POÈMES
Traoré BINY et BEKATE Meyong
PRISON DE GOREE
Quand j'ai vu Gorée, cette minuscule Ile
au large des côtes sénégalaises,
Ce n'est pas son romantisme qui m'a frappé :
les vaguelettes qui viennent s'écraser au pied
des rochers sur lesquels sont juchées les maisons
coloniales au toit de tuile ocre,
Ni la forte église, ni la mosquée d'où
s'élève de temps à autre la voix sonore d'un
Muezzin,
Ni la maison privée du Président, ni cette
université des mutants que les nostalgiques
africains y ont fondée,
Ni cette paire de canons de deux cent quarante
millimètres au sommet
de l'île et qui, de leurs feux monstrueux, ont
coulé un bateau anglais :
Ni les commerçants qui vous entourent et vous
disent mille prix sur leurs marchandises;
Sur tout cela, et bien d'autres encore, mon regard
ne s'est pas attardé : [PAGE 124]
Mais il s'est fixé, comme attiré par un aimant secret, sur cette
prison des esclaves, mes frères de sang et de souffrance.
Monsieur N'diaye, le charmant conservateur de ce lieu funeste mais combien
utile, a expliqué aux touristes présents Blancs et Noirs la
triste et émouvante histoire de la Diaspora Noire !
Et j'ai pu mesurer, dans toutes ses dimensions, et le poids de la domination,
de la haine, et le mépris et les souffrances dont mes ancêtres ont
été l'objet...
Parqués dans des chambres réduites, respirant l'odeur
nauséabonde de leurs propres déchets, mangeant et buvant à
peine,
Tandis que là-haut, au premier étage, vivaient, tranquilles,
buvant le whisky, mangeant des plats de roi et fumant de gros cigares, les
négriers ventripotents de l'occident.
Regardant en bas les chambres des prisonniers Et là-haut l'habitat des
Négriers, j'ai senti sur le dos un mystérieux poids qui me
broyait l'échine;
Je pleure les 20 millions d'Africains qui sont passés par-là pour
la lointaine Amérique; je pleure les six millions de Noirs qui ont
péri en Mer !
J'ai essayé d'imaginer l'état d'esprit de mes ancêtres,
quand ils étaient là, ici; quand on les pesait, quand on comptait
leurs dents, quand ils franchissaient la porte qui les conduisait à un
voyage sans retour !...
Mais j'ai dû arrêter mon entreprise face à la mer de larmes
qui inondait mon visage de mort !
Oh ! Prison de Gorée, symbole de la [PAGE 125] domination et des
excès inhumains de l'occident capitaliste, mais aussi de
l'abrégé de mon histoire, tu ne m'as pas imposé le
pessimisme !
Car, tu incarnes aussi le symbole de la résistance africaine !
Monsieur N'diaye a écrit à la porte de deux petits réduits
: « Pièces pour récalcitrants ».
Ces « récalcitrants », que j'appelle, moi, des
révoltés, des résistants, c'est à eux que je
m'identifie le plus intimement, c'est à leurs âmes que je tends
mes deux faibles mains;
Afin qu'elles y déposent une force redoutable, plus forte que titans,
montagnes et volcans;
Je leur tends les deux mains pour avoir le courage de répéter
partout où je passe : « Africains, dussiez-vous manger des plats
de mil bouilli, des poignées d'arachides,
Dussiez-vous de vos pieds faire des montures,
Dussiez-vous patauger dans la boue de vos sueurs;
Si, dans cet effort surhumain, votre génie doit vous permettre de manger
plus tard du riz à profusion, de monter sur des bicyclettes, de conduire
des voitures, de conquérir votre liberté,
votre
indépendance,
Alors je vous dis : n'attendez pas ! allez-y !
Ce sont les yeux qui ont peur,
jamais les bras !
Celui qui n'a pas conquis chèrement sa liberté
et son indépendance, n'en connaîtra jamais
les délices 1
Dakar, le 24 septembre 1979. Traoré BINY.
[PAGE 126]
LA BOUE
Afrique, ma mère,
Saignée par l'Europe des miracles
L'Europe « civilisatrice » du monde
Pieds gangrenés, plaie béante,
Virus occidental, Afrique du Sud.
La danse du nègre, défiant la douleur
la misère
la mort
La danse de la mort
La danse du refus de la femme algérienne,
Du nomade marocain
La danse prévoyante des victoires,
Victoire du peuple sahraoui,
Celles des peuples namibien,
zimbabwéen,
centrafricain
La victoire prochaine des peuples en lutte
Contre les dictatures d'Asie, d'Amérique latine, d'Afrique.
Les peuples, inéluctablement, auront le dernier mot.
La mort blanche a envahi les terres vierges,
Contaminé les espaces, les mers, les océans, l'infini.
Elle plane dans les satellites. [PAGE 127]
Les Africains, hier encore de « grands enfants »,
Sont tout simplement redevenus des bébés
Qu'on berce, qu'on nourrit de mensonges,
Qu'on manipule, tels des pantins de bois,
Que l'on porte dans les soutes des avions militaires
Qu'on installe sur les trônes,
Et qu'on laisse traîner dans la boue
De petits enfants que l'on conseille,
Qu'on trompe, qu'on corrige après la faute,
Qu'on corrompt ou que l'on tue.
Des enfants qui pleurent pour un oui ou pour un non,
« Papa est mort », je pleure.
Des enfants qui jouent, jouent des rôles
Je suis un roi, je vais tuer tout le monde, Pan ! Pan !
Non, ce n'est que pour rire.
Les peuples africains sont dans la boue,
Ils s'interrogent, que faire ?
La révolte gronde
Mais les canons sont là,
Plantés au-dessus de leurs têtes,
Les tyrans sont bien protégés
L'Occident chrétien
Des « Droits de l'homme »
Veille.
BEKATE Meyong
Paris, le 6-10-1979.
[PAGE 128]
Je n'écris pas pour les érudits
Je ne connais ni la rime
Ni l'alexandrin
Les pieds, je m'en fous.
J'écris pour les analphabètes
Qui écoutent le soir, sous un baobab
Le seul écolier du village.
J'écris pour mes frères
Des foyers taudis
Pour ceux qui balaient les rues
Pour ceux qui dansent
Au-dessus d'un marteau-piqueur
Tels des zombis sans nom.
Pour ceux qui construisent des immeubles
Et qui dorment dans des taudis.
J'écris pour ceux qui ne savent pas écrire
Pour ceux qui viennent et qui vont
Qui n'ont ni patrie ni repos
Mais qui souffrent dans leur chair
Dans leur âme
La souffrance de l'exploitation
La souffrance de l'oppression
La souffrance de l'injustice
La mort anonyme de l'exil.
Paris, le 8-10-1979.
BEKATE Meyong
|