© Peuples Noirs Peuples Africains no. 11 (1979) 92-127



SEMBENE OUSMANE, LA THEORIE MARXISTE ET LE ROMAN

(d'après l'étude de Vehi-Ciosane et de Xala)

Yénoukoumé ENAGNON

« Les riches et les filous sont les deux
faces d'une même médaille; ce sont les
deux catégories principales de parasites
nourris par le capitalisme. » Lénine.

INTRODUCTION

Analysant les œuvres de Sembene Ousmane, les critiques littéraires, africains ou autres, ont le plus souvent conclu : voilà un écrivain militant, qui parle pour son peuple et qui condamne la bourgeoisie. Ces concepts de « militant », « peuple », « bourgeoisie », vulgarisés pour ainsi dire aujourd'hui et qui ont souvent perdu de ce fait le pouvoir détonnant qu'ils pouvaient avoir il y a encore une dizaine d'années (du moins dans le langage du critique littéraire), sont effectivement employés par Sembene Ousmane lui-même dans ses multiples déclarations; mais il prend garde aussi d'en préciser le contenu[1]. [PAGE 93]

Il en est en effet de la littérature africaine en français et en anglais, dont on ne sait encore s'il faut l'appeler bâtarde, mais plus encore du critique littéraire ce qu'il en est de bon nombre de romanciers et de critiques dans les sociétés capitalistes européennes. Combien de romanciers et critiques africains contemporains ont en effet des connaissances économiques, politiques, financières, commerciales, qui leur permettent de rendre compte de ce monde réel, leur société, dans lequel ils vivent? Que savent-ils de ce monde? Ne connaissent-ils pas « le cœur humain » comme ils disent, en ignorant ce que sont un syndicat, la plus-value, le taux d'escompte de la banque, un budget ouvrier, mais aussi, pour ce qui est par exemple du Sénégal, les rab, les tuur, les dömm et les ndöp[2], c'est-à-dire ces survivances au niveau des mentalités d'un type de société économiquement déjà disparu ?

Toutefois, de même que dans le domaine politique on ne peut plus nier par exemple qu'il y ait eu et qu'il y ait des classes sociales antagonistes dans les sociétés africaines, de même dans le domaine littéraire on ne peut passer sous silence les rapports qu'une œuvre littéraire entretient avec la structure historique. Il est vrai que l'œuvre littéraire elle-même ne contient pas une telle analyse à proprement parler, puisque l'écrivain ne dégage pas la structure complète d'une [PAGE 94] époque, il en donne une image. Le travail de l'écrivain est d'interpréter son époque, en mettant en scène des situations où les personnages se « débattent » avec l'idéologie (au sens de méconnaissance) dominante. Lénine propose le concept de « miroir » pour caractériser l'œuvre d'art qui opère un choix, sélectionne, ne réfléchit pas la totalité de la réalité qui lui est offerte. Ce choix n'est pas fortuit, il s'opère suivant le point de vue de l'artiste; il ne faut pas comprendre ici « point de vue » dans un sens subjectif, qui, à en croire le langage de l'esthétique bourgeoise, ferait de l'artiste un « créateur » de réalité et de sens : le « point de vue », c'est la place qu'occupe et la fonction que remplit l'artiste dans le procès de transformation qui change une « matière première » (des observations sur un certain monde) en œuvre d'art. Pour qu'il en soit ainsi, il apparaît nécessaire que les romanciers, ainsi que leurs critiques, aient des connaissances économiques et sociologiques suffisamment approfondies, comme un Balzac dont on a pu dire par exemple que, bien qu'il ignorât le Manifeste du Parti Communiste de Marx et Engels, son œuvre, La Comédie Humaine, « l'illustre, chapitre par chapitre, dénonciation par dénonciation »[3].

En tenant compte de ces observations, on est amené à noter combien la critique littéraire est jusqu'alors restée en deçà du véritable but et de la signification de l'œuvre de Sembene Ousmane : à travers une analyse de classe, inspirée par le marxisme-léninisme[4], mettre à jour les contradictions au sein de la société sénégalaise, et montrer que la résolution politique de ces contradictions sonne le glas, historiquement parlant, de certaines classes sociales. Ce ne sont pas des ouvrages d'économie politique qu'écrit Sembene Ousmane, ironiseront certains; c'est tout aussi évident que de dire qu'on ne fait pas un roman avec des fiches ! Sembene Ousmane utilise des symboles, des paraboles comme cela apparaît très nettement en particulier dans Vehi-Ciosane et Xala. Il dit lui-même que ce sont « des références mythologiques que j'ai prises dans la culture oulof de tous les jours »[5], qui ont encore une forte résonance sociale et [PAGE 95] provoquent « une prise de conscience, par les spectateurs (ou les lecteurs), d'un ensemble de problèmes actuels, sociaux, économiques, politiques »[6]. S'il est vrai, comme le fait remarquer A.U. Ohaegbu à propos de Xala[7], que ce qui préoccupe Sembene Ousmane, c'est la manière immorale dont s'enrichissent les bourgeois sénégalais, sa critique ne s'arrête pas à cette dénonciation morale : il tend à montrer que ces bourgeois ou capitalistes sont « impuissants », et ceci pour des raisons objectives, car notre époque n'est plus celle du capitalisme triomphant, mais du capitalisme agonisant. En ce sens, de même que les féodaux de Vehi-Ciosane se trouvent condamnés, en tant que force historique, inadaptés, anachroniques dans le mode de production capitaliste, de même les bourgeois de Xala, pour des raisons essentiellement économiques et historiques, sont voués à une disparition inéluctable.

Ce pourrissement, cette dégénérescence de deux classes sociales, dans quelle mesure Sembene Ousmane a-t-il réussi à en faire saisir le caractère nécessaire, par le recours à des symboles comme l'impuissance, l'inceste, la folie et le parricide ? Ces troubles ou ces maux dont certains figurent, dans le droit coutumier, parmi les empêchements au mariage et les causes de divorce, sont révélateurs de conflits et de tensions; la signification de ces derniers relève moins du pathologique que du social : l'inceste commis par Guibril Guedj Diob, son assassinat par son fils Tanor, fou depuis son retour d'Indochine, ne témoignerait-ils pas en effet de l'effondrement de ces guêr ou nobles, caractérisés par « leur fierté sans borne, l'absurde prix qu'ils attachaient à leur naissance, et qu'ils imposaient à toute la communauté »[8] ? « L'impuissance temporaire », mais renouvelée, d'El Hadji Abdou Kader Bèye ne masque-t-elle pas l'incapacité foncière de cette bourgeoisie sénégalaise à se constituer en classe autonome, à l'époque de l'impérialisme, et au contraire de la bourgeoisie européenne, pour qui cela fut possible, « à jouer dans l'histoire un rôle éminemment révolutionnaire »[9] ? [PAGE 96] Face à ces féodaux déjà anachroniques et à ces bourgeois parasites, il y a le peuple. Il est devenu banal de dire que Sembene Ousmane se veut le témoin, le porte-parole et l'éducateur de ce peuple. Mais que représente-t-il ? Dans Xala, il semble qu'il apparaisse essentiellement à travers la figure d'un mendiant et d'un groupe d'infimes. Si nous continuons à nous référer à l'analyse marxiste, dont Sembene Ousmane s'est réclamé bien souvent, mendiants, prostituées, gangsters, etc., font partie du sous-prolétariat. Pourquoi l'auteur a-t-il choisi cette catégorie d'individus, dénonciateurs et destructeurs potentiels de la bourgeoisie et quelle signification faut-il donner à ce choix ?

Sembene Ousmane a été, depuis 1950, un homme de parti (du Parti Communiste Français d'après son biographe P. Vieyra et selon toutes probabilités du Parti Africain de l'Indépendance, dans les deux cas, partis politiques se réclamant du marxisme), c'est-à-dire un homme pour qui aucune démarche, aucun acte, aucune prise de position ne peuvent être abstraits de ses options politiques fondamentales. Ceci signifie aussi qu'en ce qui concerne la production artistique, si elle n'est pas directement politique, son usage l'est ; ou si l'on préfère, si la production artistique, dans certaines limites, est indifférente aux classes sociales, les classes sociales ne sont pas indifférentes à la production artistique. Pour lui donc, le combat politique se livre aussi sur le terrain de la production esthétique, en l'occurrence romans et films.

Mon propos ici est donc d'abord de montrer en quoi et comment Sembene Ousmane, dans Vehi-Ciosane et Xala, a mis en œuvre les thèses fondamentales du marxisme sur l'origine et le dépérissement de certaines classes sociales, et ceci par le biais de références symboliques et allégoriques, ensuite de réfléchir sur les significations possibles, sur le plan de l'analyse théorique extérieure aux romans, du choix de certains types sociaux, symboles de l'opposition, de la révolte, de la lutte, dans Xala en particulier.

LA MISE A JOUR DES CONTRADICTIONS

« Soulever un problème de contradiction » selon l'expression de Sembene Ousmane, implique que le romancier ait effectué des enquêtes approfondies dans la société où il vit [PAGE 97] ou dans le passé de cette société : à Tahar Cheriaa, Sembene Ousmane dira en 1974, qu'il a mis deux ans « à étudier les sources, les itinéraires, les processus et les méthodes qui ont donné naissance à cette « pseudo-bourgeoisie » africaine, au Sénégal même, bien sûr, puisque c'est mon pays et que j'y vis et travaille; mais dans bien d'autres pays africains aussi. » Qui dit contradiction en effet dit mouvement, et selon la terminologie marxiste, mouvement dialectique, lutte et interdépendance des contraires qui sont l'essence même de la nature et de la société. La contradiction n'est donc pas un accident, c'est une loi historique; les crises qui en sont la manifestation permettent de saisir les éléments de solution vers lesquels peut s'engager la société. A maintes reprises toutefois, Sembene Ousmane a insisté sur le fait qu'il ne s'agissait pas pour lui d'apporter comme sur un plateau des solutions toutes faites :

    Je ne fais que soulever ces problèmes de contradiction, je n'y apporte pas de solution naturellement... je me méfie comme de la peste de ce qui peut m'apparaître, à moi personnellement, comme une solution à tel ou tel de ces problèmes. Cela aurait été une présomption encore condamnable - parce que plus dérisoire, plus déplacée et plus vaine surtout - de me laisser tenter par l'envie de proposer au public « ma » solution. Non. Il ne s'agira pas, en tout cas, de ce genre de didactisme impulsif et présomptueux, assez infantile intellectuellement, un peu « gauchiste »... [10]

Du point de vue de l'analyse de classe, certaines classes ont entre elles des rapports antagonistes. Dans les romans de Sembene Ousmane, ces contradictions antagonistes sont cristallisées, sous forme de conflits intérieurs, dans la détresse de Ngoné War Thiandum dans Vehi-Ciosane, dans sa [PAGE 98] perte de confiance dans les systèmes de valeurs et les structures mentales d'une société en voie de disparition; dans Xala, El Hadji Abdou Kader Bèye subit son « impuissance comme un drame intime mais avec des répercussions sociales et de ce fait, dépérit lentement, éprouve de la « honte » [11].

Ces contradictions s'expriment néanmoins objectivement sur trois plans principaux : au niveau économique, politique et social.

a) La faillite des féodaux dans Vehi-Ciosane.

Ce roman se situe entre 1950 et 1960, donc à la période coloniale, dans ce microcosme social qu'est le village des niaye[12] au Sénégal. L'essentiel de la vie du village est encore dominé par l'ascendant qu'y exerce la famille Diob, descendante du clan noble des Ndiobène. Des rapports de type féodal sont imbriqués avec des survivances des rapports sociaux esclavagistes, qui s'expriment par exemple dans l'importance encore déterminante des castes.

Sur le plan économique, ce sont essentiellement ces guêr qui possèdent la terre et qui la font cultiver par des esclaves domestiques ou des travailleurs agricoles, comme les navetanes (travailleurs saisonniers)[13]. La contradiction éclate [PAGE 99] entre la vie oisive que mène Guibril Guedj Diob entre la mosquée, sa concession et l'arbre à palabre et le travail acharné du navetane, Atoumane, qui a réussi à développer un champ jusqu'alors demeuré inculte : « Nous connaissons, insistera Diéthyè-Law le griot-cordonnier, la rude lutte qu'il avait livrée pour ce champ abandonné à cause des épineux »[14]. Atoumane n'est pas un esclave, il n'est pas non plus un serf dans la mesure où il peut quitter la terre qu'il exploite; il est un travailleur agricole, « un paysan qui se loue pendant le navet : l'hivernage »[15] ; il est en fait déjà un salarié. Il représente donc face à Diob, le « patron », celui qui vend sa force de travail, car il ne possède rien d'autre, les graines qu'il a plantées appartiennent à Guibril Guedj Diob. Nous sommes loin déjà des rapports économiques de type féodal; l'existence de travailleurs agricoles salariés signifie la pénétration à la campagne de rapports de type capitaliste. Même si au niveau des mentalités, Atoumane est encore considéré comme un « domestique » de Diob[16], il n'empêche qu'il est celui dont le travail entretient la famille, la fait vivre : « Tout Ndiobène profita du travail, de la sueur du navétanekat » dit Diéthyè-Law[17].

D'une façon générale d'ailleurs, le mode de production capitaliste fondé sur l'économie marchande et la monnaie, en suscitant même dans une très faible mesure dans le Sénégal colonial des besoins nouveaux, introduit des éléments de désagrégation, qui sont rendus perceptibles par Sembene Ousmane dans Vehi-Ciosane : ainsi, le village de [PAGE 100] Santhiu-Niaye se dépeuple, c'est l'image de la désolation; la route par contre, les boutiques dans le village proche de Keur Moussa attirent certains de ses habitants qui, aussi faute de rentrées d'argent suffisantes, ne peuvent faire face au paiement obligatoire de l'impôt. Diéthyè-Law résume ce qu'a de poignant, mais d'inéluctable cet abandon « Tu te réveilles un matin, et voilà une concession vide » [18].

Au niveau politique, c'est l'ébranlement de l'autorité des chefs de clans nobles, des féodaux face à celle du commandant de cercle, le « toubab-commandant »; l'ébranlement aussi de la gérontocratie traditionnelle. Selon Mahjemout Diop, dans le cadre des empires et des royaumes wolof, sérère et toucouleur, « les nobles avaient des droits imprescriptibles qui étaient des privilèges héréditaires ». Au nombre de ceux-ci, il y avait des privilèges politiques dont l'élection de l'empereur ou du roi, et l'accès à des commandements territoriaux; des privilèges militaires puisque les nobles étaient les seuls à se voir attribuer des commandements militaires; des privilèges fonciers : « c'est ainsi qu'en pays wolof, les meilleures terres et les plus proches des villes sont appropriées par les seigneurs, le reste étant laissé aux hommes du peuple et aux gens de caste ' inférieure ' ». Ces nobles exerçaient aussi le droit de justice et « pouvaient piller impunément, et en dehors de toute restriction, les hommes du peuple; c'est ce qu'on appelait en wolof le môyal »[19]. Que reste-t-il des privilèges de cette noblesse ? Le chef n'est plus qu'un collecteur d'impôts, docile et apprécié en raison même de cette docilité des autorités administratives : Guibril Guedj Diob était, avant sa mort, considéré, selon le commandant, comme « un bon chef »; il augure bien aussi de son successeur :

    En repartant, devant tous, il remercia les anciens et leur dit du bien du nouveau chef qu'ils avaient choisi. Puis le toubab-commandant repartit satisfait, l'impôt serait payé dans un délai de trois mois.[20]

En tant que courroie de transmission du système colonial, [PAGE 101] le chef reçoit une prébende : dix pour cent de l'impôt. On comprend alors que seul son intérêt compte et ce n'est pas lui qui cherchera à développer le village en réclamant des crédits : ainsi, dit Gornaru, « ici, les autorités ne feront rien, rien pour nous. Rien que nous sucer comme des chiques. Le toubab-commandant vient seulement pour l'impôt »[21]. Le chef est devenu un fonctionnaire de l'administration, tout en se persuadant que s'il en est ainsi, c'est par un privilège de naissance. Mais ceci même est un mythe, selon Diéthyè-Law, le cordonnier-griot, dont les réflexions sur la justice et l'égalité font éclater les contradictions existant sur le plan social.

Socialement parlant en effet, l'esprit de caste propre à la noblesse et à ceux que Lénine appelait les « pique-assiettes » des féodaux, les chefs religieux en particulier, se trouve dénoncé par celui vis-à-vis duquel ils ont toujours affiché le mépris dû aux membres des « castes inférieures ». Pour lui, le temps est révolu où l'asservissement des gnégno (gens de caste) et des diâm (esclaves) aux guêr était considéré comme une réalité inébranlable : « C'était le temps passé », répond Diéthyè-Law à Medoune Diob qui venait d'affirmer : « Mes ancêtres ont toujours régné à Santhiu-Niaye. Et les tiens les ont toujours servis »[22] L'assurance de Guibril Guedj Diob, l'arrogance de son frère Medoune et de l'imam se trouvent ébranlés par l'esprit critique de Diéthyè-Law; la contradiction qui oppose ces représentants de classes sociales antagonistes débouchera sur le rejet de Medoune en tant que chef, parce que complice de l'assassinat de son frère, sur l'expulsion du village de Khar Madiagua Diob qui a eu un enfant de son père et sur la remise aux autorités du fils dément, parricide.

Pour mieux faire saisir ces contradictions et pour montrer quel est, dans le rapport dialectique qui en unit les termes, celui qui doit nécessairement triompher, Sembene Ousmane a symboliquement projeté sur le plan moral les symptômes de la dégénérescence, de la décomposition, du dépérissement de cette classe sociale, la noblesse, dont la profession peut-on dire est l'oisiveté, comme elle sera celle du rentier au moment du développement du régime capitaliste. Il y a une sorte de concentration de différents facteurs, qui mène à la disparition pratiquement physique de la famille Diob, [PAGE 102] puisque deux de ses membres meurent de mort violente, et les autres sont condamnés, expulsés et font l'objet de l'opprobre général. C'est Ngoné War Thiandum qui vit certainement le plus intensément ce drame, consciente que les préceptes qui ont guidé sa vie n'ont été qu'hypocrisie et mensonge : animée de cette sorte d'esprit de chevalerie qui lui fait croire qu'un noble ne peut déchoir, tant son sang est pur, elle en vient devant la crise à se haïr :

    Elle se haïssait dans sa défaite, méprisant souverainement cette vie, la sienne. Sur le sentier qu'était sa vie, la vie de sa famille (les Thiandum-Thiandum dont elle était l'unique descendante maintenant), elle avait pris soin de s'acheminer, sans déborder de la voie que ses prédécesseurs avaient tracée, léguée, la bordant de leurs noms et conduite sans tache[23].

La prohibition de l'inceste est pour elle une règle de vie et de survie de la noblesse; elle ne s'interroge pas évidemment sur l'origine et les causes de cette prohibition[24], elle la vit comme un facteur naturel et non social. Psychologiquement et moralement, cette prohibition est si bien enracinée dans sa conscience que sa transgression est un « acte abominable », une souillure, une « infamie », dont elle se sent elle-même coupable : n'a-t-elle pas « tenu sa place », le rôle d'épouse effacée et soumise qu'on attendait d'elle ? Elle se découvre en réalité victime, victime d'un type de société qui, la reléguant aux tâches domestiques, en a fait un être mineur, irresponsable, victime d'une religion qui dit que le [PAGE 103] bien et le mal sont prévus par Allah, dont les décisions ne peuvent être discutées. Elle en vient à la révolte, mais une révolte solitaire, stérile :

    L'envie de faire du mal, souffrir, non de tuer, son mari, sa fille, à défaut une autre personne lui ôtait presque toute retenue[25].

La folie de Tanor, le fils Diob, est un autre élément du pourrissement interne de cette famille. Ces féodaux, liés généralement au colonisateur, ont envoyé leurs fils combattre dans d'autres guerres coloniales, au Vietnam, en Algérie, pensant ainsi perpétuer leurs traditions de gloire et de courage :

    Guibril Guedj Diob écoutait son fils. Ce fils dont il avait été si fier. Lui-même l'avait inscrit pour le service militaire quand les agents du service de recrutement étaient venus[26].

Le caractère atroce de ces guerres de conquête impérialiste, les tortures pratiquées sur les résistants ont conduit beaucoup de jeunes soldats à la démence. Tanor revenu fou, est devenu l'objet des quolibets des enfants, du mépris et de la pitié à la fois des habitants du village, une « loque », dit sa mère. La détresse de Ngoné War Thiandum, le sentiment de dépossession de soi qui est le sien, s'en trouvent accrus, puisqu'elle ne peut compter sur ce fils pour « laver ce déshonneur ». Rongée par la honte, consciente d'être la risée des autres villageois, signe de revanche inconsciente face au mépris de caste dont de nombreuses générations ont eu à souffrir depuis des siècles, elle se suicide. Le pire des déshonneurs en effet étant selon l'expression wolof de « gâter le nom », si cela arrive, dans les traditions guerrières, pour être digne de ses ancêtres, il faut se montrer capable d'affronter la mort. Tanor, poussé par son oncle, tue son père, Khar est jugée responsable de la mort de sa mère, c'est un « homicide moral », dit-on, et chassée du village; quant à Medoune, dénoncé par Diéthyè-Law comme instigateur par intérêt du meurtre de son frère, il sera exclu de la communauté. [PAGE 104]

Sembene Ousmane a donc, en insistant sur le dépérissement interne de la famille Diob, Atrides modernes, et en faisant percevoir l'acuité de ce pourrissement à travers le drame vécu par Ngoné War Thiandum, voulu montrer le caractère inéluctable de la disparition d'une classe sociale qui n'est plus armée pour faire face à un nouveau type de société. Si tant est même que Khar survive à Dakar, elle tombera très probablement dans le sous-prolétariat, devenant prostituée, comme Cécile, la fille du chef dans Le Roi Miraculé de Mongo Beti, dont le frère Maurice devient de son côté souteneur.

b) La bourgeoisie usurpatrice.

Xala se situe dans un milieu différent et à une époque différente : au sein de la bourgeoisie sénégalaise, dans les années 70.

Economiquement parlant, le régime est capitaliste, avec un encouragement donné au secteur d'Etat, mais limité toutefois par la place réservée aux monopoles étrangers qui jouissent généralement d'importants privilèges fiscaux. Il s'agit, comme le fait remarquer Osendé Afana, d'un « jeune capitalisme d'Etat » :

    Il embrasse tous les secteurs d'activité et les différents gouvernements ont exprimé leur intention de l'étendre encore davantage, soit par la création de nouvelles entreprises, soit par les nationalisations s'accompagnant de compensations équitables, soit par des participations à des affaires du secteur privé.

Et il ajoute :

    Bien que le capitalisme d'Etat soit actuellement une des caractéristiques dominantes des pays africains, ces derniers restent cependant dans leur majorité très respectueux du capital privé, y compris du capital étranger[27].

Dans ce contexte, c'est surtout la petite et moyenne [PAGE 105] bourgeoisies qui se développent. Dans son interview à Cinéma-Québec en 1974, Sembene Ousmane préfère parler de « pseudo-bourgeoisie » africaine; il me semble que cette appellation n'est valable que si on établit une comparaison avec les « vieilles » bourgeoisies des pays capitalistes européens dont, dans son mode de vie, cette bourgeoisie africaine n'est qu'une pâle imitation; toutefois, sur le plan économique, elle a déjà toutes les caractéristiques de la bourgeoisie, en particulier la cupidité sordide des capitalistes, dont Lénine disait « qu'ils ont intérêt à administrer en pillant et à piller en administrant ». C'est à la moyenne bourgeoisie qu'appartient El Hadji Abdou Kader Bèye. Lui et ses pairs, qui se réunissent pour fêter l'accession de l'un des leurs à la direction de la Chambre de Commerce, ne sont en fait, dit Sembene Ousmane, que « des intermédiaires, des commis d'un type nouveau » :

    Les anciens comptoirs de l'époque coloniale, réadaptés à la nouvelle situation des Indépendances africaines, leur fournissaient des marchandises pour la revente, détail et demi-gros[28].

D'où l'importance à leurs yeux du poste de directeur de « La Chambre » :

    Pour eux, c'était la voie ouverte à un enrichissement sûr. Un accès aux affaires économiques, un pied dans le monde des finances, et enfin, la tête hautement levée[29].

En fait, et c'est là la contradiction majeure que met en lumière Sembene Ousmane, cette couche de la bourgeoisie, la plus importante peut-être numériquement, ne peut accéder à un développement autonome, pour trois raisons essentielles :

    - elle ne peut investir dans le secteur industriel et dans le commerce extérieur, car elle est limitée par la concurrence des entreprises étrangères et une surface bancaire insuffisante;

    - elle reste donc limitée au secteur de la petite production marchande, s'oriente essentiellement vers des [PAGE 106] activités improductives telles que le commerce et les transports, où l'enrichissement lui paraît très rapide, mais où la faillite, comme ce sera le cas d'El Hadji, peut intervenir tout aussi aisément;

    - elle dissipe une large partie de ses profits dans des dépenses de prestige :
    Nous savons en effet que les classes possédantes des pays sous-développés consacrent généralement la majorité de leur épargne à des usages improductifs ou peu productifs : investissements dans le commerce, les transactions immobilières, la propriété terrienne et les constructions somptuaires; voyages d'agrément, importations de luxe, thésaurisation en objets précieux ou même en avoirs à l'extérieur[30].

Ce dernier aspect est particulièrement souligné dans Xala. Cette tendance à l'accumulation et à l'étalage d'objets de luxe, souvent proches du mauvais goût, est manifeste dans « le salon surchargé de meubles » chez Adja Awa Astou, la première épouse, dans « la salle de séjour richement meublée; avec des éléments portant la griffe "meubles de France" », chez Oumi N'Doye, la seconde épouse. « Cette coutume exhibitionniste » comme la qualifie Sembene Ousmane, se traduit aussi dans le snobisme d'El Hadji qui ne boit que de l'eau d'Evian importée et donc très coûteuse, sans parler des billets de banque que l'on « flambe » lors de la réception du mariage et de l'automobile offerte à la troisième épouse et qui trône aux yeux de tous; elle culmine dans l'ensemble des dépenses pour la dot et dans l'entretien même de la famille polygamique. Ces habitudes dissipatrices, cette incapacité à thésauriser constituent donc un obstacle objectif à l'accumulation du capital et au développement de cette bourgeoisie autochtone[31]. [PAGE 107]

Mais fondamentalement la question se pose de savoir si ce n'est pas l'option même pour le capitalisme qui constitue le frein principal au développement de cette bourgeoisie. Est-il encore possible, à l'époque de l'impérialisme, qu'un pays, jusqu'alors économiquement retardataire, puisse accéder à un plein développement capitaliste ? La bourgeoisie naissante n'a-t-elle pas à faire face à deux contradictions essentielles : celle qui l'oppose à l'impérialisme lui-même, pour qui les anciennes colonies restent une source de matières premières et un marché privilégiés, celle qui l'oppose aux travailleurs dans leur ensemble, au prolétariat en particulier, puisque son développement est tributaire de l'exploitation de ces derniers ? Sur le premier point par exemple, Sembene Ousmane montre la vanité qu'il y a à croire que l'on peut s'entendre avec les capitalistes européens :

    Que les pays africains, producteurs de matières premières, veuillent contrôler leurs propres richesses, le disent et le fassent, je dis d'accord... Mais qu'ils revendiquent le droit de fixer eux-mêmes les prix de ces richesses et aillent en discuter, de ce droit, avec les Européens, je leur dis : « Vous êtes en retard ! Ce sont ces mêmes Européens qui vous ont colonisés et vous ont exploités, vous-mêmes et vos richesses, sans jamais avoir éprouvé le besoin de vous demander votre avis ! »[32].

Cette bourgeoisie naissante détient le pouvoir politique qu'elle cherche à conserver en assurant ses bases économiques d'une part, et en se protégeant d'autre part contre les luttes populaires, comme en témoigne l'intervention de la police armée contre ce qu'on pense être une émeute dans le quartier résidentiel, dans les dernières pages du roman : « Dehors, les forces de l'ordre manipulaient leurs armes en position de tir[33]. » Auparavant, il a suffi à plusieurs reprises à El Hadji d'un simple coup de téléphone à la police pour faire arrêter le mendiant, image du peuple selon l'auteur dans le roman, et dont le chant le gênait : « Le seul qui le trouvait agaçant était El Hadji. El Hadji maintes fois l'avait fait rafler par la police[34] » C'est après avoir été exproprié [PAGE 108] par El Hadji qui, avec « la complicité des hauts-placés », avait falsifié des documents, et de ce fait avoir perdu son procès, que ce dernier est devenu mendiant. Là encore éclate la contradiction principale qui mine les assises politiques de cette bourgeoisie : elle ne peut se maintenir qu'en institutionnalisant, selon Sembene Ousmane, l'injustice et la corruption, en s'appuyant sur l'appareil répressif de l'Etat, sur l'appareil judiciaire en particulier, pour légitimer ses actes[35]. Le vice social de la bourgeoisie, l'ambition, fait qu'elle ne reculera devant rien pour maintenir l'ordre établi.

Sur le plan social et culturel, Sembene Ousmane est particulièrement acerbe dans sa dénonciation du caractère en définitive parasitaire, de l'amoralité, des limitations intellectuelles de ces bourgeois, de ces parvenus : « El Hadji limité, borné, n'était pas plus intelligent que les autres[36] » seul « l'esprit de combine » selon l'expression de Franz Fanon, l'absence de scrupules dans cette foire d'empoigne, le reniement politique des idées défendues avant l'indépendance, lui ont permis de s'enrichir. Ce faisant néanmoins, il reste profondément aliéné. Sembene Ousmane considère que cette aliénation, à la fois culturelle, morale, intellectuelle et politique se traduit dans deux manifestations essentielles, le recours à « deux fétichismes » :

    Le fétichisme technique de l'Europe, c'est-à-dire la conviction de ces gens-là qu'ils ne peuvent rien faire sans l'accord de l'Europe et les conseils de ses techniciens; et le fétichisme maraboutique, qui fait que, sans l'accord et le secours du marabout, toute entreprise serait également vouée à l'échec.

Et pourtant : [PAGE 109]

    Ils sont aussi loin de la véritable technique européenne que de la vraie tradition et de la spiritualité africaines. Leurs conseillers techniques européens ne sont ni plus ni moins charlatans que leurs marabouts. Le recours aux uns et aux autres n'est donc que l'expression de la même impuissance[37].

Quant à l'amoralité, elle est la conséquence normale et nécessaire des conditions dans lesquelles ces bourgeois ont bâti leur fortune. N'est-ce pas essentiellement à base de duperies, de pillages, de fraudes, de maquignonnages ? Les rapports entre les hommes, dictés par l'argent, ne permettent pas à d'autres sentiments que l'individualisme, c'est-à- dire l'égoïsme, de se développer. Tout est monnayable, tout est monnayé. Il en est ainsi par exemple des femmes, et du mariage en particulier, à propos duquel on pourrait reprendre ce jugement de Balzac dans La Femme de Trente Ans : « Le mariage tel qu'il se pratique aujourd'hui, me semble être une prostitution légale. » Dans ce sens, les rapports conjugaux sont des rapports de propriété. N'en est-il pas ainsi d'El Hadji Abdou Kader Bèye avec ses épouses, en particulier avec la troisième : d'abord sénilement épris, il laisse l'affaire se conclure comme une affaire commerciale, et parce qu'il y a commerce, il y a parade publicitaire, tromperie, mensonge intéressé. Ngoné est vendue comme une jeune fille à l'état de neuf, et tout est fait pour soutirer à El Hadji le maximum de cadeaux et d'argent en échange; il s'agit pour les parents, particulièrement pour l'entremetteuse qu'est La Badiène, de conclure avantageusement cette affaire à leurs yeux purement commerciale. Sembene Ousmane rejoint ici cette analyse de Marx :

    La bourgeoisie a déchiré le voile de sentimentalité qui recouvrait les relations de famille et les a réduites à n'être que de simples rapports d'argent[38].

Sur cette base, les femmes sont traitées avec toute la vulgarité qui caractérise ce milieu des « hommes d'affaires », en particulier lors du 3e mariage d'El Hadji. Les allusions [PAGE 110] sexuelles, dans un langage particulièrement cru, y sont nombreuses. C'est peut-être ce qui a fait dire à certains critiques que Xala est une œuvre érotique; il s'agit là, à mes yeux, d'un contresens, comme le remarque aussi Sembene Ousmane à propos du film tiré du livre : « Mon film n'est pas un film pornographique ou érotique[39] ». Dans ce milieu où les femmes sont contraintes à l'oisiveté, de par cette certaine aisance qu'elles se sont acquises, vouées à la futilité et aux passions fabriquées inspirées par la lecture des romans-photos, comment seraient-elles traitées avec plus d'égards qu'une marchandise ?

    Ce type d'êtres, dans notre pays, cette « gentry » imbue de son rôle de maître - ce rôle de maître commençant et se limitant à équiper la femelle et à la monter - ne goûtait nulle élévation, nulle finesse verbale dans la correspondance verbale avec leur partenaire. Ce manque d'échanges faisait d'eux des étalons pour haras[40].

Pour mieux faire comprendre le caractère parasitaire de cette bourgeoisie en apparence opulente et puissante, son incapacité à se libérer de la domination étrangère et des structures sociales retardataires, à élever le niveau de vie et le niveau culturel actuellement très bas, à lutter contre les comportements magico-religieux rétrogrades, Sembene Ousmane a recours à une allégorie-parabole, celle du « xala » :

    Etymologiquement « xala » veut dire en langue oulof « impuissance sexuelle temporaire » ( ... ) « Xala » ça peut arriver à tous les hommes, qu'ils soient, riches ou pauvres; ça peut être la conséquence d'un sentiment agressif de jalousie et de rivalité; ça peut provenir d'un vice ou d'autre chose, Le « xala » en oulof usuel, veut dire aussi l'arc, cette arme qui tire des flèches. Or le sexe de l'homme en repos est toujours courbé comme un arc. Comme l'arc, il se tend, à un moment donné, [PAGE 111] puis il reprend sa forme détendue qui est alors courbe. D'où le sens du mot, sur le plan culturel, impuissance sexuelle temporaire. Avoir le « xala », c'est avoir « l'arc au repos »[41].

Dans le contexte culturel sénégalais, ou plus particulièrement wolof, « le maraboutage n'est pas seulement une pratique, c'est aussi un sujet de conversation courante. On maraboute, on est marabouté. Magie, contre-magie, c'est un cycle infernal »[42]. Pour El Hadji par conséquent, cette impuissance, intervenant justement au moment de son 3e mariage, ne peut être due à une cause naturelle; son premier réflexe est de chercher autour de lui qui l'a « marabouté » : il suspecte d'abord ses deux premières femmes, puis la Badiène, l'instigatrice du mariage. Dans un cas comme cela, la victime est persuadée que les agressions réelles ou supposées de la part des épouses jalouses ne peuvent que prendre la forme d'une attaque contre les « qualités viriles ». Sur le plan social, El Hadji, comme Ngoné War Thiandum, éprouve de la « honte », car :

    Le xala, hier objet de confidence que l'on se passait de bouche à oreille, était devenu au fil des jours puis des semaines, sujet de conversation générale ( ... ) El Hadji souffrait atrocement de son xala. Cette amertume s'était muée en un complexe d'infériorité devant ses pairs. Il se croyait le point de mire et le sujet des conversations[43].

Dans l'agglomération dakaroise, et dans le milieu urbain en général anxiogène, le recours aux marabouts est fréquent; n'importe qui alors peut s'improviser marabout-guérisseur et ce temie tend donc à désigner toute espèce de guérisseur qui fait commerce de soins, d'amulettes, de conseils, de prédictions. Ces facc-katt lui conseillent d'utiliser des écritures du Coran mises à tremper dans une eau destinée aux ablutions (safara) et lui promettent une guérison qui, de jour en jour toutefois, apparaît de plus en plus problématique. En fait, ces « charlatans » comme les [PAGE 112] désigne Sembene Ousmane, n'ont en tête que de soutirer le maximum d'argent à El Hadji, en qui ils ont reconnu un homme aisé; ne roule-t-il pas, signe extérieur de richesse, en Mercédès ? :

    On lui demandait des honoraires bien forts, bien rondelets. Il payait comptant[44].

Les marabouts-guérisseurs ayant échoué à le débarrasser de son « xala », un autre niveau d'interprétation s'impose. Peut-être El Hadji n'est-il pas victime de maraboutage, mais de sorcellerie ? Le « sorcier » ou dömm est considéré comme un être nécessairement malfaisant, un « mangeur d'âmes », nous dirions un anthropophage imaginaire. Il agit la nuit en rêve, la personne se sent alors comme vidée de l'intérieur. Comme le mode d'action de la sorcellerie est invisible, seul un voyant (seet-katt) peut détecter le sorcier; c'est à un de ceux-ci qu'El Hadji, en désespoir de cause, s'adresse. Mais cette démarche est encore insuffisante. Le troisième stade où la guérison interviendra sera celui du recours à un « sérigne », un de ces hommes savants qui enseignent et soignent, un « docte » dit-on. La simplicité de sa vie, son humilité et le détachement ostentatoire qu'il affiche vis-à-vis des choses matérielles, sa piété (il affirme qu'il ne dort plus et qu'il n'est préoccupé que de prier Yallah) pourraient l'assimiler à un ascète. Mais le halo de mystère dont il s'entoure et qui détermine la mise en condition du patient, et surtout son attachement manifeste à l'argent, démentent ces apparences vertueuses. Il a de Tartuffe, du faux dévôt, les caractéristiques principales : il ne fraye pas avec n'importe qui, il « n'œuvrait que pour des " patrons " »[45] ; quand il s'agit de ses intérêts, il discute ses honoraires avec toute l'âpreté d'un bon commerçant; enfin toute l'étroitesse intolérante du faux dévôt, son absence d'esprit de charité, l'amènent, lorsqu'il découvre son chèque impayé, à se venger en redonnant le « xala » à El Hadji. Il ne semble donc pas que Sembene Ousmane ait plus d'estime pour cette catégorie de marabouts que pour les petits charlatans dénoncés plus haut, simplement celui-ci n'opère que dans les milieux aisés : « Sérigne Mada savait ce qu'était un [PAGE 113] chèque... Des homologues d'El Hadji le réglaient de cette façon[46] ».

On s'explique mal alors cette « guérison ». Sembene Ousmane n'écrivait-il pas en 1974 qu'il « veut détraumatiser ses frères » de l'emprise de « ces fétichismes : leur dire, leur faire comprendre, que tout est affaire de connaissance, mais non pas de mystique... » [47] Ne fait-il pas dire, dans Xala, au jeune médecin, Pathé, que l'impuissance d'El Hadji n'est qu'un « simple cas de facteur psychique » ? Que représente donc ce Sérigne Mada ? Assimilé socialement à la bourgeoisie, dont on pourrait dire qu'il est le laquais ou le parasite, est-il utilisé par Sembene Ousmane pour montrer que la guérison définitive d'El Hadji ne peut relever ni de ses pairs, ni de leurs acolytes ? Cette hypothèse pourrait être étayée par la remarque suivante : en même temps en effet que Sérigne Mada, furieux, redonne le « xala » à El Hadji les « hommes d'affaires », tout aussi furieux, l'excluent de leur cercle et c'est pour lui la banqueroute, avec toutes les conséquences économiques et sociales qui en découlent; dans un cas comme dans l'autre, dans cette jungle d'intérêts individuels, El Hadji n'a pas joué le jeu qui permet aux plus puissants de s'unir provisoirement pour perpétuer leur domination. Sa chute, son abandon sont aussi rapides que la « réinstallation du xala » par Sérigne Mada. Sa « guérison » n'a donc servi à rien. La parabole consiste alors à montrer le caractère factice de toutes les tentatives d'El Hadji pour conserver sa puissance. Car sur le plan historique réel, son « impuissance temporaire » n'est pas individuelle :

    C'est leur « xala » collectif, leur impuissance en tant que classe dominante qui est catastrophique. Même si ces « pseudo-bourgeois » pris individuellement, de façon subjective et arbitraire, apparaissent tous récupérables, cela ne changerait rien à l'affaire[48].

Cette bourgeoisie en effet, qui ne constitue que « l'écume des surfaces » selon l'expression de l'auteur, n'a pu se développer qu'en exploitant les masses populaires. Son impuissance est « temporaire », non dans le sens où si elle [PAGE 114] cesse demain, le bourgeois continuera à exister, seulement transformé moralement, bon, humain, etc., mais au contraire dans le sens où « elle ne peut trouver sa solution en elle-même, et c'est par là qu'elle est impuissance[49]. Cette solution se trouve, face à ces « usurpateurs », ces « escrocs de l'histoire » :

    Dans ces « profondeurs océaniques » masquées aux regards distraits par leur propre écume : elle est dans le peuple[50].

Par le recours à des symboles profondément significatifs dans le contexte socio-culturel sénégalais, nous voyons donc que Sembene Ousmane a cherché et, me semble-t-il, réussi à faire saisir cette idée que la bourgeoisie est condamnée, non pas en fonction de sa scélératesse particulière, mais parce qu'il lui est impossible d'être créatrice, comme a pu l'être, il y a deux siècles, son homologue européenne. L'une comme l'autre, si l'on se réfère à l'analyse marxiste, produit nécessairement « ses propres fossoyeurs » et doit tôt ou tard, mais non sans luttes, disparaître.

LES FOSSOYEURS DE LA BOURGEOISIE?

Il y a dans Xala deux personnages qui s'opposent à El Hadji, et qui représentent deux couches sociales différentes. Au sein même de sa famille, il y a sa fille Rama; à l'extérieur, il y a le mendiant, anonyme à nos yeux, mais bien connu en fait d'El Hadji.

a) La petite-bourgeoisie intellectuelle.

Rama est étudiante. On peut dire qu'elle profite de la richesse de son père (il lui a acheté une voiture, par exemple), mais elle refuse son mode de vie, en particulier ses multiples mariages. Son attitude et ses paroles sont sur un certain nombre de points l'antithèse de celles de son père

- elle dénonce la polygamie :

    1o celle-ci en effet donne naissance à des situations intolérables : « cette Ngoné a mon âge »; [PAGE 115]
    2o elle est synonyme chez le mari d'hypocrisie, de fourberie : « un polygame n'est jamais un homme franc »;
    3o elle est source de souffrances et d'humiliations pour les femmes; « je sais que mère souffre affreusement » (cf. aussi Noumbé dans Ses Trois Jours).

- elle prône le développement et l'utilisation systématique des langues nationales et particulièrement du wolof et fait partie d'un groupe de langue wolof, dans lequel « tout membre qui s'exprimait dans cette langue (i.e. le français) était passible d'une amende ». Elle s'oppose ainsi à ces gens qui, comme Oumi, Ndoye, mettent un point d'honneur à n'écouter que les émissions de radio en français, ou qui, comme l'agent de la circulation, se montrent perplexes puis méprisants devant la méconnaissance, feinte en réalité, du français par une conductrice de voiture.

On sait d'ailleurs que Sembene Ousmane ne fait là que se référer à une situation concrète au Sénégal. Plusieurs journaux paraissent en wolof et leur transcription est le fruit des recherches de groupes de linguistes qui se sont mis d'accord sur l'alphabet et l'orthographe : Pencum Bakkol, demb ak tay et surtout Kaddu, plus connu et qu'on voit un militant vendre dans le film. Cette insistance mise sur l'emploi des langues nationales apparaît à l'évidence comme une critique de la politique linguistique du gouvernement en place. Cheikh Anta Diop, citant un décret présidentiel de 1975 qui s'appuie, selon lui, sur une transcription erronée des langues nationales, du wolof en particulier, constate:

    La procédure laborieuse ainsi imposée à ceux qui veulent écrire en langue nationale, révèle à n'en pas douter, l'anxiété que l'on éprouve (i.e. le gouvernement), devant le développement de ces langues[51].

La position de Rama sur le problème de l'emploi des langues nationales ne l'oppose pas directement, mais indirectement à son père. Car à l'heure actuelle, insister sur la revalorisation et l'utilisation de ces langues, dans la vie courante comme dans le domaine culturel et administratif, implique aussi la dénonciation de certains comportements, de certaines habitudes de vie, le rejet de certaines formes de snobisme reposant généralement sur une conception [PAGE 116] fausse ou partielle de ce qui se fait en Europe, ou reflétant tout simplement le désir d'acquérir et d'exhiber ce que l'argent vous a permis d'acheter. Les deux éléments, même s'il n'y a pas de lien de cause à effet entre eux, apparaissent néanmoins chez les mêmes types d'individus : ceux qui soutiennent l'usage systématique du français sont aussi ceux qui sont le plus aliénés sur le plan social et culturel. Ainsi, pour ne prendre que quelques exemples dans Xala : le port, par El Hadji et ses pairs, de « complets, en drap anglais, sur mesure », le fait pour El Hadji de ne boire que de l'eau d'Evian, et chez Oumi Ndoye « le menu glané dans un journal de mode français ».

Par conséquent, c'est là un problème global et politique que soulève Sembene Ousmane, comme il l'avait déjà fait dans Les Bouts de bois de Dieu et dans L'Harmattan, mais en faisant rire ici aux dépens de ces bourgeois dont il dénonce les comportements ridicules.

L'attitude critique de Rama à l'égard de son père peut s'expliquer par une certaine désillusion. N'a-t-elle pas « grandi dans le tourbillon de la lutte pour l'indépendance, lorsque son père militait avec ses compères pour la liberté de tous »[52] ? Elle reste surtout cantonnée sur le plan moral, et s'applique beaucoup plus aux comportements paternels qui ont des répercussions sur le plan familial, comme son 3e mariage, qu'à la situation qu'occupe son père et à la nature des moyens qui lui ont permis d'y accéder. Lors de l'intrusion forcée des mendiants, Rama est saisie d'une grande colère :

    Elle-même, Rama, sentait sa colère prête à éclater. Contre qui ? Son père ? les miséreux ? Elle qui n'avait en tête que les mots « révolution », « ordre social nouveau » sentit dans sa poitrine, tout au fond de son être, quelque chose comme une pierre qui lui tombait lourdement sur le cœur, l'écrasait[53].

Quel sens faut-il prêter à ce malaise, à cette souffrance même qu'elle ressent ? Sont-ils l'expression chez elle du fait qu'elle est une intellectuelle, c'est-à-dire qu'elle appartient à une catégorie sociale souvent généreuse, prête à [PAGE 117] changer un type de société qu'elle dénonce, mais qui, confrontée à certaines actions, à une certaine pratique s'effraie ou se décourage facilement ? Mise elle-même en présence de cette force destructrice que représente symboliquement le groupe des mendiants, elle a probablement le sentiment de sa propre impuissance, car, malgré ses idées progressistes, elle est assimilée par eux au groupe social que représente son père; ce sont en effet des éléments avec lesquels elle n'a certainement jamais frayé, tout en dénonçant abstraitement le caractère injuste d'une société qui les réduit à cet état. Si cet assaut des mendiants doit être interprété comme le début d'un processus révolutionnaire, n'est- elle pas effrayée par les formes que prend ce processus et ne recule-t-elle pas devant les moyens utilisés ?

b) Le sous-prolétariat.

Le mendiant, par définition, est un sous-prolétaire. Qui dit mendiant dit évidemment la catégorie visiblement la plus misérable, la plus démunie et souvent la plus réprouvée existant dans nombre de sociétés capitalistes. C'est un spectacle familier à Dakar et déjà décrit par Sembene Ousmane dans Le Mandat par exemple, où le carrefour de Médina :

    Fourmillait de gens dépenaillés, loqueteux, éclopés, lépreux, de gosses en haillons [...] Un vieux mendiant, finaud, tendait son bras et cinq doigts rongés par la lèpre aux occupants des voitures immobilisées par le feu rouge; à même l'asphalte, une aveugle, mère d'une fillette, s'époumonait d'une voix de fausset, filtrant à peine[54].

Et plus loin, Ibrahima Dieng s'arrête, car :

    Un attroupement attira son attention. C'était un vieux mendiant qui déclamait. Il avait des yeux caverneux, vides, les pommettes comme deux barres. Sa voix forte vous pénétrait[55].

Dans Xala, il est surtout question d'un mendiant, celui [PAGE 118] qui a élu domicile pour ainsi dire presque sous les fenêtres du bureau d'El Hadji :

    Le mendiant faisait partie du décor, comme les murs sales, les vieux camions transportant de la marchandise [...] Un coin qu'il semblait affectionner[56].

Si dans un premier temps, il ne s'oppose pas physiquement ou en paroles à El Hadji, leurs rapports sont néanmoins des rapports d'hostilité, du moins ouvertement de la part de ce dernier :

    Le seul qui le trouvait agaçant était El Hadji. El Hadji, maintes fois, l'avait fait rafler par la police[57].

Au bureau, le mendiant, par son chant, est omniprésent. Il semble qu'il ne soit pas cependant un quémandeur ordinaire; et cela se révèle lorsque, El Hadji étant redevenu impuissant, il se propose de le guérir sans réclamer d'argent, mais à la condition qu'il lui obéisse. Son attitude même alors est digne : « Le mendiant entama sa complainte, la pose distante, fière », et plus tard, c'est en chef de cette véritable cour des Miracles qui envahit la demeure d'El Hadji, qu'il se conduit. C'est seulement lors de son arrivée chez El Hadji que nous apprenons qui il fut et pourquoi il s'est attaché à la personne de ce dernier; il fait le procès d'El Hadji, responsable de sa déchéance :

    Ce que je suis maintenant est de ta faute [...] Non content de t'être approprié notre bien, tu me fais arrêter et jeter en prison[58].

Ce n'est pas El Hadji seulement en tant qu'individu qui est mis en accusation, c'est en réalité cette classe bourgeoise dont la fortune n'a pu et ne peut s'édifier que par une accumulation de spoliations :

    Toute ta fortune passée - car tu n'en as plus - était basée sur la filouterie. Toi et tes collègues ne [PAGE 119] construisent que sur l'infortune des humbles et honnêtes gens[59].

Ces bourgeois qui, pour passer sur le passé une pudique éponge et légitimer actuellement l'injustice, créent, comme leurs prédécesseurs européens à la fin du XIXe siècle, des ouvroirs et des bonnes œuvres, et attendent en plus de leurs victimes qu'elles leur en soient reconnaissantes!

Enfin le mendiant et ses comparses exigent d'El Hadji qu'il se mette nu et reçoive les crachats de chacun : c'est la condition de sa « guérison », c'est à ce prix seulement qu'il redeviendra « homme ».

Le mendiant apparaît donc, non pas tant comme le porte-parole des infirmes qui l'entourent, que symboliquement comme celui de tous les opprimés, de tous les exploités, dont la misère est d'autant plus scandaleuse que, écrit Sembene Ousmane :

    Nous sommes sur un continent que l'on dit, et qui est vraiment le plus riche du monde. Et nous sommes sur un continent où la pauvreté est, selon la définition marxiste, la plus absolue[60].

Cette situation n'est pas celle d'une minorité, mais d'une majorité, encore trop souvent silencieuse, mais dont l'auteur espère, par sa dénonciation, favoriser la prise de conscience :

    A ces gens du peuple, dupés [ ... ], et plus frustrés que conscients, je m'adresse en priorité pour les aider, si possible, à prendre conscience de la vérité camouflée, à savoir que ces gens-là (i.e. les bourgeois) ont bien le « xala » et que c'est en eux-mêmes, dans le peuple, que réside la puissance, tous les arcs capables de se tendre, tout sperme régénérateur[61].

Il s'agit donc de s'adresser au peuple. Mais plus précisément, quelles catégories sociales constituent ce peuple dans les autres romans et nouvelles de Sembene Ousmane ? Ce sont essentiellement les ouvriers dans Les Bouts de bois de [PAGE 120] Dieu, les Paysans pauvres dans 0 pays mon beau peuple, les petits artisans et les intellectuels progressistes dans L'Harmattan, les travailleurs agricoles dans Vehi-Ciosane. Leur commun dénominateur est, à des degrés divers, et en fonction des circonstances historiques, d'avoir à subir le joug des capitalistes, que ceux-ci soient étrangers ou autochtones. Si l'on se place sur le terrain de l'analyse marxiste, déjà appliquée à l'étude de la bourgeoisie par Sembene Ousmane, les classes ainsi répertoriées, car le peuple ne constitue pas une classe[62], sont : le prolétariat, le semi-prolétariat et la petite-bourgeoisie.

Dans Xala, nous avons vu que ce sont les mendiants qui symbolisent le peuple. Or quelles sont, historiquement et socialement parlant, les caractéristiques de ce sous-prolétariat ? On peut dire qu'il est constitué des vagabonds, des brigands, des mendiants, des prostituées, de gens qui vivent des pratiques superstitieuses, mais aussi des chômeurs (paysans qui ont perdu leur terre ou ouvriers artisanaux qui n'ont pu trouver du travail, par exemple). Peut-on dire que ces éléments forment une classe selon la définition marxiste ? Il semble qu'il vaut mieux parler de couche sociale, instable, d'éléments marginaux, généralement très divisés entre eux et très individualistes. D'une façon générale donc, plutôt des déclassés (l'exemple du mendiant dans Xala correspond bien à cette description). On a souvent constaté aussi que ces individus, lorsqu'éclate une situation révolutionnaire, ont un comportement anarchiste; il peut arriver qu'ils participent à la lutte, mais ils cherchent à réintroduire par la suite, faute d'esprit constructeur, une mentalité « hors-la-loi », comme le remarquait l'écrivain russe A. Makarenko, dans son Poème Pédagogique, quelques années après la Révolution de 1917.

Ces sous-prolétaires semblent être, dans Xala, le fer de lance de la révolte, et peut-être par la suite de la lutte. [PAGE 121]

Leur violence implique une dévastation profonde, la destruction même des assises sur lesquelles repose le pouvoir de la bourgeoisie, car mettre nu El Hadji c'est, symboliquement, lui retirer tout ce qu'il a acquis. Il semble donc que Sembene Ousmane prête à ces éléments qu'il identifie au peuple une mission, celle de bouleverser ces structures sources d'injustices. On peut comprendre que, du point de vue des images qu'il veut suggérer, Sembene Ousmane ait choisi celles qui vont le plus frapper l'imagination; les mendiants ne sont pas seulement misérables; en effet, des déformations physiques souvent horribles, en font des êtres répugnants, que l'on cherche à fuir. C'est peut-être donc pour mieux rendre compte de la Grande Peur de la bourgeoisie, de tous les possédants, devant cette force que représente le peuple, que Sembene Ousmane a eu recours aux mendiants. Peut-on toutefois pour autant passer sous silence la signification de ce choix sur le plan théorique ? et les conséquences pratiques qui en découlent sur le plan historique ? Ainsi, sur ce dernier point, si la lutte est menée, dirigée par le sous-prolétariat, de par le caractère anarchique, inorganisé de celui-ci, ne va-t-elle pas conduire à un échec et être réduite aisément par les forces de l'ordre qui, dans le roman, cernent la villa d'El Hadji ?

Dans le même ordre d'idées, on peut aussi s'étonner de l'absence du prolétariat dans Xala. El Hadji possède des entrepôts, il a des rapports suivis avec les grands propriétaires d'usines, mais à aucun moment dans le roman, l'auteur ne signale la présence des travailleurs; seuls apparaissent des domestiques ou des employés de bureau, qui ne sont pas à proprement parler des ouvriers. La seule allusion au sort des ouvriers figure à la fin du roman, dans une remarque faite à Rama par le mendiant :

    Ne sais-tu pas que, dans ce pays, le détenu est plus heureux que l'ouvrier et le paysan ? Pas d'impôts à payer, en plus tu es nourri, logé et soigné[63].

Ces ouvriers étaient pourtant la figure de proue des Bouts de Bois de Dieu, où, non pas monolithiquement, mais en tirant peu à peu des leçons de la lutte quotidienne et en s'organisant dans des syndicats et des partis, ils [PAGE 122] représentaient l'espoir de demain. Selon la théorie marxiste en effet, les véritables « fossoyeurs » de la bourgeoisie, ce sont les ouvriers qui peuvent seuls mener le processus révolutionnaire jusqu'au bout. Ceci ne veut pas dire, comme le croient certains, qu'actuellement les ouvriers sont tous conscients, organisés, etc., et prêts à prendre le pouvoir; ce serait là une vue populiste facile! De même, ceci ne veut pas dire non plus que, dans leur lutte, les ouvriers ne peuvent pas être aidés par les membres d'autres classes sociales; on sait par exemple que dans les périodes précédant la révolution bolchevique et la révolution chinoise, les intellectuels, qui font partie de la petite-bourgeoisie, ont joué un rôle déterminant dans l'éveil et la prise de conscience des ouvriers et des paysans, et que beaucoup d'entre eux se sont ensuite fait tuer lors des répressions qui ont suivi leur mouvement. Il y a aussi au sein de la classe ouvrière des éléments qui, dans le cadre du régime capitaliste, se laissent corrompre, forment alors une « aristocratie ouvrière »; ils peuvent être des facteurs de démobilisation bien sûr et freiner le déclenchement des luttes ou les orienter sur des voies de garage. Mais malgré ces obstacles, se dégagent au cours de la lutte, des éléments plus conscients, une sorte d'avant-garde du prolétariat qui, avec l'aide des autres couches ou classes opprimées, vise à la destruction de la société bourgeoise et à l'instauration, à plus ou moins long terme, d'un état socialiste. Ce but semble être celui de Sembene Ousmane pour qui « l'Afrique n'a pas d'autre solution que le socialisme qui est devenu une thérapeutique »[64].

En tenant compte de cette analyse, n'est-il donc pas 1égitime de s'interroger sur l'opportunité du choix des mendiants comme symboles de la révolte et de la lutte, devant conduire l'ensemble du peuple vers un monde meilleur ?

CONCLUSION

« La littérature est l'expression de la société et a pour mission de peindre la société », écrivait H. de Balzac en 1846. Sembene Ousmane, pour sa part, semble avoir illustré cette opinion, en insistant particulièrement sur les contradictions dont sa société, la société sénégalaise, est pénétrée. Il a cherché à décrire, en marxiste, un mouvement qui, à long [PAGE 123] terme mène, selon lui, à la disparition inéluctable de classes sociales condamnées historiquement.

Xala néanmoins suscite quelques questions, particulièrement si l'on s'en tient encore une fois à la théorie marxiste dont Sembene Ousmane s'est inspiré dans ses autres œuvres. Ne faut-il voir en effet, dans le choix des mendiants, qu'un procédé esthétique, une forme d'expression poétique, destiné à mieux exprimer, et avec plus de force, le caractère injuste, révoltant, d'une situation historique ? Ou alors Sembene Ousmane a-t-il opéré ce choix, par prudence, pour ne pas indiquer trop clairement les perspectives ouvertes à la lutte politique au Sénégal, en s'avançant, « masqué », comme le disait Descartes ? Ou bien encore est-ce, plus profondément et sur un plan politique, le reflet d'un certain nombre de problèmes posés à l'heure actuelle au mouvement ouvrier au Sénégal et aux organisations démocratiques en particulier ? Il faut attendre les œuvres ultérieures de Sembene Ousmane pour en décider[65]. [PAGE 124]

ENGLISH SUMMARY
SEMEBENE OUSMANE : MARXISM AND THE NOVEL



(A study of "Vehi-Ciosane" and "Xala")

Sembene Ousmane, one of the pioneers of African literature in French, is known as a Marxist-Leninist. Something however has been apparent for some time in the criticism of his work : some literary critics use the words « bourgeoisie », « the masses » and « militant » without in fact relating them to the economic and social realities which they imply. This has led to rather superficial and often erroneous analyses of the work of Sembene Ousmane.

It seems to me that the real goal of Sembene Ousmane, if we rely particularly on his own declarations, is to bring to light the contradictions inherent either in the past, or in the present, in the Senegalese society. He uses the term contradiction in the Marxist sense of a dialectical struggle of an antagonist movement in nature and society, whose resolution leads to the attainment of a necessarily superior level of development.

Sembene Ousmane shows how these contradictions, which manifest themselves objectively on the economic, political and social planes, are intensified, crystallised and experienced by members of different social classes. And in this respect he employs symbols and parables, notably sexual impotence, [PAGE 125] incest, madness and parricide. These are signs of degeneration and of corruption which, although expressed on the level of the individual and may thus be described as « defects », reflect a general situation of crisis : examined historically, Sembene Ousmane seems to recall the analysis of the Communist Manifesto of Marx and Engels, according to which « the history of the human society up till today has been the history of class struggle », a struggle culminating in the condemnation and the deposition, for essentially economic reasons, of certain classes. These classes however may take a long time to die; thus the social relationship, the modes of thought which correspond to a feudal mode of production may still exist for some length of time even when the economic bases of their existence have crumbled. But sooner or later, these surviving relics themselves are destined to disappear. This is the meaning of the drama of Ngond War Thiandum in Vehi-Ciosane, who witnesses this destruction and feels it as a personal attack, without ever understanding its deeper causes.

In the case of contemporary African societies, and in particular of Senegal, a problem arises : we hear much of its bourgeoisie, but what exactly is its nature ? Is it a comprador bourgeoisie ? Or a national bourgeoisie ? If moreover they already constitute an historically determined class, these bourgeois or capitalists, what do they represent in the period of imperialism and of a dying capitalism, to use the Marxist terminology ? In particular, is it still possible for this class which, in the Europe of the XVIIth and XVIIIth centuries, played an eminently revolutionary role in history to spearhead the economic and social development of African societies ?

Sembene Ousmane, especially through the parable of El Hadji Abdou Kader Bèye's impotence, tends to show that this is no longer possible :

    - economically, because this bourgeoisie is, for better or worse, bound up by the powerful financial interests of European and North American imperialism;
    - politically, because of the emergence of social classes such as the proletariat, the existence of poor peasants who, even unorganized, constitute a force of resistance and of opposition to the maintenance of this bourgeoisie in power; as Sembene Ousmane says : let's go back to my parable-essay, Xala. The man afflicted by [PAGE 126] « xala » may have the bearing of a giant, the looks of a lion and the garments of a king, that would not prevent even the weakest woman from ridiculing him.
    - socially and culturally, because the bourgeoisie can no longer set in motion any elevated ideals corresponding to the aspirations of the poor peasants, the small artisans, and the workers. They represent what Sembene Ousmane calls " the surface foam "; they have inherited from their European counterpart only its hypocrisy, individuality, cynicism and deep amorality.

This " surface foam " momentarily masks the " depths of the sea " that is the masses. It is now banal to say that Sembene Ousmane is the witness and the voice of his people, but what do these words really mean ? Throughout his novels, we see the masses - workers (God's bits of wood), poor farmers (0, pays mon beau peuple), small artisans and progressive intellectuals (L'Harmattan), agricultural workers (Vehi-Ciosane).

The people do not yet constitute a class therefore, but consist of multiple classes and social levels, who can unite for common objectives. According to Sembene Ousmane, however, - Africa has no other solution than socialism, meaning by that, scientific socialism; here the Marxist analysis implies that the proletariat is the only force capable of bringing the revolutionary process to its conclusion.

We may therefore express our surprise that, in Xala, where a representative of the Senegalese middle-class is figured, Sembene Ousmane chose a beggar to express the element of the contradictions and of inevitable fall of this class. This beggar was once a landowner who has now been expropriated by El Hadji Abdou Kader Wye. Now ruined, he has become another " human debris ", to quote Sembene Ousmane, in the same group as the lame, lepers, etc... How does one explain this choice of a member of what can be called the " sub-proletariat " or the marginal masses, a group that has, in historical term, been frequently manipulated by fascist bourgeois governments in particular against the working class ? This " lumpen-proletariat " is made up of the unemployed, robbers, vagabonds, beggars, prostitutes and quite a few people who live on superstitious beliefs. This segment of the society is, by definition, unstable.

It will thus be seen, on the contrary, that the workers who, in God's bits of wood, represented the vanguard of the [PAGE 127] struggle against colonialism (and by extension, against European imperialism) and against the emergent bourgeoisie in Senegal do not figure in Xala.

Can it then be said that the use of the beggar-image which is simultaneously a destructive and regenerative force is only an aesthetic element, a kind of poetic expression whose purpose is to stress the unbearable injustice of a given historical situation ?

Can it not be said also that Sembene Ousmane probably made this choice out of a need to be politically cautious, so as not to indicate too clearly those aspects that are open to the political battle in Senegal, hence the need to appear somewhat " masked " ?

Nevertheless, bearing the theoretical and political significance in mind, can it not be argued that this choice gives the whole novel a weak theoretical basis ?

Yénoukoumé ENAGNON


[1] Ainsi par exemple à propos de Xala : « Je dénonce effectivement une classe... non, pas même une classe, une couche de la population, qui se trouve en situation objective de « privilèges indécents », de privilèges condamnables, parce qu'ils pervertissent le progrès social, inhibent les efforts du peuple vers le progrès, c'est-à-dire vers la réalisation de ses aspirations naturelles au mieux-être et au mieux-vivre, détournent les fruits pénibles de ces efforts populaires au profit exclusif et contre nature de ces privilégiés. » Tahar Cheriga, interview de Sembene Ousmane, « L'Artiste et la Révolution », Cinéma-Québec, vol. 3, nos 9-10, août 1974, p. 14.

[2] Dans la mythologie populaire wolof : le rab est conçu comme un esprit, une sorte de double de toute personne humaine, le plus souvent sous une forme animale; il exige qu'on s'occupe de lui en lui prodiguant des offrandes et des sacrifices. Lorsque cet esprit rend quelqu'un malade, c'est qu'il s'est manifesté avec une certaine force pour demander qu'on s'occupe de lui; il faut alors un ndöp, une danse de possession qui fait communiquer, à travers un chant et un rythme approprié, le rab et le patient. Le tuur, c'est le rab reconnu et devenu l'objet d'un culte voué au rab est en fait le culte des ancêtres, culte qui débouche sur le totémisme. Alors que le rab représente un esprit bienveillant, les dömm sont considérés comme des forces malveillantes, des « sorciers ».

[3] A. Wurmser, La Comédie Inhumaine, NRF, 1964, p. 702.

[4] Pour les indications sur la formation politique de Sembene Ousmane, cf. Paulin Vieyra, Ousmane Sembene cinéaste. Présence Africaine, 1972, p. 9-25.

[5] Cinéma-Québec, op. cit. p. 13.

[6] Tahar Cheriga, Cinéma-Québec, op. cit. p. 13.

[7] A.U. Obaegbu, Literature for the people : two novels by Sembene Ousmane, Présence Africaine, 3e trim., no 91, 1974, p. l16-l3l.

[8] Sembene Ousmane, Vehi-Ciosane, Présence Africaine, p. 43.

[9] K. Marx et F. Engels, Manifeste du Parti Communiste, Ed. en Langues Etrangères, Pékin, 1966, p. 35.

[10] Cinéma-Québec, op. cit. P. 14. On peut rapprocher cette prise de position de ce passage bien connu d'une lettre de F. Engels à Mina Kautsky, du 26-11-1885 : « Je pense toutefois que la solution du problème doit devenir claire à partir de la situation et de l'action ensemble sans être nécessairement indiquée et sans que l'auteur soit obligé de servir au lecteur sur un plateau la solution historique future des conflits sociaux qu'il décrit. » Correspondance Marx-Engels, ed. de Moscou, 1955, p. 391.

[11] Dans le contexte wolof, il faut donner au mot « honte » un sens plus précis qu'en français. « Avoir la honte » implique que l'on sait se tenir à sa place, qu'on ne fait rien qui porte atteinte à ce qu'on attend de vous. « L'impuissance » qui atteint El Hadji est la négation de son insertion sociale; identifiée souvent avec la stérilité, elle fait de lui l'objet de la risée de ses pairs. Cette pression du groupe sur l'individu peut être si forte que certains auteurs ont pu parler à ce propos de « civilisation de la honte ». Cf. M.C. et Ed. Ortiguez, Oedipe Africain, 10/18, 1973, p. 75. « Un même destin attend le fou, l'impuissant, l'agressif, le lépreux : " Un homme comme cela est voué à être seul éternellement ", c'est-à-dire à n'être personne, »

[12] Selon Sembene Ousmane, le niaye « n'est ni savane, ni steppe, ni brousse, ni forêt », Vehi-Ciosane, p. 19. Il s'agit plus précisément de petites dépressions d'eau douce à l'intérieur des dunes, dans la région sableuse de l'ouest du Sénégal, au nord du Cap Vert.

[13] Il me paraît nécessaire ici de rappeler, pour éviter toute confusion, ou équivoque, la définition marxiste des classes sociales : « On appelle classes de vastes groupes d'hommes qui se distinguent par la place qu'ils occupent dans un système historiquement défini de production sociale, par leur rapport (la plupart du temps fixé et consacré par les lois) vis-à- vis des moyens de production, par leur rôle dans l'organisation sociale du travail, donc, par les modes d'obtention et l'importance de la part de richesses sociales dont ils disposent. Les classes sont des groupes d'hommes dont l'un peut s'approprier le travail de l'autre, à cause de la place différente qu'il occupe dans une structure déterminée, l'économie sociale. » W.I. Lénine, "La Grande Initiative", dans Socialisme Utopique et Socialisme Scientifique, Ed. du Progrès, Moscou, p. 200.

[14] Vehi-Ciosane, p. 79.

[15] Ibid. p. 41.

[16] Ibid. p. 48.

[17] Ibid. p. 79.

[18] Ibid. p. 60.

[19] Mahjemout Diop, Histoire des classes sociales dans l'Afrique de l'Ouest, t. I, le Sénégal, Ed. Maspero, 1972, p. 39-44.

[20] Vehi-Ciosane, p. 110.

[21] Ibid. p. 61.

[22] Ibid. p. 113.

[23] Ibid. p. 29.

[24] On sait que, selon les explications scientifiques, la prohibition de l'inceste est apparue au moment du passage de la période pré-sociale qui se caractérisait par la promiscuité des rapports sexuels à la période sociale. La nécessité de l'exogamie a impliqué la renonciation à l'état originel de promiscuité et l'interdiction de l'inceste. Le mécanisme psychologique qui par la suite peut expliquer la peur de l'inceste, le caractère draconien et la gravité des sanctions qui frappent ceux qui l'enfreignent, a pu trouver sa source dans les tabous liés au sang menstruel, le danger qui s'attache aux femmes se communiquant à l'acte sexuel. Cf. R. et L. Makarins, L'origine de l'exogamie et du totémisme, Gallimard, 1961.

[25] Vehi-Ciosane, p. 36

[26] Ibid. p. 105.

[27] Osendé Afana, L'économie de l'Ouest Africain, F. Maspero, 1966, p. 134-135.

[28] Sembene Ousmane, Xala, Pr. Africaine, 1973, p. 94.

[29] Ibid. p. 8.

[30] Osendé Afana, op. cit., p. 127.

[31] On peut qualifier cette bourgeoisie de « nationale »; ses membres qui, comme El Hadji, ont lutté pour l'accession à l'Indépendance, voudraient voir se développer, dans leur propre intérêt, une économie capitaliste sénégalaise; elle s'oppose donc à la couche réduite de la grande bourgeoisie, la bourgeoisie « compradore » ou bureaucratique qui, selon la terminologie marxiste, sert « les intérêts économiques étrangers et entretient des relations étroites avec l'impérialisme et le capital étranger ». Cf. Mao Tsé Toung, Analyse des classes dans la société chinoise Ed. de Pékin, Œuvres Choisies, t. 1, p. 16.

[32] Cinéma-Québec, op. cit., p. 17

[33] Xala, p. 171

[34] Ibid. p. 49.

[35] Sur cette « justice de classe », cf. F. Engels, Anti-Döhring, Introduction, Ed. Sociales, 1963, p. 50 : « Nous savons aujourd'hui que le règne de la raison n'est rien d'autre que le règne idéalisé de la bourgeoisie; que la justice éternelle trouve sa réalisation dans la justice bourgeoise; que l'égalité aboutit à l'égalité bourgeoise devant la loi. »

[36] Xala, p. 98, c...

Selon Sembene Ousmane, « En Afrique, le véritable analphabétisme, l'analphabétisme politique, se rencontre en haut de l'échelle sociale », cité dans Cinéma-Québec, jan.-fév. 1973, p. XII.

[37] Cinéma-Québec, op. cit., p. 16.

[38] K. Marx et F. Engels, Manifeste du P.C., p. 36.

[39] Cinéma-Québec, op. cit., p. 13. - Ce contre-sens apparaît dans l'article de A. Huannou : « Xala » : une satire caustique de la société bourgeoise sénégalaise. Présence Africaine, no 103, 3e trimestre 1977, p. 145 : « Xala est une œuvre érotique... ».

[40] Xala, p. 98.

[41] Cinéma-Québec, op. cit., P. 13

[42] M.C. et Ed. Ortiguez, op. cit., p. 239

[43] Xala. p. 66-67

[44] Ibid. p. 66.

[45] Ibid. p. 107.

[46] Ibid. p. 113.

[47] Cinéma-Québec, op. cit., p. 17.

[48] Ibid. p. 17.

[49] Ibid. p. 13.

[50] Ibid. p. 13.

[51] Dans Siggi, no 2, fév. 1977, p. 12

[52] Xala, p. 25.

[53] Ibid. p. 167.

[54] Sembene Ousmane, Le Mandat, Pr. Africaine, 1965, p. 141

[55] Ibid. p. 167.

[56] Xala, p. 48-49

[57] Ibid. p. 49

[58] Ibid. p. 165.

[59] Ibid. p. 166.

[60] Cinéma-Québec, op. cit., p. 15.

[61] Ibid. p. 17.

[62] Notons à ce propos la confusion que l'emploi peu précis de certains termes peut faire naître. Ainsi cette opinion d'un critique pour qui le peuple constitue une « classe » : « Dans cette classe occupant le bas de l'échelle sociale, on distingue les paysans, les artisans, les ouvriers, les cadres techniques moyens, les commis auxiliaires de l'administration générale ou des services spécialisés de l'Etat. » A. Houannou, Le réalisme militant dans les romans de Sembene Ousmane, Thèse de 3e cycle, Besançon, 1973, p. 53.

[63] Xala, p.169.

[64] Cinéma-Québec, op. cit., p. 15.

[65] On peut aussi remarquer que dans Le Mandat déjà, c'est un chômeur, donc un sous-prolétaire, qui est appelé à mener la lutte.