© Peuples Noirs Peuples Africains no. 12 (1979) 118-151



VIVANTS SONT LES MORTS

Tchichellé TCHIVELA

« Les imprécations s'accomplissent; vivants
sont les morts couchés sous la terre; les
victimes d'hier prennent en représailles le
sang de leurs assassins. »

Alejo CARPENTIER (« Chasse à l'Homme »).

Sous le soleil un triangle de corbeaux croassaient.

La jeep des Forces Armées de Tongwétani (FAT) roulait à vive allure. Devant elle la route fuyait, serpentant à travers plaines et forêts. Quelquefois, elle se redressait, comme si elle eût désiré attendre le véhicule, mais le temps de donner le change, et elle disparaissait derrière un bosquet, jusqu'à ce qu'une colline traîtresse l'exposât de nouveau. Elle fuyait.

Assis à l'arrière, les mains liées au dos, Cumba Tinho[1] voyait défiler, entre les soldats en tenue camouflée, et armés, les manguiers plantés là par on ne sait quelle main bénévole. Sans doute le reconnaissaient-ils. Hier, en effet, il avait grimpé à ces arbres, savouré leurs fruits, dormi [PAGE 119] à leur ombre. Aujourd'hui, ces témoins muets de sa jeunesse, qui semblaient vouloir l'accompagner jusqu'à Côte-Kanu, leur indiquaient le chemin, à lui et aux autres passagers de la jeep, comme ils l'avaient fait jadis, et le feront encore demain, pour les autres voyageurs provenant de Ngana. Ah, Ngana, ma ville, adieu. Adieu, mon peuple. Je te revois, accroupi sur le plateau de Mbingu, épiant la cité en fête des Tugas[2] avec un silence amer. Adieu, mon pays, je voulais te libérer du joug colonial, mais voici que les Tongwétaniens m'amènent, sans raison, à l'abattoir. Je suis déjà mort, qui peut encore me sauver ? Qui ?

Au vrai, Cumba Tinho ne craignait pas de mourir. Ce sort, il l'avait accepté en rejoignant le maquis du Front de Libération du Bucuvinda (FLB). Seulement, chaque fois qu'il envisageait les circonstances de sa mort, il se voyait toujours tombant sur un champ de bataille. Jamais il n'avait pensé que sa vie s'éteindrait dans la prison d'un pays africain. Cette idée aurait-elle surgi dans son esprit qu'il l'en aurait aussitôt chassée. Car il se refusait à admettre que des Africains pouvaient aider les carnassiers ultramarins à égorger d'autres Africains. Ah, Cumba Tinho, mon frère, ta naïveté t'aura perdu : te voici à présent aux mains d'un Etat dont tu n'as jamais transgressé, même du temps où tu y séjournais, les lois.

La jeep cahota. Déséquilibré, Cumba Tinho bascula vers un soldat qui lui asséna un violent coup de brodequin aux côtes. Il hurla. « Silence », rugit le capitaine Azwi, assis à l'avant. L'officier, gros et ventru, regarda, à travers ses lunettes sombres, le prisonnier qui grimaçait de douleur. Celui-ci, flottant dans sa tenue de combat élimée et déchirée, lui parut bien chétif avec sa tête décharnée, son cou maigre, ses membres fluets. Depuis qu'il l'avait capturé, le capitaine Azwi gardait l'impression de l'avoir déjà vu, mais où ? Il se retourna vers l'avant de la jeep.

La route fuyait, toujours capricieuse, vers Côte-Kanu. Elle contourna une savane incendiée, longea un talus poussiéreux, esquiva un buisson touffu, traversa une plaine verdoyante. « Plus vite, mon Dieu », gronda l'officier en regardant vers le chauffeur. Celui-ci, un petit soldat coiffé d'un béret noir, rétrograda, enfila une piste sablonneuse, accéléra. La jeep se mit à danser, poursuivie par un tourbillon [PAGE 120] de poussière rougeâtre. Ses passagers, déséquilibrés, tanguaient, se heurtant les uns contre les autres. Le capitaine Azwi se cramponnait à son siège : « Eh-là, eh-là, pas si vite, tu veux nous tuer ou quoi ? » Cumba Tinho sourit : il ne s'attendait pas, lui, à mourir. Il avait en effet perçu tantôt le roulement d'un tam-tam qui, croyait-il, enjoignait aux habitants des prochains villages de le délivrer. Sans doute ces libérateurs guettaient-ils, après avoir fourbi leurs armes, le véhicule au passage. Ainsi, fort de cette pensée qu'on ne l'avait pas abandonné, Cumba Tinho se repaissait d'illusions. Apercevait-il une forêt ? Aussitôt il s'attendait à voir des léopards bondir sur les militaires tongwétaniens, pour le sauver. La route disparaissait-elle au sommet d'une montagne ? Il se persuadait qu'au-delà la jeep tomberait dans un abîme rocailleux, et que de cet accident lui seul réchapperait. Non, je ne mourrai pas. J'irai rejoindre mes camarades, et je redeviendrai leur éclaireur. A propos, qu'étaient-ils devenus ? A cette question, Cumba Tinho s'attrista, et les circonstances de son arrestation brillèrent dans sa mémoire.

Harcelés par des soldats tugas, lui et ses compagnons s'étaient réfugiés dans la forêt de Lubuka, qui s'étend au sud de Tongwétani. Ils avaient décidé de s'y reposer un ou deux jours, se croyant à l'abri de toute surprise désagréable. Pour se comporter avec une telle imprudence, il fallait ignorer que des liens privilégiés unissaient les Dynastes Tongwétaniens à l'Eurique, et que ces feudataires, toujours soucieux de prouver leur attachement, ne refuseraient aucun service aux amis de leurs maîtres. Le président Yéli Boso n'avait-il pas déclaré un jour : « Nous n'hébergerons jamais les brigands qui trublionnent les pays voisins » ?

L'ambassadeur de l'Eurique à Mabaya convoqua ce dernier dans son bureau. Il l'informa de la situation et lui ordonna de livrer les rebelles aux Tugas, « sinon... vous comprenez, n'est-ce pas ? » Aussitôt, celui que la presse euricaine présente comme le chef d'Etat africain « le plus intelligent et le plus sage », se précipita chez le maréchal Sokinga qui téléphona au gouverneur de Côte-Kanu, le capitaine Azwi. Celui-ci devait « sans tarder » débusquer les « lascars », les capturer « vivants », et les ramener « illico ».

Cumba Tinho marchait ce matin dans la forêt, loin devant les autres maquisards, vers la zone libéré de S... lorsque, passée une clairière, il tomba au milieu des militaires [PAGE 121] tongwétaniens qui l'arrêtèrent. Quelle surprise ! Quelle déception ! Lui, Cumba Tinho, éclaireur réputé pour son coup d'œil, se laisser capturer aussi facilement ! La honte ajouta à sa peine, et l'abattit. Mais il se maîtrisa assez tôt pour réaliser, à travers les questions postillonnées par le capitaine Azwi, le danger couru par ses compagnons. Comment les prévenir ? Il réfléchit. Bientôt, il cria, en euricain : « Fuyez, camarades, fuyez vite. « Aussitôt les soldats se ruèrent dans la forêt, faisant crépiter leurs fusils. Mais ils revinrent bredouilles et, furieux, le capitaine Azwi : « Imbéciles, n'avez-vous pas remarqué que ce bandit s'est exprimé en euricain, et non en tuga. Maintenant, grâce à vos coups de fusil, ses copains sont avertis de notre présence. Bande de crétins ! Vous aurez dix jours de tôle. »

Il décida de ramener Cumba Tinho à Côte-Kanu, avec quatre soldats pour surveiller le guérillero. Les autres pourchasseraient les fugitifs. Ces derniers avaient-ils pu, tous, s'échapper sains et saufs ? Se sentant responsable, et inquiet, de ce qu'il adviendrait de ses camarades, Cumba Tinho confia leur sort au Seigneur, prêt à sacrifier sa vie pour sauver la leur.

La jeep traversa un village aux paillottes affaissées. Une poule effrayée vola vers un poulailler perché sur pilotis. Des roitelets sur un buisson s'éparpillèrent vers le ciel. D'une case obscure émergea, chétive et sans camisole, une mère angoissée qui appelait sa fillette invisible. Des paysannes, ployées sous une moutête, se suivaient sur le sentier qui mène vers des huttes dressées à flanc de coteau. Plus loin, trois ou quatre hommes, pagne noué au nombril, debout devant un petit feu de fois, s'esclaffaient dans la cour. Dès qu'ils virent la jeep, ils se turent. Le véhicule longea une bananeraie gazouillante, croisa un épervier qui fonçait vers le village noyé dans la poussière.

La nuit tomba.

Cumba Tinho aperçut, après un long virage, un buffle couché sur la route, tel un musulman en prière. L'animal se rua sur la jeep, allait-il renverser l'auto et délivrer le prisonnier ? Celui-ci l'espéra, mais quelle déception en découvrant, à la place du quadrupède, une petite forêt noire.

La jeep vrombissait, fondue dans une plaine obscure.

Cumba Tinho fronça les sourcils : à deux ou trois kilomètres, devant lui, un phare incrusté dans le ciel noir [PAGE 122] brillait. Quoi, déjà le port de Côte-Kanu ? D'ordinaire, lorsqu'on entre dans cette ville par le sud, on contourne d'abord une longue baie falciforme avant d'apercevoir le phare. Or la mer, Cumba Tinho ne la voyait pas. Il n'entendait pas non plus les trots des vagues sur la côte (le vrombissement du moteur les couvrait-il ?), ni ne sentait l'inévitable odeur des poissons pourris. Non, on n'arrivait pas encore à Côte-Kanu. Mais, alors, où se trouvait-on ? Cumba Tinho scruta le paysage à droite, à gauche, devant lui, mais il ne remarqua rien. L'inquiétude s'enroula autour de son cœur, l'étreignit, y cloua son dard. Où m'emmènent « ils » ? S'« ils » veulent me tuer dans un lieu secret, pourquoi ne l'ont-« ils » pas fait dans la forêt de Lubuka, si éloignée et si peu fréquentée ? Troublé, Cumba Tinho ne remarqua pas l'indifférence du capitaine Azwi et de ses soldats vis-à-vis du soleil nocturne. Bientôt, il distingua un camion stationné au sommet d'une côte, avec un seul phare allumé.

Pendant que la jeep le croisait, quelqu'un chevrota

« Dépannez-nous ! » Le chauffeur ralentit, mais le capitaine Azwi lui cria de ne pas s'arrêter, « sinon nous raterons l'avion ». Cumba Tinho sursauta. Quel avion ? Le voyage ne se terminerait-il donc pas à Côte-Kanu ? Cumba Tinho transpira d'angoisse. Cependant, il s'efforça au calme, y parvint. Alors il comprit : on l'amenait à Mabaya, et il trembla. Qu'allait-il devenir là-bas ? Décidé à ne trahir personne, même torturé, il prévoyait que les Dynastes Tongwétaniens, dépités par son silence, ne l'incarcéreraient pas (sinon ils devraient, contrairement à leurs habitudes, le nourrir), mais le tueraient. Dès lors, s'il tenait à la vie, il devait s'évader, oui, s'évader. Cette idée le tenta, l'excita. Il se vit en esprit roulant en boule et, grâce à la nuit, déroutant ses poursuivants. Mais il hésita à sauter de la jeep : les mains liées derrière le dos, il ne pourrait pas s'éloigner vite, et les soldats n'auraient aucune peine à lui semer leurs balles dans le corps. Non, mieux valait renoncer à s'évader. Après tout, pourquoi tremblait-il ? Pourquoi aller à Mabaya l'effrayait-il à ce point ? On ne craint pas l'orage au seul grondement du tonnerre. Que redoutait-il ? Sa vie dépendait moins de la ville où on le séquestrerait que des bourreaux qui l'y tortureraient. Et comme ces scorpions infestent toutes les geôles africaines, Cumba Tinho haussa les épaules : « Mieux vaut rester dans la jeep. » Mais, à ce [PAGE 123] raisonnement, une voix intérieure aussitôt réagit : « Quoi ? Te laisser conduire à l'abattoir sans rien tenter, ah non. Tu dois sauver ta vie, Cumba Tinho, évade-toi. »

La jeep roulait, vrombissante, cahotante, précédée par un triangle lumineux qui transperçait la nuit, elle roulait.

Côte-Kanu apparut au loin, vaste champ noir clouté d'étoiles scintillantes. Comba Tinho, l'apercevant, sentit le plaisir monter à ses lèvres. Mais aussitôt il l'avala, et rumina son amertume. La jeep traversa la vallée de Ntangu, longea la baie. La bise soufflait, salée, rafraîchissante. Cumba Tinho regarda, à travers les cocotiers qui bordaient le boulevard illuminé, la plage noire. Çà et là, des cases muettes et sombres. Un homme courait sur le sable, tenant une lanterne allumée et oscillante, vers des pêcheurs qui, arc-boutés, s'efforçaient, là-bas, d'arracher aux vagues rugissantes un invisible filet de poisson. Des gamins rentraient chez eux, se passant une balle.

En les voyant, Cumba Tinho se rappela les matches de football qui opposaient sur la plage Nganaise l'équipe de Mbala à celle de Mbingu[3]. Rencontres âpres, difficiles, mais aussi agréables à voir, tant ces marmousets, qu'aucun entraîneur n'avait formés, jouaient comme d'authentiques professionnels. De nombreux spectateurs y assistaient, pour voir si Cumba Tinho, surnommé « FOGO »[4] pour la puissance de ses tirs, réussirait à battre l'excellent gardien de but Baza, alias « Costa Pereira ». Divisés en deux groupes hostiles et fanatiques, ils s'invectivaient, huaient leurs adversaires, applaudissaient leurs joueurs. Quand l'arbitre défavorisait ces derniers, ils le conspuaient, l'injuriaient, le menaçaient. Durant toute la partie, certains, au rythme du tam-tam, chantaient, ou dansaient avec des filles habillées aux couleurs de leur équipe respective. Lorsque celle-ci marquait un but, tous ses supporters envahissaient le « stade », criant, bondissant, et portaient le buteur en triomphe. Souvent, Cumba Tinho Fogo connut cet honneur, et des pêcheurs enthousiastes le gratifiaient, après le match, de carpes ! Ah, le bouillon de carpes, on s'atrophierait les doigts à force de les sucer.

Le phare promenait sur le port, puis sur la mer, son regard falot. Les vagues déferlaient sur la côte, léchaient son [PAGE 124] ventre, puis refluaient en riant aux éclats. Cumba Tinho pensa à son coéquipier, Bikala, dénoncé aux Tugas par Senhor F..., un « negro calcado »[5] qui contraignait sa femme à s'offrir au chef de poste de Ngana. Ainsi espérait-il accéder au rang d'« assimilado »[6]. Mais on n'ouvre pas sans perte son poulailler à un chacal. Un jour, le chef de poste convoqua l'ambitieux postulant et exigea de lui, pour appuyer « efficacement » sa candidature, sa cadette Piula. Dressée sur ses quinze ans, la jeune fille s'indigna : « Jamais je ne laisserai un Tuga me souiller. » Senhor F... fronça les sourcils, écarquilla les yeux, gronda, menaça, mais Piula ne céda pas. Il la battit, la battit, le sang coula. Alors elle se leva, toisa son frère, et lui cria que son corps appartiendrait à son bien-aimé et futur mari. « Qui ? » – « Bikala. » – « Mon boy ? » – « Oui. » Cette révélation mortifia Senhor F... qui voulut congédier aussitôt son domestique, mais il se ravisa, et sortit en souriant. La même nuit, des cipayes arrachèrent Bikala à sa natte, l'enfermèrent dans un sac puant le poisson salé, le brutalisèrent dans la Land-Rover administrative, et le noyèrent dans la mer. Désespérée, Piula alla se réfugier au couvent. Elle confia ses malheurs aux religieuses qui la livrèrent au chef de poste. Combien de Bikala, victimes de la délation, ont quitté notre monde ? Combien de Piula, déçues dans leur confiance, ont sombré dans la prostitution ? La trahison constitue le principal maillon des relations humaines, et beaucoup, par ambition ou par lâcheté, y recourent volontiers.

La jeep enfila l'avenue creusée d'ornières, qui serpente jusqu'à 1'aéroport. Cumba Tinho tressaillit. Son cœur galopa sur sa poitrine. « Ah, Seigneur, protégez-moi, je vais mourir. » Il songea à sa famille, elle vivait à Matiti. Ah, s'il pouvait revoir son père, et l'embras... Brusquement la jeep s'arrêta : à droite, l'aéroport. Cumba Tinho leva les yeux au ciel. « Mon Dieu, puisque je dois mourir, faites que notre avion s'écrase avant Mabaya. » [PAGE 125]

II

– Je dis, hein, la toilette que tu fais là, c'est pour aller à une réception, ou quoi ?

Assis sur un petit banc, les bras croisés sur un polo gris, titi[7] Diambangu parlait à sa femme qui s'habillait dans la chambre. Il renifla, puis, la tête dans les mains, il s'accouda sur la table à manger où brûlait un cierge. Electrocuté par l'incroyable information, il cédait au chagrin qui le torturait, et pleurait. A voir cet homme ainsi prostré, on avait peine à reconnaître le Secrétaire général du F.L.B., dont le dynamisme forçait l'admiration et le respect. Ce fromager à l'ombre duquel les militants bucuvindais venaient se réconforter, un seul coup de hache l'avait abattu. En effet, on lui avait téléphoné, cet après-midi, la mort de Cumba Tinho. Cette pénible nouvelle, les compagnons du maquisard l'avaient annoncée, sitôt arrivés à C... Ce matin, ils marchaient dans la forêt de Lubuka, loin derrière leur éclaireur, lorsque, devant eux, des fusils crépitèrent. Aussitôt ils se débandèrent. Au vrai, ils couraient là où ils avaient convenu de se retrouver, au cas où quelque événement les aurait dispersés. Il y attendirent leur camarade et, après quelques heures, ne le voyant pas arriver, conclurent à sa mort. Surpris par les militaires tongwétaniens (trois maquisards les avaient formellement reconnus), Cumba Tinho avait dû fuir, et l'on avait alors tiré sur lui. Dès que son informateur eut raccroché, titi Diambangu, seul dans son bureau, hurla. Le visage en larmes, il courut chez le tailleur Matos, le beau-frère de Cumba Tinho. Puis, il rentra chez lui, et le reste de la journée, il le passa au lit, pleurant.

Sa femme parut. La tête dans un mouchoir noir, les babouches aux pieds, elle portait une camisole vert sombre, et un pagne délavé plaqué à son bassin. Ses grands yeux clairs troublaient les adolescents du F.L.B. qui, souvent, s'apaisaient la nuit en polluant leurs draps. Elle enroula sur ses épaules un second pagne qu'elle tenait dans les mains, appela sa petite sœur, et quand celle-ci parut :

« Si on nous demande, réponds que nous sommes allés [PAGE 126] à la veillée funèbre, chez titi Matos; mais, surtout, n'ouvre à personne, tu entends ? Occupe-toi des enfants. Bon, nous sommes partis. Dormez bien. »

Titi Diambangti se leva, il était grand et maigre. Dehors. il interrogea sa femme : « Dis-moi, Madiya, ai-je eu tort d'avoir envoyé le petit au maquis ? »

La nuit avait occupé le faubourg Matiti. La lune se cachait derrière un gros nuage immobile. Une seule étoile lui tenait compagnie. Un vent léger et tiède soufflait vers le sud-ouest, pleuvrait-il tantôt ? Les arbres ressemblaient à des policiers en deuil figés sur les trottoirs. Aucun gazouillis, aucun aboiement, aucun vrombissement. Les revenants seuls se promenaient dans les ruelles, ou s'assemblaient dans les concessions de leurs parents vivants; on devinait leur présence à l'odeur cadavérique qui empuantissait l'air. Un avion perdu dans les nuages traversait la ville en vrombissant.

– Non, répondit Madiya en rajustant son pagne sur ses hanches. Cumba Tinho, tenait tant à se rendre au maquis qu'il y serait allé sans ton accord.

– C'est vrai, nao é (n'est-ce pas ?)

– Oui.

– Pourtant, je me demande aujourd'hui si je ne suis pas responsable de sa mort.

– Que te reproches-tu donc ? Il est mort par la volonté de Dieu. Tu n'y es pour rien.

– Peut-être, mais je regrette quand même, nao é, de... de...

– Toi aussi, réfléchis un peu, quoi ! Si tu l'avais retenu ici, et qu'il eût été aujourd'hui victime d'un accident mortel, n'aurais-tu pas regretté de ne l'avoir pas envoyé au maquis ?

– Peut-être.

– Comment « peut-être » ?

– Je ne sais pas, moi.

– Alors, cesse de te tourmenter. Si Cumba Tinho a eu le temps de penser à toi, avant que les balles ne l'atteignent, je suis sûre qu'il t'a remercié de lui avoir permis de mourir pour son pays.

Titi Diambangu se tut. Sa femme ne comprenait pas pourquoi ses remords. Elle semblait avoir oublié que, sans lui, Cumba Tinho n'eût pas rejoint le maquis. Hostile à ce voyage, le tailleur Matos cherchait à persuader son beau-père, qui approuvait Cumba Tinho, de se raviser. S'il y avait réussi, sans doute le jeune homme, attaché à son [PAGE 127] projet, eût-il, pour la première fois, désobéi à son père. Effrayé par une telle éventualité, il demanda à Titi Diambangu son appui. Ce dernier intervint, avec succès. Furieux, Matos l'accusera d'avoir condamné son beau-frère à une mort certaine. « Bien sûr, si c'était ton fils, tu ne l'aurais pas fait, mais les enfants des autres, tu n'hésites pas à les sacrifier. Tu es un criminel, tu entends ? » Diambangu ne lui répondra pas. L'injuste accusation, le vif dépit qu'il en conçut, il n'en parlera pas à sa femme, non par cachotterie, mais par précaution : très impulsive, Madiya eût réagi jusqu'à se brouiller avec les Matos. Aussi, lorsque, une semaine plus tard, le tailleur calmé lui aura présenté ses excuses, les acceptera-t-il avec empressement, tant il désirait clore l'incident. Non, Madiya ne pouvait pas comprendre, n'ayant rien soupçonné. Tant pis ! Il ne se répandrait pas maintenant en éclaircissements, ne tenant pas à exhumer le passé. Au reste, ce qui lui arrivait le préoccupait davantage. En effet, pourquoi les propos de Matos, qu'il avait oubliés depuis longtemps, avaient-ils tout à coup resurgi dans son esprit ? Et lui qui resta calme lorsque le tailleur les eut prononcés, pourquoi leur souvenir le troublait-il à présent.

– Tu rêves ou quoi ? reprit Madiya.

– Hein ?... je... c'est-à-dire... j'étais en train de penser au petit Cumba Tinho. Un garçon très attachant, nao é ?

– Et respectueux. Il savait vivre avec les grandes personnes.

– J'appréciais surtout chez lui son désintéressement, tu t'en souviens, nao é ?

– De quoi ?

– Je lui avais proposé de devenir mon adjoint. Il m'a dit :

« Non, titi, ma seule ambition est de me battre, un fusil à la main, contre les Tugas. » Tu t'en souviens, nao é ?

– Oui,

– Dis-moi un peu. D'après toi, comment Matos va-t-il m'accueillir tout à l'heure ?

Etonnée, Madame Diambangu regarda son mari, que lui arrivait-il ? Depuis qu'il fréquentait Matos, jamais ce dernier ne lui avait manifesté la moindre hostilité. Non, pas une seule fois, mais, à toutes les visites, le tailleur l'accueillait comme un frère, avec le sourire, et le raccompagnait loin. Tantôt, après avoir appris l'affreuse nouvelle, il l'avait étreint, comme pour l'associer au deuil familial, et Diam [PAGE 128] bangu, ému par ce geste, avait pleuré des larmes qui coulèrent alors comme le jus d'une orange pressée. Pourquoi redoutait-il à présent l'accueil de Matos ?

– Tu ne veux pas répondre à ma question, hein ? reprit, titi Diambangu.

– Que veux-tu que je te dise ? Qu'y a-t-il entre vous deux ?

– Rien

– Alors, pourquoi ta question ?

– Je veux savoir ton avis.

– Laisse-moi tranquille.

Titi Diambangu n'insista pas. Le doute mordait son cœur, et le mal qu'il en ressentait anémiait sa raison. Pour lui, si Matos ne l'avait pas agressé tantôt, sans doute le chagrin qui l'accablait l'en avait-il empêché. Mais comme l'homme plongé dans l'obscurité finit par s'y accoutumer, le tailleur avait certainement réussi à maîtriser sa peine. II avait dû alors se rappeler son opposition au départ de son beau-frère pour le maquis et, surtout, le rôle déterminant joué par Diambangu. Maintenant que les événements lui avaient donné raison, pourquoi se montrerait-il encore bienveillant à l'égard du Secrétaire général ? « Ah, mon Dieu, ai-je bien fait d'avoir envoyé le petit au maquis ? Comment son beau-frère va-t-il m'accueillir tantôt ? »

Il marchait à côté de sa femme, triste et silencieux, sur la rue sablonneuse qui descend jusqu'à la rivière Nkagni. Ils contournèrent la mosquée, longeant un caniveau où pourrissait un cabri. Ils débouchèrent sur « l'Avenue des Maliens » : caillouteuse, défoncée, mal éclairée, et bordée de cocotiers rabougris et sans noix. Un rat obèse, que poursuivait un chat malingre, traversa rapidement la chaussée, et se réfugia derrière une clôture sombre. Sur un trottoir, des marmousets mendiaient un rendez-vous aux jeunes vendeuses assises derrière les cuvettes d'oranges, mais aucune d'elles n'osait, en présence des autres, gratifier son bien-aimé d'une promesse encourageante. Devant les Diambangu, un homme déguenillé clopinait. Soudain, il fondit sur un bazar d'où un gamin venait de retirer une lampe. Le petit, sans doute alerté par un bruit bizarre, revint sur ses pas, cria au voleur, mais déjà le filou avait disparu.

– Bonsoir à toi, titi, et à toi aussi, mana[8]. Où allez-vous [PAGE 129] comme ça ? Titi Diambangu reconnut Bututa Ernesto « Eusebio », capitaine de l'Union Sportive de Bucuvinda (U.S.B.). Courtaud et bancal, le footballeur souriait.

– Nous allons chez Matos, répondit Madiya.

– Qu'y a-t-il là-bas ? Une fête ?

– Non. Cumba Tinho... est mort.

– Hein ? « Fogo » ? Pas possible !

– C'est la vérité, mano Ernesto. Nous allons à la veillée.

– C'est arrivé depuis quand ? Comment ça s'est passé ? Madame Diambangu l'informa. Il reprit :

– Mais pourquoi les Tongwétaniens ont-ils tué Fogo ?

– Ça, intervint titi Diambangu, nous l'ignorons. Une seule chose est certaine, nao é, nous ne sommes plus en sécurité ici.

– Ah, Fogo eeeeh ! Bututa sanglota, la tête dans son bras plié. Bientôt, il revit en esprit la finale jouée par l'U.S.B., contre l'A.S. Matata qui menait à la mi-temps par trois buts à zéro. Déjà ses supporters se trémoussaient devant la tribune d'honneur, les bras tendus vers la coupe posée sur une nappe rose, face au capitaine Azwi, président de la ligue régionale de football. Mais quand le jeu eut repris l'inattendu se produisit, et l'incroyable. Déchaîné, « Fogo » réduisit le score une fois, deux fois, puis l'égalisa. La foule enthousiaste scandait : « Fogo, encore un but; Fogo, encore un but. » Elle explosera lorsque le cher enfant aura transformé un pénalty, offrant ainsi à l'U.S.B. la coupe. Ah, Fogo eeeh, comment croire aujourd'hui à ta mort ?

Madiya pleurait aussi, la tête posée sur l'épaule de Bututa. Titi Diambangu les réconfortait.

III

– Comment t'appelles-tu, cornichon ? demanda le lieutenant Mabaku, assis derrière une table rectangulaire et vide.

Les membres liés à une chaise, Cumba Tinho leva les yeux vers lui. Grand et fort comme Mohamed Ali, l'officier paraissait plus jeune que le boxeur américain, et moins beau. Très ambitieux, cet ancien élève de la « Grande Ecole Militaire de Gallie » – la si célèbre G.E.M.G. – avait su gagner, dès son retour à Mabaya, la confiance du maréchal Sokinga qui ne tarda pas à le catapulter au poste de chef d'Etat [PAGE 130] Major adjoint des F.A.T. Grisé par cette rapide promotion, le jeune officier dressa ses ergots et, depuis, plastronne devant ses supérieurs qu'il ne salue plus. « Dis-nous comment tu t'appelles, cornichon. » Un plafonnier luisait dans la salle austère et sans ouverture, hors la porte fermée. Une échelle à droite traînait sur le sol humide et, plus loin, une grosse boîte fermée. Il faisait froid. La pièce puait l'urine. Une araignée traversait le portrait du maréchal Sokinga, accroché derrière le lieutenant Mabaku. « Comment t'appelles-tu, bon sang ? » Derrière Cumba Tinho se dressaient trois troufions en culotte kaki, les biceps tendus. L'un d'eux, celui du milieu, tenait une chicotte de fils de fer entrelacés. Un gringalet dans un coin regardait sa machine à écrire posée sur une petite table ronde. « Vas-tu nous dire enfin comment tu t'appelles, oui ou non ? » Le lieutenant Mabaku martela son bureau du poing. Presque en même temps, la chicotte brûla le cou du maquisard. Un fayot le rossa avec des poings lourds comme des briques de ciment, et violents. Cumba Tinho cria « arrêtez eeeh ! » il haleta son identité : « Je m'ap... pelle... Cumba... Albertinho. » Le lieutenant Mabaku claqua des doigts, et son subordonné se maîtrisa, « J'espère que tu as compris, cornichon. Comment t'appelles-tu ? »

– Cumba... Luvila.. Albertinho. La machine se mit à crépiter.

– Date et lieu de naissance ?

– Je... suis né... à Mbala.

– Où ça ?

– A Mbala, Bucuvinda.

– En quelle année ?

– Je ne sais pas.

– Quoi, tu ne sais pas la date de ta naissance ?

– Non.

– Dis donc, tu te moques de moi ou quoi ?

– C'est la vérité,

– Tu n'as donc jamais eu d'acte de naissance ?

– Jamais.

– Tu as au moins une carte d'identité, je suppose ?

– Rien. Nous ne connaissons pas ces papiers-là chez nous. Les Tugas ne considèrent pas les Noirs comme des hommes, mais comme des vers de terre.

– Eh là, eh là, qu'est-ce que tu racontes-là ? Il ne faut [PAGE 131] pas exagérer, hein ? Je les connais, moi aussi, les Tugas. Enfin, passons... Où se cachent tes camarades ?

Cumba Tinho ne répondit pas.

– Gare à toi, cornichon. Pour la dernière fois, vas-tu nous dire où se cachent tes camarades, oui ou non ?

Cumba Tinho ne répondit pas.

Le lieutenant Mabaku se leva, « ah, tu veux jouer au malin avec moi ? retroussa ses manches, tu vas voir ça », marcha sur le maquisard, « je vais t'apprendre à répondre aux questions », et lui administra deux gifles, « cornichon ». Aussitôt Cumba Tinho cracha sur lui. Furieux, l'officier se prit à le rouer de coups à la face, aux côtes, partout. Si fort il frappait que le guérillero, toujours lié à la chaise, tomba. Son front heurta le sol cimenté, saigna. Le gradé tongwétanien lui asséna des coups de soulier au visage. Cumba Tinho hurlait. « Silence », rugit le lieutenant Mabaku qui, bientôt, s'arrêta, essoufflé. Deux troufions détachèrent alors Cumba Tinho et, saisissant une longue corde dans la grosse boîte, le nouèrent à l'échelle, le ventre en l'air. Le fayot à la chicotte le fouetta. Quand il eut fini, un autre soldat, brodequins aux pieds, trépigna sur la poitrine et sur le ventre du maquisard. « Arrêtez... je vais... tout dire, arrêtez ! » Le troufion en transe s'immobilisa sur un geste de son chef, qui alla s'asseoir à son bureau : « Je t'écoute. » Cumba Tinho cracha du sang et, pleurnichant :

« Pourquoi me battez-vous comme ça ? Que vous ai-je fait ? »

IV

La porte s'ouvrit et Matos : escogriffe barbu portant une chemisette claire et une culotte sombre, parut. Un mouchoir à la main, il salua titi Diambangu, étreignit Madiya, il sanglotait. Puis il les précéda dans un couloir obscur, croisa une lanterne qui oscillait à la main levée d'une femme reniflante, « bonsoir » - « Eh, bonsoir. » Il pénétra dans une grande pièce encombrée d'hommes, de femmes, d'adolescents assis sur des sièges divers (tables, tabourets, caisses vides, fauteuils sans coussins, ballots de tissu), ou debout contre les murs fissurés. A voix basse, ou de la tête, ces compatriotes répondirent aux salutations des Diambangu qui se dirigeaient, s'appuyant aux épaules des gens, enjambant des [PAGE 132] nourrissons recroquevillés sur les pagnes, vers le vieux Luzingu Lusi, le père de Cumba Tinho. Etendu dans une chaise-longue au fond de la salle, les bras croisés sur un boubou kaki, le vieil homme scrutait le mur; aucun cri, aucune larme. Titi Diambangu se prosterna devant lui, « il n'aurait jamais dû aller au maquis», et les larmes coulèrent sur ses joues. Luzingu Lusi, le tenant par les épaules, darda vers lui un regard pimenté, puis il serra la main de Madiya.

Une lanterne suspendue au plafond diffusait sur l'assemblée une lumière falote.

Madiya rejoignit sur une natte la sœur aînée de Cumba Tinho, madame Matos Nzinga qui, assise en tailleur, la tête échevelée dans les mains, pleurait à voix basse. Matos partagea son banc avec titi Diambangu, et le dos contre la porte de son atelier fermé à clé, il lui révéla :

– Je m'attendais à ce malheur, titi, car j'ai rêvé cette nuit de cunhado Tinho[9]. Nous nous trouvions à la gare, lui et moi. Accoudé à la fenêtre d'un wagon, il refusait de me suivre à la maison. Le train démarra, et ma défunte belle-mère parut à côté de son fils. Nzinga me réveilla tant je gémissais. Je lui racontai mon rêve. Elle me rassura, « ton esprit est revenu sur le départ de Tinho pour le maquis », et m'invita à dormir. Lorsque le sommeil, qui tardait à venir, m'eut conquis, je te rencontrai au marché, titi. Tu vendais sur un plateau la tête rasée de cunhado Tinho.

A écouter Matos, titi Diambangu réalisa combien le tailleur le détestait. Au vrai, ce dernier m'a appelé à ses côtés pour me poignarder avec le glaive de sa haine. Nul doute qu'il a démontré à son beau-père et à sa femme ma responsabilité dans la mort du petit. Voilà pourquoi Luzingu Lusi m'a accueilli tantôt comme un ennemi, le regard sévère; et que sa fille Nzinga n'a pas répondu à mon bonsoir. Tant d'hostilité m'oblige à partir d'ici. Mais, puis-je abandonner à leur peine les parents d'un combattant mort pour le pays ? Non, mieux vaut rester, et tout supporter.

Ainsi plongé dans ses pensées, titi Diambangu ne réagit pas lorsque Mates eut terminé le récit de son rêve. Le tailleur s'en étonna, puis il crut comprendre pourquoi selon titi, le moment ne se prêtait pas aux discours, et lui, Matos devait, plus qu'aucun autre, montrer l'exemple. Pleurer, [PAGE 133] d'accord; bavarder, non. Le tailleur enfouit alors dans ses mains sa grosse tête d'éléphant et se tut. On frappa à la porte. Il se leva, mais déjà sa belle-sœur Rosinha se précipita dans le couloir. Elle revint avec Bututa, quatre ou cinq joueurs de l'U.S.B., et quelques Côte-Kanois; ils pleuraient.

Etendu dans une chaise-longue, les bras croisés sur un boubou kaki, Luzingu Lusi scrutait le mur devant lui; aucun cri, aucune larme.

V

La porte bascula, « fixe », cria le lieutenant Mabaku. Tous se mirent au garde-à-vous, sauf Cumba Tinho, et saluèrent les entrants : le maréchal Sokinga et le capitaine Azwi. Le lieutenant céda sa place à son chef qui l'écouta, le menton dans l'entonnoir de sa main. « Très bien », conclut-il d'une voix grave, en s'asseyant. Azwi et Mabaku se tinrent debout à sa droite, la casquette au poing; près du dactylographe, Le maréchal s'adressa à Cumba Tinho toujours lié à l'échelle : « Ecoute-moi bien, mon petit. Nous ne te voulons aucun mal. Seulement, si tu veux la paix, coopère. Autrement dit, réponds à nos questions; compris ? »

– Oui, mon maréchal, gémit le maquisard.

– Très bien. Dis-nous ce que nous voulons savoir et, je te le promets, tu seras libre, compris ?

– Oui, mon maréchal.

– Très bien. Eh, vous autres là-bas, détachez-le.

Les soldats s'exécutèrent en se bousculant. Ils placèrent ensuite Cumba Tinho sur sa chaise. Le maréchal l'interrogea

« Dis-moi où se cachent tes petits copains ?

Cumba Tinho baissa la tête. Le maréchal étonné

« Quoi, tu ne veux pas répondre ? Très, bien. A toi de choisir : ou bien tu te tais et je t'expédie à Bucuvinda, ou bien tu parles et je te rends à la liberté. Que décides-tu ? »

Cumba Tinho ne répondit pas. Irrité, le maréchal : « J'aime qu'on réponde à mes questions. Cela fait partie de la politesse bantoue, compris ? »

Ebranlé par le ton ferme de l'officier, Cumba Tinho balbutia [PAGE 134]

« Pourquoi... m'avez-vous... arrêté ? Que vous ai-je fait ? »

Le maréchal lui décocha un regard pimenté, puis :

« Ici, Mon petit, c'est moi, et moi seul, qui pose les questions, compris ? Cependant, une fois n'est pas coutume, je vais te répondre, et tu sauras pourquoi nous t'avons arrêté ». Nous autres, Tongwétaniens, nous ne pouvons pas tolérer qu'un foyer de guerre se développe à nos frontières, car nous tenons trop à la paix. Au juste, pourquoi vous rebellez-vous contre vos maîtres ? Vouloir l'indépendance, c'est bien beau, mais que feriez-vous sans eux ? Combien de cadres avez-vous ? Etes-vous seulement capables de fabriquer une simple aiguille ? Pourquoi ne prenez-vous pas exemple sur nous ? Bien qu'indépendants, nous avons demandé à nos amis Euricains de rester avec nous. Car nous avons l'intelligence de reconnaître que nous ne pourrons jamais sortir du sous-développement sans leur aide. Bref, en vous arrêtant, toi et tes copains, nous voulions vous conseiller simplement de déposer vos armes et d'aller aider vos maîtres à développer votre pays. Car l'heure est à la coopération intercontinentale. Voilà ma réponse à ta question. A toi de répondre à la mienne :

« Où se cachent tes petits copains ? »

Pendant que le maréchal Sokinga se justifiait ainsi, Cumba Tinho l'observait. Brun comme un métisse, et obèse, cet officier portait un uniforme aux galons dorés, et paré de médailles cliquetantes. A sa tête, un képi brodé. Comparé à son portrait, où traînait encore l'araignée, il avait beaucoup vieilli : ses cheveux aux tempes grisonnaient. Plus grand que Mabaku, il s'exprimait comme un fanatique, avec des gestes amples.

« Où se cachent tes petits copains ? »

Le maréchal espérait, grâce aux informations du prisonnier, mettre la main sur les autres maquisards réfugiés dans la forêt de Lubuka. Ensuite, contrairement à ce qu'il avait promis au Gouverneur de Bucuvinda, il ne les livrerait pas tous à la fois, non, mais par petits colis, pour occuper la presse nationale pendant quelque temps.

« Où se cachent tes petits copains ? »

Cumba Tinho regarda le maréchal en face (sur le portrait de celui-ci, l'araignée avait gagné son front), et sa voix, comme un fusil, crépita :

« Vous perdez votre temps avec moi, maréchal. Torturez [PAGE 135] moi comme vous voulez, tuez-moi, mais je ne vous livrerai pas mes frères de lutte. Ils valent mieux que vous. Et moi, je ne suis pas un traître. »

L'imprudent ! Jamais quelqu'un n'avait adopté, pour s'adresser au maréchal, un ton aussi injurieux. Et l'humilier ainsi devant ses subordonnés procédait en vérité de la démence. Les soldats tremblaient; ah, s'ils pouvaient pénétrer dans la terre. Le capitaine Azwi et le lieutenant Mabaku se lorgnèrent; ils perdraient leur grade, et leur liberté, si jamais cet incident s'ébruitait : leur chef ne transige pas avec son honneur.

Le maréchal Sokinga se leva et, lentement, il se dirigea vers Cumba Tinho. Pour sûr, ce maquisard allait payer de sa vie son outrecuidance. L'officier s'arrêta devant lui et, d'une voix sereine :

« Petit frère, il faut respecter les grandes personnes. Ton communisme ne te donne pas le droit d'insolencer les gens, compris ? »

Puis, après avoir chargé Mabaku d'extorquer au prisonnier, « par tous les moyens », les renseignements désirés, il appela le capitaine Azwi et sortit, calme.

VI

Etendu dans une chaise longue, les bras croisés sur un boubou kaki, Luzingu Lusi scrutait le mur devant lui; aucun cri, aucune larme. Que dis-tu, opa[10] ? Je t'en prie, tais-toi, tu parles trop. Connais-tu Luzingu Lusi pour ainsi critiquer ce que tu appelles son impassibilité ? C'est une habitude détestable, et trop répandue, de condamner avant de s'informer... Enfin, comme tu n'as pas mauvais cœur, je vais te raconter la vie de ce vieil homme, qui est aussi celle de notre pays. Ouvre bien tes oreilles.

Luzingu Lusi vivait à Mbala, près de Ngana, avec sa femme Maculadu. Le Très-Haut lui prêta deux enfants. Comme il en désirait davantage, il écorcha ses genoux à balbutier des neuvaines, mais le ciel demeurait sourd à ses prières. Révolté, il proféra des blasphèmes; puis il s'inclina devant la volonté divine, résigné. Qui, de Liba à Mbingu, et même au-delà, ne connaissait pas Luzingu Lusi ? Ce [PAGE 136] paysan possédait des plantations plus vastes que la mer, et fertiles. Ses moutons flânaient dans le village, bêlant. Ses porcs dévastaient les fumiers, grognant. Et ses poules, caquetant dans les herbes, jouaient à qui pondrait le plus d'œufs par semaine. A l'abri du besoin, Luzingu Lusi l'était, et généreux : il exhortait nos femmes à s'approvisionner gratuitement dans ses champs, et il offrait à nos enfants des corbeilles de maïs ou de patates. Un homme, Luzingu Lusi que tu vois là, un saint, Dieu me pardonne. Hélas, il ne profitera pas longtemps de ses biens, car le malheur succède au bonheur comme la nuit pluvieuse au jour ensoleillé, et, chez nous, les ïlotes, règne plus longtemps. Au nom de cette loi fatale, la vie allait emprisonner Luzingu Lusi, et, jusqu'à aujourd'hui, le torturer.

Le jour pointait. Le soleil à peine levé décochait sur le village ses flèches brûlantes. Des jouvencelles élancées défilaient vers la rivière, une dame-jeanne sur la tête. Des papillons multicolores voltigeaient dans les prés, fleurs dispersées par le vent. Les oiseaux égrillards chantaient dans les arbres leur plaisir de vivre. Le jour pointait. L'échine au ciel, Luzingu Lusi sarclait un champ de haricots et, déjà, son dos dévêtu ruisselait de sueur. Il perçut un appel, se redressa, et vit Cumba Tinho entouré par deux cipayes armés. Luzingu Lusi trembla, son cœur se brisa, que se passait-il ? « Le chef de poste t'attend à la maison, papa. » Qui ? Luzingu Lusi lâcha la houe qu'il tenait à la main, et retourna chez lui, intrigué. Le jour pointait. Maculadu et Nzigna se tenaient debout, à l'ombre d'un avocatier. Non loin, dans la cour, stationnait une Land-Rover. Le chef de poste en descendit, et, l'œil sévère :

– A qui sont ces terres que tu cultives, négro ?

– A moi, senhor.

– Les as-tu enregistrées au poste ?

– Pas encore, senhor. J'irai demain au poste.

– Eh bien, c'est trop tard, négro. Au nom de la loi, je les confisque. Elles deviennent propriété de l'Etat. Et, pour t'apprendre à respecter la loi, je t'arrête.

– Pitié, senhor, ce n'est pas ma faute. Chaque fois que je vais au poste pour enregistrer mes terres, on me répond toujours que vous êtes occupé. Pitié, Senhor, que vont devenir ma femme et mes enfants ? Luzingu Lusi s'agenouilla, le front à terre, comme un mahométan en prière.

Les cipayes le balancèrent dans la Land-Rover. L'un d'eux [PAGE 137] repoussa du pied Maculadu qui s'affala sur le sol. Nzinga et Cumba Tinho se mirent à pleurer. Rossé, leur père hurlait.

*
*  *

Binta Diallo parut dans la salle et, d'une voix frémissante : « Bonsoir, messieurs, dames. » La tête prise dans un foulard noir, elle présentait un visage jeune comme une papaye mûre, et rond. Ses yeux plissés semblaient chargés de sommeil. Un sourire blanc entrouvrait ses lèvres, doux quartiers de mandarine. Elle portait sous un corsage bleu ciel un pagne indigo qui moulait sa croupe callipyge, et si pleine de plaisir. Ses compatriotes l'avaient surnommée « Diéguéma », ce qui, en wolof, signifie : « approche-toi de moi ». Qui peut résister à une telle invitation ? En vérité, Binta troublerait un évêque en prière.

Excités, les hommes ne pleuraient plus, ne somnolaient plus. Les yeux dilatés de désir, ils dévisageaient Diéguéma, et soupiraient, sans cesse. Un obèse grisonnant, un drap noué aux reins, se leva en se frappant la figure avec sa main : « Ah, mon Dieu, c'est pas possible une beauté pareille. Pourquoi ne suis-je pas né plus tard ? » Il tendit vers la fascinante apparition ses bras étiques, pour la toucher, la caresser. Mais, déséquilibré, il s'affala, jurant et pétant, sur ses voisins qui s'esclaffèrent.

– Sortez, faux frères, gronda quelqu'un dans le couloir, et laissez-nous pleurer notre Cumba Tinho.

Debout, l'épaule au mur, Binta Diallo serrait contre elle sa cadette Aminata. Telle une baigneuse surprise dans la rivière par des soldats paillards, elle restait immobile. Matos la rejoignit, l'embrassa, et, lui tenant la main, l'aida à se frayer un passage vers Nzinga. Certains, remarquant leurs doigts enlacés, après leur étreinte, en conclurent à une liaison coupable entre l'adolescente et le tailleur. Et de s'expliquer l'arrivée chez le triste Bucuvindais de cette ravissante Sénégalaise.

*
*  *

Etendu dans une chaise-longue, les bras croisés sur un boubou kaki, Luzingu Lusi scrutait le mur devant lui; aucun cri, aucune larme. Ne lorgne pas cette fille comme ça, opa. Voici la suite de mon récit. Le chef de poste envoya Luzingu Lusi à la caféière d'un Tuga installé à deux [PAGE 138] cents kilomètres de Ngana. Le paysan rejoignit son lieu de travail en compagnie d'autres « serviçais »[11], liés les uns aux autres par un fil métallique qui ceignait leurs reins. Là bas, ils travaillèrent comme des bœufs, sous le soleil, sous la pluie, fouettés. Ils ne se reposaient que pour manger, à midi, et dormir, la nuit. Quant au salaire qui leur eût assuré le souper, ils ne le touchèrent jamais. Comment vivre dans ses conditions ? Quelques-uns moururent. Les survivants, menés par Luzingu Lusi, se révoltèrent. Cruelle fut alors la répression, en particulier pour le père de Cumba Tinho. Devant les serviçais rossés, deux cipayes brutaux le dévêtirent dans la cour, brûlèrent ses poils sexuels, attachèrent ensuite ses poignets et chevilles à un seul pieu, et, brandissant une chicotte enduite de piment, le flagellèrent, pendant une demi-heure, jusqu'au sang. Le lendemain, on l'incarcéra à Tchiyala où, tous les jours, on lui servait, avant le repas, vingt coups de palmatoria[12]. Qui peut manger avec des mains enflées et saignantes ? Luzingu Lusi maigrit, maigrit. Bientôt il ressembla, avec son visage décharné, ses yeux creux, ses bras rabougris, à un vieux tuberculeux. Déjà la Mort le lorgnait dans sa cellule. Heureusement, Dieu ne dort pas. Luzingu Lusi résista à la sous-alimentation, à la torture, et sauta par-dessus sa tombe.

Un jour, enfin, on le libéra. Luzingu Lusi, transpirant de joie, faillit embrasser son geôlier. Il songea à ses enfants et, surtout, à Maculadu. Il lamperait bientôt le plaisir accumulé dans la croupe de cette dernière, ah, là là. Si grand semblait son bonheur que pas un seul instant il ne songea à son avenir. Pourquoi livrer son esprit aux soucis ? De nouveau il allait vivre, ah ! ah ! ah ! libre. Or la liberté ne s'apprécie mieux que perdue. Pourquoi me tourmenter pour demain ? Laissez-moi penser aujourd'hui à ma femme, ah, Maculadu, j'arrive.

Luzingu Lusi entra dans la masure où logeaient les siens, et se figea. Son cœur se brisa. Sa gorge se noua. Sa joie s'envola. Il ferma les yeux. Les rouvrit. Non, il ne rêvait pas ce qu'il voyait. Alors il se dévêtit de sa foi catholique et, dans son cœur déjà dilaté de haine, sema la vengeance.[PAGE 139]

*
*  *

Les moustiques, dans la salle, bourdonnaient. On les voyait partout – au plafond, sur les murs, autour des lampes. Par moments, ils fonçaient sur les gens, buvaient leur sang, puis reprenaient leur vol, pareil aux bombardiers s'éloignant de leur cible. Les claques sur les corps crépitaient.

Rosinha sortit de la cuisine, une carafe à chaque main. Derrière elle, sa camarade Aminata tenait une cuvette pleine de verres et de gobelets. Elles circulèrent parmi les personnes entassées, leur offrant à boire, « café ou vin ? » Certains, avant d'indiquer leur goût, lorgnaient la beauté mûrissante des deux gamines. Parfois, celles-ci attendaient, la main à la joue, les carafes qui voguaient lentement vers le fond de la salle. Comme Rosinha servait Madiya, celle-ci lui murmura quelque chose à l'oreille. La fillette s'en retourna à la cuisine, réapparut avec un long sandwich et un verre de bière qu'elle offrit à titi Diambangu. « Non, je ne prends rien », balbutia l'homme. Madiya regarda son mari, étonnée : depuis le matin, il n'avait rien avalé, ni aliment, ni boisson, rien.

Un vent violent soufflait dans les fromagers. Les oiseaux gazouillaient dans les nids. Des voitures vrombissaient, des cyclistes klaxonnaient, et les cailloux, bondissant vers le trottoir crissaient à leur passage. Des noctambules marchaient en chuchotant. Et les personnes réunies chez Matos subissaient la ronde des moustiques et leurs dards.

*
*  *

Etendu dans une chaise-longue, les bras croisés sur un boubou kaki, Luzingu Lusi scrutait le mur devant lui; aucun cri, aucune larme. Où m'étais-je arrêté, opa ? Ah, je me souviens.

Quand Luzingu Lusi eut pénétré chez lui, Cumba Tinho, le reconnaissant, suspendit sa main entre l'écuelle et sa bouche ouverte. Nzinga, alors fiancée à Matos, poussa un cri. (La nouvelle avait couru deux ans plus tôt que leur père avait succombé à la maladie.) Leur mère, assise sur une natte, baissa la tête et sanglota. A ses bras, Rosinha, quatre ou cinq ans, tourna la tête vers l'intrus des lèvres insolentes ». « Qui est cet homme, maman ? » et lui ordonna de sortir. Figé, Luzingu Lusi balança plusieurs fois son regard entre sa femme et la mulâtresse bâtarde, retenant ses larmes avec peine. La nuit, au lit, Maculadu confirma ses soupçons : [PAGE 140] un Tuga, à Ngana, l'avait violée. Une seule fois, je jure. Mais la grossesse s'est cramponnée à mon ventre. Luzingu Lusi en pleura, sans bruit, et il ne prit pas sa femme : aucun désir ne le torturait plus, mais son dépit seul. Les Tugas l'avaient trop fait souffrir, il n'aurait de cesse, lui, Luzingu Lusi, qu'il ne se venge. Oui, il devait se venger. Cette idée l'exalta, l'obséda, elle devint son unique raison de vivre.

Les jours suivants, Luzingu Lusi les passa à visiter Mbala. Partout, la désolation : huttes en ruines, femmes sèches, marmots gringalets, chiens décharnés, rues herbeuses. Que s'était-il passé ? Maculadu renseigna son mari. Les hommes avaient déserté leur village, ici comme ailleurs, pour échapper au chef de poste qui recrutait les « serviçais » de force.

Deux semaines après sa libération, Luzingu Lusi rencontra Padre Mbuyu qui sortait de... Comment, Opa, tu ne connais pas ce patriote ? Ah bon ? Eh bien, je vais te raconter brièvement sa vie.

Une nuit qu'il pagayait sa pirogue, ce pêcheur croisa, marchant sur la mer, Jésus-Christ. Le lendemain il abandonna ses filets pour sillonner le pays, invitant ses compatriotes, partout où il les rencontrait, à jeter leurs fétiches, et à prier Dieu. Aussitôt, le clergé dénonça ce qu'il appela l'imposture. « Souvenez-vous ! Notre Seigneur ne nous avait-il pas mis en garde contre les faux prophètes qui, après son départ, chercheraient à nous égarer ? Réfléchissez un peu. Dieu étant Blanc, comme pourrait-il choisir ses prédicateurs parmi les nègres, ces fils de satan ? Redoutez, ô fidèles inconséquents qui suivez l'imposteur, redoutez le courroux de Dieu, et tremblez : la vengeance céleste est terrible, et nul n'échappe à sa foudre justicière. » Vaines menaces. Irrité, l'évêque en personne alla chez le gouverneur de Tchiyala. Peu après, on incarcéra Padre Mbuyu. On le martyrisa. Pauvre frère ! Il voulait servir Dieu, mais la cléricature, loin d'encourager sa vocation, l'avait persécuté. Il n'avait transgressé aucune loi, mais le gouverneur, pressé par le prélat, l'avait emprisonné. Quel rôle jouait donc l'Eglise à Bucuvinda. ? Pas une seule fois elle n'avait élevé la moindre protestation contre les Tugas qui opprimaient ses fidèles Noirs, les assassinaient. Toujours cependant elle exhortait ces derniers à pardonner, à rendre le bien pour le mal, à aimer leur prochain. Padre Mbuyu songea à ses compatriotes qui, brisés de misère, le recevaient chez eux en [PAGE 141] gémissant. Alors il comprit son vrai devoir et, pour recouvrer la liberté, promit de renoncer à ses prédictions. Une fois dehors, il organisa un mouvement de résistance, et Luzingu Lusi, consulté, y adhéra volontiers. Quand, le 12 janvier 1963[13] aura tonné, les Tugas en colère massacreront nos frères, et les masses terrorisées se débanderont vers les pays voisins. Hélas, Padre Mbuyu mourra au cours de cet exode, et Maculadu.

*
*  *

Qui de mon infortune arrêtera le cours, qui ? Je dérive dans une nuit plus noire que la suie, et très longue. Esclave du deuil, j'ai perdu ma mère, puis mon frère, et mon cœur embroché par le chagrin pleure du sang noir. 0 Dieu-Roi, pourquoi m'as-TU tourné le dos, pourquoi ?

Mon frère jouissait d'une santé robuste, comment croire aujourd'hui à sa mort ? Il était beau. Son sourire, tendre comme une fleur, fascinait. Et les demoiselles séduites voltigeaient autour de lui. Non, Tinho n'est pas mort, n'est-ce pas ? Mes amis, dites-moi que je me trompe. Dites-moi que je rêve. Dites-moi que je reverrai demain mon frère Albertinho. Dites-le-moi, je vous en supplie, sinon je deviendrai folle.

Ah, qu'il vienne celui qui freinera la roue qui m'écrase. Qu'il se hâte, ce bon sauveur. Sinon, répondez-moi, mes amis, qui de mon infortune arrêtera le cours, qui ?

Ainsi pleurait Nzinga, dont la voix pleine de douleur déchira profondément l'assemblée, Matos alla vers elle, et, suivi par Madiya, il la conduisit dans leur chambre. A son retour, il murmura quelque chose à l'oreille de titi Diambangu, et les deux -hommes, traversant le couloir obscur, sortirent de la maison.

Dans la salle, la lumière de la lanterne se réfractait au contact des verres. Mille feux scintillaient, rayonnant en un large éventail. Matos et titi Diambangu rejoignirent leur place, et se mirent à chuchoter. Dehors, un chat miaulait.

*
*  *

Etendu dans une chaise-longue, les bras croisés sur un [PAGE 142] boubou kaki, Luzingu Lusi scrutait le mur devant lui; aucun cri, aucune larme.

Eh, opa, ne dors pas, je vais finir mon récit.

Accablé par la mort de sa femme, Luzingu Lusi pria le ciel de lui trancher la vie. Il avait tout perdu et, en bon îlote, trop souffert. Exproprié et torturé par les Tugas, qui avaient violé, puis trucidé sa femme, il renonçait au séjour terrestre. Mais, dans son esprit, une voix gronda : « Et ta promesse de Mbala ? » Alors, Luzingu Luzi se ressaisit :« Non, je ne mourrai pas sans me venger », et il reprit sa place dans la foule réduite et clopinante. Cumba Tinho marchait à ses côtés, le soutenant. (Bien avant le 12 janvier 1963, Nzinga avait célébré son mariage avec Matos. Ils vivaient à Côte-Kanu, avec Rosinha).

Grâce à Dieu, le père et le fils parvinrent à Côte-Kanu, sains et sauf. Ils adhérèrent au F.L.B., dès sa fondation. Luzingu Lusi désirait aller au maquis. On s'y opposa à cause de son âge. Le vieil homme en conçut un vif dépit qui dura jusqu'au jour où Cumba Tinho lui confia sa décision de servir le pays, un fusil au poing. Emu, le vieil homme embrassa son fils à plusieurs reprises. On a prétendu que, sans l'intervention de titi Diambangu, Luzingu Lusi n'eût pas laissé Cumba Tinho rejoindre le maquis. Ah, laissez-moi rire ! Pour cracher de telles sottises, il faut vraiment ne pas connaître Luzingu Lusi. Crois-moi, opa, il n'est pas homme à agir contre sa volonté pour plaire à autrui. S'il avait dit non au voyage de son fils, ni Salazar, ni Paul VI, ni Diambangu, personne n'eût pu lui faire changer d'avis. Enfin, passons... Luzingu Lusi espérait que Cumba Tinho, en tuant des Tugas jusqu'à notre victoire finale, le vengerait. Hélas, le sort, une nouvelle fois, a brisé son espoir. Pourtant, comme tu le constates, il ne pleure pas. Cette attitude que tu as critiquée tantôt, moi, je l'admire. Vois-tu, les larmes n'ont jamais ressuscité un mort. En outre, l'Africain pleure trop souvent, et trop longtemps, par faiblesse de caractère. Remarque bien que je ne préconise pas l'insensibilité – peut-on l'acquérir ici-bas ? – mais la maîtrise de soi. D'ailleurs, observe bien Luzingu Lusi. Il souffre et rumine, tel un buffle blessé, sa peine. Sans doute projette-t-il sur sa mémoire le film de son long calvaire. Seulement il se domine et son courage nous console de son propre malheur. Voilà un homme, voilà un exemple. Nous devons, nous aussi, surmonter nos deuils et, l'arme à la main, [PAGE 143] toujours lutter. Ainsi notre pays, terrassé aujourd'hui, demain se lèvera.

*
*  *

Dans la salle on ronflait. Seuls quelques joueurs de cartes s'animaient encore. Bututa renifla, se moucha. Son voisin dormait, la tête jetée en arrière, bouche bée. Matos et Diambangti chuchotaient toujours; sans doute avaient-ils dissipé leur malentendu. Nzinga ne pleurait plus. Etendu dans une chaise-longue, les bras croisés sur un boubou kaki, Luzingu Lusi scrutait le mur devant lui; aucun cri, aucune larme.

VII

Le soldat poussa Cumba Tinho dans la cellule, l'autre cadenassa la porte, puis tous deux s'en retournèrent par le couloir humide et mal éclairé de la prison militaire.

En heurtant le sol le maquisard hurla de douleur. Ses lèvres tuméfiées saignaient. A chaque respiration, sa poitrine endolorie crépitait. Son ventre à l'intérieur brûlait. Il ne pouvait pas se sentir sur ses jambes brisées. (Après la torture, les deux soldats avaient dû le traîner jusque-là.) On avait arraché à ses orteils, comme à ses doigts, leurs ongles. Il urina sur son pantalon déjà trempé. Soulagé, il décolla ses paupières bouffies, mais il ne vit rien, hors la nuit.

La cellule était en effet noire, très noire, inutile d'écarquiller les yeux. Cumba Tinho tâta le sol alentour. Bientôt il toucha, à sa droite, une paillasse dure et pleine de nœuds. Il rampa vers elle, aie, aie, il s'étendit dessus, et les puces commencèrent de le piquer. Ainsi, gisant et gémissant dans l'obscurité, il s'apitoya sur son état. Comment n'avait-il pas succombé à la torture qu'il venait de subir ? Ah, mes frères, les Tongwétaniens m'ont battu, battu, comment vous le raconter ? Je ne croyais pas les Noirs aussi cruels que les Blancs. En vérité, la race n'influence pas le comportement de l'homme, mais la mentalité. Ils m'ont maltraité, frères, j'allais mourir, mais je n'ai pas parlé; j'avais avalé ma langue. C'est pourquoi ils vont m'interroger encore cette nuit. Ayah, je tremble à l'idée de retrouver ces bourreaux, [PAGE 144] mais je ne dirai rien. Car je préfère mourir plutôt que de trahir.

La cellule puait comme une latrine mal entretenue. Cumba Tinho se contracta : comme un serpent brûlé la nausée se tordait dans son estomac resté vide depuis la veille au soir. Il releva la tête et, hurlant comme un porcelet pris au piège, vomit du sang; puis il s'endormit. Il s'éveilla en sursaut : quelqu'un, lui avait-il semblé, l'observait dans la cellule. Il se rassit vivement, aie, tourna lentement la tête autour de lui, les yeux dilatés d'angoisse. Il ne vit personne, ne remarqua rien d'anormal. Rassuré, il se rendormit, et rêva de sa mère. Il voyageait avec elle dans un bateau, assis sur le pont arrière. Soudain, des matelots surgirent, le menacèrent. Maculadu se leva, s'intercala entre eux et lui, les injuria. Les agresseurs la bousculèrent, elle s'affala sur un cordage, ils saisirent Cumba Tinho et le balancèrent dans le vide. Le maquisard se réveilla au moment où il allait plonger dans la mer. Il tremblait. Ce rêve, il l'avait déjà fait la veille, que signifiait-il donc ? Bientôt il s'en détourna pour penser à sa mère.

Pauvre femme ! Toute sa vie, elle n'avait pas connu le bonheur, Dieu lui ayant tourné le dos. Il la revit à Mbala, pleurant dans la poussière son mari que la Land-Rover du chef de poste emportait au loin. Il se revit avec elle à Ngana, passant devant le magasin de senhor Pinto. Un employé noir en sortit les rejoignit : son patron désirait bavarder avec Maculadu. Elle dit non. L'homme insista, « viens avec moi, mana, sinon je serais battu par senhor Pinto ». Prise de pitié pour son compatriote, ah, ces maudits Tugas ! Maculadu consentit à le suivre. L'agent l'en remercia, sortit de sa poche un paquet de bonbons qu'il offrit à Cumba Tinho, « reste ici, petit ». Le garçon s'assit à l'ombre d'un arbre peint en blanc, posa non loin son panier de provisions et, les joues gonflées de bonbons, attendit sa mère.

Crins, crins. Des brodequins dans le couloir grincèrent. Cumba Tinho, les percevant, se mit à trembler, « c'est fini pour moi » et, crins, crins, il se recroquevilla sur la paillasse, tel un scolopendre. Crins, crins. Le grincement s'amplifia, « la porte va s'ouvrir, je suis mort », crins, crins, s'atténua, crins, s'éteignit; Deo gratias, « ils ne se sont pas arrêtés ». Soulagé, Cumba Tinho respira amplement. Une angoisse aussi profonde l'avait déjà étreint lors de la finale qui opposa à Côte-Kanu l'A.S. Matata à l'U.S.B. Il s'apprêtait à [PAGE 145] tirer un pénalty (un arrière l'avait retenu par le maillot au moment où il allait marquer) dans un stade pétri, comme un cimetière, de silence. Il restait dix minutes à jouer, et la marque était de trois buts partout. Cumba Tinho se retourna, et ce qu'il vit l'ébranla. Ses coéquipiers gisaient sur la pelouse du stade qui ressemblait alors à un charnier, cependant que là-bas, à genoux, le dos tourné à ses joueurs, le gardien Baza se cachait le visage dans son bras replié. Impressionné par ce spectacle, Cumba Tinho sentit dans les jambes le poids de la responsabilité. Il allait renoncer à tirer le pénalty quand l'arbitre siffla. « Fogo » se ressaisit, courut, marqua le but de la victoire. Alors ses coéquipiers ressuscitèrent et, criant de joie, se ruèrent sur lui. Pour échapper à l'étreinte étouffante de ces revenants, Cumba Tinho détala à vive allure, comme lorsque, ayant aperçu le chef de poste qui expédie dans les fermes des colons les « petits vagabonds nègres », il arracha son panier du sol et se précipita entre les magasins jusqu'au fleuve Langu[14], où le rejoindra sa mère appelée par senhor Pinto.

A la voir épuisée, écorchée, les cheveux détressés, la camisole déchirée, Cumba Tinho, comprenant ce qui s'était passé, sanglota. Un mois plus tard, Maculadu se reconnut – pitié, Seigneur ! – enceinte. Bientôt la nouvelle de sa grossesse se répandit dans tout le village de Mbala. La pauvre femme faillit, brisée de honte, se suicider. Comment réagirait son mari ? La tuerait-il ? Les répudierait-il, elle et son enfant ? Torturée par l'angoisse, ainsi vécut Maculadu jusqu'au jour où elle apprit la mort de Luzingu Lusi à Tchiyala. Si elle ne s'était pas maîtrisée, sans doute eût-elle explosé de joie, ce malheur l'ayant délivrée de son inquiétude, Deo gratias. Elle s'abandonna alors à son chagrin et versa, des jours durant, des larmes si profuses qu'on envia Luzingu Lusi d'avoir épousé une femme aussi aimante.

Grondement de tonnerre. Cumba Tinho sursauta, recommença de souffrir, mais il sourit : d'avoir pensé à Maculadu l'avait insensibilisé, ah, maman ! Voilà la preuve qu'elle continuait, même morte, à veiller sur lui, à le protéger. Sans doute avait-elle proposé au Bon Dieu de descendre (pour Cumba Tinho, Maculadu séjournait au paradis) en enfer. La certitude que sa mère eût consenti, pour le sauver, un tel sacrifice réconforta Cumba Tinho, l'inonda de plaisir. [PAGE 146]

Alors, par jeu, et aussi pour échapper à son douloureux présent, il se réfugia dans le passé.

Il se revit avec sa mère parmi les Bucuvindais qui, après le 12 janvier 1963, se débandaient, haletants, vers Tongwétani. Ils se cachaient le jour, la nuit ils se déplaçaient, évitant les chemins ordinaires minés par les Tugas. Cependant, malgré cette précaution, beaucoup parmi eux s'écroulaient, foudroyés. Les Tugas les pourchassaient, la rage au cœur, le fusil-mitrailleur au point. Leurs bombardiers décimaient les fugitifs et, pour affamer les survivants, dévastaient les champs que ces derniers allaient traverser. Te revois-tu, frère Tinho, dans la foule gémissante ? Tu courais, le sac au dos, devant tes parents éreintés. Une bombe explosa, déchiqueta Maculadu, oui frère, ta mère. Ta douleur te détermina à te venger, ainsi que la détresse de ton père. Cependant, tu ne t'en ouvris à lui que plus tard, à Côte-Kanu, n'est-ce pas ? Te rappelles-tu son plaisir ? Je suis fier de toi, avait-il balbutié dans les larmes. Le jour de ton départ pour le maquis, frère, il s'enferma avec toi dans sa chambre obscure et, par trois fois, il te fit passer entre ses jambes grêles. Puis il souffla dans le creux de ses mains jointes, vers toi. Et, d'une voix émue :

« Que nos morts, mon fils, te protègent. J'attendrai ton retour. Mais si, entre temps, je rejoignais ta mère, que la nouvelle de ma mort ne te décourage ni ne te détourne de ton devoir. Un homme doit marcher sur ses malheurs comme sur des braises ardentes : sans gémir, sans se retourner, sans s'arrêter. Bon voyage, mon fils, et sers bien ton pays. »

Dans le train qui l'éloignait de sa famille, Cumba Tinho se remémora, pour s'en émouvoir, les paroles de son père. Cet homme ne parlait pas beaucoup, ni souvent, mais ses propos ébranlaient toujours ses interlocuteurs, tant ils étaient profonds. S'il les avait écrits et publiés, sans doute fût-il devenu un « homen grande »[15] célèbre. Hélas, les Tugas n'ont pas développé l'enseignement dans leurs colonies d'Afrique. Qu'importe : tout le monde dans l'entourage du patriarche reconnaissait et admirait sa sagesse, cela suffisait. Tout le monde ?

Une fois, Matos reprocha publiquement à son beau-père ses « philosopheries ». C'était le soir où la famille tint [PAGE 147] conseil sur le départ de Cumba Tinho pour le maquis. Luzingu Lusi, soutenant son fils, insistait sur le devoir patriotique : « Pour arracher notre pays aux griffes des Tugas, nous devons tout sacrifier, y compris notre vie. Car un vrai patriote ne craint pas la mort. » Déçu par les arguments « irréalistes » de son beau-père, Matos s'oublia jusqu'à le traiter, l'index insolent, la voix grondante, de fou. Aussitôt, sa femme qui l'appuyait l'en blâma. Pour ne pas penser comme lui, Luzingu Lusi ne restait pas moins son beau-père, et lui, Matos, devait toujours le respecter. « Allez, vite, excuse-toi. » Le tailleur s'exécuta, amer. Comme cette affaire après tout ne le concernait pas, il jura qu'il ne s'en occuperait plus jamais. Mais, le lendemain, il ne put résister à la tentation de dissuader son beau-frère, qui repassait sur la table à manger son linge, d'aller au maquis :

« N'y va pas, cunhado. Pourquoi veux-tu aller mourir pour rien") Tu es encore jeune. Tu trouveras du travail ici, tu auras de l'argent, tu pourras te marier et vivre heureux. Que te faut-il de plus ? Reste avec nous, je te dis. »

Cumba Tinho interrompit son repassage et, regardant Matos : « Ecoute-moi bien, cunhado. Peut-être me traiteras-tu aussi de « fou », mais sache, une fois pour toutes, que seule compte à mes yeux l'indépendance de mon pays. Et tant qu'elle ne sera pas devenue une réalité, je ne m'intéresserai à rien d'autre ici-bas... En outre, le bonheur matériel et conjugal n'immunise pas contre la mort. Alors, s'il te plaît, laisse-moi me consacrer au seul bonheur valable à mes yeux : servir mon pays. »

Si Binta Diallo avait assisté à cet entretien, sans doute eût-elle soutenu Matos, n'est-ce pas, frère Albertinho ? Souviens-toi de votre dernier rendez-vous. Etendue sur la plage déserte et dévorée de soleil, les mains croisées sous ses cheveux tressés, elle pleurait. Pour la réconforter, tu caressais son ventre plat, ses cuisses rondes, en lui disant :

« Ne pleure pas comme ça, Diéguéma, ça me fait mal au cœur. Crois-moi, je te reviendrai, nous nous marierons, et nous irons vivre à Ngana. Essuie tes larmes, pardon. »

Binta Diallo t'écoutait en poussant des soupirs, elle te répondit dans les larmes : « Pourquoi ne pas pleurer, Tinho ? Dieu est contre moi. Après m'avoir pris ma mère, voici qu'il t'arrache à moi, toi mon unique amour. Que vais-je devenir ? Laisse-moi donc pleurer sur mon bonheur impossible et, surtout, ne me parle pas d'avenir. Sais-tu seulement [PAGE 148] si nous nous reverrons un jour ? Ah, Tinho, pourquoi t'en vas-tu ? Ne suffisais-je donc pas à ton bonheur ? Adieu, mon chéri. Je t'attendrai tout le temps qu'il faudra. Je jure de te rester fidèle jusqu'à ton retour. Mais reviendras-tu ? » Elle ôta son bikini, « viens me dire au revoir, Tinho », et bientôt Cumba Tinho rampa sur sa maîtresse. Jamais elle ne fut ardente comme cet après-midi-là. L'impétuosité de sa croupe, la fièvre de ses baisers, la vigueur de ses étreintes, et ses « tue-moi » haletés comme dans un délire aigu, Cumba Tinho devait souvent se les rappeler au maquis. Et si fortement il se concentrait sur ces souvenirs que certaines nuits il convulsait, malgré lui, de plaisir. Ah, Diéguéma...

Le tonnerre grondait. La pluie brusquement tomba. Elle battit fort. Cumba Tinho reprit conscience de son état : il suffoquait. C'était comme si sa poitrine soulevait à chaque respiration – si douloureuse, un sac de ciment. Il toussa, cracha un gros caillot de sang. Soulagé, il respira mieux, mais bientôt il se prit à râler et, de nouveau, il étouffait. Comme une lave froide, l'engourdissement lui remontait les jambes, vers sa tête où s'ébranlait un cercle enflammé de vertige. Le sang coulait de ses narines, de ses lèvres. Sa conscience doucement s'éteignait. C'était fini, Cumba Tinho ne verra pas demain, non, il sera parti bien avant, pitié.

La pluie. Un éclair. Le tonnerre. La nuit.

Adieu, Cumba Tinho, adieu, mon frère. Ta mort ne sera pas inutile, non. Ta vie, qui suinte de ton corps, ruissellera jusqu'au fleuve de sang qui longe la nuit coloniale. Et demain, lorsque de nouvelles vies patriotiques auront alimenté sa crue, ce fleuve de liberté déferlera sur l'Afrique entière, et l'inondera de son nom. Meurs donc en paix, Cumba Tinho mon frère, et adieu, martyr de la liberté.

VIII

– Réveillez-vous, mes frères, cria Matos en battant des mains. Le jour se lève, réveillez-vous, et écoutons titi Diambangu avant de nous séparer.

Les lampes luisaient toujours. Les gens qui ronflaient, la joue sur l'épaule, ou le menton sur la poitrine, sursautèrent. Les joueurs de cartes suspendirent leur partie. Rosinha, recroquevillée sur une natte, se redressa, se frotta les yeux du revers de sa main. Binta Diallo et sa sœur Aminata [PAGE 149] avaient disparu. Bututa revint de la cuisine, tenant un gobelet fumant. Madiya parut à la porte de la chambre à coucher. A sa droite, Nzinga : échevelée, les yeux bouffis et rouges, allaitait un nourrisson.

On ne bougea plus. On ne parla plus. On tendit l'oreille.

La tête baissée, les mains croisées derrière le dos, titi Diambangu se tenait debout, gardant le silence. Il parla : « Je vous remercie, au nom des parents du défunt, d'être venus nombreux les soutenir dans leur malheur. » Sa langue pâteuse avait peine à décoller. « Après le 12 janvier, vous en souvient-il, nao é, nous avons vécu des heures tragiques. Contraints à l'exil, nous avons erré nuit et jour, persécutés par les Tugas et leurs bombes. Que de parents, que de patriotes sont morts pendant cet exode. Heureusement, nao é, là où se meurt un homme, il ne manque pas quelqu'un pour le secourir. Nos frères Tongwétaniens nous ont réservé un accueil des plus réconfortants et, nous ayant adoptés, nous ont aidés à survivre. Après tant de bienfaits, que pouvons-nous faire contre leurs compatriotes qui ont assassiné notre frère ? La reconnaissance est une dette dont souvent on ne s'acquitte qu'à ses dépens.

Titi Diambangu baissa les yeux, contracta les mâchoires pour ne pas pleurer. Puis :

« En tout cas, nao é, nous voilà avertis du danger qui nous menace désormais à Tongwétani. Faut-il pour autant se réfugier ailleurs ? Non : nous ne serons vraiment en sécurité que chez nous, nao é, nous devons donc lutter avec plus d'ardeur pour vite libérer notre patrie, et y retourner aussitôt. Seulement, nao é, ne nous y trompons pas. Nous n'irons pas chez nous par avion, non. Nous gravirons longtemps un chemin caillouteux, sinueux, qui côtoie l'abîme. Beaucoup parmi nous tomberont, nao é, pour ne plus se relever. Ainsi Cumba Tinho aujourd'hui, « requiescat in pace ». Cependant, malgré notre peine, nous ne devons pas perdre notre temps à pleurer. Demain, après la victoire, nous songerons à nos morts. Aujourd'hui, et jusqu'à la libération, il ne s'agit que de lutter ».

Rosinha éteignit les lampes, ouvrit les deux fenêtres qui donnent sur le boulevard de l'Indépendance. La nuit s'éloignait, ayant plié sa natte. L'aube effleurait le ciel avec ses doigts mauves. Les sorciers avaient rejoint leurs chambres, et les revenants leurs tombes. Le bec levé, les coqs défiaient le soleil. Une chenille rampait sur une [PAGE 150] plante chargée de rosée verte. Un bébé à califourchon, un seau à la main, des femmes se déhanchaient vers la fontaine publique. Des ouvriers déguenillés et taciturnes les dépassaient, et des voitures luxueuses et vrombissantes.

« Voyez-vous, frères, on ne pleure pas un martyr de la liberté. D'ailleurs, pourquoi te pleurer, Cumba Tinho ? Ta mort a certes transpercé notre cœur, mais ton exemple soulage notre peine. Désormais, nao é, après une défaite, il nous suffira de penser à ton sacrifice pour résister au désespoir et, le lendemain, poursuivre la lutte avec confiance. Oui, frères, il n'y a qu'une façon d'honorer nos martyrs, qui est de vaincre leurs assassins. Séchons donc nos larmes, nao é, et allons renforcer notre maquis. Me croyez-vous ? Le jour viendra où la liberté brillera sur notre patrie. Le jour viendra où notre exil prendra fin. Le jour viendra où nos yeux reverront la terre ancestrale. C'est pourquoi, pour terminer, je vous dis aujourd'hui : courage et rendez-vous à Ngana. »

Le soleil décochait dans la salle ses rayons d'espoir. Titi Diambangu prêchait avec une ardente conviction, l'assemblée buvait son verbe avec une triste délectation. Elle se leva pour entonner l'hymne du F.L.B.

Balles au poing
Allons cueillir
Fils du Pays
Notre Liberté
Réveille-toi, mon frère, et prends ton fusil.
Instruits par la vérité de la nuit coloniale,
Nous ne dormirons plus jusqu'à la liberté.
Balles au poing
Allons cueillir
Fils du Pays
Notre Liberté
Réveille-toi, mon frère, et prends ton fusil.
L'exil, ô malheur, est une maison sans toit.
Heureux qui vit libre sur le sol de ses dieux.
Balles au poing
Allons cueillir
Fils du Pays
Notre Liberté
Réveille-toi, mon frère, et prends ton fusil.
Notre Pays flagellé depuis cent ans gémit.
[PAGE 151]
Allons mettre un terme à ses souffrances.
Balles au poing
Allons cueillir
Fils du Pays
Notre Liberté
Réveille-toi, mon frère, et prends ton fusil.
Si demain la balle ennemie éteint ma vie,
Ne t'arrête pas, ne te retourne pas, va.
Balles au poing
Allons cueillir
Fils du Pays
Notre Liberté
Réveille-toi, mon frère, et prends ton fusil.
Instruits par la vérité de la nuit coloniale
Nous ne dormirons plus jusqu'à la liberté.
Balles au poing
Allons cueillir
Files du Pays
Notre Liberté

Tchichellé TCHIVELA
(auteur de « Longue est la Nuit », à paraître chez Hatier)


[1] Prononcer : Tigno.

[2] Nom des colonisateurs de Bucuvinda.

[3] Villages bucuvindais, près de Ngana

[4] Feu.

[5] « Noir chaussé ».

[6] Indigène assimilé, civilisé.

[7] Tonton.

[8] Sœur, camarade. Au masculin : mano.

[9] Beau-frère. Prononcer « cougnado ».

[10] Camarade

[11] Ouvriers contractuels.

[12] Cf. « Noël à Ngana » P.N.-P.A. no 10, p. 129.

[13] Soulèvement populaire à Ngana. Début de la lutte armée.

[14] Il coule non loin de Ngana.

[15] Sage africain. Philosophe.