© Peuples Noirs Peuples Africains no. 13 (1980) 29-34



UN EDITEUR AU-DELA DE TOUT SOUPÇON

V.R.

Mise en goût par son enquête sur les « critiques » blancs de la littérature noire francophone, dont le numéro II de Peuples Noirs-Peuples Africains a publié récemment les conclusions, Odile Tobner voulut étendre sa curiosité aux penseurs français, aux grands intellectuels qui, à un moment ou à un autre, à quelque titre que ce soit, avaient fait de l'Afrique noire l'objet de leurs méditations. Elle s'aperçut tout de suite non sans étonnement que si, d'une part, l'engagement politique d'André Gide dans « Voyage au Congo » par exemple, avait dépassé les minauderies salonnardes auxquelles la gauche rouge moquette nous a habitués, paradoxalement, le grand romancier n'avait point eu de disciple dans ce domaine, et, abstraction faite d'une inconsistante rumeur, les ouvrages d'André Gide traitant de la colonisation française en Afrique noire n'étaient ni lus ni exploités comme ils le méritent.

Toutefois, le lièvre n'a vraiment été levé que lorsque, lasse de travailler dans une bibliothèque municipale, Odile Tobner a voulu acquérir en librairie « Voyage au Congo ».

Son fournisseur habituel, une jeune librairie, où compétence et dynamisme s'associent, n'avait pas l'ouvrage en stock. Il faut donc écrire à Paris. Qu'Odile Tobner revienne dans quelques jours, le livre sera là. [PAGE 30]

Surprise d'Odile Tobner quand elle revient quelques jours plus tard. L'éditeur a répondu que l'ouvrage n'est pas disponible. Une édition, datée 1929, figure pourtant au catalogue.

Et que veut dire au juste « non disponible » ? Epuisée peut-être ?

A ce moment de l'aventure, combien d'amateurs et même de chercheurs se seraient désintéressés de l'affaire, découragés, indifférents ou tout simplement distraits. N'oublions pas que la bibliothèque municipale offre toujours le recours classique dans un tel cas.

Mais le public ne mérite-t-il pas un peu plus d'égards ?

Observons et admirons ce mur si flou et en même temps si étanche, si parfaitement lisse.

Voyage au Congo figure bien au catalogue de Gallimard, parce que son absence serait de nature à mettre la puce à l'oreille d'un anxieux soupçonneux. Mais si vous demandez l'ouvrage, on vous répond qu'on ne l'a plus en magasin. Depuis quand ? Pourquoi ? A quand le prochain tirage ?

Un livre d'André Gide sur l'Afrique, ce n'est pas rien. Gide, c'est un maître à penser dont l'autorité est tout de même plus assurée et plus crédible que celle d'un nouveau philosophe. En cette conjoncture où l'Afrique noire préoccupe tant de gens, pour des raisons aussi diverses que douteuses, le moins qu'on puisse dire, c'est que la voix posthume de ce très grand bonhomme ne serait pas de trop.

Le mystère demande à être éclairci. Passons sur les péripéties secondaires. Le mardi 29 janvier, Mongo Beti, du siège de la revue, téléphone au service de presse de Gallimard qui, entendant les questions qui lui sont posées, s'étonne, proteste, jure qu'une édition de Voyage au Congo, celle de la collection blanche, datée 1929, est bien dans le commerce, donc disponible. Comment pourrait-il en être autrement ? Un livre de Gide !... Bien sûr, la première édition, celle de 1927, avec des photos de Marc Allégret, n'a pas été « retirée», elle coûterait trop cher. Mais celle de la collection blanche...

Et de brancher le correspondant sur le magasin.

Celui-ci, malheureusement, après quelques minutes de recherche, déclare que l'ouvrage est absent de la réserve. Au tour de Mongo Beti de s'étonner et d'insister;

– Excusez-moi, madame, mais je voudrais en savoir davantage. Depuis quand ne l'avez-vous plus en magasin ? Pourquoi ? Est-il épuisé ? [PAGE 31]

– Oui, c'est ça, il doit être épuisé ?

– Il figure pourtant au catalogue

– Ce n'est pas possible.

– Si, madame; il figure bien au catalogue. Il y a quelque chose qui ne colle pas.

– Moi je ne peux rien vous dire d'autre, monsieur.

– Depuis quand n'avez-vous plus ce livre, madame ? Peut-on espérer un prochain tirage ? C'est très important, ça m'intéresse.

– Je ne sais pas. Que voulez-vous que je vous dire, moi ? A partir de ce moment, la voix féminine à l'autre bout du fil paraît à peine aimable à Mongo Beti, qui comprend qu'il n'y a plus rien à en tirer, et décide de se rendre en personne rue Sébastien-Bottin.

– Au rez-de-chaussée, raconte Mongo Beti, et au bout d'une espèce de boyau étroit évoquant médiocrement le faste qu'on imagine à la plus prestigieuse maison d'édition d'une grande puissance industrielle et culturelle, je tombe, dans un bureau minuscule, sur un quatuor de jolies poupées, le teint d'une fraîcheur relative, passablement agitées, et qui, pour dire la vérité, donnent l'impression d'être débordées.

Je me présente comme le monsieur qui a téléphoné il y a une petite heure, à propos d'un ouvrage célèbre du non moins célèbre André Gide, mais que, curieusement, en ne trouve plus sur le marché.

– Nous vous avons mis en rapport avec le magasin tout à l'heure, fait la première dame avec un rien d'agressivité.

– C'est vrai, et c'est pour ça que je viens.

– C'est pour ça que vous venez ? comment cela ? fait une deuxième dame.

– Oui, parce que le magasin n'a pas l'ouvrage dans sa réserve.

– Et alors que voulez-vous que nous fassions, monsieur ? dit une troisième dame. Ici, vous savez, nous autres, on ne vend pas de livres. Si le magasin vous a dit qu'il n'a plus l'ouvrage, c'est qu'il ne l'a plus. Voilà.

– C'est quand même grave, cela, madame. Un livre d'André Gide, cela devrait se débiter automatiquement. Qu'il ne soit pas disponible, c'est grave. Imaginez-vous que La Cousine Bette ou Une ténébreuse affaire pourrait ne pas être disponible ? Ce serait la panique partout... [PAGE 32]

Peut-être, mais que voulez-vous qu'on vous dise ? Nous, ici, nous ne vendons pas les livres.

« Que voulez-vous qu'on vous dise ? », comme je déteste ce refrain qu'entonnent sans cesse les subalternes dans cette douce France. J'ai toujours eu du mal à imaginer un petit peuple plus résigné, plus docile à l'écrasement des patriciens. Trait permanent du caractère national ou effet du giscardisme ? Et qu'on ne vienne pas me parler de cette parcellisation des tâches qui, que, etc. Le service de presse d'une si grande maison, qui n'est quand même pas fait que de nouilles, devrait pouvoir s'aviser très vite de ce qu'il y a d'insolite dans l'absence d'un ouvrage célèbre de Gide sur le marché.

– Vous n'avez pas tout à fait compris mon problème, mesdames, dis-je; certes, je désirais me procurer l'ouvrage, mais je dirige une revue et nous faisons une enquête sur la censure qui, en France, s'acharne habituellement sur certains ouvrages traitant de l'Afrique, pour peu que leur philosophie soit jugée subversive, et dangereuse pour l'idéologie dominante.

– Et vous vous figurez que le livre de Gide est victime de la censure de l'idéologie dominante ? La censure chez Gallimard, est-ce que vous vous rendez bien compte de ce que vous dites ? La censure chez nous, oh !...

La dame qui vient de parler est celle qui n'avait rien dit jusque-là; elle est la plus jolie, et, tout naturellement, celle qui montre le plus d'autorité dans la parole, le plus de manières dans les gestes, et même un rien de cabotinage dans l'indignation.

– Pardonnez-moi, madame, lui dis-je, je n'ai pas voulu vous vexer. J'ai beaucoup de respect pour vous et pour votre maison. Mais ce que vous venez de dire là, c'est ce que j'ai entendu dire mille fois par des gens dont chacun savait qu'ils pratiquaient furieusement la censure. J'ai même vu un responsable de l'O.R.T.F. un jour protester vigoureusement de sa tolérance. Alors vous pensez si je suis sceptique. D'autre part escamoter insidieusement un ouvrage relève d'une technique banale. Je le sais, parce que j'en ai été victime moi-même chez Robert Laffont. Le livre de Gide a beaucoup déplu à de grandes sociétés capitalistes coloniales. Gide est mort, mais ces sociétés ont toujours pignon sur rue. Je m'interroge donc... [PAGE 33]

Monsieur, je vous assure qu'il n'y a pas de censure chez nous.

– Madame, plus les gens s'adonnent à la censure, plus ils protestent de leur ouverture d'esprit. Je vous pose cette question : qui, chez vous, est qualifié pour répondre aux questions que j'aimerais poser à propos de l'absence sur le marché de Voyage au Congo ?

– Pour moi, répond la même dame, si vous ne trouvez pas ce livre en librairie, c'est-à-dire s'il n'a pas connu un tirage récent, c'est une question de circonstances, d'actualité, de demande, c'est le hasard, quoi. C'est tout. Rien en tout cas qui vous autorise à fantasmer.

– Alors, si j'ai bien compris, c'est vous qui avez qualité pour répondre à mes questions.

– Oh, certainement pas, monsieur. Je peux seulement vous conseiller d'écrire à M. Robert Gallimard lui-même. Je vous promets de l'informer dès aujourd'hui que vous allez lui écrire.

– Et vous croyez qu'il répondra ?

– Mais certainement, monsieur

Exit Mongo Beti dont voici la lettre écrite dès le lendemain et adressée en recommandé à M. Robert Gallimard.

Rouen, 30 janvier 1980

Monsieur,

Directeur d'une revue africaine francophone qui est très attentive au phénomène de la censure, si caractéristique, selon les générations modernes des intellectuels africains et noirs en général, de la culture française, et ayant été moi-même en France, en tant qu'écrivain, plusieurs fois victime de la conspiration du silence et même de l'interdiction pure et simple, j'ai été amené à m'interroger sur le cas de certaines œuvres dont la très médiocre diffusion est de nature à laisser l'observateur perplexe.

C'est ainsi que, à la suggestion de votre service de presse auquel j'ai rendu visite aujourd'hui même, je me permets de vous poser un certain nombre de questions concernant une œuvre célèbre d'André Gide, Voyage au Congo.

Pourquoi ce livre n'est-il plus accessible ni en librairie ni autrement ? Pourquoi en même temps n'est-il pas donné comme épuisé par votre catalogue ? Ne pas procéder à un nouveau tirage d'un ouvrage réputé et demandé (une [PAGE 34] brève enquête dans les librairies « spécialisées » du quartier Latin m'a édifié à ce sujet) et se garder d'affecter le titre de la mention « épuisée » sur votre catalogue, ne pensez-vous pas que c'est là une forme particulièrement hypocrite de censure, surtout si l'on tient compte du caractère lamentable des ouvrages sur l'Afrique (je pense aux livres de Leiris) dont votre maison continue imperturbablement à approvisionner le marché ?

Ne pensez-vous pas que si ce livre particulièrement lucide et courageux d'un des plus grands et des plus pénétrants écrivains français sur l'Afrique, c'est-à-dire sur les rapports de violence instaurés par la domination occidentale entre les Blancs et les Noirs, doit être lu, c'est, sans doute, mieux qu'à aucune autre époque, en ce moment où des bataillons de coopérants français spirituellement démunis envahissent le continent noir, armés en définitive des mêmes préjugés pernicieux que leurs devanciers de l'époque coloniale ?

Quels ont été les tirages de l'ouvrage d'André Gide depuis l'édition de 1929 et quelle a été leur vente ?

Sur tous ces points, votre service de presse m'a assuré ce matin que vous étiez seul qualifié pour me répondre. C'est dire combien je compte sur votre indulgente coopération.

Quelle que soit votre réponse, et même si vous vous abstenez de répondre, je dois vous signaler que j'en ferai état dans la revue que je dirige.

Veuillez agréer, Monsieur, l'expression sincère de mes sentiments les meilleurs.

Mongo BETI.

Affaire à suivre donc, et nous tiendrons nos lecteurs au courant. Et peut-être en viendrons-nous à demander à nos amis d'écrire à Gallimard pour exiger une réédition du Voyage au Congo d'André Gide.

Le rôle de Peuples Noirs-Peuples Africains, c'est surtout de démonter les mécanismes de l'oppression des nègres. Il se pourrait bien que la censure fût le plus fondamental de ces mécanismes, mais aussi le plus efficace.

V.R.