© Peuples Noirs Peuples Africains no. 12 (1979) 1-14



CAMEROUNAIS, VOTRE PETROLE F... LE CAMP !

P.N.-P.A.

« Pourquoi ? mais pourquoi ? ... »

Voilà la question qu'on entendait les Camerounais se poser obsessionnellement depuis vingt ans entre eux.

« Pourquoi cette haine aveugle et implacable contre Ruben Um Nyobé ? Pourquoi tant d'acharnement à exterminer nos dirigeants authentiques ? Pourquoi tant de persévérance dans les atrocités contre nos populations ? Pourquoi cet entêtement dans les pratiques de terreur ? Pourquoi tant d'opiniâtreté dans l'impudence des procès politiques, tels que celui de 1971 qui se termina par l'exécution publique d'Ernest Ouandié, leader de l'opposition clandestine ? Pourquoi ? Pourquoi ?... »

Pendant vingt ans, ces questions demeurèrent sans réponse. Ou plutôt ces questions étaient demeurées jusqu'ici susceptibles de réponses multiples, mais toutes insuffisamment convaincantes pour apaiser l'angoisse des Camerounais. Il leur semblait toujours que la véritable clé de la cruauté de leurs protecteurs successifs, de Gaulle, Pompidou, Giscard d'Estaing, leur échappait.

Aujourd'hui, ils savent enfin.

Ils savent aujourd'hui que la raison de leur interminable calvaire, ce n'est pas tellement la position stratégique de [PAGE 2] leur pays commandant l'accès du Tchad, de la Centrafrique et, dans une certaine mesure, du Gabon et même de la République Populaire du Congo, ni l'anticommunisme frénétique de Paris voyant la main de Moscou partout où les Africains luttent pour leur émancipation, ni une tradition française obstinée à refuser d'entendre les aspirations sincères des populations indigènes.

Les Camerounais savent aujourd'hui que le fatum de leur tragédie, c'est très prosaïquement le pétrole, aubaine des peuples du Maghreb et du Moyen-Orient, mais malédiction du sud du Sahara.

Oh, ce n'est pas vraiment une révélation.

L'existence d'indices du pétrole était un soupçon répandu depuis les années cinquante. Depuis une dizaine d'années, sa rumeur circulait parmi les rares Camerounais quelque peu informés dont peu y croyaient vraiment, étonnés que la présence de cette denrée, qui suscitait ailleurs des enthousiasmes collectifs, l'envie des nantis et l'admiration des pays frères, ne reçût aucune publicité chez eux. Et de s'écrier : « Méfions-nous des mirages. Ne prenons pas nos désirs pour des réalités. »

Les plus enflammés proclamaient : « Mais oui! nous avons du pétrole, mais on nous le cache, on veut nous le prendre en douce. »

Ce sont ces derniers qui avaient raison, chacun le sait désormais, ou plutôt chacun s'en doute. Le Cameroun recèle des gisements impressionnants d'or noir, mais on le cache aux Camerounais pour éviter qu'ils ne prennent conscience de leurs intérêts.

Les Camerounais se doutent désormais que leur pays est de ceux à qui la Providence des pauvres a donné cette chance formidable : du pétrole dans leur sous-sol.

Chose qui paraîtrait inconcevable sous d'autres cieux, mais qui, au Cameroun, n'aura surpris personne, ce n'est pas leur gouvernement qui a annoncé aux Camerounais cette merveilleuse nouvelle, directement, spontanément, loyalement, franchement, comme il est du devoir de n'importe quel gouvernement au monde, du moins ailleurs qu'en Afrique dite francophone. Bien au contraire, le gouvernement d'Ahmadou Ahidjo s'est constamment ingénié à tenir ses ressortissants dans l'ignorance de ce fabuleux héritage ancestral, et pour cause : sa fonction est d'aider le néo-colonialisme à les en déposséder. [PAGE 3]

C'est indirectement, par la presse économique occidentale, par les flambées successives du mois d'octobre 1979 à la Bourse de Paris, attribuées à l'évaluation progressive des gisements d'or noir camerounais, que le pays a d'abord eu vent de ce qui devrait être pour lui une chance miraculeuse, mais qui risque de tourner encore une fois en une nouvelle malédiction – en l'une de ces spoliations traumatisantes dont l'histoire des Noirs et des Indiens d'Amérique est si riche et qui laissent les peuples chaque fois définitivement groggy, incapables de se ressaisir pour des millénaires sinon à jamais.

C'est que le capitalisme giscardien, dans son délire spoliateur, a décidé de déposséder les Camerounais de leur pétrole.

Par quels mécanismes ? Les mêmes qu'on a pu observer avec le pétrole du Gabon, ou avec les diamants de la Centrafrique – pour ne parler que de deux Républiques « francophones » placées sous l'égide de la « coopération franco-africaine ».

C'est d'abord l'instauration, il y a vingt ans, d'une dictature terroriste indigène au service de l'impérialisme. Ahidjo s'est distingué dans cette fonction, au moins autant que Bokassa, par une cruauté jamais démentie, dont le massacre de plus de deux cents villageois à Makary, dans le nord du pays, vient de donner une nouvelle et éclatante illustration à l'opinion internationale consternée[1].

C'est ensuite et surtout l'ignorance et le silence des populations africaines, favorisés par l'obscurantisme que sécrètent l'absence d'une presse nationale authentique, le terrorisme des polices néo-coloniales ainsi que le décervelage des idéologies occidentales assénées unilatéralement à une opinion africaine atomisée, hébétée, impuissante. [PAGE 4]

Ainsi, voici quelques questions qu'il est, parait-il, interdit de poser publiquement là-bas. Quelle est l'importance des gisements découverts à ce jour ? Quel est leur site ? Quelles sociétés les exploitent déjà ? A quel prix ces sociétés payent-elles le pétrole camerounais ? Ce prix est-il conforme à ceux des pays de L'OPEP où le Cameroun n'a pas, à ce jour, décidé d'entrer ? Sinon, au nom de quoi les sociétés pétrolières françaises s'adjugent-elles à si bon compte le pétrole d'un pays africain pauvre qui n'a pas trop de toutes ses ressources pour assurer un minimum de bien-être à ses enfants ?

Autant d'informations dont les Camerounais souhaiteraient bénéficier, mais que personne ne se soucie de leur fournir. S'ils sont éduqués et exceptionnellement curieux, ils pourront quand même glaner ici et là quelques données significatives. Mais quelle patience et quelle lucidité ne leur faudra-t-il pas pour naviguer, par exemple, au milieu des incohérences de la presse française si souvent complaisante, même quand on la croit à gauche, à l'égard du giscardisme cynique et chauvin.

Concernant les quantités extraites à ce jour, « La Croix », par exemple, dont un envoyé spécial accompagnait Giscard pendant son voyage officiel de février 1979 au Cameroun, fait cette révélation qui n'est pas sans intérêt : « En 1978, 800 000 tonnes de pétrole offshore ont été produites. Avec la mise en exploitation de nouveaux puits, la production atteindra 1500 000 tonnes en 1979, et l'on prévoit une production de 5 millions de tonnes en 1983 et peut-être de 10 millions en 1985. »

Précisons par parenthèses que, contrairement aux apparences d'autonomie, de recherches personnelles sur le terrain, que veut donner l'auteur du reportage, « La Croix », journal catholique, donc très conservateur et ardemment giscardien pour tout ce qui concerne l'Afrique, utilise comme sources exclusivement le ministère de la Coopération à Paris et les services de presse de la présidence et du gouvernement camerounais, constitués eux-mêmes d'assistants techniques venus du ministère de la Coopération à Paris. C'est sur cette base que l'envoyé spécial de « La Croix » se borne à épiloguer, très verbeusement. Il n'est pas le seul; les Africains connaissent bien cette tradition journalistique typiquement française. Tel grand reporter trop connu d'un journal aussi réputé que « Le Monde » s'est rendu [PAGE 5] célèbre par l'habitude de s'enfermer dans sa chambre d'hôtel pour rédiger de longues études genre pris sur le vif, en mettant en forme ses conversations avec les officiels, et, particulièrement, avec les services de presse du gouvernement et de la présidence de la République africaine francophone qu'il visitait.

Les chiffres avancés par le journaliste de « La Croix » proviennent donc des milieux officiels français et camerounais et, en dernière analyse, des sociétés pétrolières françaises intéressées, qu'on imagine résolues à décourager toute curiosité excessive pour leur chasse gardée camerounaise – ce qui, en leur permettant de dissimuler comme d'habitude leurs bénéfices, les met aussi à l'abri des fiscs autant français que camerounais. Il faut donc avoir constamment en esprit que ces chiffres, comme tous ceux qui sont publiés en France, sous-estiment délibérément la production pétrolière camerounaise.

La volonté de sous-estimation, de mystification d'une opinion camerounaise paralysée est manifeste à tous les niveaux des pouvoirs aussi bien politiques qu'économiques giscardo-ahidjoiques. Il n'est que de feuilleter « Marchés Tropicaux », publication spécialisée dans l'information des investisseurs occidentaux en Afrique, pour se faire une idée précise des intentions et des méthodes du néo-colonialisme.

« Marchés Tropicaux » 24 février 1978. Page 609 : appliquant approximativement la maxime machiavélique selon laquelle la parole a été donnée à l'homme pour dissimuler sa pensée, Ahmadou Ahidjo, président de la République du Cameroun, confie dans une interview : « Comme vous le savez, plusieurs sociétés pétrolières installées au Cameroun mènent activement les recherches pétrolières dans notre pays depuis de longues années, avec l'encouragement du gouvernement... Les résultats obtenus jusqu'ici au large de nos côtes ont montré des indices sérieux et même un petit gisement appelé Kolé a été découvert par la société Elf-Serepca, qui a demandé et obtenu l'autorisation du gouvernement pour l'exploiter. Cette exploitation est en cours et ma visite à Kolé a effectivement coïncidé avec le premier enlèvement de 63 000 tonnes de notre pétrole destiné à l'exportation. Ainsi que je l'ai dit... il s'agit pour le moment de quantités encore modestes... »

C'est surtout cette dernière vérité, toute spécieuse, qu'il [PAGE 6] importait d'inculquer aux gens, puisqu'il s'agit avant tout de les chloroformer. En réalité, 63 000 tonnes ne constituent pas une quantité modeste dans un pays qui ne consomme par an que 600 000 tonnes et où l'éclairage de l'écrasante majorité de la population se fait par des lampes à pétrole, faute d'électricité. La question que cherche à esquiver le président est celle-ci : pourquoi réserver cette première production à l'exportation ? Pourquoi ne pas la livrer prioritairement à la consommation intérieure ? Comment qualifier une gestion qui, négligeant la satisfaction des besoins pressants des nationaux, réserve d'abord les ressources du pays à l'exportation ?

« Marchés Tropicaux » 30 juin 1978, soit quatre mois seulement après les élucubrations du président.

Page 1813, on peut lire : « La production de pétrole au Cameroun, qui a commencé en novembre et décembre 1977 avec un chiffre de 38 290 tonnes pour ces deux mois, devrait atteindre 400 000 tonnes au cours du premier semestre 1978. »

Corroborant la donnée fournie par « La Croix », et mentionnée plus haut, voici un chiffre qui, même s'il n'est que partiellement véridique, amène à quelques observations cruciales. Posons, par déduction, 800 000 tonnes comme production annuelle, et rappelons-nous que la consommation nationale camerounaise n'est que de 600 000 tonnes. Théoriquement, le Cameroun a donc déjà atteint et même dépassé le stade décisif de l'autosuffisance dans un domaine aussi capital pour un pays sous-développé que l'énergie. Le surplus de sa production de pétrole devrait donc désormais, comme pour tous les pays producteurs ayant des gouvernements réellement nationaux, servir à son décollage, et notamment à la consolidation d'une monnaie nationale. Apparemment, le Cameroun d'Ahmadou Ahidjo est loin de compte.

Cette constatation confirme, s'il en était encore besoin, ce que les théoriciens africains de toutes disciplines ont toujours affirmé : il s'en faut que le sous-développement, la dépendance économique et monétaire, la pauvreté, la faim soient une fatalité pour nos populations. Tous ces fléaux sont, à la lettre, fabriqués par le néo-colonialisme – en l'espèce, par la coopération à la française. [PAGE 7]

« Marchés Tropicaux » 7 septembre 1979.

On lit page 2453 : « Un communiqué de la Compagnie Française des Pétroles, daté du 28 août 1979, indique que Total Exploration Production Cameroun, opérateur pour le compte d'une association avec Mobil Exploration Equatorial Africa, vient de rencontrer des indices de pétrole au cours du forage « Victoria Est »... Il sera nécessaire d'effectuer ultérieurement d'autres forages pour apprécier l'importance de la découverte. »

Voilà décidément une formule commode pour se dispenser d'informer les Camerounais.

« Marchés Tropicaux » 12 octobre 1979.

On peut lire, page 2769 : « Selon un communiqué de la Société nationale Elf-Aquitaine, daté du 8 octobre 1979, Elf-Serepca vient de rencontrer au Cameroun, sur les puits de Tanda I et de Jabane I, des niveaux à huile et à gaz à des profondeurs situées entre 1000 et 1800 mètres. Des travaux complémentaires seront nécessaires pour apprécier l'importance de ces découvertes... »

La formule dilatoire est devenue une manie, traduisant elle-même une obsession.

On lit plus loin dans la même dépêche : « Par ailleurs, l'importance des transactions qui se sont portées sur la Compagnie Française des Pétroles (CFP), le 4 octobre, à la Bourse de Paris, entraînant l'arrêt de sa cotation, était due, semble-t-il, à des rumeurs concernant la découverte d'indices pétroliers au large du Cameroun. » A ce propos, la direction de la CFP a indiqué qu'« à la suite des rumeurs qui ont circulé à la Bourse de Paris sur la découverte d'indices d'hydrocarbures au large du Cameroun, il faut rappeler que, dans l'état actuel des indications recueillies lors du forage de Sanaga-Sud AI, il est prématuré de fournir des estimations sérieuses sur l'importance de cette découverte. » C.Q.F.D.

Voyez avec quelle fébrilité on se hâte de colmater chaque fuite. La première condition du crime parfait, en l'espèce la spoliation d'un peuple sous-développé, n'est-elle pas le silence? Motus donc et bouche cousue, et les néo-colonies seront bien gardées.

« Marchés Tropicaux » 19 octobre 1979.

Page 2832, on peut lire : « Un nouveau communiqué de [PAGE 8] la Compagnie française des pétroles (CFP), en date du 11 octobre 1979, indique que, à la suite de la découverte annoncée le 27 septembre dernier, au cours du forage Sanaga Sud AI, au large du Cameroun, des débits importants de gaz méthane, avec présence de condensats, ont été obtenus lors des essais qui viennent d'être effectués... D'autres forages seront nécessaires pour déterminer plus précisément la taille du gisement dont les réserves paraissent déjà significatives... D'ici trois ans, estiment les spécialistes, la production pétrolière du Cameroun pourrait être portée à 5 millions de tonnes, alors que la consommation nationale est évaluée à 600 000 tonnes par an... »

Elément nouveau, et qui constitue la deuxième technique de la spoliation, purement idéologique celle-là, et d'inspiration ethnologiste : la représentativité, l'authenticité charismatique des dictateurs mis en place et soutenus par la Cinquième République, impliquant la responsabilité exclusivement africaine des politiques économiques des présidents francophiles, alors que c'est bien Paris qui organise tous les drames de ce merdier, comme on vient de le voir avec l'occupation de Bangui et le pillage des archives de Bokassa par les parachutistes de Giscard. Dans la suite de cette même dépêche, on peut prendre la mesure de l'hypocrisie de la coopération franco-africaine (giscardo-ahidioïque en l'espèce).

« Marchés Tropicaux »; poursuit en effet ainsi : « Si le Cameroun vit actuellement à l'heure du pétrole, écrit le correspondant de l'AFP, il le fait de la manière la plus discrète, à l'initiative, semble-t-il, des autorités camerounaises qui craignent l'effet « démobilisateur » de la fièvre pétrolière, alors que le pays est engagé dans la relance de son agriculture, notamment dans les secteurs du cacao et du café. En outre, les ressources pétrolières sont encore limitées et rien ne permet d'affirmer, malgré les indices récemment découverts, que le pays va connaître l'abondance dans ce domaine. »

Quand la presse française parle des autorités camerounaises, surtout quand c'est le bureau local de l'AFP qui utilise cette expression, il importe de savoir qu'elle désigne exclusivement Ahmadou Ahidjo, président cher à Paris qui l'a imposé aux Camerounais en 1960, dictateur cornaqué par les assistants techniques français et qui ne doit sa survie [PAGE 9] qu'à une répression féroce, planifiée par des experts qui sont des anciens d'Indochine et d'Algérie.

Quelles peuvent être l'initiative et la responsabilité d'une telle marionnette dans un domaine comportant des enjeux aussi redoutables que le pétrole ?

A supposer que Ahmadou Ahidjo se voie soumettre toutes les informations concernant le pétrole camerounais, ce dont des expériences observées ailleurs nous font légitimement douter, quelle faculté possède cet homme quasi analphabète de mesurer l'importance de la situation ? Par exemple, puisqu'il faut bien qu'il ait signé des contrats avec les sociétés pétrolières françaises, on est en droit de se demander à quelle date se sont déroulées les négociations préliminaires (dont la grande presse, autant qu'on sache, n'a jamais fait mention), de quels experts africains ou nationaux le président camerounais s'est entouré, quels avantages les termes de telles conventions garantissent à la collectivité nationale camerounaise, etc. Il s'agit là d'interrogations qui, dans tous les Etats du monde, à l'exception de l'Afrique francophone il est vrai, seraient considérées comme engageant dramatiquement l'intérêt de populations démunies dont chacun s'accorde à reconnaître la nécessité de les protéger contre les appétits cannibalesques des multinationales.

La vérité est que, hormis peut-être le président Ahmadou Ahidjo, les Camerounais – ministres, hauts fonctionnaires, cadres du pétrole comme de juste, simples citoyens – déplorent secrètement de ne bénéficier d'aucune information leur permettant de répondre à ces questions. La vérité est qu'ils en sont troublés, qu'ils s'agitent, que toutes sortes de rumeurs sont accueillies sur place, dont celle qui prétend que le président s'est entendu avec les compagnies pétrolières pour qu'elles alimentent le trésor de guerre personnel qu'il accumule avec l'intention de se retirer un jour dans son Nord natal d'où il animerait une sécession des ethnies islamisées.

C'est à cette rumeur que s'efforce de répondre un ministre d'Ahmadou Ahidjo, laquais bien stylé, que cite « Marchés Tropicaux » du 30 juin 1978, page 1813.

M. Marcel Yondo (c'est son nom) déclare en effet, dans une interview au quotidien gouvernemental Cameroon Tribune, que les royalties de la période de novembre 1977 à juin 1987 n'ont pas été budgétisées (c'est-à-dire intégrées dans le budget du pays, précision de PN-PA.), mais qu'elles [PAGE 10] ont été déposées dans un compte d'attente dont le produit a été affecté au budget 1978-1979.

L'affaire est grave, et la suspicion populaire si grosse de menaces politiques que le ministre Marcel Yondo se voit contraint à une nouvelle tentative, pas plus claire d'ailleurs, pour apaiser l'angoisse de ses compatriotes qui se demandent où va l'argent du pétrole, et commencent à se persuader que le président en dispose à son gré, comme du reste du patrimoine national, en vrai chef africain charismatique, selon l'école française d'ethnologie.

Cité par « Marchés Tropicaux » du 3 novembre 1979, page 2910, le voici donc de nouveau sur la brèche : « Répondant à des informations publiées par plusieurs journaux, le ministre camerounais des Finances, M. Marcel Yondo, a démenti que les redevances pétrolières perçues par le pays aient été « maintenues dans un compte bloqué à l'étranger ». Dans Cameroon Tribune du 24 octobre, M. Yondo précise que les sommes versées par les compagnies pétrolières « sont rapatriées chaque trimestre au Cameroun pour être intégrées au budget comme ressources de l'exercice en cours » et vont alors « à un compte de passage »... Selon le ministre, « ces journaux ont sans doute confondu compte bloqué avec compte de passage ».

Le journaliste de « La Croix » a bien entendu parler de cette histoire de royalties non budgétisées; mais il ne semble pas en avoir été troublé outre mesure. Technique quelque peu délirante, un tantinet surréaliste de gestion étatique ? Bof ! de quelle audace novatrice les assistants techniques français qui encadrent Ahidjo ne sont-ils pas capables !

L'envoyé spécial du quotidien catholique signale en effet le 31 janvier avec de faux airs d'innocence : « La plus grande discrétion entoure cette production pétrolière. Dans les milieux de la présidence, à Yaoundé, on m'a expliqué que le Cameroun voulait éviter à tout prix « la flambée pétrolière » qui a désorganisé l'économie d'autres pays... Les revenus pétroliers qui ont été de 4 milliards de FCFA (80 millions de FF) n'ont pas été comptabilisées dans le budget prévisionnel de 165 milliards de FCFA pour 1979 ... »

Rendons quand même justice au journalisme français et au cartésianisme, surtout quand il est tout en litotes et en raccourcis. Le très catholique envoyé spécial de « La Croix » fait ressortir en effet simultanément que 6,7 % seulement des Camerounais ont l'électricité, que le chômage affectera [PAGE 11] d'ici peu 1200 000 jeunes (dans un pays d'un peu plus de 8 millions d'habitants), que la maternité du plus grand hôpital de Douala, qui est la plus grande ville du Cameroun, offre un spectacle effarant de crasse, qu'il y a moins de routes bitumées dans tout le Cameroun, dont la superficie égale presque celle de la France, que dans l'exiguë et légendairement pauvre Lozère.

Bref, dans un pays où à peu près tout est à faire, le président noir que chouchoute Giscard s'amuse à débudgétiser les revenus pétroliers, reproduisant ainsi le même modèle que l'ex-empereur centrafricain Bokassa, l'homme des diamants.

Il s'agit, en effet, de la troisième technique de spoliation giscardienne des populations africaines. Appelons-la l'effet Giscard-Bokassa, à la lumière de certaines révélations récentes. Pour faire honneur à la tradition africaine du chef charismatique gouvernant sans aucun contrôle (dixerunt les ethnologues français et les conseillers de Giscard, tel Cornevin), le président se doit de disposer discrétionnairement d'une masse de milliards débudgétisés dont la fonction a été mise en lumière par l'affaire dite des diamants de Bokassa.

Ainsi, par exemple, le président africain peut financer librement les cadeaux qu'il faut offrir à Giscard lors de ses visites; aux divers ministres français, dont la reconnaissance s'exprimera en comparaisons lyriques n'hésitant pas à évoquer Jeanne d'Arc; aux journalistes parisiens de passage, dont la mansuétude pour le dictateur de Yaoundé ne devrait plus étonner l'opinion française[2]; aux graves universitaires [PAGE 12] de réputation mondiale, qui prêchent l'effort et l'austérité à leurs étudiants noirs à Paris, mais n'hésitent pas à aller fricoter avec un massacreur de villageois.

Parlons donc en termes clairs et nets.

Comme au Gabon, l'intention des compagnies pétrolières françaises est de s'emparer du pétrole camerounais sans avoir à payer de contrepartie, même symbolique, au peuple camerounais. Et il y a de grandes chances qu'elles y parviennent, à considérer la manière dont cette aventure est engagée.

Que s'est-il passé au Gabon dont les gisements pétrolifères sont, paraît-il, en train de s'épuiser après une petite décennie d'extraction intensive ? Tout s'est passé à l'insu du peuple gabonais qui serait bien en peine de dire qui exploite son pétrole, quelles quantités sont extraites annuellement, quel prix consentent à payer les compagnies étrangères. Pourquoi les populations gabonaises auraient-elles eu à se mêler de questions que leur guide charismatique traitait en secret, dans la plus pure tradition africaine, avec les capitalistes étrangers et les assistants techniques français ? Ne suffisait-il pas que, pour sa part, il en tirât une masse de milliards débudgétisés qui lui permettaient de se procurer, entre autres, des Rolls-Royces volées à Paris, qu'il payait d'ailleurs deux fois leur prix ?

On observe exactement les mêmes extravagances au Cameroun. Les 4 milliards de francs CFA, correspondant aux premières exportations, ont été débudgétisés, c'est-à-dire mis à la discrétion du président. Nous imaginons maintenant l'emploi qu'il va en faire. N'en parlons donc plus.

Mais voici une question dont l'intérêt n'est pas négligeable : à quelles quantités de pétrole enlevées par les compagnies françaises correspondent ces 4 ou 5 milliards de francs CFA ? Impossible de le savoir de façon certaine. Cependant, des recoupements opérés à partir des reportages de « La Croix » et des dépêches de « Marchés Tropicaux » autorisent à penser que cette somme de 4 ou 5 milliards de francs CFA correspond à l'enlèvement de 1 million de tonnes.

Posons donc ceci : pour 1 million de tonnes de pétrole [PAGE 13] exportées, le Cameroun perçoit disons 5 milliards de francs CFA.

Voici d'autre part ce qui se dit en ce moment à propos des gisements qu'on vient de découvrir dans le sud-ouest de la France. On calcule en effet (il suffit d'écouter les diverses radios françaises pour en être informé) que pour un million de tonnes de pétrole extraites dans le sud-ouest de la France, Paris fera une économie de 500 millions de francs.

En clair, un million de tonnes de pétrole exportées du Cameroun devrait rapporter à ce pays, au prix du marché, 500 millions de francs, c'est-à-dire 25 milliards de francs CFA. Les compagnies françaises ne payent à ce jour que 5 milliards de francs CFA; elles volent donc 20 milliards de francs CFA aux populations camerounaises. C'est cela la coopération franco-africaine[3].

Encore les 5 milliards déboursés sont-ils mis à la disposition exclusive de M. Ahidjo.

Autrement dit, il n'y a eu à ce jour, et il est bien possible qu'il n'y ait jamais aucune retombée de l'extraction du pétrole camerounais pour les populations camerounaises. De la même façon, pour les populations gabonaises dont la misère s'est accrue, il n'y a jamais eu de retombée pétrolière. De la même façon, il n'y a jamais eu de retombée de l'exploitation des diamants centrafricains pour les populations centrafricaines dont la misère, à l'évidence, s'est aggravée depuis l'indépendance.

Les Camerounais, qui ont été naguère à la pointe de la lutte anti-impérialiste, vont-ils, comme les Gabonais et les [PAGE 14] Centrafricains, accepter de se laisser extorquer leur unique chance de sortir du sous-développement, c'est-à-dire de la misère, de la faim, d'une mortalité infantile désastreuse, du chômage généralisé des jeunes générations, de l'analphabétisme, de la pénurie matérielle, intellectuelle et morale ?

Vont-ils se résigner à voir un dictateur massacreur de populations brader effrontément au capitalisme prédateur des ressources aussi précieuses que la prunelle de leurs yeux ?

Vont-ils accepter de laisser les leaders de l'opposition populaire, porteuse de leurs espérances, continuer à savourer les délices méphitiques du sectarisme et de l'inefficacité ?

« Peuples noirs-Peuples africains » se devait de les alerter.

Voilà qui est fait.

P.N.-P.A.


[1] Découverte fortuitement par un journaliste de « Libération » qui se trouvait à Njaména au moment de ces sanglants événements, et racontée alors avec une précision et une clarté qui honorent la compétence et la diligence de reporter, l'affaire a été reprise le 17 novembre 1979, par Le Monde, non sans un certain courage quand on connaît la tradition de soutien inconditionnel à Ahidjo, créée dans le journal et si longtemps cultivée par Philippe Decraene. On apprend donc que, selon une version de l'affaire, tous les habitants de Dolle, village du nord du Cameroun, ont été massacrés par les parachutistes du dictateur de Yaoundé. Peu ! un massacre de plus ou de moins !...

[2] Les mécanismes sont déjà en place, les automatismes bien affûtés, jusque dans la presse dite de gauche. Le 31 octobre 1979, à propos des massacres de Dolle annoncés par « Libération », le quotidien « socialiste » « Le Matin » titrait bravement pour sa part : « Affrontements tribaux : 200 morts ! » La protestation de notre directeur n'a pas persuadé ces messieurs de publier un rectificatif. C'est l'occasion de signaler à nos lecteurs que le P.S. a envoyé, à Noël 1978, une délégation participer à on ne sait quel obscur colloque de maires dans une ville du Nord-Cameroun. L'histoire ne dit pas quels cadeaux le dictateur sanguinaire a faits à la délégation socialiste, conduite par un député-maire qui est chargé d'importantes fonctions de direction au sein du P.S. Généreux comme ils sont, les dictateurs africains ne manqueront jamais d'amis à Paris. « Urbem venalem et mature perituram, si emptorem invenerit». Un Africain lançait déjà cette imprécation à l'adresse de Rome, autre métropole corrompue, il y a plus de vingt et un siècles. Il s'appelait Jugurtha.

[3] Certaines prévisions, glanées dans les publications françaises mêmes que nous avons citées, et alors que chacun connaît maintenant leur volonté de sous-estimation, laissent entendre que le Cameroun pourrait dans quelques années exporter jusqu'à 20 millions de tonnes de pétrole par an, ce qui représente 10 % de la consommation française et, au prix normal du marché. 500 milliards de francs CFA, de quoi soigner, scolariser et nourrir les enfants camerounais, de quoi faire les routes dont le pays manque si cruellement. Il faut savoir que le budget annuel du Cameroun n'atteint même pas 200 milliards de francs CFA. Manifestement, la possession de leur pétrole est, pour les Camerounais, une question de vie ou de mort. Ceci n'est malheureusement pas vrai que pour eux, pour l'économie française aussi, le pétrole du Cameroun est apparemment vital.