était vieux. « Il y a plus de cinq fois quinze saisons de pluies que je vais puiser l'eau à cette rivière qui nous garde. Cet homme, je l'ai toujours connu vieux, silencieux et triste. ( ... ) C'est un shikwembu, reprenait ma grand-mère. Personne sur la terre n'est de sa classe. » Comme mon chef[5].

le désir de retrouver l'Afrique à travers ses chants, ses traditions, ses légendes, etc., sert de prétexte à un sentiment d'auto-justification. L'échec d'intégrer et d'épouser entièrement le milieu africain n'est pas, comme le fait croire le narrateur, dû à l'impossibilité d'un choix lucide entre des termes apparemment contradictoires – l'Afrique et l'Occident. Il est dû plutôt au refus d'accorder à l'Afrique son autonomie culturelle et politique. Et cette attitude provient d'un manque de conviction profonde dans la nature impérative d'une intégration symbolique et effective à l'Afrique incarnée ici par la révolution. La volonté de rachat traduite [PAGE 63] par la participation à la révolution devient une excuse avancée pour justifier l'apparent déchirement intérieur du narrateur.

Cependant, on remarque, pour Pierre, que le premier pas vers l'occidentalité constitue d'une part la projection de son moi et de son passé vers la lumière et, d'autre part, le reniement de ses origines africaines, la trahison de l'Afrique :

    Tu peux partir. Où que tu ailles, m'avait dit mon oncle, qui que tu deviennes, quelque chose te manquera, Landu. Tu as refusé la vie aux tiens[6].

Cette malédiction est-elle à la base de l'échec de Pierre à intégrer son milieu traditionnel ? Elle est certes annonciatrice de son échec, mais elle ne l'explique pas. Le problème est que, pour le narrateur, le choix est déjà fait : il préfère le mouvement vers la lumière, la paix et la plénitude spirituelle aux ténèbres et aux « bizarreries » de son vécu africain :

    J'entrai au grand séminaire. Et mon oncle m'attendait pour m'introduire dans mon passé. Comment conjuguer deux croissances ? Cette perspective m'avait fait écourter mes dernières vacances en famille. Je me rappelais trop bien le goût du sang de la chèvre, bu autrefois. Ecœurant. J'avais fui, refusant de me compromettre. N'avais-je pas refusé Satan et ses œuvres[7].

En outre, cet échec, traducteur de son refus de l'africanité, est illustré par son mariage avec Kaayowa, image stéréotypée de la femme africaine traditionnelle. C'est sa seule tentative de vie sexuelle complète après des années de célibat sacerdotal marqué par une jouissance sexuelle obtenue grâce à la sublimation de ses pulsions devant des statues et des tableaux. C'est aussi sa dernière tentative d'intégrer son milieu africain après son expérience décevante dans le camp des révolutionnaires. Kaayowa est présentée comme une femme obéissante, respectueuse et croyante fervente, et dévouée à l'égard de son mari. Cependant, Pierre Landu la [PAGE 64] refuse et la quitte, malgré sa grossesse, non pas par manque d'amour, mais par incompatibilité au niveau de deux conceptions des rôles respectifs du mari et de la femme. Le rejet final de Kaayowa traduit chez le narrateur le refus de la conception africaine du mariage et par-là de l'africanité :

    Nos vies ne se rencontraient donc jamais. La tradition des miens m'enlevait ma dernière chance[8].

II. Le thème de l'occidentalité

Pierre est un produit de l'Occident. Grâce à ses études supérieures à Rome, il devient l'un des interprètes de la civilisation occidentale en Afrique. L'occidentalité en tant que manière de vivre, une élaboration intellectuelle et un savoir-faire culturel, est acquise pour Pierre. Ainsi, parlant de son supérieur, le Père Howard, il déclare :

    Je suis plus proche du Père Howard que je ne suis de mes compatriotes, même prêtres. Une seule chose nous sépare : la couleur de la peau. Quelle importance ? Je sais qu'elle n'a aucune importance. Elle ne prend de l'importance que lorsque les analogies surgissent[9].

L'occidentalité constitue aussi un acquis pour le mouvement révolutionnaire, où Pierre espère contribuer à l'élaboration d'une théorie révolutionnaire :

    (...) en me faisant rebelle, je voulais rejoindre des hommes qui font aussi partie du bercail. Je pensais leur être utile. Mes titres universitaires, le prestige qui s'y attache. Les aider dans la conception de leur révolution pour que les vérités ne puissent, sans raison, devenir d'inutiles contre-vérités[10].

a) Le Christianisme

A cette foi implicite dans l'Occident s'ajoute l'attachement au christianisme. Et le dilemme surgit à partir du moment où le thème de l'occidentalité se trouve couplé au [PAGE 65] thème du christianisme. Celui-ci prend son importance du fait qu'il s'agit de la traduction des réactions d'un prêtre face à une institution qu'il conteste et admire en même temps. S'il s'engage dans la révolution, c'est dans le souci de vouloir, par sa présence, nier la responsabilité de Dieu dans la colonisation comme dans l'exploitation[11] et nier ainsi le rôle joué par le Vatican dans la colonisation de l'Afrique.

La progression romanesque de ce thème, constatée à travers la conscience du narrateur, procède par étapes. Tout d'abord, c'est la certitude de la réconciliation entre le christianisme et la révolution, une certitude qui est à la base de sa décision d'intégrer le maquis. Ensuite, à cette certitude succède le doute quant à la possibilité de réconciliation. A la limite, il serait prêt à sauver le Christ et son message et à laisser sombrer l'Eglise :

    Je m'élance dans une aventure au nom d'un amour qui nous est commun dans l'abstraction. Seulement je n'apporte aucune vérité, je n'ai apparemment aucune civilisation à imposer. Au contraire, il me faudrait même embrasser la vérité de mon nouveau système. Mais rien n'a été prévu. Mon cas est à part. La théologie de la violence ou de la révolution à laquelle j'aspire, pourrait-elle seulement subsister dans l'Eglise sans condamner celle-ci ? Le Christ survivrait. Mais l'Eglise[12] ?

En outre, le thème du christianisme nous révèle la grande solitude de Pierre – solitude morale et physique. Dans le camp, il est victime de la méfiance de ses camarades qui le considèrent comme un traître potentiel par son statut de prêtre, un représentant des forces de la réaction. Mais cette solitude physique n'a pas de commune mesure avec la solitude spirituelle. Pierre ressent l'absence de Dieu; autour de lui se créée un vide spirituel :

    Est-ce mon époque ou mon espace qui me tue ? Je me [PAGE 66] sens si seul. Depuis des années, j'ai beau scruter mes crucifix successifs, c'est le même silence[13].

Dans ces conditions, un problème se pose au narrateur, et nous retrouvons là l'ambiguïté constante et voulue du personnage. Car, comment chercher à perpétuer le règne de Dieu alors qu'on s'éloigne de celui-ci ? Comment justifier l'échec de son aventure révolutionnaire par son attachement à la logique religieuse, alors qu'on met en question la validité de l'Eglise historique ? Cloîtré dans un monastère, Pierre constate, à la fin de son aventure, son échec en ces termes :

    Je vais être en retard. Les misérables suppléances continuent. Exaltantes dans l'attente d'un Messie qui ne reviendra peut-être jamais plus. Ma seule grâce, c'est encore dans mon cœur cette duplicité, air d'amour, pour m'inviter à me fondre totalement dans la gloire et la débauche des symboles vides[14].

b) La révolution

La révolution, qui constitue le leitmotiv de l'aventure romanesque de Pierre, et de la prise de conscience de son déchirement intérieur, nous est présentée moins comme un mouvement de masses avec des buts bien définis et des actions d'envergure que comme une rébellion plutôt mal organisée dont la finalité demeure tout au moins nébuleuse. On doit garder à l'esprit, néanmoins, que la révolution est perçue à travers le regard de Pierre et l'expression qu'il en donne. Cette constatation démontre l'orientation spécifique de la narration et l'incapacité immédiate du lecteur de se faire une idée objective aussi bien sur la révolution proprement dite que sur son efficacité. En effet, on constate dans le traitement de ce thème la double volonté du narrateur – participant et observateur – de créer l'illusion de la réalité en prenant ses distances vis-à-vis de l'événement en tant qu'observateur impartial, et en même temps d'exprimer, en tant que participant, la logique et la raison d'être de son militantisme en justifiant son échec grâce aux arguments qui lui sont favorables. [PAGE 67]

Tout d'abord, la révolution est présentée sous son aspect disciplinaire, rigoureux et ascétique :

    Le sifflet; Je regarde ma montre; six heures quinze. Salut au drapeau. Gymnastique. En rang, course silencieuse jusqu'à la rivière située dans la vallée, à trois kilomètres du camp. Toilette à l'eau froide. Retour au pas de course, toujours en silence. Appel. Récréation. Et à sept heures, les leçons. Pas de petit déjeuner[15].

Ensuite, elle est fondée sur une doctrine allant du marxisme-léninisme au maoïsme, comme le précise le chef des maquisards :

    Comme tu dois le savoir, nous nous référons à Marx, à Lénine et à Mao. Surtout à ce dernier. La subvention du socialisme n'implique pas une servitude[16].

Cependant, la formation doctrinale et théorique des maquisards est limitée à la brève lecture du texte de Lénine : L'impérialisme, stade suprême du capitalisme. Cette nature succincte et superficielle de l'enseignement dispensé aboutit, selon le narrateur, à une médiocrité et à un manque de sérieux dans la conceptualisation du mouvement révolutionnaire :

    Un instructeur nous fait cours. Un démagogue. Une petite voix chantante d'eunuque. Il devrait théoriquement nous parler de la sociologie des sociétés coloniales. Il est parti en guerre contre les révisionnistes. Des lâcheurs, des traîtres, avec leurs lectures de Marx. Il m'énerve. Qui le comprend ici ? Mes condisciples prennent notes[17].

Cette attitude critique à l'égard du mouvement traduisant les hésitations et l'engagement partiel du narrateur est l'expression de ses préoccupations intellectualistes qui, comme le pense le chef des maquisards, ne vont pas de pair avec le mouvement révolutionnaire : [PAGE 68]

    (...) Nous ne sommes pas des intellectuels, nous autres... Une lutte de libération se condamne dès qu'elle accepte les nuances entre le bon et le mauvais, dès qu'elle remet en cause, ne fût-ce qu'une fois, le bien-fondé de ses objectifs. C'est humiliant, je le sais, pour la sensibilité des intellectuels; surtout pour une âme de prêtre[18].

    Car le drame de Pierre est d'être (...) un prêtre noir doublé d'un intellectuel colonial[19].

Le prêtre-intellectuel-révolutionnaire vit ainsi ses contradictions au niveau de son propre engagement à la fois en Dieu et en la révolution. Comment peut-il réconcilier son désir d'accomplir sa mission sacerdotale dans le camp avec les exigences du mouvement de la libération – les fusillades des traîtres et les enseignements antireligieux des doctrinaires ?

En effet, c'est là le fond du problème. En situant les sous-thèmes du christianisme et de la révolution dans l'ensemble de l'occidentalité, nous acceptons a priori et a posteriori leur origine commune. D'un côté, le christianisme, symbole de la présence occidentale en Afrique, dont les liens avec le colonialisme ne sont plus à démontrer; et de l'autre, la révolution, dont la conception théorique est élaborée par l'Occident, même si la présence de Mao vient nuancer nos propos. Néanmoins, la révolution, malgré son origine occidentale, est ici employée pour détruire le symbole par excellence de l'apport occidental qui est le capitalisme sauvage et inhumain. Ainsi, l'« applicabilité » de la révolution comme instrument du rejet de l'occidentalité présuppose son adaptabilité à un contexte socio-politique différent de son origine conceptuelle. En dernière analyse, le sous-thème de la révolution constitue une tentative de ré-africaniser le pays, c'est-à-dire de rendre le peuple maître de son destin. Il se rapproche plus de l'africanité que de l'occidentalité au niveau de la pratique révolutionnaire et de l'enjeu du mouvement. Car, malgré son occidentalité d'origine, la révolution se veut contestataire du statu-quo politique instauré par [PAGE 69] l'Occident et encouragé par l'Eglise. Et grâce à sa nature foncièrement iconoclaste, elle s'apparente ainsi aux aspirations de ceux qui refusent d'une manière violente l'architecture oppressive érigée en Afrique par l'Occident.

L'incapacité du narrateur d'épouser pleinement la révolution s'explique alors par le fait que, tout en opérant à l'intérieur de son occidentalité, il est dans l'impossibilité de dissocier les buts de la révolution de l'image sacro-sainte du christianisme qui, sur le plan pratique, est caractérisé par l'exploitation, l'oppression et la mystification. Pour lui, la révolution doit être subjuguée à la raison supérieure de l'Eglise :

    Je n'ai plus qu'un rêve : saluer la naissance de structures sociales un peu plus pures dans lesquelles le Seigneur n'aurait ni la figure d'un banquier, ni le visage sculpté par une civilisation[20].

Il va même jusqu'à proposer, dans la lettre à l'évêque de son diocèse, l'infiltration du noyau constitutif dirigeant du mouvement afin de sauver l'Eglise[21]. Mais les forces gouvernementales saccagent le camp des révolutionnaires, mettant fin ainsi au mouvement, Pierre Landu s'écrie :

    Le royaume de Dieu est sauf[22].

Ainsi, l'échec de la révolution devient paradoxalement un élément de triomphe pour le narrateur. Si la révolution a échoué, l'Eglise telle qu'elle était au départ, telle que Pierre Landu voulait la combattre grâce à sa participation au mouvement de révolte, reste intacte. Ce cri de triomphe n'est-il donc pas la traduction de la joie profonde d'un prêtre qui, malgré les apparences, reste foncièrement attaché à ce qu'il appelle « ma sensiblerie religieuse Il ?

Donc, le narrateur se complaît dans ses propres illusions auxquelles il invite le lecteur à participer. Ce qui est implicitement mis en question, c'est moins la personnalité de l'individu que la force conditionnante d'un système dans lequel l'individu est surtout victime, son autonomie de [PAGE 70] faire étant pliée aux exigences de son propre conditionnement.

On voit, à travers ces thèmes, que le thème de l'occidentalité est le noyau central autour duquel s'articulent les thèmes africanité et révolution. l'occidentalité acquiert donc une valeur référentielle et fondamentale pour le personnage; tout élément romanesque, toute évolution de l'intrigue romanesque ne prennent de valeur qu'à partir du moment où ils sont liés au thème fondamental. Nous avons vu que l'africanité est dépendante de l'occidentalité; la révolution ne peut se définir et s'accomplir d'une manière efficace que lorsqu'il y a des retouches « occidentalisantes » couplées de certitudes chrétiennes.

Alors, en dernière analyse, le problème posé est le suivant : Pierre est-il entre les eaux, comme l'indique le titre du roman ?[23] Est-ce qu'il y a vraiment une problématique du choix ? Nous pensons que non. Pierre a déjà fait son choix. Nous dépassons ici le paradoxe sartrien « l'absence de choix est un choix », car Pierre a choisi.

Pierre a nettement choisi l'occidentalité et le christianisme au détriment de l'africanité et de la révolution; comme il préfère le paraître à l'être, il arrive à entretenir le doute chez le lecteur, et à illustrer qu'il est plus victime des forces conditionnantes dues aux facteurs sociaux et politiques que de son propre tempérament.

Cette illusion est créée et soutenue grâce à l'emploi d'un narrateur à l'intérieur du récit. Le discours à la première personne pose un problème de sincérité. Le discours de Pierre est foncièrement suspect, car le personnage est à la fois participant et observateur, accusé et juge. Il décrit ses activités et explique les raisons de ses actes. Nous ne comprenons, ne voyons que grâce à Pierre. Son discours est donc nécessairement subjectif et pose le problème de l'auto-justification et de la franchise.

Le « je » énonciateur est un « je » qui s'affirme, qui se [PAGE 71] découvre et qui s'analyse. Le principe de l'auto-analyse psychologique exige que le narrateur ne révèle que ce qu'il pense voir et découvrir. Sous des apparences de vérité ou de sincérité, le narrateur dicte le rythme de sa narration et oblige le lecteur à le suivre, à le croire. En somme, il cherche à objectiviser son discours, à le rendre vrai. Aussi une distance s'impose-t-elle afin de découvrir que Pierre a déjà fait son choix dès son entrée en scène et que ses flirts successifs avec les thèmes de l'africanité et surtout de la révolution ne sont que des incidents et accidents de parcours dans le déroulement de ce film d'un bon chrétien, qui commence dans une paroisse et finit dans un monastère. Pierre Landu n'a fait que tourner en rond à l'intérieur de sa propre occidentalité sans jamais la quitter, malgré son attachement apparent et momentané à la cause révolutionnaire.

K. Echemin
University of Benin
Benin-City
Nigeria


[1] V. MUDIMBE : Entre les Eaux, Présence Africaine, Paris, 1973.

[2] Ibid, p. 17.

[3] MUDIMBE : op cit.. p. 11.

[4] Une comparaison entre le thème de l'africanité ici et la peinture de la société africaine chez ACHEBE révèle que, chez ce dernier, le fonctionnement et la désintégration des éléments de l'africanité sont perçus dans leur globalité. Ils sont fonctionnels et constitutifs de l'intrigue romanesque et ainsi justifient l'orientation spécifique de celle-ci. (Cf. : Le Monde s'effondre et La Flèche de Dieu.)

[5] Ibid, p. 150.

[6] MUDIMBE, op. cit., p. 60.

[7] MUDIMBE, op. cit., p. 150.

[8] Ibid, p. 173.

[9] MUDIMBE, op. cit., p. 27.

[10] Ibid, p. 17.

[11] Ibid, p. 24.

[12] MUDIMBE, op. cit., p. 79.

[13] Ibid, p. 12.

[14] Ibid, p. 184.

[15] MUDIMBE, op. cit., p. 16.

[16] Ibid, p. 100.

[17] MUDIMBE, op. cit., p. 18.

[18] Ibid, p. 53.

[19] Ibid, p. 57.

[20] MUDIMBE, op. cit., p. 106.

[21] Ibid, p. 106.

[22] Ibid, p. 163.

[23] Nous trouvons ici l'exploitation des connotations de l'expression « être entre les eaux » : d'une part la notion de tiraillement entre des pôles contradictoires, et d'autre part la notion de submersion progressive dans les profondeurs de l'eau. Et MUDIMBE exploite des possibilités pour créer et soutenir cette ambivalence apparente au niveau du comportement du narrateur.