© Peuples Noirs Peuples Africains no. 13 (1980) 145-147



« LA PASSION DE JEANNE D'ARC » DE CARL DREYER

OU LA TORTURE VUE AU CINEMA

GAROUA Bobo

Une grande passion du 7e art. Tout ce que le cinéma a pu apporter dans la technique de l'image de vrai, de stylistique, de réaliste depuis le gros plan jusqu'au plan d'ensemble en passant pas le très gros plan (insert), le plan américain, les plongées, les contre-plongées, les travellings, les effets spéciaux et les trucages. Rien n'y manque, à part la parole articulée. Mais celle-ci est-elle nécessaire ?

Il suffit de voir les gros plans des visages des personnages, des objets des inquisiteurs pour savoir qu'il s'agit de la pire des tortures qu'on puisse infliger à un être humain.

Les larmes de Jeanne d'Arc symbolisent l'impuissance d'un individu devant ses tortionnaires. Dans ce film, les inquisiteurs semblent avoir été les pires tortionnaires de tous les temps. Leurs colères, leurs faux-semblant de pitié, leur sadisme ne le cèdent pourtant en rien aux tortionnaires modernes : ceux des dictatures militaires d'Amérique latine, d'Afrique et d'Asie. Les techniques de la torture d'aujourd'hui diffèrent de celles d'hier par leur seul raffinement. Les peuples des pays du tiers-monde connaissent encore aujourd'hui des tortures pires que celles subies par la pucelle d'Orléans. [PAGE 146]

La guillotine, le gibet, la chaise électrique ont remplacé le bûcher. Ce dernier lui-même était en retard par rapport à la croix. Ce n'est pas l'invention qui manque aux forces du mal de notre planète. Les lieux de torture, joliment appelés SEDOC (Service de documentation) ne sont pas l'apanage du seul régime exécré du Maréchal Idi Amin Dada. On les rencontre également au Gabon, au Cameroun, au Sénégal, en Centrafrique, au Zaïre, au Togo, en un mot dans toutes les néo-colonies africaines dans lesquelles le pouvoir central, imposé par l'ancien colonisateur, est tant soit peu contesté par le peuple. Quant à l'Afrique du Sud, l'esprit humain a peine à imaginer ce qui peut se passer dans les prisons de Vorster ou celles de Ian Smith. Il suffit de savoir que ces pays sont truffés d'anciens nazis, et quand on connaît l'efficacité de ces derniers dans les performances de la torture un peut faire une approche de ce qu'est l'holocauste des Noirs africains. Et que dire des Palestiniens vivant dans les zones sous contrôle israéliens ! Et que penser de l'Escadron de la Mort brésilien, de la Savak du chah déchu, surtout maintenant que les amis, sinon les nostalgiques de la torture, lèvent les boucliers contre l'exécution de certains de ses membres les plus odieux.

Ces derniers, hier encore, pourchassaient, arrêtaient, torturaient et tuaient les opposants du régime barbare du chah, avec la complicité de l'Occident. Quand les intérêts des impérialistes sont en jeu, les droits de l'homme ne comptent plus.

C'est pourquoi tant qu'il y aura des Bongo, des Ahidjo, des Houphouet Boigny, des Bokassa, des Hassan II, des Mobutu et tous leurs consorts dominant les peuples africains la torture sophistiquée apportée par leurs maîtres français sera toujours utilisée contre quiconque ose crier trop fort : « Non à la tyrannie ! »

« La Passion de Jeanne d'Arc » est esthétiquement, et sans la moindre erreur, l'un des plus grands chefs-d'œuvre du cinéma mondial. Mais c'est un film qui dérange. De là à passer presque inaperçu sur les chaînes de télévision française, il n'y a pas à s'en étonner. Au lieu de faire l'objet d'un débat fort intéressant non seulement sur l'art cinématographique, mais aussi et surtout sur la torture, et pourquoi pas le rôle de l'Eglise catholique dans ce domaine. [PAGE 147]

Mais voilà, la France colonialiste et néo-colonialiste est passée maîtresse dans l'art de la torture : elle a torturé en Indochine, en Algérie en Tunisie, au Cameroun, au Biafra, au Liban, au Tchad, au Zaïre. Les Africains sont torturés chaque jour par leurs frères sous les ordres des conseillers techniques de la mort français. On verse des larmes de crocodile sur les enfants massacrés dans l'Empire de Bokassa, alors que hier encore, les paras français « nettoyaient » Kolwézi.

En Amérique latine, la torture est pratiquée chaque jour contre les révolutionnaires au Chili de Pinochet, en Uruguay, en Argentine, en Bolivie, bref, dans presque toutes les dictatures militaires de cette partie du monde.

Les caves du monastère, dans le film de Dreyer, ne le cèdent en rien aux BMM (Brigades Mixtes Mobiles) du régime sanguinaire d'Ahidjo dans lequel la simple lecture d'un tract jugé « subversif » équivaut à plusieurs années d'emprisonnement avec torture et sans jugement. Un film n'est qu'une fiction, une reconstitution imaginée d'un fait historique, mais la réalité quotidienne des peuples africains sud-américains, asiatiques soumis à la torture dépasse toute fiction.

GAROUA Bobo