© Peuples Noirs Peuples Africains no. 13 (1980) 148-150



THEATRE

BOESMAN ET LENA d'ATHOL FUGARD

BEKATE Meyong

Un décor de désolation, la désaffection, la pourriture, la boue; le bruit d'un vent glacial, on est en plein dans le monde marginal des bidonvilles. Boesman, encombré par son baluchon et toutes sortes d'objets hétéroclites qui constituent sa richesse et dont les deux bouteilles de vin sont les plus précieux, fait corps avec ce milieu qui semble lui coller à la peau. Lena, sa compagne, parle, parle sans désemparer. Boesman se bouche les oreilles pour ne pas l'entendre. Mais elle continue et dit que le dos de Boesman est « le seul paysage de son existence ». Boesman excédé lui dit : « tes mots ça pue. » Puis pour s'occuper il construit une hutte avec des morceaux de tôle ondulée qui ressemble à une niche de chien.

« Boesman et Léna » est une grande fresque d'amour avec un grand A; l'amour vrai, sans calcul ni intérêt des misérables de la terre; « Je me sens bien mon chéri, j'ai chaud. » dit Léna qui enchaîne : « Où est ma vie ? » « Elle est dans la boue. » lui répond Boesman.

Un vieux Cafre vient perturber cet équilibre, l'équilibre des gens qui souffrent, qui se déchirent mais qui s'aiment d'un amour si fort que seule la mort peut en venir à bout. Ce vieux Cafre c'est la violation d'un interdit, d'un monde cher [PAGE 149] à Léna, celui de la parlotte. Sur ce terrain, Léna est imbattable. Paradoxalement, ce vieux est aussi la solution à cette contradiction fondamentale de tous les exilés, de tous les déracinés de la terre : la recherche perpétuelle de la communicabilité, et de sa propre identité. Car les Sud-Africains sont des exilés sur leur propre sol, constamment chassés par les bulldozers de l'homme blanc. Pour eux « la liberté est une longue route ». En attendant, ils sont « les détritus de l'homme blanc ».

Avec « Boesman et Léna », on touche le racisme dans son aspect le plus bestial, le plus inhumain, le plus sordide, celui de l'apartheid, dans lequel il y a des échelons, de la hiérarchie. Le blanc, comme il se doit, occupe le sommet de l'échelle : il est tellement haut perché que l'auteur, Athol Fugard, a réussi le tour de force de rendre sa présence invisible, intouchable. Au milieu, le mulâtre, avec ses contradictions qui rappellent le conte bantou de la chauve-souris : ni entièrement oiseau, ni entièrement animal. Au plus bas de l'échelle, dans la boue, cette boue qui couvre le corps de la mulâtresse, il y a le nègre, « cette pauvre créature » dont parle Jacques Roumain dans le « Gouverneur de la rosée ».

L'auteur évite soigneusement d'affronter l'hydre, la cause de tous les maux, l'apartheid, l'holocauste à l'échelon d'un continent : l'Afrique Noire. Il aborde l'apartheid de loin, au moyen d'un romantisme fort et d'une psychologie de bons sentiments, comme tout auteur bourgeois qui se respecte. C'est dommage! Car Athol Fugard entre par la grande porte dans la famille des dramaturges valables contemporains. Souhaitons qu'il ne se contente plus dans l'avenir de témoigner, d'apitoyer les foules sur les malheurs de l'apartheid, mais qu'il prenne clairement position, de façon didactique.

Un coup de chapeau à Isabelle Famichon, qui a su garder à cette pièce toute sa verve poétique et nous faire goûter le plaisir d'un grand théâtre bourgeois.

Mais il ne peut pas y avoir de théâtre sans acteur, c'est pourquoi une mention spéciale doit être donnée aux trois interprètes de ce drame contemporain. L'immense talent de l'acteur antillais Robert Liensol n'est plus à démontrer. Au théâtre comme au cinéma ou à la télévision, Robert Liensol a toujours su être à la hauteur des grands. Dans cette pièce, il est un Boesman explosif, tour à tour tigre, serpent, chien affamé, une véritable bourrasque humaine.

Toto Bissainthe a vraiment, elle, quelque chose dans le [PAGE 150] ventre. Les actrices de sa classe sont de plus en plus rares dans le monde. Tour à tour mère, sœur, amante, elle pénètre dans les racines de la terre Afrique. Il y a dans son jeu quelque chose d'éblouissant qu'apaise le magnétisme envoûtant des vauduisants.

Tiémélé Jean-Baptiste est un acteur dont la sincérité et la sobriété dans le jeu émerveillent. Toujours au-dessus des cabotins, il fait ce qu'il faut au moment venu. C'est un interprète avec un grand I, et les metteurs en scène tel que Roger Blin ne peuvent avoir qu'une grande joie à travailler avec lui.

BEKATE Meyong