© Peuples Noirs Peuples Africains no. 14 (1980) 1-6



ROBERT MUGABE, PREMIER MINISTRE A SALISBURY

ou Ruben Um Nyobé en anglophonie

P.N.-P.A.

A combien d'observateurs africains d'âge mûr les ultimes péripéties de la guerre de libération des Zimbabwéens n'auront-elles pas fait souvenir de la tragédie camerounaise qui culmina autour de 1960, et dont les prolongements se déploient encore aujourd'hui même à Yaoundé, où, si la France avait été la Grande-Bretagne, gouvernerait maintenant Ruben Um Nyobé ou l'un de ses successeurs légitimes, pour le bonheur des populations camerounaises, pour la paix et pour la stabilité définitives en Afrique Centrale.

Bien sûr, les idéologues français du néo-colonialisme, virtuoses du distinguo et de la mauvaise foi, dont la sagacité et la clairvoyance sont mises en ce moment même en lumière au Tchad avec l'éclat que chacun sait, vous démontreront péremptoirement comme d'habitude que les deux situations se trouvent très exactement aux antipodes l'une de l'autre.

Ils ne manqueront pas d'arguer du décalage de vingt ans séparant l'avènement triomphal de Robert Mugabe à Salisbury de l'assassinat de Ruben Um Nyobé dans les maquis sud-camerounais, ils prétexteront que l'histoire ne se répète pas. Mais si l'histoire a un sens, n'est-ce pas parce qu'elle est régie par des lois postulant le retour de situations semblables sinon d'événements identiques ? [PAGE 2]

– Oui, certes, diront-ils encore, mais Robert Mugabe était en train de gagner sa guerre de libération, étape dont Ruben Um Nyobé fut toujours très éloigné.

Est-ce bien aussi simple ?

Il serait sans doute hasardeux, et en tout cas d'un intérêt douteux, de vouloir établir que le rapport de forces entre le corps expéditionnaire français et les maquisards camerounais en septembre 1958 quand mourut Ruben Um Nyobé était le même que celui qu'on observa en 1979 entre les maquisards zimbabwéens et leurs adversaires racistes blancs. Voici en revanche la question cruciale : Ian Smith avait-il épuisé l'arsenal de terreur, de ruses, de mensonges grâce auquel, comme au Cameroun, les esclavagistes et leurs valets auraient pu donner l'illusion pendant des décennies, sinon davantage, de l'avoir emporté ?

Certes, Ian Smith avait dépassé depuis belle lurette le stade des Oradours quasi hebdomadaires, et les noms de bien des localités du Zimbabwé résonnent aujourd'hui aussi sinistrement que le bourg camerounais Tombell où la soldatesque d'Ahidjo extermina en une seule nuit, en 1966, plus de cinq cents personnes, femmes, vieillards, enfants confondus, ou comme Dolé, au nord du Cameroun, où la même engeance vient de réaliser, le 20 octobre 1979, un semblable exploit (bien que le massacre de plus de 200 paysans africains, femmes et enfants compris, ne figure pas, selon le quotidien français Le Monde, parmi les événements marquants de l'année 1979).

Certes, le général raciste Peter Walls avait exploité à fond la stratégie dite des villages fortifiés, ces immenses camps de concentration qui n'osent pas dire leur nom, avec lesquels les populations bamiléké de l'ouest du Cameroun durent se familiariser pendant les années soixante.

C'est vrai que les troupes racistes avaient sans doute expérimenté toutes les techniques de violence qui permettent de contrôler, au moins physiquement, de misérables populations indigènes, désarmées de surcroît.

Sauf une pourtant – la ligne Morice de barbelés électrifiés, véritable mur de la mort qui faillit asphyxier les maquis algériens. Quelles ressources les racistes rhodésiens n'auraient-ils pas été capables de trouver dans une muraille de Chine électrifiée clôturant le pays et tarissant à la longue tout approvisionnement des maquis en armes, en munitions, en médicaments et surtout en animateurs qualifiés ? [PAGE 3] Et qu'on ne mette pas en avant la difficulté de l'entreprise. On sait que leurs amis plus ou moins occultes, sud-africains, européens, américains, dont le soutien financier ne leur a jamais manqué, étaient prêts à sacrifier une part considérable de leur argent et de leurs spécialistes pour faire triompher leurs monstrueux idéaux.

Sur le plan de la ruse, qui peut dire que les racistes rhodésiens et leurs amis sud-africains ont tiré tout le parti possible du fantochisme, cette carte à la fois obligée et facile de toute stratégie de domination en Afrique noire, comme on peut le voir avec les Républiques africaines dites francophones ? lis s'y étaient déjà engagés, certes, mais avec une timidité qui étonne rétrospectivement alors que le dispositif, mis en place depuis longtemps par leurs amis occidentaux et bien rodé, leur tendait pour ainsi dire les bras. Le quotidien français Le Monde, qui s'y connaît dans l'art de vendre les pantins à l'opinion internationale, n'écrivait-il pas déjà de l'évêque Muzorewa, dans un éditorial retentissant publié le 26 avril 1979 et intitulé « La victoire de l'évêque Muzorewa en Rhodésie » : « La popularité de l'évêque Muzorewa n'est guère contestable, » ?

C'est ce que, dès les premières années soixante, et à quelques termes près, disait déjà le même journal à propos du dictateur francophile Ahmadou Ahidjo. On sait ce que la suite des événements en Zimbabwé, et plus particulièrement les récentes élections, véritablement libres (c'est-à-dire supervisées par des observateurs internationaux) ont fait de cette prétendue popularité de Muzorewa. Autant en emporte le vent. C'est très exactement ce que des élections libres dans les années soixante (et plus encore aujourd'hui) auraient fait de la popularité proclamée d'Ahmadou Ahidjo, c'est-à-dire mille fois rien.

Quant au troisième et dernier ressort, le mensonge, il convient de se demander pourquoi le déferlement de l'idéologie néo-coloniale et chauvine est demeuré totalement inopérant s'agissant du Zimbabwé et de Robert Mugabe, quand elle a toujours triomphé à propos du Cameroun et de Ruben Uni Nyobé et, d'une manière générale, à propos de l'Afrique dite francophone ainsi qu'on a pu le voir récemment avec l'Empire Centrafricain de Bokassa, à propos de quoi, malgré le soutien criminel de Paris au monstrueux Bokassa, les media français persistent à incriminer l'Afrique et les Africains. [PAGE 4]

L'évêque Muzorewa était en passe de devenir l'Ahmadou Ahidjo du Zimbabwé; tout semblait conduire vers cette issue. Réveillés tôt le matin, c'est le cœur serré que nous tournions le bouton de la radio, nous attendant à apprendre que pendant la nuit Robert Mugabe avait été assassiné, ou enlevé, ou arrêté. Pourquoi l'homme qui va gouverner à Salisbury n'est-il pas un fantoche ? Pourquoi est-ce un Ruben Um Nyobé anglophone ?

Nous venons de démontrer que ce n'est pas pour des raisons militaires. Sans doute Robert Mugabe aurait-il finalement gagné la guerre, comme la gagneront certainement un jour, d'une façon ou d'une autre, les héritiers camerounais de Ruben Um Nyobé, mais il l'aurait gagnée plus tard, bien plus tard, après des années, sinon des décennies supplémentaires d'effusion de sang, de souffrances, de tragédies et d'atrocités pour les Africains du Zimbabwé.

Le mensonge, comme système durable, comme méthode de gouvernement, est à peu près inconcevable dans le système culturel anglais, voilà ce qui a sauvé le Zimbabwé et Robert Mugabe du triste destin du Cameroun et de Ruben Um Nyobé, à notre humble avis. Le führer raciste de Rhodésie s'est finalement trouvé dans l'incapacité d'associer à sa folie l'opinion majoritaire des pays anglo-saxons, toujours consciencieusement informée par des media indépendants des pouvoirs politiques et financiers impuissants à les réduire au rôle de simple écho. L'indépendance de la classe intellectuelle en Angleterre, concrétisée par une presse moralement intraitable, voilà qui n'est pas un vain mot depuis Voltaire qui l'a si bien décrite dans les « Lettres philosophiques ».

La politique coloniale et africaine est, en Angleterre, débattue sur la place publique et au grand jour. En France, c'est le domaine réservé d'hommes « au passé ténébreux », les Foccart, les Journiac et tutti quanti.

Alors que le pouvoir à Paris est assuré d'obtenir de sa presse qu'elle se conforme au black-out sur ses dernières guerres coloniales (au Tchad, en Centrafrique, au Zaïre, hier au Cameroun), Ian Smith et ses cornacs d'Occident savaient qu'ils seraient perpétuellement mis en accusation dans les journaux de Londres et de New York. Une affaire telle que celle des diamants de Bokassa est inimaginable là-bas.

Le salut du Zimbabwé progressiste, multiracial et démocratique [PAGE 5] aura été un don de la liberté d'expression chère aux Angle-Saxons.

Ruben Um Nyobé ne fut pas moindre prophète en son pays que Robert Mugabe, ni un marxiste moins pragmatique. Comme Robert Mugabe, il ne souhaita rien tant que la cohabitation de Noirs et de Blancs au sein d'une même entité nationale. Robert Mugabe conduira en Zimbabwé la même expérience dont rêva Ruben Um Nyobé pour le Cameroun, et que l'intolérance, l'aveuglement et l'attachement de la France à une vision archaïque et insultante des Noirs rendirent impossible.

C'est dire que, loin d'avoir résolu les problèmes des Camerounais, ainsi que voudrait le faire croire une propagande que le chauvinisme rend à la fois aveugle et enragée, la mort de Ruben Um Nyobé, assassiné en 1958, a condamné son pays et son peuple à un épouvantable drame qui ne saurait trouver son issue que dans l'avènement de ceux qui se réclament de lui.

Comme chaque observateur sérieux peut le constater de visu, le règne de plus de vingt ans du fantoche Ahmadou Ahidjo n'a rien apaisé, rien éclairci, rien ordonné, rien fait avancer, hormis les intérêts du tuteur. Quelque façade que veuillent se donner les marionnettes camerounaises, peu d'observateurs clairvoyants de par le monde ignorent que le Cameroun est un des hommes malades de l'Afrique francophone, c'est-à-dire un pays fragile, un pays déboussolé, un pays martyr.

Peu d'observateurs clairvoyants ignorent que le pétrole, source d'euphorie pour les autres peuples, thème de conversations enthousiastes partout dans le monde chez ceux qui en ont est un sujet tabou à Yaoundé. Qui peut prétendre que c'est là une situation normale ?

Peu de gens sérieux ignorent que, vingt ans après son indépendance, la monnaie de ce pays riche est toujours gérée à Paris. Qui prétendra que c'est là une situation normale ?

Peu de gens sérieux ignorent que le Cameroun est couvert de camps de concentration regorgeant de prisonniers politiques qui sont, en réalité, des patriotes de la première heure, des militants qui furent parmi les premiers combattants de l'indépendance. Qui prétendra que c'est là une situation normale ? [PAGE 6]

Peu d'observateurs véritables ignorent que tous les talents authentiques de ce pays, écrivains, poètes, artistes, religieux, économistes, penseurs, se trouvent ou en prison ou contraints à l'exil. Qui prétendra que c'est là une situation normale, à moins que les tirades indignées sur l'Afghanistan ne soient que comédie ?

Ceux qui ont répandu ces illusions intéressées n'ont fait que différer des crises qui, abordées avec courage quand elles ont surgi pour la première fois au grand jour, auraient sans doute connu une solution aisée.

Telle est la leçon qu'ont donnée au monde la Grande-Bretagne en organisant, de guerre lasse il est vrai, des élections libres au Zimbabwé, quitte à voir triompher un leader nationaliste noir haï, et Robert Mugabé en proclamant que l'émancipation des Africains et même l'instauration d'un régime socialiste ne sont pas forcément incompatibles avec la cohabitation de races hier antagonistes ni avec la démocratie qui, en Afrique, quoi qu'en disent des théoriciens méprisables, commence, comme ailleurs, avec la liberté d'expression.

P.N.-P.A.