© Peuples Noirs Peuples Africains no. 13 (1980) 90-118



LA TRAME ET LA CHAINE

Femi OSOFISAN

PROLOGUE

Iwori Otura :
C'est la grande énigme qui commence...

L'éclairage suggère que la scène se passe plusieurs années auparavant. C'est l'aube. Un jardin, à l'arrière d'une maison. Un grand désordre règne : on note les traces d'une soirée mouvementée. Yajin est debout dans un coin, à peine visible. Entre Sontri, ivre.

SONTRI : (s'adressant à Yajin) Jonathan ! Es-tu sourd ? Qu'est-ce que tu attends pour nettoyer cette place ? Tu ne peux pas répondre ? Encore soûl, évidemment ! Quelle chouette soirée, hein ? Eh, je te cause, est-ce que tu m'écoutes ? (Avec colère, il se précipite en avant, trébuche et s'affale de tout son long. Il tente en vain de se remettre debout, puis rampe, tout en jurant, vers la bouteille. Yajin éclate de rire. Il sursaute au bruit.) [PAGE 91] Qui... Qui est là ?

YAJIN : (Elle s'avance vers lui) Tu ne me reconnais pas ?

SONTRI : Je croyais tout le monde parti.

YAJIN : Eh bien, quelle cuite tu tiens !

SONTRI : C'est toi !

YAJIN : Tu ne te rappelles pas que tu m'as demandé de rester ?

SONTRI : Oui, oui, c'est vrai. Je...(Il essaie de se relever, mais s'effondre de nouveau.)

YAJIN : (riant) Tu te prends donc pour un crapaud ?

SONTRI : Un crapaud !

YAJIN : Regarde un peu. (Elle se jette à terre et imite Sontri tentant de se redresser. Puis elle retombe.)

SONTRI : Voyons, Yajin, je n'en suis tout de même pas là !

YAJIN : Il ne manque plus que le coassement.

SONTRI : (imitant le cri du crapaud) Coaaah...

YAJIN : (de même) Coa...aaah...

SONTRI : Formidable ! Jouons donc !
Iwori Otura :
Mettons que je sois un crapaud... (Il se met à danser, en rythmant les paroles, imité par Yajin.)

YAJIN : Et moi ?

SONTRI : Une carpe : Iwori Otura !

YAJIN : Je suis une carpe : Iwori Otura !

SONTRI : Nage vite alors pour sauver ta vie :
Je saute, je saute,
Je vais t'attraper...

YAJIN : Coooh coaaah, coooh, coaah !
Monsieur le crapaud, aie pitié !
Iwori Otura :
Ma vie contre une devinette...

SONTRI : Hum, Iwori Otura :
Répondras-tu ?
Dans son bain un charbon ardent
Garde son éclat...

YAJIN : Iwori Otura !
La noix de palme mûre !
Son habit de flamme, Iwori Otura,
Même sous la pluie, il resplendit...

SONTRI : Tu as gagné. [PAGE 92] A bas le crapaud : Iwori Otura.
Faucon je deviens...

YAJIN : Et moi ?

SONTRI : Une alouette !

YAJIN : Alouette : Iwori Otura !

SONTRI : Sauve-toi vite si tu tiens à la vie
Je descends, j'attaque,
le vais te saisir...
Iwori Otura.

YAJIN Iwori Otura : Cui... Cui... Cui... Grâce !

SONTRI : Je fonds sur toi avec mon bec d'acier...

YAJIN : Gentil faucon, ne me tue pas.
Iwori Otura :
Ton indulgence contre une devinette...

SONTRI : Alors réponds-moi. Iwori Otura : Un cheval fougueux prisonnier
Par-dessus le mur
Secoue sa crinière ?

YAJIN : Attends... Iwori Otura : Une mauvaise conscience ... !

SONTRI : Iwori Otura !

YAJIN : Une mauvaise conscience porte une crinière :
Iwori Otura :
Qu'elle agite sans trêve
Par-dessus les mensonges...

SONTRI : Iwori Otura :
Je t'attraperai...

YAJIN : Iwori Otura : Adieu faucon.

SONTRI : Adieu faucon : Iwori Otura,
Cerf je deviens...

YAJIN : Et moi ?

SONTRI : Une biche !

YAJIN : Me voici biche et ...et puis non !

SONTRI : (il l'attrape) Oui ! Oui ! tu es endormie et je te désire !

YAJIN : (elle se débat, mais sa résistance faiblit) Non, s'il te plaît, Sontri !

SONTRI : (pendant que la danse ralentit) Oui ! Oui, Yajin. Notre vie nous l'achetons avec une simple devinette, et ensuite [PAGE 93]

YAJIN : Ensuite ?

SONTRI : Il faut vivre cette vie.

YAJIN : Oui, je sais.

SONTRI : C'est une autre énigme qui commence

YAJIN : Toujours ?

SONTRI : A ce qu'il paraît. La grande énigme commence

YAJIN : Qu'allons-nous devenir ?

SONTRI : Mokan est mon ami.

YAJIN : Et il m'aime.

SONTRI : Et toi, l'aimes-tu ?

YAJIN : Serre-moi fort. C'est la grande devinette qui commence.

SONTRI : Ne crains rien.

YAJIN : Comment lui dire ? Oh, Sontri, je t'aime !

SONTRI : Chut ! doucement

YAJIN : J'ai peur.

SONTRI : Prends ma main, dansons.

YAJIN : Vois comme je tremble.

SONTRI : Ecoute ! Les rives verdoyantes font la fierté du cours d'eau : (imperceptiblement, le jeu se transforme en une danse de séduction amoureuse).

YAJIN : Les riches moissons font la fierté des rives

SONTRI : L'arc-en-ciel fait la fierté du ciel.

YAJIN : Des couleurs multiples font la fierté de l'arc-en-ciel... (Mokan entre, sans qu'ils le voient. Il reste à les observer, tout en fumant.)

SONTRI : Un chêne majestueux fait l'orgueil de la forêt

YAJIN : Des feuilles vertes font l'orgueil du chêne.

SONTRI : Un chasseur courageux fait l'orgueil de son peuple.

YAJIN : Une femme accomplie fait l'orgueil du...oh, non ! non !
Chasseur, tu vas trop vite
Révèle d'abord ton nom magique. (Il la laisse aller, et une nouvelle danse commence, exprimant le thème de l'engagement dans le rituel matrimonial.)

SONTRI : Ah, jeune fille, didun n'ile oloyin :
Dans la forêt,
Je suis l'appât qu'abrite le piège !

YAJIN : Didun n'ile oloyin !

SONTRI : Je suis la baie, j'étanche la soif.

YAJIN : (argumentant) Mais tes yeux ? Leur couleur de sang ? [PAGE 94]

SONTRI : C'est le cri étranglé du peuple;
La clameur étouffée par le pouvoir...

YAJIN : (avec insistance) Dans tes yeux, cet appel à la lutte...

SONTRI : Ce n'est que le reflet d'un feu intérieur
Didun n'ile oloyin :
J'effacerai les peines
Pour y substituer le bonheur...

YAJIN : (revenant à la charge) Tu étais un crapaud, mon corps tu convoitais...

SONTRI : Petite carpe tu étais, didun n'ile oloyin...

YAJIN : Tu étais le faucon fondant sur ta proie, Avec ton bec d'acier...

SONTRI : Alouette tu fuyais : didun n'ile oloyin...

YAJIN : Tu devins le cerf. Tu me voulus tienne, encore endormie

SONTRI : Oh toi, ma biche, didun n'ile oloyin...

YAJIN : (violemment émue, mais essayant encore une autre tactique) Je suis pauvre, chasseur, mon père est vieux...

SONTRI : Je ferai de toi une princesse, didun n'ile oloyin...

YAJIN : Ces haillons misérables sont mes plus belles robes...

SONTRI : Nue je te veux, pour réchauffer ton corps...

YAJIN : Ton bras est de bronze, tes muscles sont forts...

MOKAN : (les interrompant) Didun n'ile Alaya ! (la danse s'arrête brusquement, pendant que les danseurs se séparent précipitamment.)

YAJIN : Mokan !

MOKAN : Si tu as fini, je vais te ramener à la maison,

YAJIN : Mokan, je...

MOKAN : (violemment) Non ! (Puis se calmant, mais d'un ton ironique) Désolé de gâcher votre représentation, mais je suis fatigué, j'ai envie de dormir, et puis je n'en voyais pas la fin. Es-tu prête, Yajin ? Prends tes affaires.

YAJIN : (d'un air décidé) Je ne viens pas avec toi, Mokan.

MOKAN : Comment ?

YAJIN : Entre nous c'est fini.

MOKAN : Allons à la maison, tu retrouveras tes esprits.

YAJIN : J'ai toute ma tête. Et je te répète que c'est fini.

MOKAN : Depuis quand ?... [PAGE 95]

SONTRI : Yajin...

YAJIN : Il y a longtemps que c'est fini.

MOKAN : Tu dois avoir trop bu. (A Sontri) Tu l'as soûlée, hein ?

YAJIN : Evidemment tu ne peux pas comprendre !

MOKAN : Rentrons chez nous

YAJIN : C'est ici chez moi. Adieu, Mokan.

MOKAN : Et ... et notre union ?

YAJIN : Ne m'en veux pas, Mokan.

MOKAN : Ecoute...

YAJIN : Tiens, voici ta bague. (Mokan reste d'abord immobile, sans voix. Puis il s'éloigne rapidement. Sontri va pour le suivre, mais s'arrête, revient lentement sur ses pas et fait face à Yajin qui pleure en silence.)

SONTRI : Des larmes ! La grande énigme commence.

YAJIN : Je pleure, c'est vrai. Mais je suis heureuse.

SONTRI : Alors tant mieux.

YAJIN : C'est toi que je crains, chasseur. Tes yeux, leur teinte de braise.

SONTRI : Attends, cet instant est nôtre. Pour nous seulement. Mettons que tu sois la pluie

YAJIN : Et toi ?

SONTRI : Le soleil...

YAJIN : Je suis la pluie.

SONTRI : Didun n'ile oloyin...

YAJIN : Tu déchires ma robe mais seulement pour rire...

SONTRI : Cela jamais ! Didun n'ile oloyin. D'un bras d'or Je vais entourer ta taille Et tous deux nous formerons un arc-en-ciel !

YAJIN : Serre-moi fort : je n'ai plus peur.

SONTRI : Tout ira bien, mon amour.

(Toutes les lumières s'éteignent. Mais, immédiatement, de l'extérieur du théâtre, nous parvient le chant des musiciens qui nous ramène dans le présent. C'est maintenant la veille au soir, et les musiciens se rendent à la veillée précédant le mariage, en chantant.) [PAGE 96]

    Tun mi gbe
    Oko mi tun mi gbe o
    Tun mi gbe
    Oko mi tun gbe o
    Iyawo dun losingin
    Iyawo dun losingin
    Oko, tun me gbe ![1]

(Nous les voyons s'approcher, chantant et bavardant, suivis par la lumière du projecteur. A leur arrivée devant la maison, le rayon de lumière disparaît, et c'est la scène tout entière qui s'illumine.) [PAGE 97]

ACTE I

Mais malgré... nos larges sourires,
Calfeutrés dans nos amples robes brodées,
Se dresse le fer tranchant de la VERITE.

[PAGE 98]
C'est la fin de la matinée. Mêmes lieux, des années plus tard. La veillée du mariage. D'un côté de la scène, Funlola, tressant les cheveux de Yajin. Deux jeunes filles, Bisi et Yelunde, sont assises près d'elles, mesurant le fil, tenant un miroir, etc : toutes sont vêtues simplement, sauf Yajin qui porte un pagne tissé à la main, des perles autour du cou, des bras et des pieds. De l'autre côté, sur une petite estrade, les musiciens se préparent : ils arrangent leurs chaises, installent et accordent leurs instruments (tam-tams, guitares, etc.). Dès que la scène s'éclaire, les musiciens commencent à chanter en l'honneur de la mariée.

    Yajin o to nrele oko
    Yajin o tu nrele oko
    Se Io ndan gbinrin bi goolu
    Egba owo ko je ka mo tese
    Yajin ko wa bi e ti nsoge... [2]

FUNLOLA : C'est donc ainsi que Mokan et toi vous vous êtes séparés ?

YAJIN : Oui.

FUNLOLA : Et tu as rencontré Sontri ?

YAJIN : Nous avons dansé. Ce fut le début de notre amour.

FUNLOLA : Pauvre Mokan.

YAJIN : Oh, il s'en est vite remis. Tous les trois, nous sommes redevenus amis.

FUNLOLA Tu veux dire que Mokan a accepté la situation ? Qu'il n'a pas gardé de rancune ?

YAJIN : Aucune. Si tu m'entendais le taquiner, et si tu [PAGE 99] voyais la manière dont il le prend... D'ailleurs, il va venir ici ce soir pour enterrer la vie de garçon.

FUNLOLA : Pas possible ! Mokan ? C'est de la bravoure, de la générosité ou tout simplement de la stupidité ?

YAJIN : Tu ne connais pas Mokan. C'est la générosité même. Il ne peut pas porter longtemps le masque de l'infortune. Il est ainsi fait que, très vite, il transforme tout en éclats de rire.

FUNLOLA : Non mais, sérieusement, tu veux dire qu'il y a encore des gens comme cela ?

YAJIN : Tu t'en rendras compte bientôt, car... (Les musiciens se mettent à chanter)

    Eee aya won Iode o
    Eee aya won Iode o
    Eee aya won Iode o
    O ba tete so tire mole ![3]
La musique va crescendo en hommage à Yajin. Elle tourne, autant qu'elle le peut, la tête vers les musiciens, en remerciement, pendant que les autres, tout en riant, suivent le rythme.

YAJIN : Gardez donc vos forces pour ce soir, non ? Je ne voudrais pas que vous vous épuisiez si tôt. (Les battements du sekere lui répondent, puis diminuent progressivement avec la musique.)

FUNLOLA : S'ils continuent avec tant de brio, moi aussi je vais bientôt chercher un mari.

BISI : Ne crois-tu pas qu'il serait temps que tu y songes en effet ? Je suis sûre qu'à la fête de ce soir les prétendants ne manqueront pas !

YAJIN : Oh, mais Funlola ne fait que plaisanter. Tout ce qui l'intéresse, ce sont ces toiles dans son studio...

YETUNDE : Mais est-ce qu'on ne peut pas peindre tout en menant une vie normale ?

YAJIN : Pas cette femme-là en tout cas. Elle travaille trop.

FUNLOLA : (amusée) Vous êtes bien comme les gens de [PAGE 100] ma famille. A l'heure actuelle, c'est tout ce qu'ils savent dire. Ils aimeraient mieux me voir enfermée dans une cuisine que dans mon studio.

YAJIN : Par nature

FUNLOLA : Je sais, admettons qu'on puisse trouver une certaine harmonie dans le cliquetis des marmites et des casseroles, mais ça ne me dit rien. Je préfère de toute façon la peinture au mariage.

BISI : Attends, ma grande, de rencontrer l'homme de ta vie.

YAJIN : C'est ce que je me tue à lui répéter.

FUNLOLA : Tu veux dire : quelqu'un comme Sontri ?

YAJIN : Pourquoi pas ? Lui aussi, tu sais, c'est un artiste comme toi.

FUNLOLA : Il peint ?

YETUNDE : Seulement avec sa colère. J'ai...

YAJIN : Mais non, petite folle, avec des mots. Toutes les chansons de la Ligue des Paysans, leur hymne...

FUNLOLA : Oh, c'est magnifique ! Tu veux dire que c'est lui qui les a composées ?

BISI : Mais tout le monde le sait !

YAJIN : Sauf mon amie. N'oubliez pas que pendant toutes ces années, elle est restée à manger des feuilles chez les toubabs ! Aie ! Ça l'a aussi rendue vindicative ! (Funlola vient en effet de lui tirer les cheveux. Le batteur de tam-tam, qui a suivi la conversation, enchaîne avec : « Bienvenue au toubab ! E kabe ! Bienvenue au toubab ! Bonne arrivée ! », que les. jeunes filles reprennent jusqu'à ce que Funlola les fasse taire avec des gestes menaçants.)

FUNLOLA : Si vous, les filles, êtes si méchantes, je n'ai pas de mal à deviner alors ce que doit être votre frère !

BISI : Mais nous ne lui ressemblons pas ! Oh non alors !

YETUNDE : Seigneur, non ! Etre comme Sontri ! Jamais !

YAJIN : Vous voilà bien, traîtresses ! C'est comme cela que vous épaulez vos proches !

YETUNDE : Et pourquoi le ferions-nous ? Après tout, il n'est pas notre mari.

FUNLOLA : Yajin, parle-moi de lui plus en détail. Avant de le rencontrer j'aimerais m'en faire une idée. [PAGE 101]

YAJIN : Qu'est-ce que cela fait maintenant ? Il sera bientôt là.

FUNLOLA : Mais dis-moi tout de même, comment est-il ?

YAJIN : Je... je ne peux vraiment pas le décrire...

FUNLOLA : Eh, eh, voilà que la mariée est intimidée maintenant !

BISI : Laisse-lui donc le temps. Pour l'instant, elle n'est encore qu'une mariée en puissance. Mais à cette heure-ci, demain...

YAJIN : Ce n'est pas cela ! C'est seulement que... que...

FUNLOLA : Que quoi, Yajin ? Tu épouses un homme demain, et tu ne sais même pas à quoi il ressemble.

YAJIN : Mais, tu n'as pas reçu ma lettre ?

FUNLOLA : Oh, ça, bien sûr ! Mais je ne te parle pas maintenant de son aspect physique. De toute façon, je sais, d'après ta lettre, que Sontri est l'incarnation d'Orunmila lui-même... (Les jeunes filles éclatent de rire à nouveau.)

YAJIN : Funlola !

FUNLOLA : Tu devrais la relire toi-même. Chaque ligne célèbre sa beauté. Quant à l'homme lui-même, de sa personnalité, rien. Pas un mot.

YAJIN : Je l'aime. (Les joueurs de tam-tam chantent « Oko won l'ode o ! ».)

FUNLOLA : A-wuu ! Cesse de biaiser. Dis-nous quelque chose de concret.

YAJIN : Qu'est-ce que tu veux ? C'est difficile, tu sais, de parler de quelqu'un qui vous est si proche.

FUNLOLA : Les sentiments s'en mêlent, pas vrai ?

YAJIN : Non, mais pour une personnalité si complexe, je veux dire qu'on manque de mots. Aucune des expressions habituelles ne semble convenir. Quelquefois, il est comme une... montagne, avec un volcan à l'intérieur... (on siffle du dehors. Yajin lève la tête et siffle à son tour.)

FUNLOLA : (avec un air d'attente) : C'est lui ?

YAJIN : Non, c'est Mokan. Il arrive de bonne heure également ! Tu vois ? (Le sifflement reprend, plus rapproché.)

YAJIN : Te montreras-tu, espèce de bâtard ? (Mokan entre, suivi de Leje. Bisi et Yetunde les saluent et emportent leurs bagages à l'intérieur. [PAGE 102] Les musiciens se détendent dans diverses positions. Mokan seul leur dit bonjour.)

MOKAN : Tu as bien dit : bâtard ?

YAJIN : Bien sûr que je l'ai dit !

MOKAN : (montrant Leje) Alors c'est son nom. Quand il est né, personne n'a pu décider qui était son père. Etait-ce le prêtre de la paroisse ou le menuisier d'à côté ? Et c'est comme cela qu'on l'a appelé : Bâtard !

LEJE : Ne l'écoutez pas ! En réalité, je m'appelle Leje. Cet idiot-là me confond souvent avec son père.

MOKAN : (s'accroupissant. Jeu de scène comique) Regardez-moi tous ! je suis un petit bâtard brun.

YAJIN : Soyez le bienvenue, Leje. Votre ami a le cœur brisé. Il ne faut pas lui en vouloir.

MOKAN : (Autre jeu de scène comique) J'ai le cœur brisé, ouh-ouh ! (A Funlola) Madame, s'il vous plaît, un kobo pour un cœur brisé !

FUNLOLA : (entrant dans le jeu) Pas avant de le voir. J'aime voir ce pour quoi je paye.

MOKAN : Mais vous le voyez maintenant ! Je suis un cœur brisé !

FUNLOLA : Vous ne m'avez pas l'air brisé du tout.

MOKAN : Les apparences, chère Madame, elles sont toujours trompeuses.

FUNLOLA : Vraiment ? Pourtant, simplement en vous regardant, je peux deviner que vous êtes Mokan.

MOKAN : Dans le mille, chère Madame ! Vous avez mis dans le mille. Eh bien, puisque vous êtes si forte aux devinettes, j'en déduis que vous savez déjà que je suis amoureux de vous et que je meurs d'envie de connaître votre nom.

YAJIN : Si tu promets de ne pas flirter avec elle, je condescendrai peut-être à te la présenter.

MOKAN : Condescendre ! C'est de la jalousie chez toi ! (Aux autres) Elle a peur de la concurrence.

YAJIN : Ça alors ! Qu'est-ce qui te fait croire qu'elle acceptera un vilain bonhomme comme toi ?

MOKAN : Ma laideur, bien sûr ! C'est mon plus grand charme.

FUNLOLA : Aucun effet sur moi. Je hais ce qui est laid.

MOKAN : C'était avant que vous me rencontriez. Depuis lors, votre vie a pris un tournant imprévisible ! [PAGE 103]

FUNLOLA : Pas possible ! Je suis Funlola... Et je ne vous aime pas.

MOKAN : Un de ces jours vous connaîtrez mes qualités. Peut-être quand je serai chef de l'Etat ! Alors, vous regretterez de m'avoir dédaigné.

FUNLOLA : Je prendrai plutôt votre ami. Il me paraît un meilleur parti.

MOKAN : Leje ? Hélas, vous arrivez trop tard. Il est déjà marié... à la boisson.

FUNLOLA : (riant) Vrai ?

MOKAN : Jusqu'à ce que la mort les sépare ! C'est pourquoi il promène avec lui la puanteur d'une brasserie ambulante. Il est bourré de bière.

YAJIN : Vous n'avez qu'un mot à dire, Leje, et nous allons l'envoyer à mon père pour diffamation.

MOKAN : Le vieux bonhomme ne l'aura pas plus tôt senti venir à cinq kilomètres de distance, qu'il le condamnera pour injure à la Cour : tentative de corruption de magistrat par l'usage de gaz toxiques.

YAJIN : Corniaud, va ! Pourquoi ne nous fiches-tu pas la paix ? Ton bavardage gêne mes préparatifs.

FUNLOLA : Leje reste bien silencieux. Seriez-vous timide !

MOKAN : Ça lui arrive de parler. Mais il faut d'abord lui ouvrir la bouche... avec une bière.

FUNLOLA : (riant) Alors, qu'est-ce que vous en dites, Leje ?

LEJE : Ne faites pas attention à tout ce qu'il raconte sur moi. Nous sommes des ennemis mortels.

MOKAN : (tirant Leje vers lui) Partons, pilier de bistrot ! Elles disent qu'on les embête. Allez, viens ! (Mokan et Leje se dirigent vers la maison. Ils sont arrêtés par les musiciens qui s'avancent et chantent un éloge satirique des ivrognes. Leje arrive à s'échapper dans la maison où les musiciens le pourchassent, encouragés par Mokan.)

FUNLOLA : Il est... ils sont si amusants !

YAJIN : (après un moment) Oui, je vois ce que tu veux dire. Et, à dire vrai, amusant n'est pas une épithète qui peut s'appliquer à Sontri. Mais enfin, en un sens, tout cela est très étrange, même pour moi. Tous les trois, nous étions au même collège. Et je n'avais jamais alors vraiment remarqué Sontri. Je n'avais d'yeux que pour [PAGE 104] Mokan; Sontri, c'était le sauvage, le rebelle, celui qui courait avec les gosses des rues, les petits racoleurs et leurs semblables, et qui s'arrangeait tout juste pour obtenir la moyenne au moment des examens. Il ne brillait pas en tout comme Mokan, mais il s'en sortait; quand nous avons quitté le collège, c'était la période du début des crises politiques...

FUNLOLA : Et c'est alors que vous vous êtes fréquentés ? Je veux dire...

YAJIN : Que nos rapports ont commencé, oui. Ça n'a pas été facile : il a toujours été si impatient...

FUNLOLA : Comme tous les hommes.

YAJIN : Bien plus que les autres. Il ne pouvait se fixer nulle part. Il s'est engagé dans l'Armée, puis il a démissionné. Il a essayé la politique et il a fini en prison. C'est à ce moment-là qu'a éclaté le premier coup d'Etat, et ses anciens officiers l'ont tiré de prison. Quand s'est déclenchée la guerre civile, un soir il m'a embrassée, puis il a disparu !

FUNLOLA : Disparu ?

YAJIN : Pendant plus d'un an, personne n'a su où il était. Et, soudain, il est revenu, et nous avons été de nouveau réunis.

FUNLOLA : Mais où a-t-il été ?

YAJIN : On ne peut pas le lui faire dire. Mais je sais que ça l'a marqué profondément.

FUNLOLA : Comment ?

YAJIN : Je veux dire : dans un sens positif. Il est devenu... plus dur, plus irascible, mais aussi plus concerné. C'est alors qu'il a adhéré à la Ligue des Paysans.

FUNLOLA : Mais est-ce que ce n'était pas là faire de la subversion ?

YAJIN : Seulement pour les milieux officiels. Ça n'a jamais été un crime d'aider les pauvres.

FUNLOLA : Et toi ? Tu n'as pas peur ?

YAJIN : (se levant) Funlola, voilà ce que je voulais te dire : c'est toi qui vas me donner en mariage demain.

FUNLOLA : Moi !

YAJIN : Oui, toi. Mes parents n'assisteront pas au mariage. [PAGE 105]

FUNLOLA : Mais... pourquoi ?

YAJIN : Ils n'aiment pas Sontri. Et lui ne peut pas les supporter. (Bisi et Yetunde font leur entrée, de longs balais à la main, et commencent à balayer la cour. Les musiciens aussi reviennent.)

FUNLOLA : C'est... tout cela est si... (Elle est brusquement interrompue par Yajin qui pousse des cris et saute sur un tabouret. Tout le monde sursaute, y compris les musiciens qui se précipitent.)

YAJIN : Funlola, regarde ! Là ! Là !

FUNLOLA : Mais ce n'est qu'un lézard !

YAJIN : Chasse-le ! (Les autres s'esclaffent et se moquent d'elle. Bisi et Yetunde poursuivent le lézard avec leurs balais.)

FUNLOLA : Bon, descends maintenant, l'énorme crocodile est parti. A ton âge, tu te rends compte ! Et quand je pense que tu te maries demain !

YAJIN : (elle est descendue) Je ne peux pas supporter les créatures rampantes. Ma chair... (Les jeunes filles éclatent de rire. Yajin s'interrompt, puis se met à rire avec elles.)

FUNLOLA : Qu'est-ce qui est si drôle ?

YAJIN : Ne t'occupe pas d'elles, va. J'ai, par mégarde, fait allusion à une des chansons de Sontri. Une chanson amusante, dont le titre est : « Créatures rampantes ».

FUNLOLA : J'aimerais bien l'entendre ! Chante-la pour moi, veux-tu ?

YAJIN : Allons, finis d'abord de tresser mes cheveux. Le temps passe. Bisi Occupe-toi d'elle. Nous allons la chanter pour toi, ma grande. Allons-y, Yetunde ! (Elles commencent à chanter, mimant les actions, accentuant avec leurs balais, et accompagnées par les musiciens. La danse devient irrésistible et, à la fin, Yajin elle-même se lève et se joint à elles.) [PAGE 106]

    REFRAIN

    Jijo iya ka wo'ran
    Panla sigi sai sai sa !
    Panla ![4]

    J'ai vu se pavaner, hautaine créature
    Sur des pieds innombrables arpentant la rue
    Le soleil dirait-on attaché à ses pas
    Ni mordre ni frapper elle ne se peut vanter
    Ni élever la voix et sa colère clamer
    Hautaine créature qui n'est qu'un mille-pattes
    Te voici mille-pattes étrange créature
    Toi qui sembles si simple dans ta robe de bure
    De notre pays de notre nation tu es le symbole
    Cortège vacillant sur nos jambes branlantes
    Accablés et muets comme créatures rampantes
    De peau nous changeons comme le caméléon
    Et tout au long des rues s'il faut nous voir ramper
    D'une carapace vêtus pour mieux masquer
    Vers de terre serviles notre inutilité
    Mais malgré nos coquilles et nos larges sourires
    Calfeutrés dans nos amples robes brodées
    Se dresse le fer tranchant de la Vérité :
    Le fer de la Vérité, la laine de la Vie...

(Tout d'un coup, de l'extérieur de la scène, au-dessus des rires et des chants, éclate un hurlement de colère. Les danseurs s'arrêtent et restent figés. On entend, clairement maintenant, le cri répété de « SOPONNO-O». Yajin, pleine d'appréhension, fait rentrer les jeunes filles et les batteurs de tam-tam dans la maison.) [PAGE 107]

YAJIN : Rentrez donc, vous danserez aussi bien à l'intérieur. Viens, Funlola.

FUNLOLA : Oui est-ce... ?

YAJIN : C'est Sontri. Je ne sais pas ce qui l'a contrarié. Mais allons... (Sontri entre, très en colère.)

SONTRI : (criant) Qui est-ce ? J'aurai sa peau pour un coup pareil !

YAJIN : Qu'est-ce qui se passe ?

SONTRI : Qui a fait cela ?

YAJIN : Fait quoi ?

SONTRI : Mes tisserins, qui les a chassés ?

YAJIN : (en plein désarroi) Tes tisserins ?

SONTRI : Oui, mes tirresins, et arrête de faire l'innocente ! Qu'est-il arrivé à ces oiseaux, sur l'arbre près de ma fenêtre ?

YAJIN : Quelque chose leur est... leur est arrivé ?

SONTRI : Oh, diable ! Comme si rien n'était arrivé en effet !

FUNLOLA : (sincèrement peinée) Je suis désolée, je...

SONTRI : (la coupant) Oh, toi, ferme-la ! Est-ce qu'on t'a parlé ? (A Yajin) Maintenant, où sont mes ciseaux ? Tu ne les as pas vendus au moins ?

YAJIN : Ne dis pas de bêtises ! Pourquoi voudrais-je ?

SONTRI : Des raisons, sapristi ! Qui a une mère au bord de la faillite, un père luttant dans les ruines d'un demi-siècle de péché ! Des raisons ! Que ne vendrais-tu pas, pour ouvrir une souscription ainsi libellée : « Sauvez mes Parents de la Damnation ! »

YAJIN : (d'une voix calme et contrôlant son irritation) Je ne sais rien de ces oiseaux, Sontri. Ils se sont probablement enfuis.

SONTRI : Enfuis ! Evidemment, la mode est à l'émigration maintenant. Ils ont dû passer la frontière en fugitifs pour devenir des réfugiés politiques.

YAJIN : S'il te plaît, Sontri, ne recommence pas. Pas aujourd'hui.

SONTRI : N'as-tu pas écouté la radio ? (Il imite le speaker lisant les informations) « Chers auditeurs, on a pu observer ce matin une vingtaine de tisserins qui traversaient la frontière. Interrogé, leur porte[PAGE 108] parole a déclaré qu'ils allaient demander l'asile politique au gouvernement du pays d'accueil. Nous apprenons que des tonnes de secours sont déjà en train d'être acheminées par la Croix Rouge Internationale. »

YAJIN : (essayant encore de le calmer) Crois-moi, Sontri, je ne sais pas ce qui est arrivé à tes oiseaux.

SONTRI : Bien sûr, tu ne sais pas ! N'est-ce pas là tout le problème ? (Il saisit le miroir qu'elle tient à la main) Regarde, ma chère amie, c'est toi ! Ces deux yeux remplis de tendresse, tendres... et aveugles ! Et ces paupières peintes, ces rideaux pudiques qui voilent soigneusement tes doux rêves romantiques, pendant qu'autour de toi, le monde gémit sur ses ailes blessées ! Ferme tes fenêtres avec des cache-lumières d'indifférence; demain il y aura des jeunes filles en robe blanche qui danseront à tes côtés depuis les marches de l'église jusqu'à ce maudit autel et cette larve corpulente qui t'attendra derrière ! Secoue-toi donc ! Secoue cet héritage d'autosatisfaction que tes parents t'ont légué et regarde autour de toi ! Les tisserins se sont enfuis ! Bien sûr, bien sûr ! De même que ta sœur s'est enfuie avec ce chef de cabinet, jusqu'à ce que ton père monte de toutes pièces une accusation contre lui et le fasse révoquer ! Est-ce que tu sais quoi que soit ?

FUNLOLA : (furieuse) Assez ! Je ne peux pas me taire plus longtemps. Vous êtes injuste. C'est moi la coupable ! Je ne savais pas qu'on ne devait pas toucher à ces oiseaux. J'ai démoli les nids. (Avant même qu'elle ait fini de parler, Sontri s'est précipité sur elle et l'a empoignée avec brutalité)

SONTRI : Qu'est-ce que vous avez fait ?

FUNLOLA : (effrayée par sa réaction violente) Je... j'ai pensé qu'ils causaient trop de désordre

SONTRI : Désordre ! (Sa voix est presque enrouée de colère) Qui est cette... cette pucelle ?

YAJIN : (au bord des larmes) Sontri ! C'est ... c'est mon a...

SONTRI : (qui ne l'écoute pas) Du désordre ! [PAGE 109]

FUNLOLA : (sous le coup de la douleur) Aïe ! Vous me faites mal !

SONTRI : Répétez après moi : le désordre, c'est...

FUNLOLA : S'il vous plaît, lâchez-moi !

YAJIN : Sontri, veux-tu...

SONTRI : (implacable) le désordre, c'est...

FUNLOLA : Aïe !

YAJIN : (désespérée) Il vaut mieux faire ce qu'il dit.

SONTRI : Sinon je vais vous casser le bras, sacrée ignorante ! Répétez après moi : le désordre, c'est...

FUNLOLA : Le désordre, c'est...

SONTRI : Un bouleversement violent...

FUNLOLA : Un bouleversement violent...

SONTRI : Comme une émeute...

FUNLOLA : Comme une émeute...

SONTRI : Ou un mauvais gouvernement...

FUNLOLA : Ou un mauvais gouvernement....

SONTRI : Mais le gazouillis des oiseaux...

FUNLOLA : Mais le gazou... gazou...

YAJIN : Gazouillis !

FUNLOLA : Gazouillis...

SONTRI : Des oiseaux...

FUNLOLA : Des oiseaux, aïe !

SONTRI : S'appellent un chant...

FUNLOLA : S'appellent un chant...

SONTRI : Et les tisserins jacassent...

FUNLOLA : Et les tisserins jacassent...

SONTRI : En chœur...

FUNLOLA : En chœur...

SONTRI : Et leur jacassement est chant...

FUNLOLA : Et leur jacassement est chant...

SONTRI : Maintenant, souriez.

FUNLOLA : Maintenant, sou... (elle s'arrête brusquement, confuse).

SONTRI : (la relâchant) Continuez, chère Madame. Vous faites un excellent perroquet.

YAJIN : (la colère ranimant momentanément son courage) : Pourquoi la laisses-tu aller ? Pourquoi ne continues-tu pas à la torturer jusqu'à ce qu'elle tombe morte à tes pieds ? Pour des oiseaux ! Et pourtant, elle a dit qu'elle ne savait pas, mais...

SONTRI : (l'interrompant) Ignorance ! Toujours l'ignorance ! [PAGE 110] Pas étonnant que vous soyez de bonnes amies : vous êtes promises à un bel avenir toutes les deux ! Dis-moi, imagine que j'amène cette jolie pucelle-là devant ton père, que penses-tu que serait le verdict ? Hein ? (A Funlola qui s'écarte de lui) Son père est magistrat. vous savez, et si vous n'avez pas entendu parler de lui, vous avez manqué quelque chose. C'est un juge éminent, connu et respecté de Lagos à Kaura Namoda ! Esungboro ! Le Redoutable Esprit qui distribue des peines de mort avec la même aisance qu'un homme riche lâche un pet dans l'air ! Quarante-six ans à siéger au Tribunal ! Ce cher papa a tellement fait de zèle en exterminant les brebis galeuses au nom de l'intérêt national que, pour le récompenser, on va le nommer juge au Tribunal Spécial contre les vols à main armée ! C'est trop drôle ! Ah, ah, ah !

YAJIN : Eh bien, Sontri, pourquoi t'arrêtes-tu ? Tu sais bien que ça ne me fait plus rien. Ou bien serais-tu à court de mots ?

SONTRI : (l'ignorant) Je suis allé le voir opérer un jour. Ma parole, bien que simple spectateur, je tremblais tant, que j'en ai pissé dans mon pantalon ! (Il éclate de rire) Je l'entends prononcer une condamnation de cette voix onctueuse et vertueuse qu'il a dû emprunter à mon coiffeur : (Il imite la voix du juge) : Silence ! Silence ! Greffier, écrivez ! « Dame Chasteté, le Tribunal a étudié soigneusement et avec sympathie cette affaire qui lui a été soumise. La base de votre défense semble être que vous plaidez l'ignorance, mais sans apporter de preuves. Attendu que cette défense malheureusement n'est pas recevable, eu égard aux lois du pays. Après en avoir délibéré, la Cour vous déclare coupable de virginité armée et vous condamne à être exécutée par un peloton de libertins. L'exécution aura lieu dans un bordel public. Qu'on emmène l'accusée ! (Il imite les jappements d'un chien) Ouah, Ouah, Ouah !»

YAJIN : (Elle s'avance vers lui, folle de colère). Ça suffit ! C'est plus qu'assez ! Si tu ne t'arrêtes pas, [PAGE 111] je te jure que je ... (Un coup d'œil fulgurant de Sontri la fait reculer.)

FUNLOLA : Quel besoin a-t-il d'être si brutal, si...

YAJIN : (interrompant, doucement) N'ajoute rien, Funlola. Par égard pour moi !

FUNLOLA : Mais je ne peux plus le supporter, tu entends ! Je ne peux pas !

SONTRI : (jouissant de leur désarroi) Elle ne peut plus le supporter ! Ses douces petites mains sont rendues insensibles par la méchanceté, et elle ne peut le supporter ! Elle est si infatuée d'elle-même, si fière, qu'au moindre signe, elle va brandir son nom et le porter comme un écusson. Elle s'est débarrassée de ses manières élégantes de grande dame et, Messieurs, l'honneur demande... exige... que nous en fassions autant ! (Imitant la voix du juge, comme précédemment) En vertu de quoi, le jugement de la Cour est, par le présent acte, déclaré nul ! Hum annulé ! Attendu que la preuve a été faite que les tisserins sont coupables, sans doute aucun, d'apathie criminelle à l'égard des affaires humaines; pire encore, de l'instauration d'un précédent profondément nocif à la saine charpente de nos saines traditions, ha, ha. La Cour souscrit à la requête du Ministère Public, et déclare les, accusés responsables de l'aggravation de cette épidémie répandue dans la société et connue sous le nom de Liberté. Attendu qu'ils se sont avérés incapables de produire une preuve quelconque d'un mécanisme mis en place progressivement d'oppression légitime, aucune tradition d'emprisonnement légal, aucune règle de censure de jure, ni même éventuellement de chambres de torture à l'usage de la police. Attendu que, même des usages aussi normaux que les impôts leur sont inconnus, et que, exemple probant, les accusés ont admis qu'is construisent leurs nids sans acheter des autorisations, sans se procurer du ciment à des prix prohibitifs auprès de spéculateurs autorisés, sans plans de développement a priori que des intellectuels distordent systématiquement dans les journaux, et enfin sans attendre que ces plans mûrissent dans le ventre patient du temps [PAGE 112] – un préalable sagement assuré partout ailleurs grâce à l'invention ingénieuse de la Fonction Publique... hum... hum... On peut seulement se demander comment ces ronds de cuir se débrouillent pour manger, ainsi privés de leurs légitimes dix pour cent... hum... ceci dit juste en passant... hum ! Il ressort que de telles pratiques réactionnaires, nous le répétons, ne sauraient être autorisées à se répandre ! Par conséquent, coupable ! coupable ! coupable ! Décidons que les accusés doivent être poursuivis, pourchassés et massacrés sans pitié. Et, pour commencer, ordonnons que tous les exécrables nids en question soient détruits avec effet immédiat ! Pour ce travail, nous recommandons la Compagnie Agréée des Entrepreneurs et Agents Déflorants et Démolisseurs de Dame Chasteté ! (Se mettant à quatre pattes et aboyant) : Ouah ! Ouah ! Ouah ! (Se relevant, d'une voix différente) : Que Dame Chasteté maintenant veuille bien s'avancer pour recevoir sa médaille ! (Il court vers les tam-tams, les bat et chante) :

    Obangiii se o ngbohun mi o
    Obangiji se o ngbohun mi o
    Akara aiye je mi temi bu
    Ki niale kan fi mi joye
    Ki ngbaya alaya koko tun wewon
    Obangiji o... eeeh...
    Obangiji dakun gbohun mi ![5]

Mesdames et Messieurs, applaudissez cette dame ! Ouah ! Ouah ! Ouah ! [PAGE 113] (Pendant une seconde, il regarde les femmes, puis éclate d'un rire sauvage) : Bien sûr, elles n'ont aucun sens de l'humour ! Elles ne savent que divaguer quand d'autres bâtissent leurs nids ! Désordre ! (Il rit de nouveau. Cela tire Yajin de son engourdissement angoissé. Elle lui jette un regard qui se veut méprisant et va vers Funlola)

YAJIN : Pardonne-moi de t'avoir mêlée à cela. Si tu veux, tu peux partir maintenant. Je comprendrai...

SONTRI : Très bien. C'est une artiste, n'est-ce pas ? Je me souviens maintenant. Dis-lui donc de partir : s'échapper est toujours chose aisée pour ces sortes de créatures. (En fait, il attire Funlola face à lui et lui parle en plein visage) Et qu'est-ce que vous peignez, vous ? La désagrégation humaine ou animale, des ailes qui se déchirent wrreeetch, des brindilles qui s'éparpillent dans le vent, des cris neufs et éclatants comme les rayons du soleil sur les pierres tombales : au fait, dites-moi, quand vous maniez vos pinceaux tout-puissants, est-ce qu'ils ne brossent pas des linceuls de vies brisées ? Non, non ? Ne partez pas, jolie poupée : gardez votre envie de vomir pour plus tard. (Il ne s'occupe plus d'elles et leur tourne le dos) Mon cœur est lourd : je repars. Occupez-vous des invités du mieux que vous pourrez jusqu'à mon retour. (Puis, son sens de l'humour reprenant le dessus, il s'incline devant Funlola, en lui parlant d'un ton moqueur)
Dame Chasteté, permettez-moi de soustraire, à vos regards vertueux, cet odieux personnage.
Pour le moment. (Il sort en fredonnant la chanson précédente.)

FUNLOLA : Yajin, as-tu l'intention d'attendre son retour ?

YAJIN : Je ... Je ne sais pas. Mais c'est à toi que je pense. Tu n'es plus obligée de rester.

FUNLOLA : Et tu crois que je vais te laisser ainsi maintenant ?

YAJIN : Cette maison n'est pas faite pour des gens comme toi. Tu n'as aucun moyen de défense, tu risques seulement de souffrir. [PAGE 114]

FUNLOLA : Et toi ?

YAJIN : (essayant de se convaincre elle-même) : Cela ne demande qu'un peu de courage. Et puis, on finit par s'y habituer.

FUNLOLA : Tu tiens toujours à ce mariage ?

YAJIN : Une montagne avec un volcan en son sein. Si seulement il se calmait, cette montage renferme de grandes promesses de moissons abondantes. Si je pouvais dompter ce feu qui couve en lui... Te rends-tu compte, si seulement je pouvais apaiser sa personnalité orageuse...

FUNLOLA : Personne ne peut domestiquer un volcan. En lui l'exaspération, la colère sont trop violentes; dès qu'il ouvre la bouche, elles jaillissent en cris brûlants de protestation. Lui-même ne peut pas les contrôler... toi encore moins.

YAJIN : Je peux essayer. J'essaierai !

FUNLOLA : Dans ces conditions, je ne crois pas que je vais me mêler en quoi que ce soit des préparatifs de ton... (La fin de sa phrase est interrompue par un cri de Yajin, qui se jette en arrière.)

YAJIN : Funlola, encore ce lézard !

FUNLOLA : (lançant quelque chose après lui) Tu ne grandiras donc jamais !

YAJIN : C'est que je ne peux vraiment pas supporter ces créatures ram... (Elle s'arrête soudain et éclate de rire.)

FUNLOLA : (amusée elle aussi) Tu recommences avec tes créatures rampantes

YAJIN : C'est sans espoir, tu vois, il fait trop partie intégrante de moi-même.

FUNLOLA : (récite, tout en riant)
J'ai vu se pavaner hautaine créature
Hautaine créature
Hautaine créature...

YAJIN : (se joignant à elle) Sur des pieds innombrables arpentant la rue
Le soleil dirait-on attaché à ses pas...
Funlola, tu vas rester, dis ? (D'un seul coup, Funlola devient très intéressée [PAGE 115] par la personnalité de Sontri, par l'emprise en particulier qu'il exerce sur son amie)

YAJIN : (d'un ton désespéré) Funlola, réponds-moi ! (Absorbées par la conversation, elles n'ont pas remarqué Mokan et Leje qui sortent de la maison, des bouteilles à la main, et qui les observent. Tous les deux, sur un signe de Mokan, attirent maintenant l'attention des deux jeunes femmes, par une imitation satirique de leur chanson.)

MOKAN : Jiji iya ka woran !

LEJE : Panla sigi sa ! sai sai

YAJIN : (Sur un ton de reproche) Mokan

FUNLOLA : Et vous, le pilier de bistrot ! N'avez-vous pas honte tous les deux ?

MOKAN : Oh que oui !

FUNLOLA : Bon, puisque vous êtes là, autant que vous donniez votre avis : cette femme-là est sur le point de ruiner sa vie.

LEJE : En quoi faisant ? Et quel est l'enjeu ?
Qu'on me dise d'abord quel est l'enjeu.

MOKAN : Bon Dieu, quelle question ! Ne l'as-tu pas entendu, idiot, hurlant, ici même, il n'y a qu'un instant. Tu étais tapi derrière les cartons de bière, tremblant de peur.

LEJE : (sifflant) Pfuh ! Si c'est cela, je déclare que le jeu en vaut la chandelle. (A Mokan) Votre carte, cher Monsieur.

MOKAN : (de mauvaise grâce) Bon, des cercles ? (Il court autour de Leje) Joue.

LEJE : Des cercles ? Il doit bien y avoir une fin à la course. Pourquoi pas... ? (Il forme une croix avec ses bras.)

MOKAN : Une croix ? C'est bon pour une crucifixion. (Il se « crucifie » lui-même sur les bras étendus de Leje.) Dernière carte.

YAJIN : Est-ce que c'est bon pour moi aussi, Mokan ?

MOKAN : J'ai dit : dernière carte. A vous de jouer, cher Monsieur.

FUNLOLA : Yajin, ne fais pas attention à leur bavardage. Tu vois bien qu'ils ont déjà trop bu.

YAJIN : (à Mokan, avec insistance) Et si c'est moi qui ai la carte maîtresse ? Le pouvoir pour abattre [PAGE 116] violemment le jeu (elle frappe leurs bras) en criant : Jeu !
Jeu !

MOKAN : (tombant, le cou tendu, comme une victime prête pour le sacrifice) Eloi... eloi...

LEJE : ... lama sabaktani ! (Il fait semblant de couper le cou qui s'offre à lui.)

MOKAN : (criant) Aïe !

LEJE : (bénissant le victime) A-a-amen !

MOKAN : (relevant enfin la tête) Mais as-tu vraiment la carte-maîtresse ?

LEJE : J'ai l'impression qu'il y a tricherie.

YAJIN : Le principal, c'est... de gagner.

MOKAN : (se redressant, d'un ton sinistre) Yajin, tu n'as pas la carte-maîtresse.

LEJE : (chantant) Et l'enjeu est élevé... élevé... élevé...

YAJIN : Je peux toujours essayer. Aidez-moi. Funlola ? (Funlola se tourne vers Mokan, en quête d'une réponse. Un bref silence. Puis Mokan hausse les épaules.)

MOKAN : Après tout, pourquoi pas ? Vous n'êtes pas sa compagnie d'assurances.

LEJE : Donc vous n'avez rien à perdre.

MOKAN : Vous pourrez toujours vous occuper de la veillée funèbre plus tard.

YAJIN : Laissez-moi une chance. Tout ce que je demande, c'est la possibilité d'essayer. Au moins, souhaitez-moi bonne chance.

MOKAN : D'accord, Yajin, il y a longtemps que je m'y suis fait. Tu as tous mes vœux. Et pour preuve, je vais amener tout de suite les danseurs que je t'ai promis pour ta fête. (Tirant Leje par le bras) En route, patron de la dive bouteille !

YAJIN : Eh, attendez. (Avec une excitation croissante) Les danseurs... les danseurs... Ah, tu m'as donné une idée ! Merci, Mokan. Je sais ce que nous aurons comme spectacle pour ce soir ! M'épaulez-vous ?

MOKAN : D'accord. D'accord pour tout.

FUNLOLA : Cette fois, ça dépend de ce dont il s'agit.

YAJIN : (Encore toute surexcitée) Une pièce un petit scénario... [PAGE 117]

FUNLOLA : Une pièce ?

YAJIN : Oui, une pièce. En fait, une pièce de Sontri, une dont il ne se souvient probablement pas. Funlola, te rappelles-tu le manuscrit que je t'ai envoyé il y a quelques années ?

FUNLOLA : Euh... Oui, oui ! Ah, cette pièce-là ! Celle pour laquelle j'ai dessiné un décor ?

YAJIN : C'est ça; d'ailleurs le dessin est dans ce débarras actuellement. Je l'avais fait reproduire sur une grande toile.

FUNLOLA : Tu as fait cela ?

YAJIN : Je vais l'apporter. Viens m'aider, s'il te plaît. Montons la pièce ce soir.

FUNLOLA : Pour Sontri ?

YAJIN : Et pour nous tous. Que ce soit mon cadeau de mariage.

MOKAN : Attends un instant. De quoi s'agit-il- ? Quelle pièce ?

YAJIN : C'est l'histoire d'un conflit. Entre Latoye et le fameux Alafin Abiodun.

MOKAN : Latoye ?

YAJIN : Le fils du Basorun Gaha. Le seul qui a survécu au massacre des gens du palais.

LEJE : Le rebelle, vous voulez dire ?

FUNLOLA : On l'appelait plus souvent ivrogne.

MOKAN : Enfin, Leje ! Tu as une chance de jouer sur scène le rôle de tes ancêtres !

YAJIN : (au milieu des rires) Donc vous restez tous ? Vous vous joignez à moi ?

MOKAN : Pourquoi pas ? Qui voudrait manquer l'occasion de voir le père des buveurs lui-même sur scène ?

FUNLOLA : Nous restons, Yajin. Personne ne voudrait partir maintenant, n'est-ce pas, iyawo aju ona ? (Elle entonne un chant qui est une déformation délibérée des louanges chantées au début de l'Acte I par les musiciens) :

    Yajin o to nrele oko
    Se Io mura bi eni enrogun,
    0 woleke, o soja bi amure,
    Towo tese Io fi kun pauda o [PAGE 118]
    E-e-e oko won Iode o
    0 ba tete so tire mole o ![6]

Mokan et Leje se joignent à elle. Les musiciens, attirés par la chanson, rentrent, en même temps que Bisi et Yetunde. Les faisceaux des projecteurs se concentrent sur les danseurs. FIN DE L'ACTE I

suivre)

Femi OSOFISAN
Université d'Ibadan
Nigeria
Traduit de l'anglais
avec la permission de « Positive Review »


[1] Mon époux chéri
Sans trêve           bis
Célèbre encore mes noces

Que le mariage est doux
Dans ses premiers temps           bis

Cher époux
Célèbre encore mes noces

[2] Yajin,
Sur le chemin de ton foyer           bis

Tu es toute resplendissante
Les chevilles chargées de bracelets
Yajin,
Sois parée comme le sont les belles dames...

[3] Eee, ce n'est pas facile de trouver une épouse de nos jours
Eee, ce n'est pas facile de trouver une épouse de nos jours
Eee, ce n'est pas facile de trouver une épouse de nos jours
Aussi gardez la vôtre à la maison !

[4] Distrais-nous avec ta danse de souffrance
Panla sigi sai sai sai
Panla !

[5] Dieu tout-puissant,
Entends ma prière           bis

Laisse-moi voir une part du gâteau
Et qu'en récompense
De la fraude et du vol
J'obtienne un titre honorifique
Que je puisse avec succès séduire la femme d'autrui
Et envoyer pour longtemps le mari en prison
Dieu tout-puissant
Exauce ma prière !

[6] Yajin
Sur le chemin de ton foyer
Tu es vêtue comme pour un combat
Couverte de perles
Un pagne ajusté à ta poitrine
Tu es toute fardée
Eee.... de nos jours les maris sont rares
Aussi garde le tien.          ter