© Peuples Noirs Peuples Africains no. 14 (1980) 11-29



LES INTELLECTUELS FRANÇAIS ET L'AFRIQUE
(suite)

II – DANS LE CHAMP IDEOLOGIQUE : SARTRE

Odile TOBNER

On a souvent épilogué sur la fonction de l'intellectuel dans la société. Contentons-nous de poser quelques constatations. L'intellectuel a un rôle bien plus de témoin que d'acteur, c'est-à-dire qu'il observe et « réfléchit » les choses. Préposé à la conscience collective il fournit la société d'images toujours nouvelles, suivant les besoin affectifs qui sont les siens dans différentes conjonctures. Sa fonction est éminemment politique mais parfaitement marginale par rapport à l'organisation sociale. Epiphénomène, produit de luxe, parasite, empêcheur de tourner en rond, il peut être, suivant François Châtelet, « une parure, une médiation ou un catalyseur ». De toute façon c'est un produit imprévisible et instable, facile à neutraliser cependant par toutes sortes de privilèges ou d'intimidations mais parfois extrêmement dangereux quand, mais le cas est rare, il prétend exercer pleinement sa fonction de miroir cruel qui dit toute la vérité, au lieu de se contenter de celle de miroir flatteur qui sait ne renvoyer que les images complaisantes.

On a vu comment, dépêché sur les lieux, Gide avait, en rapportant l'image la plus complète et la plus fidèle possible de la réalité, à la fois rempli le mieux possible son rôle d'intellectuel et provoqué la plus vertueuse indignation : [PAGE 12]

« La France colonialiste ! Allons donc, nous ne sommes là-bas que pour le bien de la civilisation et des populations. » Leiris, en répandant la vogue de l'image ethnologique, avait providentiellement détourné l'attention vers l'esthétisme. l'intellectuel se trouvait invité à réfléchir sur une Afrique intemporelle, ce qui était encore le meilleur moyen d'occulter l'Afrique réelle. Lorsque celle-ci se manifestera il sera facile de l'escamoter comme inauthentique, puisqu'elle ne ressemblera que bien peu au modèle imposé. Quelques-uns seront capables de percevoir et d'interpréter son message, la plupart s'efforceront de la refouler par tous les moyens.

1) Une certaine idée du noir : le fantasme du sauvage.

L'idée de sauvage court tout au long de la pensée et de la littérature françaises. On la trouve chez Montaigne, chez Montesquieu, chez Rousseau, chez Baudelaire, chez Deleuze. C'est un concept vital et même fondateur pour la réflexion, parce qu'il représente essentiellement l'« autre » c'est-à-dire l'instrument de la découverte du moi. Ce qui explique qu'il soit, la plupart du temps, affecté du signe « plus » ou du signe « moins », qui engendrent de longs discours. Affecté du signe « égal » il n'y aurait bien vite plus grand chose à en dire. Mais cette différence, en plus ou en moins peu importe, l'expulse de l'humanité « normale ». Le sauvage peut être un surhomme ou un sous-homme, parfois d'ailleurs les deux en même temps, ce n'est jamais un homme comme celui qui en parle. Quoi qu'on dise du sauvage, ou du noir, qui en est la variété la plus répandue, tout discours qui le prend pour « objet », comme dit Leiris, est un discours raciste, c'est-à-dire un discours sur l'autre réduit à l'état d'objet de discours, comme un polygone ou une comète, ou un hanneton. L'homme en tant qu'homme peut être aussi objet de discours réfléchi. Il est alors celui qui parle, celui dont on parle et celui à qui l'on parle, c'est assez facile à mettre en évidence dans un discours donné. Seul le mot « homme », au sens d'être humain, désigne une réalité objective. Les mots de « noir », « indigène », « sauvage », tout comme ceux de « français », « hottentots », « martiens », sont des termes métaphysiques. Que diriez-vous du niveau d'intellectualité d'un langage qui dirait « J'ai rencontré un vert ~ pour désigner un homme vêtu de vert. Cette confusion du contenant et du contenu dénoterait une assez puérile impuissance à saisir la réalité dans sa plénitude sensible, sans la réduire [PAGE 13] à un détail anatomique ou culturel qui l'appauvrit radicalement, témoignant non de la pauvreté de l'objet saisi mais de la pauvreté du regard qui le saisit. Ou encore cela montrerait la volonté de celui qui parle d'appauvrir l'objet.

La simple dénomination permet donc d'identifier immédiatement le discours réducteur. L'intellectuel demande au noir de lui faire de la figuration archéologique, de jouer au primitif. C'est alors l'engouement des années 30 pour l'art nègre et pour les nègres, qui font partie intégrante de l'art nègre. Simone de Beauvoir, décrivant les mœurs des intellectuels du « Flore », montre assez bien comment le dépérissement de l'intelligence chez ces intellectuels, qui ont du mal à émerger de l'animalité, se masque en quête de l'animalité... des autres.

« Ils passaient leur journée à exhaler leur dégoût en petites phrases blasées entrecoupées de bâillements. Ils n'en avaient jamais fini de déplorer la connerie humaine. Le dimanche soir, on délaissait les amères élégances du scepticisme, on s'exaltait sur la splendide animalité des noirs[1] de la rue Blomet ( ... ) face aux souples Africains aux Antillais frémissants, leur[2] raideur était affligeante; si elles tentaient de s'en départir, elles se mettaient à ressembler à des hystériques en transes. Je ne donnais pas dans le snobisme des gens du « Flore », je n'imaginais pas que je participais au grand mystère érotique de l'Afrique; mais j'aimais regarder les danseurs. »[3]

Mimer l'animalité est en quelque sorte le gagne-pain des noirs à cette époque-là. Des instituteurs de Nouvelle-Calédonie figureront effectivement en sauvages canaques dans les stands de l'exposition coloniale, tandis que les intellectuels français vont chercher dans la même exposition coloniale des émotions propres à renouveler une inspiration défaillante. Parabole ironique que cette rencontre d'intellectuels [PAGE 14] déguisés en sauvages et de sauvages déguisés en intellectuels. Tyrannie du costume qui interdit aux uns d'avoir l'air de penser et aux autres de se laisser aller à des gesticulations incongrues. Il ne faut pas s'étonner si c'est dans ce contexte que naît et s'épanouit ce qu'on appellera la négritude. Il s'agissait, si on voulait exister, de s'attacher à bien « faire le noir ». – Vaut-il mieux se renier, direz-vous ? - Renier quoi ? Pas soi, ou alors il faut admettre qu'on peut être un habit.

Si le contexte raciste de l'engouement de l'intelligentsia pour l'art nègre pousse les premiers intellectuels noirs sur la position de repli qu'est la négritude, c'est à Sartre qu'on doit d'avoir esquissé la réflexion qui permettra de la remettre en cause. Le texte intitulé Orphée Noir, qu'il donne en préface à l'Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache[4] de Senghor mérite d'être médité. Sartre s'y partage entre un enthousiasme d'un lyrisme parfois nébuleux dans l'expressions et une analyse lucide des processus historiques et psychologiques qui donnent naissance à la négritude.

Sartre pose avec précision comment se fait la prise de conscience d'une image de soi telle qu'on la voit se refléter dans la conscience d'autrui. De ce point de vue la négritude ne serait guère qu'une bizarrerie névrotique produite par le psychisme des hommes à peau claire, que les hommes à peau sombre feraient bien d'ignorer purement et simplement, comme on ne prête aucune attention aux délires des maniaques. Proust avait déjà montré toutes ces fantasmagories des jeux de miroirs des consciences et la vanité qu'il y a à vouloir essayer d'imposer aux autres l'image que nous pensons qu'il doit avoir de nous-mêmes. C'est pourtant à cela que va se vouer la négritude, à la grande satisfaction de l'homme blanc qui réussit ainsi à mobiliser les autres sur la scène de son propre théâtre névrotique. Sartre décrit, sans la critiquer, cette formation dialectique du fantasme de négritude.

« Cette prise de conscience diffère en nature de celle que le marxisme tente d'éveiller chez l'ouvrier blanc. La conscience de classe du travailleur européen est axée sur la nature du profit et de la plus-value sur les conditions actuelles de la propriété des instruments de travail, bref sur [PAGE 15] les caractères objectifs de la situation du prolétaire. Mais puisque le mépris intéressé que les blancs affichent pour les noirs – et qui n'a pas d'équivalent dans l'attitude des bourgeois vis-à-vis de la classe ouvrière – vise à toucher ceux-ci au profond du cœur, il faut que les nègres lui opposent une vue plus juste de la subjectivité noire;aussi la conscience de race est-elle d'abord axée sur l'âme noire ou plutôt, puisque le terme revient souvent dans cette anthologie, sur une certaine qualité commune aux pensées et aux conduites des nègres. »

Vraiment, si quelqu'un me blesse au fond du cœur de son mépris, vais-je tenter de lui donner une « idée plus juste de ma subjectivité », et montrer ainsi comment mon existence dépend de l'idée qu'il se fait de moi ? Ou vais-je, de toutes mes forces, et quoi qu'il m'en coûte, détourner mon attention de lui, le laisser se débrouiller tout seul avec l'idée qu'il se fait de moi, dont il ne sait plus que faire, puisqu'elle était uniquement destinée à me maintenir en esclavage ?

Par contre, s'il peut y avoir une dépendance psychologique qui subsiste lors même qu'on est indépendant économiquement, il n'y a jamais d'indépendance psychologique quand on est indépendant économiquement. Dans le premier cas il reste bien peu à faire pour s'affranchir, il suffit de liquider quelques conditionnements culturels qui se survivent à eux-mêmes parfois longtemps après que les situations objectives de leur fonctionnement ont disparu. Dans le second cas l'affirmation de l'émancipation n'est que rodomontade. En d'autres termes et plus brutalement, à quoi sert au noir de « découvrir l'Essence noire dans le puits de son cœur » comme l'écrit Sartre, gagné par la contagion du lyrisme, si sa monnaie est gérée par la Banque de France ? A quoi bon se montrer « le grand mâle de la terre, le sperme du monde », dans une poésie dont Sartre dit qu'elle exprime « un sentiment cosmique de la sexualité », s'il a besoin des canons sans recul de l'industrie française pour supprimer en deux jours sept cents partisans de la faction rivale, occupée, quant à elle, à le rayer de la carte à l'aide des canons sans recul de l'industrie soviétique ?

La poésie peut satisfaire la sensibilité, consoler, bercer la douleur, elle n'est pas méprisable pour cela, mais qu'on ne dise pas que c'est une poésie révolutionnaire pour autant, sinon les mots ne veulent plus dire grand-chose. Et Sartre est tiraillée, dans Orphée noir, entre deux registres de vocabulaire. [PAGE 16] D'une part l'analyse rationnelle, l'effort de compréhension des phénomènes, et, d'autre part, le pathos sur « l'âme noire ». L'expression revient en effet plusieurs fois et traîne à sa suite, il faut bien le dire, tout un bla-bla-bla. Comme, par exemple l'effort pour exposer le rapport de la langue et de la couleur de la peau. « La langue et la pensée française sont analytiques. Qu'arriverait-il si le génie noir était avant tout de synthèse ? » Grave question. Mais si, avant de discuter de cela, on s'assurait que les mots « pensée française » et « génie noir », qu'on suppose désigner des choses existantes, puisqu'on les a nommées, n'est-ce pas, possédaient le plus vague des rapport avec une réalité quelconque. Les savants de l'antiquité ont passé des siècles à discuter des cercles concentriques, excentriques, épicycles qu'ils s'imaginaient régler les mouvements célestes. Ce n'était ni les descriptions ni les définitions qui leur manquaient. Il ne leur manquait que la preuve de leur existence. Parler de « la pensée française » ou du « génie noir », paraît tout au plus digne d'agrémenter une réception des intellectuels chez Giscard d'Estaing. Flaubert sortait toujours accablé de pareilles conversations, il en notait les perles dans le sottisier des idées reçues. A « blondes », par exemple, il note « Plus chaudes que les brunes (v. brunes) » et à « brunes » « Plus chaudes que les blondes (v. blondes) », démontrant ainsi par l'absurde le mécanisme de pur verbalisme de l'idée reçue. Sartre aurait dû penser à lui un peu quand il dissertait sur « l'âme noire ».

Il faut vraiment que la pression idéologique soit puissante, quand rien ne vient, a priori, s'opposer à ce qu'on en accepte les schémas, pour qu'un esprit comme celui de Sartre se laisse emporter à des développements comme celui sur les rapports du nègre et de la nature, avec toutes les belles idées qui sortent tout naturellement du choc des mots. On voit assez bien comment, une fois lancé sur ce thème, on peut y fonder toute une philosophie. Mais Sartre n'est quand même pas Jahnheinz Jahn, ce genre de développement peut le griser pendant une page ou deux, la pensée reprend le dessus et il conclut en se demandant tout à coup s'il ne conviendrait pas finalement de « dépasser la négritude » ? C'est-à-dire que tout cela c'est bien beau, c'est même « splendide », mais enfin, une fois épuisés les charmes de la transe traditionnelle, et ce n'est pas bien long, il y aura peut-être autre chose à dire. Il n'a pas fallu bien longtemps à Sartre [PAGE 17] pour découvrir les limites de ce genre imposé qu'est la négritude, destiné à craquer à la première démarche d'une pensée un peu vigoureuse, qui ne se contentera pas de se chatouiller avec les poncifs de la pensée dominante, même repeints à neuf couleur d'émancipation, mais viendra d'une façon « inouïe » déconcerter l'appareil idéologique de l'asservissement.

2) Sartre ou le dialogue.

Sartre est le premier intellectuel français de quelque importance pour qui l'Africain sera non pas quelqu'un dont on parle, mais quelqu'un à qui on parle. Jusqu'alors les êtres animés qui peuplaient les sociétés exotiques n'avaient servi que de matière aux discours, d'instruments pour structurer de grandes théories sur l'homme. Encore aujourd'hui, lorsque Deleuze veut expliquer l'homme, il le campe dans les différents modes d'organisation sociale qu'il classe en Sauvages, barbares, civilisés. Il va chercher les barbares dans l'histoire et les sauvages dans l'ethnologie, quant aux civilisés (ce terme n'est d'ailleurs flatteur à aucun degré dans sa bouche) il les observe dans ses contemporains qui vivent le mode de production capitaliste. Sartre n'a pas ce superbe esprit de système. Il préfère écouter parler autrui plutôt que le définir. Il s'enthousiasme pour la négritude parce qu'elle est proférée par des écrivains noirs. Il en accepte humblement les a priori puisque c'est sa vérité, pense-t-il, que l'autre exprime ainsi. Homme de rencontre, de communication, de compréhension, Sartre a toujours été attentif à se qui cherchait à s'exprimer dans les efforts, parfois convulsifs, de l'histoire de son temps. Rarement dupe, en tous cas jamais dupe de façon durable, il préfère s'obstiner à croire, quitte à s'engager maladroitement, plutôt que de s'enfermer dans un pessimisme égoïste et sceptique. Il affronte avec mauvaise conscience les responsabilités de sa nation et de sa classe. Moraliste dans l'âme il posera, quand on lui reprochera de critiquer la politique coloniale française, cette superbe appréciation que ceux qui démoralisent une nation sont ceux qui font baisser le niveau de sa moralité.

Il n'esquivera pas dans un esthétisme paternaliste la rencontre avec les colonisés. Sa sympathie lucide accompagnera tous leurs mouvements, sans complaisance aveugle et sans condescendance hautaine, mais avec une incessante interrogation. Après avoir salué la négritude, et en avoir [PAGE 18] discrètement indiqué les limites, il analyse l'essai de Memmi Portrait du colonisé en posant, là aussi, quelques restrictions devant unecertaine rigidité dans le raisonnement. Mais c'est dans les préfaces qu'il donne aux Damnés de la terre de Fanon et aux Discours[5] de Lumumba qu'éclate sans restriction l'allégresse d'une pensée libre qui rencontre une autre pensée libre et jouit de la connaissance par excellence de l'autre et de soi-même dans une fondamentale compréhension.

Il met en lumière, alors, ce que cachent les mots : « Il n'y a pas si longtemps la terre comptait deux milliards d'habitants, soit cinq cents millions d'hommes et un milliard cinq cents millions d'indigènes. Les premiers disposaient du Verbe, les autres l'empruntaient. » Plus exactement les indigènes ne parlaient pas, on parlait d'eux. Puis ils avaient été admis à parler d'eux en tant qu'indigènes, admis à revendiquer leur différence; ce qui peut se révéler parfois un cadeau empoisonné. Les sud-africains blancs disent aux noirs : « Il vous faut vos territoires, chacun chez soi. » Et ils leur laissent quelques déserts de pierraille. Le « chacun chez soi » de la raison et du sentiment vaut-il mieux ?

Mais voici quelqu'un qui parle à partir de la position absolue de la parole humaine, et Sartre, saisi, répercute cette voix de Fanon. « Quittons cette Europe qui n'en finit pas de parler de l'homme, tout en le massacrant partout où elle le rencontre. » Ce ton est neuf, dit Sartre. En quoi est-il neuf ? Quelque chose, en effet, a radicalement changé. Il ne s'agit plus de quêter une reconnaissance de soi près du légitime détenteur de la parole, du « logos » de la raison, et de plaider pour la nature, l'instinct, l'émotion. Il y a un renversement du discours. Fanon s'est emparé, sans coup férir, du siège magistral et il parle en juge. Ce qu'on prenait pour la supériorité de la raison discursive n'était que la force dévastatrice de l'animal enragé. La Raison, c'est-à-dire le pouvoir absolu de parler, a changé de camp. Elle anime, souveraine, ironique, magistrale, le réquisitoire de Fanon. Allons-nous appeler « raisonnables » les plus grands massacreurs que l'histoire ait jamais connus ? Non qu'ils soient plus méchants, pas plus qu'ils ne sont plus, ni moins, intelligents que d'autres mais parce qu'ils se sont servis « bêtement » [PAGE 19] de leur intelligence, ce qui les a rendus plus malfaisants que ceux qui ne s'en servaient pas. Ils se sont, du même coup, ôté le droit de parler au nom de la raison et de la civilisation, à moins de faire rire. La phrase de Fanon rejoint la fameuse phrase de la fable : « Le roi est nu. » Eternelle découverte qu'il faut faire à nouveau, chaque fois qu'un homme, ou une nation, ou une civilisation, se juche sur un trône et s'offre à l'admiration des foules. Les autres, tout occupés à donner d'eux-mêmes au roi une image présentable, n'avaient pas songé à remarquer sur quelle fiction était fondée la royauté, du moins la royauté « culturelle ».

Ainsi les pauvres ont maintenant des intellectuels capables de formuler des évidences, que ne vont-ils pas oser dire ? Et ils commencent, bien sûr, par le crime de lèse-majesté, par mettre en doute l'excellence de la raison et de l'honnêteté de la civilisation. En réplique à une telle remise en cause s'élève le chœur confus et suffoqué des bonnes consciences : « Mais c'est un violent ! » On n'a pas fini d'en parler de la « violence » de Fanon. Sartre d'emblée la définit, répondant par avance aux bons apôtres qui feront la fine bouche. « Fanon est le premier, depuis Engels, à remettre en lumière l'accoucheuse de l'histoire. Et n'allez pas croire qu'un sang trop vif ou que des malheurs d'enfance lui aient donné pour la violence je ne sais quel goût singulier. Il se fait l'interprète de la situation, rien de plus. »

A écouter certains humanistes choqués pousser les hauts cris, on croirait que Fanon était une sorte de pousse-au-crime, proférant à longueur de pages des appels au meurtre. On peut le lire en long et en large, on ne trouvera jamais ce genre de provovation. Il affirme seulement le droit mais aussi le devoir qu'a l'homme de refuser de se laisser écraser par l'oppression; et ce qu'on trouve chez lui c'est probablement les plus belles pages jamais écrites contre la violence.

D'où lui vient donc cette réputation d'extrémiste forcené ? C'est qu'après l'avoir lu on est imperméable aux discours de l'hypocrisie. On ne marche plus aux chantages ronflants aux sentiments éternels, on ne croit plus, naïvement, que le mot vaut la chose. On voit mieux les forces au sein desquelles on se trouve pris. Lève la tète, esclave, ne regarde pas qui tu es, cela n'a pas d'importance, regarde qui se prend pour le maître ! Et, tout naturellement, là où on avait des esclaves. on se retrouve devant des hommes. Avant [PAGE 20] de songer à tuer le maître, il faut d'abord tuer l'esclave.

Sartre suit avec passion cette évolution psychologique et intellectuelle de l'opprimé. Commentant la négritude il avait répété le fameux « Il faut devenir ce qu'on est. » Après avoir lu Fanon sa réflexion s'approfondit plus subtilement. « Nous ne devenons ce que nous sommes que par la négation de ce qu'on a fait de nous. » Cette conquête de soi n'est ni agréable, ni consolante ni réconfortante, mais elle est nécessaire si on veut devenir ce sur quoi rien n'a plus de prise. L'efficacité de Fanon passe par cette ascèse, par cette sévère autocritique, qui lui permet ensuite de porter la critique à une incroyable profondeur avec une redoutable dureté.

Théoricien de la violence, certes Fanon l'est, c'est-à-dire qu'il démonte minutieusement les mécanismes de la violence. Le maître se présente toujours comme pacifique, sa violence est toujours déguisée par un discours tout ce qu'il y a de plus humaniste. Elle peut s'exercer impunément dissimulée qu'elle est sous des buts nobles. Le fin du fin étant de déléguer toute la violence aux autres et de faire se battre les opprimés entre eux. Sartre découvre, enfin, la signification idéologique des « luttes tribales ». « Les tribus se battent les unes contre les autres, faute de pouvoir affronter l'ennemi véritable et vous pouvez compter sur la politique coloniale pour entretenir leurs rivalités. » Tout le discours dominant sur la politique africaine s'en trouve décalé. Il demande à être constamment traduit pour en faire ressortir les enjeux et la signification.

L'engouement pour les cultes et cérémonies de toutes sortes quitte alors un esthétisme borné, mais relativement innocent, pour concourir à une efficacité globale. Après avoir lu Fanon, Sartre lit d'un tout autre œil la littérature ethnonologique de ses amis africanistes. « Les colonisés se défendent de l'aliénation coloniale en renchérissant sur l'aliénation religieuse. Avec cet unique résultat, au bout du compte, qu'ils cumulent les deux aliénations et que chacune se renforce par l'autre. »

La rencontre intellectuelle entre Fanon et Sartre est capitale. Fanon donnera à Sartre la clef pour comprendre tout ce qui se passera désormais entre les métropoles et les nations vassalisées. Sartre est le seul intellectuel à avoir pénétré et compris la pensée de Fanon sans contre-sens grossier. Les préjugés qui pouvaient l'habiter, qu'il partageait avec [PAGE 21] ceux de sa nation et de sa génération n'ont pas résisté à son besoin de comprendre. Pourtant, même avec une exégèse de cette qualité, la réflexion de Fanon sera occultée. L'image du noir qu'il offre n'est absolument pas conforme à celle qui a cours dans la culture occidentale.

C'est à la lumière de la pensée de Fanon que Sartre écrit un de ses textes les plus vifs et les plus pénétrants, l'analyse qu'il fait de la carrière de Lumumba dans la préface aux Discours de Lumumba. On reconnaît la justesse d'une réflexion théorique au caractère opératoire de ses concepts, confrontés à la réalité. On voit alors cette réalité s'ordonner, devenir intelligible. Un des lieux communs du discours des commentateurs sur la politique africaine est le caractère incompréhensible qu'ils prêtent à cette réalité. Le chaos qui suivit l'indépendance du Congo belge leur offrit matière à développements sentencieux sur un thème qui leur était cher. Chaos certes, mais dont ni la genèse n'était incompréhensible, ni les conséquences imprévisibles. Chaos bien au contraire prémédité, attisé, entretenu, dans la mesure où il était profitable à moyen et à long terme à ceux qui en déploraient le plus bruyamment l'existence. Contre ce chaos, et livré aux fauves, il n'y eut qu'un homme seul, une raison organisatrice, une intelligence essayant d'imposer sa marque au cours des choses, un homme politique pur et droit, c'est-à-dire, si les mots ont un sens, la nouveauté absolue, produite par une Afrique qui croit à l'avenir. Contre lui la coalition de la chefferie traditionnelle, de tous ceux que l'Occident a trouvés à corrompre, ils sont légions, et surtout des « intérêts » des grandes sociétés, monstres sans visages faisant avancer leurs innombrables pions.

C'est, portée d'emblée à son paroxysme, la situation-type de l'Afrique contemporaine que Fanon décrivait ainsi : « Les blancs s'en vont mais leurs complices sont parmi nous, armés par eux; la dernière bataille du colonisé contre le colon ce sera souvent celle des colonisés entre eux. » Voilà bien des situations « irrationnelles» éclaircies en quelque, mots. La conjoncture historique a multiplié les causes de division entre les Africains. Sartre les décrit ainsi, et son analyse tranche sur les habituelles descriptions des insondables subtilités de la politique africaine, inaccessibles au bon sens occidental : « Les liens socio-professionnels tendent à l'emporter, dans les villes, sur les liens tribaux, mais, à mieux regarder, les divisions selon l'emploi, le niveau de [PAGE 22] vie et l'instruction se surajoutent aux divisions ethniques à l'intérieur des quartiers noirs. » Aucun groupe n'est assez puissant et homogène pour offrir une résistance sérieuse aux moyens dont disposent les puissances « amies » d'imposer leur « protection » autant d'euphémismes pour désigner la reconduction de l'exploitation.

Sartre montre l'émergence de Mobutu, « le flic des Belges », comme il l'appelle. Les aspirations au progrès et à l'indépendance, qui émergèrent si magnifiquement avec Lumumba seront étouffées provisoirement par l'alliance immorale entre une docile et impuissante bourgeoisie noire comblée de privilèges et les grandes compagnies capitalistes. L'assassinat de Lumumba scellera cette alliance. Ce qu'il représente en effet : l'intelligence, l'honnêteté, le changement, la nouveauté, déplaît aux uns comme aux autres, à l'ignorance bornée comme à l'avidité insatiable.

Mais cet échec politique de Lumumba est loin d'être inutile. Il a permis aux forces en présence de se démasquer, aux espoirs de se concrétiser dans un possible que seule la plus ignoble violence a pu détruire. Il a montré quel pourrait être le visage de l'Afrique de demain. Bien sûr le nom de Lumumba a été récupéré mais sa pensée et son action, traduites dans ses Discours, sa vie, racontée par Sartre, qui en met en évidence les lignes de force, sont là pour témoigner de ce qu'il est interdit à un Africain de donner comme image du noir : l'indépendance intellectuelle, la supériorité morale.

3) Le dénigrement.

Sartre voit en Fanon et Lumumba les deux grandes figures de l'Afrique moderne, l'intellectuel, l'homme politique. Le moins qu'on puisse dire est qu'elles viennent radicalement détruire l'imagerie sur l'âme noire et que ces nègres ne sont pas satisfaisants du tout. L'assassinat a mis fin à l'expérience politique de Lumumba, mais il est difficile d'effacer une pensée comme celle de Fanon. Cette démolition intellectuelle a pourtant été tentée. Il ne vaudrait pas la peine d'en parler s'il ne se trouvait que, autant les analyses profondes et compréhensives de Sartre ont été peu vulgarisées par les instances du savoir africaniste, autant a été commenté, étudié, répandu, l'essai cauteleux de Memmi intitulé : La vie impossible de Franz Fanon[6]. On se demande ce qui a [PAGE 23] bien pu pousser Memmi à écrire ce chef-d'œuvre d'hypocrisie venimeuse sur son cher et admirable ami, mais hélas bien névrosé, Franz Fanon. L'hypothèse la plus innocente serait que c'est parce que Fanon prenait, dans l'analyse du racisme et du colonialisme, une place qui était magistralement la première. Or cette boutique de la pensée était tenue par Memmi auparavant. Le génie de Fanon a évidemment porté ombrage à l'estimable talent de Memmi. Rien n'égale en intensité la haine que les estimables talents ont pour les génies dans la république des Lettres, le fait est bien connu. Memmi n'a pas supporté de voir pâlir son étoile devant celle de Fanon.

Avoir produit, avec Peau noire et masques blancs et Les damnés de la terre, l'œuvre qui marquera probablement le plus profondément la prise de conscience des plus grandes injustices de cette époque, cela ne traduit, savez-vous bien, rien d'autre qu'un triple échec. On se dit que bien des Memmis se contenteraient, en fait de réussite, de ces échecs-là, mais enfin essayons de voir par quel « raisonnement » on en arrive à cette découverte. La dissertation de Memmi est formellement correcte. Introduction, développement en trois points, forcément, conclusion. La seule chose importante, en fait, c'est la conclusion, tout le reste est fait en vue de cette conclusion. Il s'agit d'un exercice scolastique et non d'une recherche intellectuelle. Le but de cet exercice est le suivant : Il s'agit de jeter la suspicion sur ce qu'il y a « derrière » l'œuvre de Fanon. On ne l'a pas assez examinée, dit Memmi, « comme si la justesse politique d'une conduite en épuisait toutes les motivations. » C'est à lui, à Memmi, qu'il revient de dire ce que « voulait » Fanon, et qui a, bien entendu, lamentablement échoué, parce que ce n'était pas ce qu'il « fallait » vouloir. Fanon voulait être français et blanc – grotesque –; il voulait être algérien – impossible –; il voulait une Afrique unie – vous voyez ce qu'il en est –; un illuminé quoi ! Il s'agit de montrer Fanon allant d'illusion en illusion.

Il faut avoir entendu le professeur Memmi donner, d'un ton doctoral et paterne, des leçons à Fanon, écoutez : « Nier les singularités, les fondre dans l'universel. Ah que je connais bien aussi cette démarche, tellement courante chez la plupart des opprimés. » Et ailleurs : « Il aurait pu conclure en revendiquant son malheur et, pour le transformer, essayer de l'affronter directement. Il pouvait égale [PAGE 24] ment le fuir, c'est l'autre riposte de beaucoup d'opprimés; et c'est finalement ce qu'il a choisi. » Il est évident, n'est-ce pas, que les analyses de Fanon sont « très courantes » et qu'il a fait ce que font « la plupart des opprimés ». Qui est névrosé dans cette histoire ? Qui prend ses désirs pour des réalités ? Il semble que la névrose de Memmi soit déclenchée par l'existence même de Fanon qu'il s'agit de réduire, à tout prix, au tout venant, et au plus commun des mortels. A en croire Memmi les positions de Fanon seraient celles d'un Memmi mal dégrossi, encore empêtré dans les naïvetés d'une pensée embryonnaire. Que n'a-t-il publié ces balbutiements de son génie que nous puissions en juger.

Ailleurs, au contraire, Fanon sera accusé de mépriser les masses, de ne pas les comprendre, de ne pas sympathiser avec elles. Il s'agit en l'occurrence des masses antillaises. Ayant renié l'Europe, en effet, « le mieux ne serait-il pas pour lui qu'il rentre aux Antilles ? » Memmi sait ce qui est le mieux pour chacun, c'est un homme d'ordre, une place pour chaque chose, chaque chose à sa place. Fanon est-il révolutionnaire ? « Alors pourquoi pas le socialisme martiniquais ? Pourquoi ne pas lutter pour le socialisme antillais, même s'il était plus problématique que l'Algérien, puisque lui, Fanon, était Antillais, et non Algérien ? Pourquoi sinon parce qu'il lui fallait se fuir et fuir sa négritude autant que porter aide à l'Algérie. » C.Q.F.D. Noter par ailleurs le cumul des explications malveillantes : Fanon a choisi le socialisme algérien parce qu'il était plus « facile » en quelque sorte. Memmi fait penser au grand stratège prussien Clausewitz, trouvant inconvenant que Napoléon ne se conforme pas à ce que lui Clausewitz pensait être le mieux pour Napoléon, et sur lequel il avait en bon stratège, fondé toute sa stratégie. Qu'est-ce que c'est que ces gens qui combattent là où il ne faut pas ? Ces Français qui se battent en Espagne, alors qu'ils sont français et qu'il y a tant à faire en France; ces Tchèques dans la résistance française, alors que la Tchécoslovaquie n'était pas libérée; ces Russes en Chine, que sais-je encore; tous ces gens ont des problèmes d'identification du moi, ou alors la psychanalyse n'est plus la psychanalyse. Regardez Memmi lui... Mais lui c'est quoi au fond, un Tunisien, un Juif, un Français ? Ça le regarde. Il peut être tout cela, j'espère pour lui qu'il est autre chose que cela, en tout cas je n'aurai pas la grossièreté morale de le mettre d'office dans telle ou telle catégorie. Pour Memmi, [PAGE 25] Fanon est un Noir antillais, un point c'est tout. S'il sort de cette catégorie, c'est qu'il est névrosé.

Il faut s'accepter tel qu'on est. Fanon ne se conforme pas à cette règle d'or de la pensée réactionnaire. Noir francophone, il hait la France (dit Memmi) et il hait la négritude (dit toujours Memmi). Une certaine France et une certaine négritude, assurément. Voltaire a passé toute sa vie à dire du mal de la France de Louis XV, était-il anormal pour autant ? Certains le prennent encore pour un grand penseur politique de son époque, et un de ceux qui l'ont le mieux comprise. Memmi, quant à lui, ne pardonne pas à Fanon de « tirer à boulets rouges sur la négritude ». Ailleurs il ajoute : « Son appréciation totalement négative de la négritude est fort discutable. » En effet où allons-nous si les noirs démolissent la négritude ? C'est comme si les prolétaires démolissaient leur télé, ils se mettraient à avoir des idées. Memmi accuse d'ailleurs Sartre d'avoir fourré de mauvaises idées à Fanon sur la négritude, comme de dire qu'elle était pure « négativité ». Sartre paierait-il le crime d'avoir fait de Memmi un éloge plutôt tiède, comparé à son enthousiasme pour Fanon ? Memmi aurait-il besoin d'un substitut paternel ?

C'est ce style d'interprétation, réducteur et malveillant, qu'il a sans cesse à l'égard de Fanon, Fanon a trouvé en Algérie « un substitut inadéquat de la Martinique ». Tout est réduit à une affectivité névrosée. Erreur, bien sûr, que cette idylle avec l'Algérie, mariage mal assorti, voué à la désunion. Memmi ne nous épargne à cette occasion aucun de ces dessous de l'existence que seuls les concierges et les flics connaissent vraiment. D'abord Fanon était parti en Algérie tout simplement pour être mieux payé, et puis c'est le coup de foudre. Mais il a beaucoup souffert du racisme des Arabes dont il ne partageait ni la religion, ni la langue. Memmi juge que Fanon aurait eu beaucoup de mal à vivre dans un pays musulman. « Quelle y aurait la situation de Fanon ? Comment Fanon se serait-il senti dans ce nouvel état ? Se serait-il cru obligé se partir en guerre contre les préjugés, ou alors se serait-il tu ? Fallait-il tant et tant dénoncer à haute voix pour en arriver à ce silence sur un point si important ? En vérité je ne vois guère d'issue satisfaisante pour Fanon s'il avait vécu. » Peut-on suggérer à Memmi que ces angoissantes questions le tourmentent bien inutilement, puisqu'elles ne se sont effectivement pas posées. Memmi est [PAGE 26] frustré par la mort de Fanon du spectacle d'un échec dont la démonstration est nécessaire pour soutenir toute son argumentation, c'est dire la solidité de l'ensemble du raisonnement.

Mais le bouquet de ce feu d'artifice de l'intelligence qu'est cet article de Memmi, c'est l'analyse de la pensée de Fanon sur l'Afrique noire. Il parle d'abord de sa « théorie de la violence » comme si, contre-sens qu'avait déjà dénoncé Sartre et pourtant invariablement repris, (dans l'intérêt de quoi ?), Fanon avait pour la violence un goût pervers et gratuit. La violence est-elle « bénie » par lui ? C'est la confusion, d'une hypocrisie très classique, entre celui qui dénonce le mal et celui qui le commet, c'est le premier qui est considéré comme le grand responsable. La violence est quelque chose dont il ne faut surtout pas parler, or Fanon en a parlé, donc c'est un fomenteur de violence. Fanon a osé dire que se défendre c'est retrouver sa dignité d'homme, et il ne faut surtout pas entendre cela dans un sens d'orgueil machiste toujours sur le qui-vive dans une susceptibilité agressive, mais, au contraire, dans la calme détermination de repousser l'agresseur, de remettre l'agresseur à sa place, sans plus. Mais, en posant l'absolue nécessité, morale bien avant d'être physique, de cette réaction de défense, Fanon détruit l'effet d'intimidation psychologique du discours humaniste civilisateur, qui coexiste traditionnellement en Occident avec les conduites les plus agressivement expansionnistes. On ne parle jamais de violence puisque toutes les guerres qu'on mène sont des guerres de « pacification ». César est le premier à avoir parfaitement mis au point ce discours. Il y avait en effet une opinion publique, à Rome, qui se voulait vigilante sur les grands principes, on ne lui parla que de pacification, alors qu'il se commettait en Gaule un génocide, elle ne demanda qu'à croire, les intellectuels se nourrissent de mots.

Quelle argumentation Memmi oppose-t-il à l'impitoyable perspicacité de Fanon ? Il proclame benoîtement : « La violence ne peut-elle jamais être évitée, par la négociation par exemple, ou par un renversement des rapports de force ? » On n'en croit pas ses oreilles. Est-ce que Memmi joue la stupidité, ou est-ce qu'il est réellement stupide ? Le « ou par » est particulièrement savoureux. La solution était en effet d'une si géniale simplicité qu'on s'en veut de ne pas y avoir pensé avant Memmi, il suffit, en effet, si on veut [PAGE 27] éviter le recours à la violence, de « changer le rapport de force »... Le « ou par » s'explique par ailleurs par la faiblesse de la première solution en bien des cas. Recommander de « négocier » à celui qui se bat le dos au mur est aussi pittoresque que la célèbre réplique de Marie-Antoinette au peuple réclamant du pain : « Qu'ils mangent de la brioche ! »

Avec le plus grand sérieux cependant Memmi poursuit en donnant à Fanon des leçons de « réalisme », de « pragmatisme », dans l'analyse de la politique des Etats d'Afrique noire. « Emporté par sa passion il ne prévoit guère la prise de pouvoir par les bourgeoisies nationales ou par des militaires. Finalement il se trompe sur l'état exact de ces jeunes nations. » Est-il besoin de préciser que bien loin de n'avoir pas prévu l'avènement des bourgeoisies nationales Fanon en a décrit remarquablement le comportement dans l'exercice d'un pouvoir qu'elles tiennent par délégation. Ce que Fanon ne prévoit pas, par contre, c'est que ce genre de pouvoir puisse avoir le moindre intérêt pour la majorité de la population de ces pays. Memmi semble avoir, lui aussi, comme un vague pressentiment de l'inutilité de ces bourgeoisies bureaucratiques puisqu'il ne trouve, pour justifier leur place politique que le pauvre argument suivant : « Que mettrait-il à leur place ? » Et il fait allusion à une « utopique alliance entre intellectuels honnêtes et paysans. » Pour bien comprendre le caractère falsificateur du vocabulaire chez Memmi il convient de souligner que ce qui est « utopique », c'est ce qui n'a pas l'ombre d'un commencement de réalisation. On avait tellement peur que l'utopie en chair et en os intervienne dans la politique africaine qu'on a pris soin d'assassiner les Lumumba, les Um Nyobé et nombre d'autres, après quoi il n'y a plus qu'à déplorer le « vide politique », ce qui est, il faut l'avouer, une assez sinistre plaisanterie. Mais une utopie qu'il faut assassiner pour s'en défaire est-elle encore si utopique ?

Memmi a beau essayer d'ensevelir Fanon sous les « -ismes » « messianisme », « lyrisme », « romantisme », « prophétisme », « manichéisme », la résistance de la pensée de Fanon, toute de solidité, de mesure, d'équilibre et de perspicacité, le déconcerte. Par quelle bizarrerie ultime ne se laisse-t-elle pas dissiper en fumée, comme tout ce qui, dans le domaine intellectuel, meurt de sa propre inconsistance ? Devant un tel mystère il ne lui reste que le sophisme pour retomber sur ses pieds : « Le succès de Fanon tient probablement [PAGE 28] davantage à ce prophétisme global qu'au détail de ses affirmations ou à la justesse de ses analyses. Là encore c'est son échec même qui s'est transformé en rayonnement. »

Il n'y aurait pas lieu de s'attarder à mettre en évidence une telle complaisance dans le contre-sens si l'attitude de Memmi n'était qu'un mouvement isolé de mauvaise humeur. Elle est au contraire, dans sa virulence, terriblement symptomatique du refus viscéral de la majorité des intellectuels français de se séparer des schémas mentaux qui jusqu'à présent ont gouverné leur réflexion. Ils se complaisaient, en effet, de la vision idyllique d'une Afrique millénaire prête à se laisser guider dans la découverte culturelle d'une sage africanité. Il s'est même formé autour de ces deux mots, si parlants, tout un courant de pensée. L'Africain sage est le Sage africain. Ah la sagesse africaine ! Que de pèlerinages aux sources ont été suggérés aux Africains vers cette ancestrale et mythique sagesse ! Pour rester sages les Africains devaient effectivement ne s'occuper que de leur passé, on leur donnait l'exemple, ils n'avaient qu'à suivre. Quant à l'avenir, ce n'était pas leur spécialité, ils n'avaient pas à s'en occuper, on y pensait pour eux. D'ailleurs, à ne rien se dissimuler, leur avenir n'avait rien de gai. Il s'agit d'être sage et de se contenter d'un développement « africain ». Sagement un certain nombre de voix africaines on repris en chœur cette antienne : le passé, la sagesse. Le tout-venant de l'espèce pensante, de part et d'autre, célébra ces thèmes, ce qui ne laissa pas de doter le patrimoine culturel français aussi bien qu'africain d'un certain nombre d'œuvres soporifiques.

D'où cette haine en revanche de tout ce qui sortait des sentiers battus. Mais penser a toujours consisté à sortir des sentiers battus. Peu d'esprits sont réellement capables de se dégager suffisamment des préjugés pour apporter une parole vraiment neuve, un effort pour comprendre le monde aujourd'hui, tel qu'il a besoin d'être formulé pour la première fois. Sur l'Afrique, seuls Gide et Sartre donnent l'impression d'être assez attentifs au réel pour pouvoir en saisir et nous en communiquer quelques précieuses parcelles, ils n'ont guère été entendus. Au lieu de cela toute une mythologie s'est développée, rassurante et mystificatrice. De tout ce peuple de penseurs on est tenté de dire : « Ils ont des yeux et ils ne voient pas. » Qui plus est, ils se déchaînent contre ceux qui voient, les traitant de « prophètes ». [PAGE 29] Mais, pour être un prophète, ne suffit-il pas de regarder autour de soi ?

Odile TOBNER


[1] Souligné par moi. On a ici un thème essentiel de la pensée « sur » les noirs. Fascination ambivalente à relent évidemment raciste.

[2] Celle des femmes blanches. La gesticulation est évidemment hystérique, puisque I'hystérie est un langage corporel. Elle est indécente chez des gens qui ont, en principe, les moyens de s'exprimer autrement, mais elle est « naturelle » chez les noirs.

[3] Simone de Beauvoir : La Force de l'âge. Paris. Gallimard, 1960.

[4] Célèbre anthologie, avec la Préface de Sartre et une introduction d'un style compassé de Senghor. Première édition 1948. Dernière édition, Paris, P.U.F. 1977.

[5] Essais réunis, avec d'autres articles sur la guerre d'Algérie et la décolonisation dans Situations V, Paris, Gallimard, 1964.

[6] Titre d'un article paru dans Esprit, septembre 1971, pp. 248 à 273.