© Peuples Noirs Peuples Africains no. 12 (1979) 60-84



POUR DEUX LANGUES AFRICAINES DE COMMUNICATION

(Dans une perspective Panafricaine)

S.N. KASSAPU

De tous les patrimoines les plus précieux des collectivités humaines, la langue, à cause de ses fonctions multiples, occupe une place de première importance dans le processus du développement socio-économique et culturel. Définie comme un code, entendant par-là, la mise en correspondance entre des « images auditives » et des « concepts », la langue est d'abord un moyen de communication.

Dès sa naissance, l'enfant éprouve le besoin de communiquer avec son entourage. Il l'exprime par des pleurs lorsqu'il ne peut encore articuler un langage discernable. On distingue classiquement deux périodes dans le développement de l'activité langagière de l'enfant : la première, pré-linguistique, recouvre environ les deux premiers mois de la vie. Cette activité bucco-phonatoire se compose de ce que Oswald Ducrot et Tzvetan Todorov[1] appellent des « vagissements » et des « claquements » qui sont des manifestations respiratoires; puis, vers le troisième mois, surviennent les [PAGE 61] « lallations » qui contiennent des possibilités d'expressions sonores aussi étendues que celles qui seront utilisées dans la langue.

La seconde période linguistique commence vers la fin de la première année. L'enfant commence à manifester une certaine compréhension du comportement de communication de l'adulte à son égard. C'est au cours de cette deuxième année que se constitue une activité indispensablement langagière.

L'enfant peut maintenant articuler ses désirs dans un langage qui devient clair au fur et à mesure qu'il grandit. En fait, ces considérations sur la genèse des systèmes linguistiques chez l'enfant posent le problème des relations entre le développement de la pensée et du langage, que nous préférons momentanément laisser de côté. Notons toutefois qu'il est difficile d'imaginer dans le monde où nous vivons une société sans langue communiquant avec l'extérieur.

La langue est ensuite un moyen de transmission des connaissances; que ce soit dans une société à tradition orale ou dans celle qui fait usage de l'écriture, l'acquisition du savoir et du savoir-faire, dans le cercle familial, à l'école, dans l'atelier de travail, etc., s'appuie sur la langue.

La langue apparaît encore comme support culturel. Le schème conceptuel et extérieur de comportement (individuel et collectif), la création artistique (théâtre, sculpture, musique, peinture, etc.,) ont tous pour principal support la langue qui permet en même temps leur développement dans le temps et dans l'espace. Elle permet aussi l'établissement des règles de fonctionnement (rapports juridiques) d'une communauté.

La langue est enfin utilisée comme instrument d'aliénation idéologique et de domination. Le monde dans lequel nous vivons est représenté par deux idéologies : l'idéologie conservatrice et l'idéologie révolutionnaire[2]. L'idéologie conservatrice dans la société capitaliste est représentée par la classe bourgeoise; l'idéologie révolutionnaire par les masses populaires. Dans ce système, l'idéologie conservatrice est dominante alors que la seconde est opprimée. C'est l'examen [PAGE 62] des appareils de diffusion idéologique qui permet de déceler le rôle de la langue dans le processus d'inculcation idéologique. Les supports de ces appareils sont primordialement les écrits et les paroles sous toutes leurs formes; ce sont aussi les gestes, les formes plastiques, les images, les symboles matériels.

Nous verrons plus loin comment l'Occident a procédé pour imposer ses langues comme « valeur universelle ». L'aliénation culturelle, scientifique et technologique, passera par l'imposition du français, de l'anglais, de l'allemand, du portugais et de l'espagnol aux peuples d'Afrique, d'Asie et d'Amérique, par les rapports judiciaires et professionnels. En Amérique du Nord c'est l'anglais; au sud l'Espagnol, et le portugais; on a d'ailleurs baptisé cette partie du continent de « latine ». Une autre méthode d'inculcation de la civilisation de l'Occident chrétien a consisté à utiliser les langues locales (auxquelles on nie toute valeur culturelle) pour l'évangélisation.

LES DISCOURS SUR LES LANGUES AFRICAINES

Il est de bon ton aujourd'hui de parler des langues nationales alors qu'il y a quelques années les langues africaines n'étaient que des dialectes, c'est-à-dire comme proposent Oswald Ducrot et T. Todorov, « un parler régional à l'intérieur d'une nation où domine officiellement un autre parler ». Elles ont ensuite cessé d'être « des langues indigènes qui seraient incapables de véhiculer des notions modernes, des concepts scientifiques incapables d'être des langues d'enseignement, de culture ou de recherches »[3].

Une autre idée généralement répandue est que « les masses éprouvent des complexes vis-à-vis des langues nationales »[4]. Cette affirmation, dénuée de tout fondement, tend à faire croire qu'avant l'introduction des langues coloniales (anglais, français, portugais .... ), les masses africaines avaient quelque complexe à parler leurs langues, alors que ceux qui ont fait l'école coloniale se souviennent qu'il était [PAGE 63] interdit aux enfants, une fois dans les locaux scolaires, de faire usage de leurs langues maternelles.

La sourde résistance de ces mêmes masses aux langues qui n'ont aucune parenté avec les leurs, a contraint les gouvernements africains à changer leurs discours sur les langues africaines comme nous le montrerons tout à l'heure. C'est dans le même ordre d'idées que tout en affirmant que « l'introduction des langues africaines dans l'enseignement fondamental n'a rien d'incompatible avec la reconnaissance de l'importance du rôle que peuvent jouer les langues internationales de communication et qu'il n'y a ni concurrence, ni exclusive, mais complémentarité entre elles », l'éditorialiste de la revue Agecop Liaison[5] fait admettre implicitement que le français et l'anglais dès le départ avaient une vocation internationale (excellente illustration des méthodes d'inculcation idéologique), alors que les conséquences glottophatiques de ces langues ne sont plus à démontrer : le pidgin en Afrique et le créole dans les Antilles.

Malgré ces manipulations des esprits, on ne peut s'empêcher de constater que la détermination avec laquelle étaient défendues les langues coloniales connaît aujourd'hui de sérieuses difficultés. Au cours d'un séminaire sur les langues nationales tenu à Yaoundé (Cameroun) en décembre 1976, plusieurs pays (notamment francophones) y avaient présenté des documents de travail qui faisaient le point sur leurs situations respectives. La promotion des langues nationales était le thème favori. Examinons-en quelques cas.

Haute-Volta

D'après la communication présentée à ce séminaire, « la Haute-Volta a pris conscience dès les premières années de son indépendance de l'importance des langues nationales dans sa vie culturelle, authentique expression de sa personnalité et pour son développement global. Cependant plusieurs facteurs contraignants sont intervenus pour retarder, voire bloquer ne serait-ce que momentanément, les efforts de la promotion des langues nationales ».

Le même document ajoute que les seuls efforts concrets accomplis pendant et après la période coloniale sont surtout [PAGE 64] l'œuvre des missionnaires, à des fins d'évangélisation; il cite :

    – le dictionnaire mooré du Père Alexandre,
    – le dictionnaire Jula de Maurice Delafosse,
    – les travaux du Père Blanc Prost sur plusieurs langues nationales voltaïques,
    – des documents didactiques au service des missionnaires évangélistes.

La Haute-Volta a adopté l'alphabet de la sous-région (Bénin, Ghana, Haute-Volta, Niger, Nigéria, Togo) proposé par le colloque des linguistes de la sous-région tenu à Cotonou en août 1975 et possède donc maintenant un alphabet pour ses langues nationales.

Pour la Haute-Volta, « les problèmes posés quant à la promotion des langues nationales sont surtout d'ordre technique, pédagogique, matériel, financier... et conjoncturel ». Une remarque s'impose ici : s'il n'était question que des facteurs ci-dessus énumérés, le pays aurait déjà pu résoudre, au moins en partie, le problème de la langue nationale depuis vingt années d'indépendance. La réalité est que l'existence d'une « langue de culture universelle » que la coopération française défend par tous les moyens et que notre ami Dulaye Danyok a déjà dénoncée à propos du Mali[6] en est la raison principale qu'on se garde bien d'admettre.

Ce que le document national ne dit pas non plus, c'est l'objectif à long terme que vise à atteindre la promotion des langues nationales, savoir la défense de la langue française considérée d'emblée comme « langue internationale de communication qui aura encore un rôle important à jouer dans le développement socio-culturel de l'Afrique ».

Au Cameroun

Dans les écoles primaires, l'enseignement se fait en anglais ou en français selon qu'on est dans la zone anglophone ou francophone. C'est ce qui explique que quand un ressortissant du Cameroun se présente à un étranger, la première question qui lui est posée c'est : « Vous êtes bilingue, n'est-ce pas? » Comment pouvait-il en être autrement? Dans le document national présenté au Séminaire de Yaoundé, le Cameroun se livre comme à l'accoutumée aux grandes déclarations [PAGE 65] en faveur des langues nationales : constitution de la sous-commission nationale de linguistique appliquée, formation des chercheurs polyvalents, etc. Le même document nous apprend que c'est l'université qui reçoit en priorité les enseignants étrangers spécialistes de nos langues nationales dans le cadre de la coopération internationale. « Dans l'enseignement secondaire public, poursuit le document, le seul exemple qu'on puisse donner est celui du lycée de la ville de Nkongsamba, où le ministre de l'Education nationale a autorisé l'introduction d'un parler bamiléké dans le premier cycle ». Pendant ce temps on clame tout haut la promotion des langues nationales. Et le même document d'ajouter sans rire : « Comme par le passé, la palme dans ce domaine revient aux établissements privés de type confessionnel. Le collège Liberman de Douala vient en tête avec son expérience. Commencé en 1966, l'enseignement des langues africaines au collège Liberman avait comme premier objectif d'aider les jeunes collégiens à reprendre racine dans leurs traditions et leur passé, pour reconnaître davantage leur identité culturelle et y trouver leur inspiration future. »

Ce propos se tient seize ans après l'indépendance. Le pouvoir public qui a la charge de l'éducation de la population laisse au secteur privé étranger le soin de permettre aux Camerounais de reprendre racine dans leurs traditions. On n'appelle pas cela une politique de démission nationale. Le document poursuit tranquillement : « Des responsables diocésains d'enseignement primaire de la zone francophone promettent (seulement) de réintroduire quelques langues nationales à l'école comme cela se faisait avant l'indépendance. » Parlons franchement. Si deux décennies après l'indépendance, on en est encore à chercher à faire comme « avant l'indépendance », dans quel sens peut-on apprécier le progrès ? Or, pendant ce temps « les langues africaines, facteur de développement » continuent de couler sur les lèvres des « responsables » camerounais.

« L'alphabétisation des adultes laisse à désirer, poursuit le document : les résultats obtenus sont insignifiants si l'on tient compte des moyens financiers, matériels et en personnel que le gouvernement consacre à cet effet. On doit imputer cela au fait que la campagne d'alphabétisation se fait en français et s'adresse à des gens qui n'avaient jamais appris à lire ou à écrire dans aucune langue; il va sans dire que les résultats ne peuvent pas être brillants... [PAGE 66]

S'agissant de l'alphabétisation des adultes, il convient de mentionner l'effort déployé par une société internationale de linguistique (S.I.L.) qui travaille au Cameroun depuis 1968. Cette société étudie les langues sans traditions écrites, les transcrit, élabore une matériel pédagogique, traduit I'Evangile et forme des Camerounais pour prendre la relève ». Le lecteur peut apprécier la politique de démission nationale du gouvernement camerounais (que nous dénoncions tout à l'heure) dans le domaine des langues nationales comme partout ailleurs.

Au Mali

On stigmatise « l'inadéquation entre le système scolaire hérité de la colonisation et l'aspiration à la démocratisation, à l'adaptation de l'enseignement à une véritable philosophie de l'africanité ». Bravo ! Et, imperturbablement, le document national poursuit : « Une des réalisations les plus notables du projet pilote sur le plan pédagogique a été la mise au point d'une méthode d'alphabétisation qui a permis de concevoir une série de livrets adaptés à l'acquisition des techniques culturales requises par les quatre grandes opérations de développement existantes. L'alphabétisation était devenue un auxiliaire précieux de la vulgarisation agricole. Les méthodes élaborées concernent respectivement : la culture de l'arachide, la culture du coton, la culture du riz. »

Même si le document conclut par le constat d'un succès après avoir fait remarquer que sur 2 500 centres prévus pour l'alphabétisation fonctionnelle, seuls 2 000 ont été réellement ouverts, il est à noter que ce que nous disions tout à l'heure à propos de la langue comme instrument d'inculcation idéologique se vérifie parfaitement ici. Afin d'amener les paysans à bien assimiler les méthodes de vulgarisation des cultures de traite (arachide, coton), l'alphabétisation fonctionnelle se fera désormais dans les langues nationales : Bambara, Peul, Songhaï etc. Les langues nationales sont ainsi utilisées pour aliéner les populations à l'économie capitaliste. Dans ce contexte, elles remplissent les mêmes fonctions que les langues de domination.

Au Tchad

L'expérience tchadienne est riche d'enseignements et mérite une attention toute particulière dans la perspective [PAGE 67] de ce qui sera dit plus loin à propos de la politique, des langues africaines de communication. Après avoir distingué trois groupes importants de langues dans le pays (groupe de langues Sara, groupe de langues dites « tchado-hamitiques », groupe mundang-tupuri-mbum, auquel il faut ajouter l'arabe), le document national présenté au séminaire de Yaoundé affirme que pour l'instant « le français est la seule langue qui a été choisie pour l'enseignement », mais ajoute que, « depuis deux ans, les responsables de l'Education nationale posent le problème de l'introduction des langues nationales à l'école primaire. L'apprentissage du français, langue étrangère, serait bien distinct de l'enseignement qui pourrait être donné dans la langue maternelle de l'élève. L'initiation à la lecture et à l'écriture pourrait se faire dans la langue maternelle et l'on passerait ensuite au français écrit ».

De leur côté, les responsables de l'agriculture envisagent un programme de formation des paysans en langues nationales, l'alphabétisation fonctionnelle ayant pour principal objectif l'amélioration des techniques de production pour augmenter les revenus, après avoir constaté par ailleurs que l'alphabétisation traditionnelle conduite dans plusieurs centres fut généralement un échec malgré l'enthousiasme des débuts, celle-ci étant faite en français. « Très vite, le stagiaire se décourage; il s'aperçoit de la difficulté de maîtriser la langue étrangère, il se rend compte qu'il n'aura pas le temps en un an ou deux de parvenir à des résultats probants. Et puis il est plus facile de maîtriser les mécanismes de la lecture et de l'écriture à partir d'une langue que l'on parle et que l'on comprend bien ». Le document mentionne une expérience dans un village, où on procède à l'alphabétisation d'enfants non scolarisés en langue Gulay avant l'apprentissage du français. « L'objet ici est de faciliter l'apprentissage du français en commençant par la lecture et l'écriture dans la langue maternelle. »

Dans les perspectives d'avenir, le document conclut « qu'en tout cas, il est important de bien noter qu'il semble exclu, pour un pays comme le Tchad, de choisir l'une ou l'autre langue du pays pour l'enseignement et de l'imposer à ceux qui ne parlent pas cette langue. Il s'agit seulement de promouvoir l'écriture et la lecture des principales langues du Tchad. Ces langues sont choisies comme référence, mais il faut faire en sorte que toutes les minorités linguistiques, [PAGE 68] si elles le désirent, puissent aussi promouvoir leur langue. Loin de nuire à l'unité nationale, une telle action peut permettre au contraire à de petits groupes assez isolés de s'intégrer dans la vie moderne et dans l'unité nationale. »

Il était indispensable d'exposer ces discours sur les langues nationales. Nous avons pu nous rendre compte que la promotion de ces langues a pour seul but de faciliter l'apprentissage du français, « puisqu'il est exclu de choisir l'une au l'autre langue du pays et de l'imposer à ceux qui ne parlent pas cette langue ». Le français n'est pas considéré ici comme une langue étrangère, ce qui fait qu'il n'est pas imposé au peuple tchadien. Ce qu'on refuse de dire, c'est que, pris dans l'engrenage de l'idéologie coloniale et néo-coloniale, réduit à l'impuissance, le régime est incapable d'adapter une politique linguistique véritable au profit du peuple tchadien et dans une perspective panafricaine.

Au Rwanda

La situation linguistique de ce pays est rare en Afrique. Toute la population parle le Kinyarwanda, mais aussi le Swahili. Avant l'arrivée des Allemands dans ce pays au début de ce siècle, le Kinyarwanda était l'unique langue nationale et officielle. A l'issue de la Première Guerre mondiale, le Rwanda fut occupé par les Belges. Le français remplaça ainsi l'allemand et devint la langue officielle du pouvoir d'occupation et la langue de l'enseignement secondaire, alors que le Kinyarwanda resta la langue officielle du pouvoir monarchique, de l'enseignement primaire et de l'alphabétisation des adultes.

Un journal en Kinyarwanda (le Kinyamateka) vit lejour dès 1933. Avec la liquidation de la monarchie et l'accession du pays à l'indépendance, le Kinyarwanda obtint le statut de langue nationale et première langue officielle, le français restant la seconde langue officielle. Les débats à l'Assemblée nationale se faisant en Kinyarwanda et en français. Dans les émissions radiophoniques, les deux langues sont presque à égalité avec un léger avantage pour le Kinyarwanda.

Le document mentionne que le Kinyarwanda était jusqu'à présent la seule langue de l'enseignement primaire et de l'alphabétisation des adultes. Il vient de céder les deux dernières années de l'enseignement primaire au français qui est toujours la langue de l'enseignement secondaire et supérieur. [PAGE 69] Le Rwanda, de par sa situation linguistique particulière et bien que le document national n'ait pas fait allusion au swahili parlé également par toute la population, s'inscrit parfaitement dans la perspective de l'adoption des langues africaines de communication comme nous le verrons plus loin.

Au Bénin

La communication du gouvernement au séminaire de Yaoundé souligne que « le colonialisme dans sa politique de domination a vite compris l'importance de la langue comme outil d'assimilation et d'aliénation culturelle. C'est pourquoi il s'est évertué, durant toute la période coloniale et néo-coloniale, à imposer sa langue comme celle de l'administration, de la science et de la littérature, reléguant au second rang tout ce qui constitue la civilisation africaine. L'usage de la langue du colonisateur ne fait qu'accentuer chaque jour le fossé entre les masses populaires abandonnées à l'ignorance et une élite culturellement aliénée à la pensée et au mode de vie extravertis ». Cette analyse, on ne peut plus claire, peut se passer de commentaires.

Au Togo

Le document présenté par le gouvernement estime que « la fonction essentielle de la langue étant la communication, il va sans dire que les langues étrangères ne remplacent guère nos langues maternelles, puisque les langues étrangères, par exemple le français au Togo, ne sont utilisées que par une minorité, et la plupart du temps, même ceux qui le parlent, lorsqu'ils rentrent dans leur milieu familial, s'expriment dans leur propre langue ( ... ).

« Une connaissance parfaite de sa langue permet à l'homme de traduire dans cette langue toute la pensée universelle, tous les acquis de la science : l'étude des langues nationales vise incontestablement la formation de l'homme total et assure à celui-ci son épanouissement social et culturel... Depuis deux ans, le programme de l'enseignement des langues nationales à tous les niveaux est rentré dans sa phase opérationnelle. »

Côte d'Ivoire

La Côte d'Ivoire, dans son document, fait remarquer que « alors qu'elle n'a connu que des échecs dans le domaine de l'alphabétisation aussi bien en milieu urbain que dans le [PAGE 70] monde rural, des pays voisins, sous l'impulsion de l'Unesco, enregistrent des succès certains dans l'alphabétisation en langues maternelles », mais souligne par ailleurs « qu'une conscience diffuse pousse les esprits et les cœurs à souhaiter un changement de la situation. C'est pourquoi, tout en accordant la priorité à la langue française pour les besoins de l'efficacité (de quoi et pour qui ?), les dirigeants ivoiriens cherchent à réajuster leur politique linguistique. Un certain nombre de déclarations et de décisions l'attestent. »

Comment peut-on imaginer la conciliation des deux positions aussi éloignées l'une de l'autre et venant d'un même pouvoir de décision, à moins de ne voir dans ces déclarations que des discours à faire dormir debout ? Ecoutons maintenant le ministre ivoirien des Affaires étrangères au colloque de Dakar sur les relations entre les langues négros-africaines et le français[7] : « Cette culture des autochtones et notamment de nos langues nationales se trouve précisément au cœur des préoccupations de tous les responsables politiques conscients du devenir lumineux de leur pays, car nous avons aujourd'hui la conviction profonde qu'un peuple qui ne sait plus parler est tout juste bon à ranger au musée. » Pourquoi toutes ces confusions ? Il manque dans les pays néo-coloniaux une véritable politique linguistique au service des peuples.

Nous ne terminerons pas l'évocation de ces quelques discours sur les langues nationales sans ouvrir une colonne au pays de la négritude.

Il s'agit, bien évidemment, du Sénégal. Le document national n'a pas mâché ses mots : « S'il faut accepter les faits en réalistes, il faut cependant protéger les langues bien enracinées dans la vie des peuples contre l'envahissement des cultures dites évoluées des pays de vieille civilisation et de techniques modernes ( ... ). Il est indispensable que les peuples ayant accédé récemment à l'indépendance veuillent protéger leurs valeurs, mais il ne serait pas sérieux d'éliminer systématiquement la langue du colonisateur, généralement langue de communication mondiale, car si l'on est en situation d'assimiler deux langues et deux cultures, et même plusieurs, pourquoi se priver de ce bienfait ? » [PAGE 71]

Ici, nous voyons que la culture occidentale est un bienfait pour l'Afrique; en est-il de même pour la culture africaine ? L'Occident la considère-t-il comme un bienfait? Le moins qu'on puisse dire c'est qu'à l'exception de quelques rares Français qui vont à l'Ecole Nationale des Langues Orientales, très peu sont ceux qui savent qu'en Afrique en peut s'exprimer dans une langue autre que le français ou l'anglais. Comment dans ce cas peut-on parler d'échanges culturels ? Si déjà les Africains eux-mêmes, du moins ceux qui ne le sont que par la couleur de la peau, ne conçoivent pas qu'une langue africaine soit capable de s'imposer comme une langue internationale de communication, il ne faut pas s'attendre à ce que l'Occident impérialiste le fasse à leur place.

POURQUOI DEUX LANGUES AFRICAINES DE COMMUNICATION?

L'Afrique doit se libérer culturellement, économiquement et politiquement. Une telle libération ne saurait se faire sans fil conducteur commun aux peuples africains. Le continent noir doit réaliser son unité et affirmer sa civilisation. Un Africain, partout en Afrique, doit se sentir sur son sol natal. Kwame Nkrumah à ce propos disait qu'« en Afrique, on ne devrait jamais utiliser le terme d'« étranger », car ils sont tous africains »[8]. Cheikh Anta Diop, plaidant pour le choix d'une langue à l'échelle du continent africain, fait remarquer que « l'unité linguistique sur la base d'une langue étrangère, sous quelque angle qu'on l'envisage, est un avortement culturel... Un Africain, éduqué dans une langue africaine de culture quelconque, qui n'est pas la sienne, est moins aliéné, culturellement parlant, que s'il l'était dans une langue européenne avec perte définitive de sa langue maternelle. De même, un Français éduqué en italien serait moins aliéné que s'il l'était en zoulou ou en arabe avec perte définitive du français. Telle est la différence d'intérêt culturel qui existe entre langues européennes et africaines et que nous ne devons jamais perdre de vue » [9]. [PAGE 72]

Mettant en relief l'explication coloniale des langues africaines, Guy Landry Hazoume souligne que « nos langues, dans l'univers mental colonial nourri pendant longtemps de préjugés et de mépris à leur endroit, ont été hâtivement traitées de dialectes ou de « patois » sommaires. Se situant dans ce même univers colonial, les missionnaires, pour les besoins de leur évangélisation, comprirent très vite tout le bénéfice pratique et tactique qu'ils pourraient intelligemment tirer de l'utilisation de ces langues »[10].

Pourquoi ce rappel ? Pour montrer que, alors qu'un Européen peut être fier de parler plusieurs langues de son continent, les bourgeoisies politico-bureaucratiques africaines poussent leurs enfants à une assimilation parfaite du français ou de l'anglais afin de les préparer à la perpétuation du système social hérité de la colonisation. Il est même des cas où les enfants nés en Afrique n'ont que le français ou l'anglais comme langue maternelle. Ces enfants, produits d'une classe aliénée au service de l'étranger, ne seront rien d'autre que des futurs instruments de reproduction de cette classe.

Si le débat aujourd'hui, du moins dans les rangs progressistes, ne tourne plus tellement autour de la question de l'indépendance véritable de l'Afrique, tant la chose va de soi, la question du comment arracher cette indépendance des griffes impérialistes dans toutes leurs ramifications, notamment linguistiques, reste le problème numéro un du continent. Il est dans ce cas difficile de ne pas être d'accord avec L.J. Calvet lorsqu'il dit que « toute libération nominale qui ne s'accompagne pas d'un bouleversement de la superstructure linguistique, n'est pas une libération du peuple qui parle la langue dominée, mais une libération de la classe sociale qui parlait et qui continue de parler la langue dominante. En d'autres termes, la libération nationale au sens plein du terme, passe par la libération sociale, par la révolution sociale et ce n'est qu'après s'être débarrassés de leurs bourgeoisies compradores, après avoir brisé l'état capitaliste que les peuples, néo-coloniaux, libérés politiquement et socialement, retrouveront tout à la fois la maîtrise de leur destin et de leur langue ou, de façon plus vaste et plus juste : la maîtrise de leur civilisation... [PAGE 73] Un peuple ne s'est pratiquement jamais libéré d'une emprise coloniale en conservant la langue du colonisateur»[11]. Il fait également remarquer à très juste titre que la majorité des intellectuels réduits par le colonialisme et l'éducation de privilégiés qui leur a été donnée, au statut de bâtards culturels, sont face à la langue dominante, la langue du colonisateur, dans un rapport d'utilisation – profit qui rend vaine toute idée de changement. Dans l'affrontement entre le français et l'anglais d'un côté, et les langues locales, les élites africaines sont facilement du côté de la langue dominante; c'est d'ailleurs pour cela qu'on les a créées et mises en place.

Sur un autre plan, l'affrontement entre le français et l'anglais se fait non pas entre les natifs de ces langues, mais entre les Africains. Il se manifeste surtout dans le domaine de la coopération scientifique et technologique. L'Afrique, dans ce domaine, se divise en deux blocs bien distincts : le bloc francophone et le bloc anglophone. La plupart des chercheurs francophones sont imperméables à l'anglais; ils n'imaginent pas que l'on puisse travailler dans une autre langue que la langue française dans leur spécialité; la situation est encore plus marquée du côté des anglophones. Etant difficile à un chercheur anglophone au francophone de connaître avec précision ce qui se fait dans un pays d'une autre langue, on assiste à des doubles emplois, dus à l'absence d'une coopération véritable entre chercheurs de la même discipline. Ceci entraîne bien évidemment des gaspillages en temps, en ressources humaines et en moyens financiers. La solution à cette difficulté doit consister en l'adoption des langues africaines de communication; les blocs linguistiques n'existeront plus. Les contacts directs seront plus faciles en raison d'une meilleure communication entre chercheurs.

Pour mieux saisir toute l'importance pour l'Afrique, au sud du Sahara, d'adapter une ou deux langues africaines de communication[12], reportons-nous à la tempête de protestations soulevée par le projet de réforme de l'enseignement des langues vivantes en France. L'axe de la réforme consiste à « renforcer l'apprentissage de la première langue. Pour cela on repousse l'étude d'une éventuelle deuxième langue [PAGE 74] à la classe de seconde ». Le choix de la première langue en sixième peut, en principe, se faire entre six langues allemand, anglais, espagnol, italien, portugais ou russe.

La réaction des syndicats ne s'est pas fait attendre. Pour la C.G.T., « il ressort du projet que des milliers de jeunes n'auront pas accès à l'apprentissage d'une seconde langue : ceux qui n'iront pas en seconde. Le risque est grand de voir la seconde langue devenir en élément supplémentaire de sélection, accentuant le caractère élitiste du système éducatif ». La Confédération Nationale des Groupes Autonomes de l'Enseignement Public (CNGA) constate « qu'une conséquence prévisible de cette réforme sera la quasi-disparition de toute langue autre que l'anglais, en particulier des langues latines ou slaves vers lesquelles certains esprits sont naturellement attirés »[13], non sans noter au passage que l'orientation nouvelle constitue une véritable « déculturation ».

André Fontaine n'a pu contenir sa colère. Préconisant comment défendre le français, il se déchaîne en ces termes[14] : « En tête des besoins, on nous excusera de faire figurer la défense de la langue française. Lorsque Jean Ferniot, après s'être déclaré sur tous les tons « jacobin », déclare, au cours d'une récente émission d'Apostrophes[15] que, bien qu'il sache mal l'anglais, il prendrait aisément son parti d'être obligé de le parler, parce que la nation se serait fondue dans un ensemble plus large, il ne mesure pas à quel point la dépendance culturelle entraîne la dépendance politique. » Et, plus loin, il poursuit : « Comment envisager de renoncer à la langue française... Quand des Julien Green ou Ionesco ont choisi de devenir des écrivains français ? Quand des Arabes, des Africains, des Antillais emploient tout naturellement notre langue pour dire la passion, l'espoir, la vérité de leurs peuples ? Quand quarante pays, à la surface du globe, ont le français pour langue officielle ? Quand la francophonie fonde, de Montréal à l'océan Indien, une [PAGE 75] indiscutable convergence ? Quand le français demeure, aux côtés de l'anglais, une des langues de travail des Nations Unies, de l'OCDE, de l'OTAN ? Cesser de se battre pour le français, notamment dans les organisations internationales, ce serait se priver d'une des meilleures armes dont notre peuple dispose pour garder sa liberté. » Bref ! André Fontaine conclut son plaidoyer contre la réforme et en faveur de la langue française par : « La connaissance parfaite d'une langue étrangère à laquelle M. Pelletier[16] convie notre progéniture. 1) est une vue de l'esprit; 2) ne peut que compromettre encore un peu plus notre indépendance culturelle et notre influence à l'étranger. »

Une des réactions à mentionner est celle de Michel Jobert qui, écœuré, n'a pas hésité à qualifier le gouvernement français de déserteur. « L'indépendance se, mesure, dit-il, dans cette détermination fondamentale qu'est le langage ».

On se rend bien compte par ces diverses réactions et prises de position, que la langue est une arme de libération culturelle, économique et politique.

Malheureusement on trouve encore des Africains qui pensent qu'on peut développer la culture africaine dans une langue étrangère à ce continent, alors que ceux qui nous dominent avec leurs langues sont bien convaincus du contraire.

QUELLES LANGUES AFRICAINES CHOISIR ?

Une fois convaincu de la nécessité d'adopter une ou deux langues africaines de communication, le problème n'est pas pour autant résolu. La question que l'on se posera est celle de savoir quelles langues choisir parmi au moins les 800 langues de ce continent et en fonction de quels critères. Cette question est d'autant plus importante qu'elle sert d'alibi à ceux qui ne voudraient pas « imposer » une langue africaine à la population africaine. La réponse plongera ses racines dans deux considérations : l'une d'ordre quantitatif, l'autre d'ordre qualitatif.

Critères quantitatifs

Dans son ouvrage intitulé « Langues et Langage en Afrique Noire »[17], P. Alexandre donne une esquisse de la statistique linguistique [PAGE 76] dans laquelle nous extrayons les données suivantes[18] :

Langues ou
groupes

Zone géographique
Locu-
teurs
Houssa
Soudanais, Nigeria, Niger et noyaux isolés dans toutes les villes d'Afrique Soudanaise.
10 Millions
Peul
Soudan Occidental et Central du Sénégal au Nil, ppx groupes : Sénégal, Guinée, Mali, Haute-Volta, Niger, Nigeria, Cameroun
5 M +
Rwanda Rundi
Rwanda, Burundi, Congo L. (Zaïre), Ouganda, Tanganika
5 M

Swahili

Comores, Zanzibar, Kenya, Tanganika, Somalie, Congo.(Zaïre), Ouganda, Zambie
12 à 15 M
Yoruba
Nigeria, Dahomey (Bénin), Togo
5 M

Ces chiffres déjà très largement dépassés montrent que le Haussa et le Swahili arrivent en tête. Du point de vue quantitatif, ces deux langues peuvent êtres choisies comme langues africaines de communication. Examinons-les.

Le swahili

En dehors du fait que le swahili se classe parmi les 12 grandes langues du monde, il est parlé actuellement par près de 70 millions de personnes réparties dans 10 pays.

Tanzanie : le swahili est la langue nationale de ce pays. Toute la population, estimée à 15 millions de personnes, le parle.

Kenya : 14 millions d'habitants. Les populations communiquent dans cette langue.

Ouganda : 12 millions de personnes utilisent la langue.

Rwanda : 4 millions communiquent aussi en swahili. [PAGE 77]

Burundi : 4 millions communiquent en swahili après la langue locale.

Zaïre : 25 millions dont plus de 10 millions utilisent le swahili.

Zambie : 5 millions dont près de 2 millions parlent le swahili.

Malawi : 5 millions d'habitants. Si le swahili est parlé au nord de la Zambie et du Mozambique, il est aussi parlé sur tout le territoire du Malawi qui se trouve entre les deux pays.

A ces chiffres, il faut ajouter environ un demi-million de locuteurs des Comores et de l'extrême sud de la Somalie. Résumé dans le tableau suivant nous avons :

Pays dont toute ou une partie
de la population parle swahili

T/P
Nombre de locuteurs
(en millions)
Burundi
(T)
4
Kenya
(T)
14
Ouganda
(T)
12
Malawi
(T)
5
Mozambique
(P)
2
Rwanda
(T)
4
Somalie

0.5
et Comores
(P et T)
15
Tanzanie
(T)
2
Zambie
(P)
10
Zaïre
(P)
10
TOTAL

68,5

T : Toute la population. P : Une partie de la population.

On peut donc dire qu'en gros, 70 millions de personnes utilisent déjà le swahili comme langue de communication.

Le Haussa

Présentant le Haussa comme une des plus importantes langues de l'Afrique de l'Ouest, Charles H. Kraft et A.H.M. Kink-Green[19] estiment qu'en 77, plus de 20 millions de [PAGE 78] personnes parlaient le Haussa comme langue maternelle et approximativement 10 millions comme seconde langue. D'après cette estimation, le Haussa a plus de 30 millions de locuteurs.

Ces deux langues totalisent au moins 100 millions de locuteurs sur une population de 350 millions, soit environ 30 %. Nous voyons donc que, du point de vue quantitatif, le Swahili et le Haussa s'imposent comme langues africaines de communication.

Critères qualitatifs

Les critères qualitatifs de choix des langues africaines de communication sont de loin les plus importants. Ils s'appuient non seulement sur l'unité des cultures et des langues négro-africaines, mais aussi sur le fait que les langues que nous proposons sont écrites, enseignées; les matières scientifiques sont enseignées dans ces langues.

L'unité des cultures négro-africaines

D'un bout à l'autre du continent noir, les cultures négro-africaines sont fondues dans un moule qui fait d'elles des variantes d'une même culture. Il est assez facile de vérifier cette proposition en se référant par exemple au système d'attribution des noms en Afrique. Dans toutes les sociétés africaines, le nom a toujours été le reflet des cadres sociaux d'une communauté donnée. N'Sougan Agblemagnon souligne à ce propos que « ne prend pas n'importe quel nom qui veut, ne change pas de nom qui veut, n'importe comment et n'importe quand »[20].

Il poursuit son idée par des exemples de classification fonctionnelle des noms où il fait remarquer que le nom n'est pas seulement un moyen de désigner un individu; il est toujours l'expression d'un fait social précis : accidents de la vie quotidienne, idées philosophiques, etc. Dans la société Evé au Togo, où il a effectué ses observations, on rencontre, dit-il, des noms de circonstances, du jour de naissance, de clan, de plaisanterie, de rappel ou de souvenir, de salutations, de querelles, parlants ou nom-proverbes, de mortalité infantile, etc. Il cite l'exemple d'Asimôdzi qui se décompose en Asi = marché, = chemin, dzi = route, qui peut [PAGE 79] être donné comme nom à l'enfant né pendant que sa mère se rendait ou revenait du marché.

Dans les sociétés africaines, il existe des noms pour montrer que les enfants sont des jumeaux, qu'un enfant vient après les jumeaux, ou qu'il est le dernier né de la famille. Les jumeaux sont identifiés par leurs noms :


Garçon

Fille
Evé (Togo)
Atsu
Ehnisa
Bamoun (Cameroun)
Mfuapon
Nzié

L'enfant qui vient après les jumeaux dans la société bamoun prend le nom « Mefire ». Chez les Baluba, au Zaïre, l'un des jumeaux qui arrive le premier prend le nom « Mbuyi » le second celui de « Nkanku » et ceci sans distinction de sexe. L'enfant qui suit les jumeaux est nommé « Musuamba ».

Ces quelques exemples montrent que deux langues africaines de communication ne peuvent que contribuer à souder les cultures africaines dans la perspective de l'unité politique et économique du continent.

L'unité des Langues Négro-Africaines

Les critères purement linguistiques d'adoption des langues africaines de communication sont nécessaires, mais l'adoption relève plus des décisions politiques que des considérations d'ordre scientifique. Il n'est cependant pas superflu d'en mentionner quelques aspects. Merlo et Vidaud montrent dans leur ouvrage intitulé « Unité des Langues Négro-Africaines »[21] a que « les langues africaines, bien que très nombreuses et distinctes les unes des autres, forment ce qu'il est convenu d'appeler une famille ». Pour le démontrer, ils s'appuient sur plusieurs considérations dont nous mentionnons deux : la première consiste à choisir deux langues aux extrémités de l'Afrique noire, par exemple le diula au nord-ouest et le bantou au sud-est, pour faire ressortir leurs traits essentiels (les classes nominales) en dépit de la distance et conclure à l'unité. La seconde méthode [PAGE 80] consiste à trouver une même racine simple dans les langues de groupes différents, séparés par de longues distances, pour y trouver des ressemblances essentielles.

Ils s'arrêtent sur l'étude comparative des racines simples qui confirment l'unité des langues négro-africaines. Citant le sème di = manger, ils montrent qu'on trouve cette racine sous sa forme di en Sierra Leone, Côte d'Ivoire, au Libéria, au Bénin, au Cameroun, au Bas-Congo. Obéissant aux lois de la phonétique, cette forme peut se modifier pour devenir li en Mona, Néyo, Sénoufa, fan, etc., et ri dans le groupe Voltaïque en Mossi. Il existe une autre racine que di qui traduit « manger ». C'est ni que l'on trouve dans de nombreuses langues africaines.

A côté de ces éléments, il faut mentionner certaines formes d'expression telles que « manger son argent » pour dire dépenser, « s'asseoir par terre » pour exprimer l'action de s'asseoir tout court, qu'on trouve dans les langues négro-africaines.

Une objection qu'on pourra nous faire non sans fondements, une fois les difficultés d'ordre linguistique écartées, c'est que « l'anglais est tout autant une langue de classe que le français. N'ont accès à ces langues que les minorités des classes privilégiées. Remplacer ces deux langues par des langues africaines revient à faire de celles-ci des langues de classe ».

Notre préoccupation reste et restera soutenue par ce point d'interrogation. Comment effectivement ôter au Swahili et au Haussa la nature de classe que peuvent lui engendrer les systèmes éducatifs néocoloniaux actuellement en vigueur dans la plupart des pays africains, une fois ces langues adoptées comme langues africaines de communication ? La stratégie d'action que nous proposons ci-après aura un double objectif : répondre à cette préoccupation tout en restant didactique.

STRATEGIE D'ACTION

Au terme de ce qui précède, il nous est maintenant possible de conclure par une proposition de stratégie d'action qui doit pouvoir permettre de traduire dans les faits ce qui paraît encore aujourd'hui inconcevable, voire utopique, par bon nombre des pays africains. En effet, nous avons déjà entendu des gens quelquefois de très bonne foi se demander [PAGE 81] « comment s'y prendre pour enseigner ces langues ? Faudra-t-il envoyer les enseignants du Swahili et du Haussa dans tous les pays africains et dans ce cas où les trouvera-t-on en nombre suffisant ? Et puis, n'y a-t-il pas risque de glottophagie des langues nationales par ces langues africaines de communication ? »

Si ces questions viennent quelquefois de gens de bonne foi comme nous avons dit, elles viennent aussi de ceux qui, par simple souci de défendre leur position de classe, emboîtent le pas aux anciennes « métropoles » pour montrer que c'est une vue de l'esprit que de concevoir une telle politique. L'aspect que nous abordons ici se propose d'écarter les arguties de ceux qui, faute de pouvoir se défaire du carcan du colonialisme linguistique qui les réduit à l'impuissance, trouvent toutes sortes de raisons, notamment celle de « l'idéologie importée », pour ne pas s'engager dans le combat pour la défense de la culture, de la personnalité et de la dignité des peuples africains. Nous ne voulons pas non plus qu'on pense que nous tombons dans le travers de la négritude, cette autre théorie qui ne va pas plus loin que l'adoration de la race nègre tout en la prostituant à l'Occident.

Après ces précisions, que proposons-nous ? Une stratégie devant conduire l'Afrique à long terme à remplacer les langues coloniales par les langues africaines de communication. Cette stratégie se divise en deux phases :

PHASE I

1. Enseignement primaire

Dans l'analyse des discours sur les langues nationales, nous avons vu que les timides tentatives d'introduction des langues nationales dans l'enseignement primaire visaient avant tout à préparer les enfants à bien assimiler plus tard les langues étrangères (langues coloniales) qui véhiculent une culture qui n'a rien de commun avec la culture africaine, par conséquent, ne contribuent en rien à développer les valeurs africaines. La refonte totale de l'enseignement doit donner priorité aux langues nationales. Cela signifie en termes clairs que dès la maternelle et durant les quatre premières années du cycle primaire, l'enfant soit alphabétisé dans sa langue maternelle.

A partir de la cinquième année du cycle primaire, l'anglais, [PAGE 82] le français, le portugais, etc., suivant le cas pourraient être introduits. Pendant les deux dernières années de l'enseignement primaire, les langues nationales continueront à être enseignées.

2. Enseignement secondaire

Dès l'entrée en première année du cycle secondaire, l'enseignement se poursuivra dans les langues étrangères (L.E.), à savoir l'anglais, le français, le portugais, etc., mais la première langue non nationale sera l'une des deux langues africaines de communication (L.A.C.). Après la deuxième année du cycle secondaire, commencera l'enseignement de la deuxième L.A.C.

Ce système permettra à chaque enfant d'avoir :

    a) Après six années d'enseignement primaire :
        6 années de langue maternelle,
        2 années de langues étrangères (L.E.)

    b) Après quatre années d'enseignement secondaire
        6 années de langue maternelle,
        6 années de langues étrangères
        4 années d'une L.A.C.,
        2 années de la deuxième L.A.C.

    c) Après sept années d'enseignement secondaire :
        6 années de langue maternelle
        9 années de langue étrangère
        7 années de la première L.A.C.
        5 années de la seconde L.A.C.

3. Enseignement supérieur

Durant les deux premières années de l'enseignement supérieur, les deux L.A.C. continueront à être enseignées comme des matières obligatoires dans toutes les disciplines.

Cette première phase permettra en même temps de former les instituteurs qui introduiront les langues africaines de communication dans l'enseignement primaire.

PHASE II

Six ou sept ans après l'entrée en vigueur de la refonte du système d'éducation, il pourra être Possible d'introduire les langues africaines de communication dans l'enseignement primaire (mais cette fois avec une année d'avance) en remplacement des langues étrangères qui ne seront plus enseignées [PAGE 83] que dans le cycle secondaire. Autrement dit nouveau système se structurera Comme suit :

1. Enseignement primaire
    6 années de langue maternelle
    3 années d'une langue africaine de communication,

2a. Enseignement secondaire (premier cycle de quatre ans)
    6 années de langue maternelle
    7 années de langue africaine de communication
    4 années de langue étrangère
    2 années de la deuxième langue africaine de communication.

2b. Enseignement secondaire avec une durée de 6 ou 7 ans suivant le cas
    6 années de langue maternelle
    10 années de langue africaine de communication
    7 années de langues étrangères
    5 années de la deuxième langue africaine de communication.

3. Enseignement supérieur

L'enseignement de toutes les disciplines se fera dans les langues africaines de communication.

Parallèlement à la mise en place de ce dispositif, doivent être prises toutes les mesures nécessaires pour la vulgarisation de ces langues par les médias : radio, télévision, presse, etc. L'Unesco, dans cette entreprise, doit jouer un rôle important si elle entend s'acquitter réellement des tâches qui lui incombent : promouvoir la culture et la science dans toutes les communautés de notre planète.

Avant d'ouvrir les débats sur ce qui précède, une précision s'impose. Théoriquement, aucun gouvernement n'a besoin de se réclamer de telle ou telle école idéologique pour faire sienne la politique linguistique que nous proposons pour l'Afrique. Il est cependant tout à fait clair qu'un pays qui dépend encore politiquement et culturellement de l'extérieur, aura du mal à convaincre ses grands maîtres de la nécessité pour lui d'exister dans le sens le plus fort de ce terme.

Ce coup d'envoi, nous pensons, était nécessaire. Il permettra de démasquer ceux qui, incapables de pouvoir concevoir et mettre en place une politique linguistique au service [PAGE 84] des peuples africains, se réfugieront derrière les grands slogans creux de « promotion des langues nationales » sans oser dire à quoi et à qui servira cette promotion. L'heure des déclarations d'intention est révolue, il faut passer à l'action. Il faut à terme en finir avec les langues coloniales au profit des langues populaires d'Afrique. C'est l'unique voie pour affirmer l'identité culturelle et l'indépendance véritable de l'Afrique. Les langues africaines de communication conduiront infailliblement à l'unité des peuples africains.

S.N. KASSAPU


[1] In Dictionnaire encyclopédique des Sciences du Langage, Paris. Ed. du Seuil, 1972.

[2] Il existe des sous-idéologies telles que l'idéologie religieuse qui en fin de compte se retrouvent dans l'une de ces deux familles.

[3] Thèse que reéfute pertinemment L.J.. Calvet in « Linguistique et Colonialisme », Paris, Payot, 1974.

[4] Recommandation no 1 alinéa (d) de la réunion « Promotion des Langues Nationales » tenue à Yaoundé du 1er au 8 décembre 1976.

[5] No. 1 février 1977 de l'Agence de Coopération Culturelle et Technique.

[6] Les langues et l'Education au Mali. (Réponse à un expertisé français) PN-PA no. 3. mai-juin 1978.

[7] Organisé le 24 mars 1976 par le Conseil International de la Langue Française.

[8] La lutte des classes en Afrique. Paris, Présence Africaine, 1972.

[9] In Les Fondements économiques et culturels d'un Etat Fédéral d'Afrique Noire. Paris, Présence Africaine, 1974.

[10] Idéologies Tribalistes et Nation en Afrique, Paris, Présence Africaine, 1972.

[11] In Linguistique et Colonialisme. Paris, Payot, 1974.

[12] L'Afrique du Nord ayant déjà l'arabe.

[13] Corroborant la thèse de Cheikh Anta Diop exposée plus haut.

[14] Le Monde du 10 mai 1979.

[15] Une émission littéraire d'Antenne 2 mais alors réactionnaire et raciste. Aucun écrivain noir, même au nom du rayonnement de la langue française n'y a jamais été invité ou alors à la sauvette, exception faite de Senghor.

[16] Auteur de la réforme.

[17] Paris, Payot, 1967.

[18] Nous avons choisi les langues qui ont au moins 5 millions de locuteurs.

[19] In Teach yourself books. Hodder and Stoughton, Great Britain.

[20] Sociologie des Sociétés orales & Afrique noire. Paris, Ed. Mouton, 1969.

[21] Paris, G.P. Maisonneuve et Larose, 1967.