© Peuples Noirs Peuples Africains no. 14 (1980) 30-37



TRIBUNE LIBRE

L'IDEAL REVOLUTIONNAIRE D'UN SAHELIEN ET LA RAISON D'ÉTAT DES PAYS SOCIALISTES

Ndjel KUNDE

OPPOSITION IRREVERSIBLE OU SIMPLE DISCORDANCE ?

L'invasion de l'Afghanistan n'est pas un événement aussi imprévisible que cela paraîtrait. Tous les états-majors des grandes puissances s'y attendaient plus ou moins. Quant aux rivaux directs de l'Union Soviétique dans la région (Chine et Etats-Unis) dont l'attitude n'est pas étrangère à l'intervention soviétique, ils en avaient, eux, la certitude. Seule la date précise leur échappait peut-être. Mais, même eux espéraient sans doute que Moscou n'oserait pas aller jusqu'au bout, compte tenu de la proximité des jeux Olympiques qui devaient y avoir lieu.

Quoi qu'il en soit, il n'est un secret pour personne qu'il y a bien longtemps, au moins depuis Yalta, que l'U.R.S.S. est entrée en compétition pour la domination du monde face à l'Occident dont Washington est le chef de file incontesté. S'il est cependant vrai qu'on ne saurait objectivement mettre le bloc occidental et le camp socialiste sur le même pied, il n'empêche que les tragédies, comme celle de l'Afghanistan, montrent que même les Etats socialistes font passer leurs [PAGE 31] intérêts d'Etat avant, et même contre ceux des peuples.

Les exemples d'hégémonisme soviétique sont si nombreux qu'un petit coup d'œil rétrospectif, même des plus distraits, suffirait pour en relever un nombre infini. Car dans la course pour la suprématie du monde qui l'oppose à Washington, il y a longtemps que Moscou étend son offensive dans tous les azimuts et dans les formes les plus diverses. Cette offensive est tantôt individuelle, avec la caution de l'Etat, bien sûr, tantôt et plus fréquemment étatique.

Parmi les caisses de résonance individuelles, le journaliste Youri Kazzeev est probablement de ceux dont le zèle reflète le mieux la stratégie expansionniste des dirigeants soviétiques. Son livre « Voyage à travers le Cameroun » publié aux éditions Mysl,à Moscou, est l'une des manifestations les plus bouffonnes montrant que, au même titre que n'importe quelle métropole impérialiste, Moscou est prêt à ne reculer devant rien pour assurer sa suprématie, en Afrique en particulier. Ce n'est là, j'insiste, qu'un exemple parmi tant d'autres.

Sur le plan étatique, les velléités expansionnistes du Kremlin semblent encore mieux mises en évidence depuis les indépendances africaines. La cour assidue à laquelle se livrent les Russes à l'égard des roitelets d'Afrique n'a d'égale que leur détermination à participer au dépeçage du Tiers-Monde, et éventuellement à sa reconquête. Le cas de l'Afghanistan n'est que l'une des démonstrations les plus tragiques.

A titre d'exemple, je retiens encore, à propos du Kamerun, l'apologie avec laquelle la « Pravda », organe du Comité central du P.C. soviétique, et les « Izvestia », journal du soir moscovite à grand tirage, ont, en 1976, commémoré le dixième anniversaire du parti fasciste du dictateur kamerunais, Ahidjo. Face à de telles pratiques, il me semble à peine exagéré de penser que le léninisme, arme de combat du prolétariat et idéologie de solidarité entre les peuples, est devenu presque aussi étranger aux dirigeants soviétiques que l'esprit de la commune de Paris à la classe politique française.

Il est un autre cas qui, bien que pratiquement oublié, a, en son temps, connu un grand retentissement. Tout le monde se souvient qu'il y aura bientôt sept ans (du 1er au 10 septembre 1973) eut lieu à Alger le quatrième sommet des « Non-alignés », au lendemain duquel les bottes nazies, téléguidées [PAGE 32] et soutenues par Washington, écrasèrent la démocratie chilienne dans un terrible bain de sang. La veille de l'ouverture de leur conférence, deux télégrammes du tout-puissant Brejnev, appuyés par un violent article des « Isvestia », furent adressés aux non-alignés.

Contenu : les maîtres du Kremlin exhortaient la Conférence à axer ses débats sur la différence entre le socialisme et le capitalisme, plutôt que de méditer sur les inégalités qui opposent les ventres creux aux ventres pleins, les pauvres aux riches, les miséreux aux opulents. Selon les bruits recueillis à l'époque dans les coulisses de la Conférence, ces injonctions irritèrent fortement toutes les délégations qui, pour la plupart, les rejetèrent sans ménagement.

Il est sans doute de plus en plus aisé de constater que, sur le plan pratique, le « non-alignement », tout comme l'O.U.A., l'O.E.A. et des « machins » de ce genre, n'est que l'expression d'un alignement qui n'ose pas dire son nom. Mais ce masque est tombé si bas qu'il ne parvient même plus à déguiser son visage hideux. C'est plus que jamais une sorte de forum tragi-comique où la plupart des membres s'évertuent à défendre leurs maîtres respectifs souvent avec une maladresse qui n'est même pas à la hauteur de leur manque de conviction. Il n'empêche que, pour une fois, les délégations présentes à Alger eurent le mérite – trop facile, certes, mais mérite quand même – de faire comprendre de concert aux Russes que le fait d'être une super-puissance n'entraîne pas automatiquement le droit d'imposer ses quatre volontés aux plus faibles, à tout moment et n'importe comment.

Cet événement – faut-il le rappeler ? – intervint à un moment où, outre la misère chronique qui ronge les pays sous- développés, la sécheresse et la faim exterminaient par millions hommes, femmes et enfants, sans distinction d'âge au Sahel. J'eus à ce moment l'impression d'être un spectateur privilégié d'une pièce dont le dialogue entre un Russe trop bien nourri et un Sahélien dont les os couverts presque uniquement de sa peau criaient au monde « sa » famine, aurait pu être celui relaté ci-après.

Il importe toutefois de souligner que bien que s'adressant directement à un Russe, l'auditoire du Sahélien me parut beaucoup plus large. Ses propos me semblent en effet destinés à tous ceux qui, tout en se réclamant du socialisme, soutiennent le fascisme, collaborent avec l'impérialisme et [PAGE 33] aident les pouvoirs néo-coloniaux à traquer de par le monde les patriotes qui luttent pour leur libération. Il s'agit, tout le monde a compris, de la clique de Pékin qui n'a pratiquement plus rien de socialiste, même pas le simple langage.

EN ROUTE POUR ALGER

Sur sa route pour Alger, un Sahélien rencontra un Blanc. Très pressé, il fit seulement un signe de la main à ce dernier en guise de bonjour, et continua son chemin à toute vitesse. Mais le Blanc, qui s'ennuyait probablement, ne l'entendait pas de cette oreille. Aussi se mit-il à agiter les bras en courant vers le Noir.

C'était un grand jeune homme blond doté d'une carrure impressionnante. La facilité avec laquelle il se déplaçait contrastait étrangement avec la masse qu'il représentait. Derrière ses lunettes de soleil aux larges verres fumés logeaient deux petits yeux bleus au regard insondable. Mais sa voix autoritaire laissait facilement deviner la sévérité qu'il devait contenir. Son torse bronzé et incontestablement beau qu'il offrait volontiers en spectacle faisait sentir qu'il ne lui eût nullement déplu d'échanger la chaleur du désert, dans lequel il se trouvait, contre le froid inhospitalier de la Sibérie.

Ce devait être un de ces assistants ou conseillers techniques qui pullulent dans le Tiers-Monde, et dont la mission essentielle consiste à faire gripper, sinon à freiner les appareils politiques et économiques de nos pays. Il maniait la langue de Molière avec presque autant d'aisance qu'un communiste français en fonction dans les services du ministère de la « coopération », où sa littérature marxiste ingurgitée par cœur lui sert plus de tapis que d'autre chose.

Le Sahélien, lui, de par la façon dont il s'exprimait, devait être un de ces anciens tirailleurs discourtoisement remerciés et sans aucune indemnité, après de longues années de bons et loyaux services dans l'armée coloniale française. Toujours est-il que voyant venir le Blanc, il s'arrêta, croyant qu'il s'agissait d'une quelconque demande de secours ou de renseignement.

– Bonjour, Camarade, fit le Blanc dès qu'il rejoignit le voyageur pressé. [PAGE 34]

– Bonzour, Missié, répondit celui-ci.

– De quelle région d'Afrique viens-tu ? demanda brutalement le Blanc.

– Moi viens du Sahel. Et toi... ? demanda le Noir à son tour.

– Je viens de l'Union Soviétique. Je suis un Russe. Mais où vas-tu d'un pas aussi pressé ? questionna-t-il encore.

– Moi parti Alzer. Frères pour moi attendé moi là-bas.

– Pourquoi t'y attendent-ils ?

– Grande réunion là-bas pour nous.

– En quoi consiste votre réunion ? De quoi allez-vous parler ? s'informa le Russe d'un ton impatient et d'un air intéressé.

– Nous chercé solution sur beaucoup problèmes. Nous pas comprend pourquoi nous touzours pauvres et faim et les autres touzours rices et bien manzé.

– Tu as tort, Camarade. Tu diras à tes frères que ce n'est pas ainsi qu'il faut poser le problème. Vous devez, si vous voulez trouver une solution à vos maux, plutôt vous demander comment faire pour construire le socialisme. C'est le seul moyen qui puisse vous permettre de ne plus être exploités par les capitalistes.

– Mais si nous pas manzé, si celui qui nous empêce de manger toujours là, nous pas moyen faire socialisme, répliqua le Sahélien qui ajouta : D'aillère pour nous, cercer comment manzer tous les jours c'est aussi cercer moyen pour faire socialisme.

– Ah non ! tu ne comprends pas encore, réagit le Russe d'un ton professoral. Si tu veux bien manger, il faut d'abord construire le socialisme.

– Oui, mais celui qui prend notre ricesse, lui pas socialiste, mais lui toujours bien manzé. Les autres frères pour lui, « communistes », touzours bien manzé aussi et parlé bien avec lui. Tous ensemble touzours amis, et minais bagarres entre eux.

– Ce que tu ne comprends pas, c'est que si nous le faisons, ce n'est pas parce que nous sommes d'accord avec les capitalistes; mais c'est tout simplement parce que nous sommes convenus d'instaurer la coexistence pacifique entre les différents systèmes sociaux.

– Ah bon ! s'exclama le Noir; c'est comme ça coexistence pacifique ? [PAGE 35]

– Mais oui, répondit le Blanc d'un air satisfait, certain d'avoir convaincu son interlocuteur.

– Cez nous, reprit le Sahélien, quand nous va faire le socialisme, vrai socialisme – parce que nous sait que socialisme c'est bon –, nous va pas conseiller quelqu'un qui a faim vivre coexistence pacifique avec l'autre quelqu'un qui prend son nourriture.

– Une telle attitude risque de ne vous laisser d'autre choix que celui de la violence. Pourtant le meilleur moyen de résoudre votre problème consisterait à faire comprendre à celui qui prend vos richesses qu'il cesse de le faire et qu'il s'en aille. C'est ce qu'on appelle « dialogue »; et le dialogue est une autre forme de coexistence pacifique, menant plus sûrement vers le recouvrement de vos richesses et de votre véritable indépendance.

– Missié, moi sais pas comment Soviétiques ils ont fait pour faire socialisme. Mais moi crois que si quelqu'un qui prend mon ricesse depuis très, très longtemps comprend pas que moi homme comme lui, moi vois pas comment faire dialogue avec lui. Donc si nous veut bien manzé comme toi et lui, si nous veut faire vrai socialisme, seul moyen pour nous, c'est bagarrer avec lui pour faire lui partir. Et si toi bon communiste, toi aider moi sacer lui.

– Camarade, je ne comprends pas ce que tu insinues par-là, commença le Russe quelque peu irrité. Mais en tant que vrai communiste, je me dois de respecter la coexistence pacifique dans la mesure du possible. Il est, cependant, un moyen qui me permettrait peut-être de t'aider à améliorer ton sort. Ce moyen consisterait à venir moi-même, avec un matériel dont je connais le maniement mieux que quiconque, combattre à ta place, chasser ton ennemi néocolonialiste et te passer le pouvoir ensuite.

– Moi besoin seulement matériel et appui diplomatique. Car c'est seulement moi et frères pour moi qui dois lui faire partir. Pas un autre quelqu'un.

A peine le Sahélien acheva-t-il sa phrase qu'un gros camion s'arrêta à côté des deux hommes. Le chauffeur – un autre Russe – baissa la vitre de la portière, s'y pencha et grommela quelque chose que le Noir ne comprit pas. Ensuite, l'interlocuteur du Noir avança vers le camion, ouvrit la portière et y monta. Avant de la refermer, le Sahélien leur demanda :

– Où vous partir avec camion ? [PAGE 36]

– Nous allons à Alger, répondit le Russe.

– Prends-moi avec vous, puisque moi partir là-bas et que vous gagnez encore place dans le camion.

– Je regrette, mais il m'est impossible de prêter aucune espèce de secours à ceux qui refusent toutes les propositions constructives qu'on leur fait.

Ceci dit, le Slave referma la portière et le camion démarra en trombe, laissant le Sahélien sur place. Mais loin de se décourager, bien qu'affamé et en haillons sous un soleil torride, le voyageur reprit pas à pas le chemin d'Alger où ses frères l'attendaient toujours. Dès qu'il y arriva, il raconta son aventure à ses frères. Mais, oh surprise ! il s'aperçut tristement que son compte rendu n'avait ému presque personne. « Comment peuvent-ils écouter pareil récit dans une telle indifférence ? » devait-il sans doute penser avec indignation.

Mais, visiblement, le terrain paraissait beaucoup plus favorable aux thèses du Russe qu'à ses sentiments nationalistes. Inutile de vous dire combien grande fut son affliction en s'apercevant que les siens étaient encore loin d'entreprendre le rude chemin de reconquête d'une indépendance véritable.

En quittant Alger où il n'écouta que distraitement tout le flot des discours, creux et vides de sens pour la plupart, il soupira profondément et fit d'un ton découragé, mais plein d'espoir :

– Adié dignité ! Mais le peuple lui pas encore dit son dernier mot.

UNIQUE VOIE DU SALUT

Eh oui ! le peuple n'a pas encore dit le dernier mot, comme le dit si bien notre Sahélien déçu. En clair cela veut dire que la lutte continue. Mais dans cette lutte qui doit être menée sur tous les terrains, la question fondamentale qui se pose est celle de savoir si, comme on le dit souvent trop facilement, c'est faire de l'anticommunisme ou de l'anti-soviétisme que de dénoncer le comportement expansionniste de Moscou ? Eh bien, je réponds non ! mille fois non !

A mon avis, serait plutôt un monstre celui que se vautrerait dans un silence confortable pendant que son allié virtuel s'écarte dangereusement des principes sur lesquels est [PAGE 37] scellée leur alliance tacite. Un tel silence deviendrait littéralement criminel lorsque l'allié en question non seulement s'adonne allègrement à des compromissions avec l'ennemi commun, mais utilise en plus les mêmes méthodes que lui en retournant son écrasante puissance contre celui ou ceux avec lesquels il est censé défendre la même cause.

Or, depuis un certain nombre d'années, ce genre d'attitude tend à se généraliser comme méthode de gouvernement dans les pays socialistes. Une méthode qui devient de plus en plus une règle ne comportant que des exceptions rarissimes et insignifiantes pour la plupart. Mais, avec leur langage stéréotypé toujours prêt à tout justifier, presque tous les partis communistes, ceux de l'hémisphère occidental en particulier, défendent farouchement cette ligne politique comme étant la meilleure. Mais comment s'en étonner ? Ceux-ci ne s'accommodent-ils pas du néo- colonialisme avec presque autant de complaisance que celle avec laquelle ils prêtaient main forte à l'exploitation coloniale ? Ce n'est pas en tout cas le parti communiste français qui me démentirait.

Cette évolution montre, si besoin est, que le Tiers-Monde est plus que jamais victime de l'encerclement des grandes puissances. Les rivalités de celles-ci dont il est l'enjeu nous apprennent chaque jour un peu plus qu'il ne reste d'autre choix au Tiers-Monde que celui de continuer la lutte. Celle-ci se révèle être plus que jamais notre Unique Voie de Salut.

Mais dans le combat qui nous oppose aux impérialismes de toutes les nuances, il va de soi qu'il reste toujours une grande place soit pour des alliances ponctuelles profitables à notre cause, soit pour des alliances durables; par exemple avec les pays socialistes qui comprendraient enfin qu'il est grand temps qu'ils se conforment à leurs options idéologiques. Mais s'ils persistaient dans leur opportunisme, il faudrait qu'ils sachent que les femmes et les hommes du Tiers-Monde, ceux d'Afrique en particulier, prendront leurs responsabilités. En conséquence ils auront non seulement le devoir de ne pas s'associer même passivement à leurs compromissions, mais aussi et surtout celui de les combattre. Les pays socialistes seront alors seuls responsables d'avoir fait de ce que nous croyions être de simples discordances entre eux et nous, une véritable opposition irréversible.

Ndjel KUNDE