© Peuples Noirs Peuples Africains no. 14 (1980) 44-49



LES PETITES RUSES EN GROS SABOTS DE M. SENGHOR, PRESIDENT DU SÉNÉGAL

Mongo BETI

A la fin de l'année dernière, une âme charitable nous adressa, au siège de la revue, une coupure du no 40 d'« Afrique en lutte » (10, Impasse Guéménée, 75004 Paris) où on pouvait lire :

« Curieuse interview du camerounais Mongo Beti dans le journal sénégalais « Caaxan Faaxee ». Ce journal est celui des « jeunesses » du Parti Socialiste de Senghor. Un journal aux ordres, ridicule et courtisan.

Or, Mongo Beti au festival « Horizon 79 » de Berlin en juillet dernier s'est fait interviewer par un journaliste de « Caaxaan Faaxee » et ses propos ont été reproduits dans le numéro 7 d'août.

Mongo Beti qui dirige la revue parisienne « Peuples noirs - Peuples africains » se targue d'être « marxiste ». Il a été (l'est-il encore ?) à la direction du fameux mouvement « Manidem », sorte de gadget publicitaire lancé par Woungli Massaga de la fraction « Comité Révolutionnaire » de l'Union des Populations du Cameroun. Mongo Beti a un prestige international en tant qu'écrivain progressiste.

Seulement « Caaxan Faaxee » rapporte des propos peu glorieux. Jugez-en :

« Je suis avec beaucoup d'émotion et d'attention certaines expériences sociales qui sont en train de se construire. » [PAGE 45] « C'est par exemple le cas du Sénégal qui, je l'avoue, a mis en branle une expérience intéressante de multipartisme qui peut susciter critiques ou admiration mais qui ne peut laisser indifférent. »

« Je crois que c'est à mettre à l'actif du président Senghor. » « Espérons que cette expérience servira de phare et d'exemple pour sortir des totalitarismes obscurantistes. »

« La dimension littéraire internationale du président Senghor est un fait incontestable. » « Je pense effectivement que l'Afrique possède en lui l'un des penseurs les plus prodigieux de notre époque. »

« Où va se nicher le progressisme littéraire ? »

Je répondis à peu près immédiatement ainsi à Afrique en lutte :

Rouen, 21 novembre 1979.

Mongo Beti
6, rue d'Harcourt
76000 Rouen.

Monsieur le Directeur,

A la suite de l'écho courageusement anonyme paru dans le no 40 de Afrique en lutte qui me reproche d'avoir donné une interview complaisante à une feuille de Senghor pendant le Festival des arts africains de juin 1979 à Berlin-Ouest, je crois devoir vous dire mon étonnement et ma déception, non pas tant en ce qui concerne vos opinions malveillantes sur ma personne (par exemple, je n'ai nul besoin de votre baptême pour afficher mon appartenance à l'église marxiste, en fait, je m'en moque éperdument), mais en ce qui concerne la manière un peu trop hâtive pour un marxiste pur et dur d'accueillir des « informations » qui, à l'évidence, relèvent de l'intoxication. C'est vrai que j'aurais dû me montrer plus prudent avec certains « journalistes » n'ayant aucun moyen de contrôler l'utilisation qu'ils allaient faire de mes propos. Mais à ce compte je ne devrais plus donner aucune interview à des journalistes africains, qui ne se plaignent que trop du dédain dans lequel ils son tenus par les médias occidentaux.

Je déclare donc que je n'ai pas tenu les propos qui me sont attribués, et que je n'ai jamais fait l'éloge de Senghor ni, encore moins, de ses méthodes. Chacun sait dans quelle [PAGE 46] piètre estime je tiens ce personnage, mes écrits et l'orientation générale de la revue « parisienne » Peuples noirs - Peuples africains, l'attestent suffisamment.

Pourquoi aurais-je tout à coup changé d'opinion à l'égard d'un homme qui me paraît depuis toujours relever de la psychiatrie ? Aurais-je donc été corrompu ? Je vous signale qu'aucun changement n'est intervenu dans ma fortune personnelle, que je tire toujours mes revenus de ma profession de professeur de lycée et des droits d'auteur de mes sept romans et de mon essai Main basse sur le Cameroun. Je suis prêt à en faire la démonstration devant quiconque. Je suis aussi disposé à faire la preuve que c'est avec mes revenus et ceux de ma femme, professeur agrégé elle aussi, que je finance la dite revue.

Non, je ne suis pas passé avec armes et bagages dans le camp du néocolonialisme que j'ai toujours combattu. Il est plus ridicule qu'odieux de l'insinuer.

Si, faute de pouvoir obtenir mon approbation, Senghor est contraint de truquer pour s'en prévaloir, c'est sans doute que je rencontre une audience certaine auprès de la jeunesse sénégalaise, en tant qu'écrivain, certes, mais aussi en tant que militant qui frappe l'imagination par la constance de ses positions idéologiques depuis trente ans. Qui dit mieux ?

Compte tenu de la sous-information dont sont victimes les populations de l'Afrique « francophone », il est inévitable que les truqueurs de tous acabits s'en donnent à cœur joie dans le déploiement de leurs talents d'imposteurs. Senghor et ses plumitifs ne sont d'ailleurs pas les seuls à se vautrer dans ces délices.

Je dois en effet vous préciser que je n'ai jamais été un dirigeant du « Manidem ». Là aussi, vous avez failli à la vigilance qu'on attendrait d'un informateur « marxiste ».

Je vous fais parvenir, pour votre gouverne, une copie de la lettre que j'adresse par ce même courrier au directeur de la feuille qui a publié la prétendue interview de Mongo Beti en vous signalant que, loin de me soumettre le texte retenu pour la publication, ces messieurs n'ont même pas daigné m'envoyer un justificatif du numéro où a paru « mon » interview. En effet, c'est grâce à vous que j'ai appris toute l'affaire. Merci mille fois.

Je vous prie d'agréer, Monsieur le Directeur, l'assurance de mes sentiments très marxistes.

Mongo BETI [PAGE 47]

Et voici le texte de la lettre que j'adressai le même jour à la méprisable feuille senghorienne :

Rouen, 21 novembre 1979.

Mongo Beti
6, rue d'Harcourt
76000 Rouen (France)
à M. le Directeur de CAAXAN FAAXE
19, rue A. Karim Bourgi
Dakar (Sénégal)

Monsieur le Directeur,

J'apprends aujourd'hui, que, dans le numéro 7 (août 1979) de votre journal, vous avez publié une prétendue interview de Mongo Beti à laquelle croiront peut-être quelques jeunes Sénégalais qui me connaissent mal, par la faute d'une sous-information délibérée à l'image de toutes les néo-colonies françaises.

Déformant cyniquement des propos que j'ai en effet tenus au mois de juin à Berlin devant deux journalistes sénégalais disant représenter l'un la radio de son pays, l'autre le quotidien dakarois « Le Soleil », cette soi-disant interview de Mongo Beti met dans ma bouche un éloge de la politique de M. Senghor que je démens formellement. Il s'agit d'une manœuvre éhontée et d'un truquage qui ne serviront certainement pas le crédit de celui que vous tentez à tout prix de sauver de la réprobation de ses concitoyens et des Africains en général.

Je conseille à vos lecteurs que vous avez cyniquement mystifiés une méthode facile pour découvrir ce que je pense de M. Senghor : lire sur une page de garde de mon roman « Remember Ruben », assez répandu au Sénégal, paraît-il, la dédicace consacrée à Blondin Diop lâchement assassiné dans une geôle de M. Senghor. Il est vrai que, comme par hasard, cette page a été arrachée dans tous les exemplaires de « Remember Ruben » en circulation au Sénégal. Décidément, comme modèle de probité intellectuelle et d'honnêteté démocratique, M. Senghor est ce qu'on appelle un cas.

Je vous somme de publier intégralement cette lettre, en conformité avec les traditions élémentaires de démocratie en matière de presse. [PAGE 48]

Je vous prie d'agréer, Monsieur le Directeur, l'expression de mes sentiments démocratiquement distingués.

Mongo BETI.

P.S. – Je suppose naturellement que dans le Sénégal démocratique et socialiste de M. Senghor, le droit de réponse est réglementé par des lois précises; je me prépare en effet à y recourir, au cas où vous feriez preuve de mauvaise volonté.

Quatre mois ont passé depuis l'envoi de cette correspondance. Bien entendu, la feuille de chou senghorienne n'a pas encore trouvé le temps de me répondre, ce qui ne surprendra que les jobards.

On s'étonnera davantage que, après s'être empressé de reproduire en s'en scandalisant bruyamment de prétendus propos de Mongo Beti qui auraient paru suspects même à un enfant, Afrique en lutte n'ait pas encore fait état de mon démenti. Mais cela non plus n'est pas tellement étrange.

Que dire de plus ?

Faut-il vraiment s'étonner que Senghor ressente la fragilité de sa position au point de recourir sans complexe à la technique, bien connue des jeunes délinquants européens, du vol à la tire afin de s'emparer de l'approbation d'un homme qui ne risquait point de la lui apporter spontanément ?

Faut-il même s'étonner qu'il n'en soit pas à son coup d'essai ?

Au festival de Berlin-Ouest précisément, feu Camara Laye, qui était un homme extrêmement candide en politique, racontait cette histoire où il ne voyait aucune malice apparemment.

A l'instigation de Senghor, il était allé plusieurs fois au Nigeria presser Wole Soyinka d'aller rendre visite au poète président en son palais dakarois. Wole Soyinka s'était montré longtemps hostile à ce projet. A la fin, cependant, il avait cédé aux instances de Camara Laye pour montrer sa modération dans la querelle opposant sa tigritude à la négritude de Senghor.

– Je lui disais, racontait Camara Laye : « Mon frère WoIe, viens toi aussi. Tout le monde y va, pourquoi tu n'irais pas le voir dans son palais, toi ? Viens quand même. La négritude, la tigritude, qu'est-ce que tout ça peut faire, [PAGE 49] mon frère ? Ne t'en fais pas, tout le monde a oublié ça, même lui là-bas dans son palais... » C'est ça que je lui disais chaque fois que j'allais là-bas, chez lui, au Nigeria. Mais ça ne marchait pas. Il ne voulait pas. Il disait : « Moi, je n'irai jamais là-bas. » Alors je lui répondais : « Mon frère, tu as tort, toi aussi. Pourquoi refuser, hein ? Pourquoi ? On va finir par croire que tu es rancunier. »

Wole Soyinka finit donc par céder aux instances de Camara Laye, inspiré lui-même pas Senghor. Et Wole Soyinka ne fit certes pas là preuve de prudence, oh non ! En effet, voici comment feu Camara Laye terminait son récit :

– Oh, ils ont discuté longtemps là-bas dans le palais du président. Qu'est-ce que Senghor lui a dit ? qu'est-ce qu'il lui a fait ? qu'est-ce qu'il lui a donné ? je ne sais pas, mais ce qui est sûr, c'est que par la suite Wole a cessé de critiquer Senghor. En tout cas, il était moins violent avec lui.

Nous y voilà ! Ainsi donc, qu'il le veuille ou non, aller à Dakar, pour un écrivain noir, c'est aller à Canossa. Après tout, ça marche si bien avec les universitaires français toujours en mal de petits cadeaux ! alors pourquoi pas avec les écrivains noirs ? En ce qui me concerne en tout cas, Senghor devra faire son deuil de ses espérances; je ne fais pas dans les cadeaux, moi !

Je m'explique rétrospectivement l'entêtement sournois avec lequel, depuis quelques années, les rabatteurs plus ou moins occultes de Senghor me susurrent à l'oreille d'aller faire un tour à Dakar, histoire de régénérer mon inspiration en m'immergeant à nouveau dans le vaste sein de la mère Afrique. Un écrivain malien célèbre, résidant à Dakar, qui était de passage l'autre jour à Paris et qui me rencontra par hasard, ne se fit pas faute de me rebattre les oreilles avec l'éloge insistant de celui qu'il appelait le vieux.

– Le vieux a beaucoup changé, crois-moi, me répétait-il; il est très ouvert, il ne demande pas mieux que d'entendre tous les avis.

Quelques mois plus tard, pour disperser une manifestation d'écoliers dans le sud du Sénégal, le vieux en question faisait tirer dans le tas, sans façon, comme un vulgaire Ahidjo. Pour être compréhensif, le poète-président est compréhensif, lui qui n'exclut rien du champ de tir, même pas les enfants.

Sacré Senghor prêt à entendre tous les avis

Mongo BETI