© Peuples Noirs Peuples Africains no. 11 (1979) 16-48



A PROPOS DES BARRICADES ET DES MASSACRES DE BANGUI

Nguinza AKAMGBI KODRO

1. Le silence d'un peuple opprimé et bafoué n'est-il pas toujours trompeur ?

Dans l'article « Où en sont les droits de l'homme et de la femme en Centrafrique ? », paru dans le no 2 de P.N.-P.A. Mars-Avril 1978, quelques mois après le fameux couronnement de l'assassin Bokassa, j'avais essayé, d'une part, de décrire grosso modo, les formes d'exploitation, d'oppression et de répression que le peuple Centrafricain avait subies pendant la colonisation et comment celles-ci se sont perpétuées après l'indépendance sous le gouvernement du valet Dacko; d'autre part, j'avais tenté de montrer les formes de résistance du peuple centrafricain et les manœuvres des grandes puissances notamment celles de la France, qui, pour couper court aux luttes des travailleurs centrafricains et aux pressions des autres puissances impérialistes en Afrique centrale, devait, comme elle l'avait fait auparavant avec Dacko, en le portant au pouvoir, mettre par un coup d'Etat militaire l'assassin Bokassa à la place de ce dernier, parce que l'assassin est plus expérimenté dans les répressions des masses, pour avoir été utilisé comme soldat dans la guerre coloniale française en Indochine.

J'avais, en outre, tenté de montrer les causes immédiates [PAGE 17] du fameux couronnement et d'en désigner clairement les vrais responsables et intéressés aussi bien que les complices, sans manquer d'attirer aussi l'attention des Centrafricains progressistes et autres devant une telle situation : Ne pas faire le jeu de telle ou telle puissance, fût-elle « socialiste », de tel ou tel bord, qui ferait passer son opportunisme, mu par ses propres intérêts, pour une solidarité avec le peuple centrafricain. Une solidarité fondée sur l'opportunisme ne peut que renforcer le fascisme en Centrafrique. Toute solidarité, toute aide active de quelque pays que ce soit avec le peuple centrafricain dans ses luttes contre le fascisme, l'impérialisme principalement français, sont absolument nécessaires mais à condition qu'elles ne dictent pas au peuple centrafricain ce qu'il faut faire ou qu'elles ne le fassent pas passer d'un maître à un autre.

Tout le monde devait savoir que le fameux couronnement relevait d'une caricature de l'histoire fabriquée de toutes pièces parce que nécessaire à la domination de l'impérialisme français et à une partie de l'économie française dans ce pays. C'était d'autant plus une caricature montée de toutes pièces qu'elle avait été pendant longtemps à la « une » des journaux français. Certains journaux étaient allés jusqu'à peindre ce peuple comme un peuple « naïf », « docile », « pacifique », etc., mais ce dernier avait été totalement absent dans leurs élucubrations sur la personnalité de l'assassin Bokassa qui serait seul à l'origine de tout le malheur du peuple centrafricain. C'était une façon de dégager la responsabilité des autorités françaises, surtout des colons français solidement assis dans l'économie dite centrafricaine.

Tout Centrafricain, tout Africain, surtout Nègre, sauf ceux-là qui sont intéressés dans ce genre de situations qui leur rapportent des miettes, ne pouvaient qu'avoir honte et être en rage contre le « couronnement » d'un nègre au vingtième siècle, qui imite les aïeux de ses maîtres blancs. Ne pouvant arrêter une telle mascarade, on avait les yeux tournés à juste titre vers le peuple centrafricain.

Je m'interrogeais alors dans l'article précité : « Le silence d'un peuple opprimé et bafoué n'est-il pas toujours trompeur ? » et j'ajoutais : « La terreur coloniale n'avait pas empêché les Centrafricaines de se révolter, contre les colons, puis contre le gouvernement corrompu de Dacko, la terreur d'aujourd'hui ne les empêchera pas non plus de se [PAGE 18] révolter contre le régime fasciste du petit soldat de Bangui, rejeton de l'armée française, qui se prend pour un « général, un président à vie et un empereur ». »

La réponse du peuple centrafricain à ceux qui s'interrogeaient comme moi ne s'est pas fait attendre longtemps; cette réponse a été très claire. Les barricades de Bangui et des villes de province, les tonnes de coton brûlées par les paysans, etc., etc., au mois de janvier 1979, presque un an après le fameux couronnement, ont montré que le peuple centrafricain avait trompé tout le monde, surtout ses oppresseurs.

Rompre le mur de silence que les oppresseurs peuvent bâtir autour de l'exploitation, de l'oppression, de la répression est une loi de l'histoire que connaissent tous les peuples opprimés. Le peuple centrafricain ne peut y échapper; d'ailleurs il en sait quelque chose à travers ses propres expériences de luttes depuis le début de la colonisation française. L'oppression finit toujours par jeter les masses même sans armes dans la rue et à l'assaut des châteaux, surtout lorsque ce sont des châteaux de la honte. On ne peut donc être fier aujourd'hui après le refus exprimé violemment par le peuple centrafricain, malgré les massacres perpétrés par l'armée franco-zaïroise au mois de janvier 1979.

Ce refus exprimé violemment avait surpris tous les politologues, énarques, polytechniciens et autres ethnologues de l'Elysée accrédités dans les pays africains, qui rivalisent avec les anciens colons dans les études et la mesure du comportement et du degré de conscience des masses africaines devant les nouvelles formes de domination impérialiste.

En effet, après les révoltes paysannes de 1926-1931, qui avaient tenu en échec pendant longtemps le colonialisme français en Afrique centrale, et les émeutes urbaines de 1954, les luttes du peuple centrafricain étaient devenues relativement moins violentes sous la terreur néo-coloniale qui avait été instaurée après ces événements. Ces formes de luttes donnèrent vite l'occasion à ces politologues, et autres africanistes de considérer ce peuple comme un peuple « gentil », « naïf », docile », « pacifique » et « absent » dans les mouvements sociaux que vit le continent africain depuis que l'euphorie de la vague des « indépendances, des années soixante s'était dissipée. L'impérialisme français pouvait donc à la lumière de ces conclusions être tranquille [PAGE 19] dans ce pays en engraissant; de temps à autre, les bourreaux mis au pouvoir afin de tenir les masses par le fer dans la soi-disant docilité.

Mais c'est oublier que là où la terreur s'instaure et règne, la résistance des masses sous toutes les formes demeure constamment présente. Pas de domination, pas de résistance ! Pas de terreur et de gouvernement imposé, pas de révolte !

Aussi, aujourd'hui, la fierté des Centrafricains ne peut qu'être justifiée encore, malgré le nombre élevé des enfants victimes des massacres d'avril, par le courage et les actes hautement politiques de la jeunesse centrafricaine, qui a osé après les massacres perpétrés déjà au mois de janvier, affronter de nouveau, pour le dénoncer, le régime du valet dictateur Bokassa et ses maîtres blancs.

Mais ni notre fierté, ni notre colère, ni notre haine, ni le départ de l'assassin Bokassa exigé par tout le monde, ne doivent nous faire perdre de vue ce qui se cache derrière la réaction unanime des journaux occidentaux, surtout des grands journaux qui viennent de découvrir seulement au mois de mai, après Amnesty International, les actes criminels érigés en règles de gouvernement par les néonazis de Bangui et leurs maîtres, que bon nombre de journalistes français ne pouvaient ignorer.

On peut alors se demander pourquoi tout ce branle-bas aujourd'hui ? Y a-t-il un nouveau scénario de l'Elysée derrière cette réaction presque unanime des journaux français ? Pourquoi n'a-t-on pas réagi aux massacres de janvier, ce qui aurait pu peut-être empêcher ceux des enfants au mois d'avril ? Y a-t-il deux poids deux mesures ? Pourquoi réagit-on seulement après les déclarations d'Amnesty International (section anglaise), alors que dès janvier 1979, certains Centrafricains ont, sans suite, essayé par tous les moyens du bord, d'attirer l'attention des journalistes et des autorités françaises sur les actes criminels de leurs valets à Bangui ?

D'où vient que certains apprentis bourreaux et certains collaborateurs assassins de Bokassa se proclament aujourd'hui comme « libérateurs » du peuple centrafricain ? Pourquoi le gouvernement français se cache-t-il derrière une soi-disant commission d'enquête ? La Centrafrique n'est-elle pas toujours un département français, par la part très élevée que représente l'économie française dans ce pays ? Un pays dont 95 % de l'économie appartient aux étrangers peut-il se [PAGE 20] dire indépendant ? Une telle situation n'est-elle pas de nature à engendrer de façon ininterrompue la violence de ceux qui veulent la maintenir, etc., etc. ? Telles sont parmi tant d'autres les quelques questions qu'on est en mesure de se poser aujourd'hui.

La suite des événements apportera nécessairement une réponse à ces questions. Toutefois, on peut dégager déjà quelques éléments de réflexion et c'est pourquoi, je serai bref sur le déroulement des massacres de Bangui.

D'ailleurs, il n'y a pas grand-chose à ajouter aux révélations d'Amnesty et à celles du « général » Bangui, autre bourreau du peuple centrafricain, que tout le monde a pu lire. Par ailleurs, depuis les révélations de A.I., beaucoup de journalistes ont eu la permission de l'Elysée et sont allés « enquêter » sur place et on a pu lire dans « France Soir », « Le Monde », etc., etc. et regarder dans l'émission « Evénement » de TF1 les résultats de ces « enquêtes ». Quelles que soient la nature et les limites de ces « enquêtes », surtout le but précis et immédiat de ces « enquêtes », alors que Bokassa tue depuis que le gouvernement français l'a imposé par les armes au peuple centrafricain, on a pu constater qu'une fois encore l'assassin Bokassa a été le seul au centre de ce branle-bas, comme naguère dans les affaires du fameux « couronnement ». Une fois encore l'aide à Bokassa, « l'argent des contribuables français » a dominé les explications de presque tous les journalistes français sur le régime sanguinaire de Bangui.

Mais s'il est nécessaire de chercher la vérité sur le nombre des victimes des massacres d'enfants et la participation directe et personnelle de Bokassa à ces massacres (la participation personnelle de Bokassa aux tueries et aux tortures depuis qu'il est au pouvoir est connue de tout le monde, il n'y a plus rien à prouver par quelque enquête ou quelque commission que soit), il est aussi nécessaire et urgent de comprendre le sens de ces événements et surtout quel avenir ces événements peuvent réserver au Peuple centrafricain; car ni les « enquêtes » des journalistes, ni celles de la commission fantoche mise sur pied à Kigali par les valets africains et leur maître Giscard ne peuvent apporter aujourd'hui la vérité sur le nombre des victimes des massacres de janvier et d'avril.

Qu'on ne nous engloutisse pas sous les larmes de crocodile qu'on verse aujourd'hui après l'assassinat des enfants [PAGE 21] nègres. Tâchons de dépasser l'émotivité dans laquelle on veut nous enfermer, pour voir plus profondément et plus loin les bases et les vraies causes de la violence d'Etat néocoloniale qui s'est manifestée par les massacres de janvier et avril, afin d'en désigner exactement les responsables, qu'on cache derrière la marionnette qu'est l'assassin Bokassa.

Seul le peuple centrafricain dans ses nouveaux sursauts pour se libérer de ces bourreaux de tous bords, pourra faire la lumière sur le nombre de ses enfants massacrés.

Pour en arriver là, il lui faudra encore une, deux, plusieurs barricades jusqu'à ce que la violence révolutionnaire, pour répondre à la violence des impérialistes et de leurs laquais façonne la conscience révolutionnaire et organisationnelle des masses.

Tout le reste n'est aujourd'hui encore que maquignonnage et surtout la course au fauteuil de Bokassa l'assassin, que Giscard et le gouvernement français font miroiter aux yeux des éventuels candidats au métier de valets et de bourreaux du peuple centrafricain.

Il s'agit donc moins dans cet article de donner des informations sur les massacres mêmes que d'essayer de comprendre ce qu'il y a derrière le maquignonnage, que tout ce branle-bas met en œuvre aujourd'hui.

Tenez ! le mur du silence est déjà rebâti et le sang coule à nouveau derrière ce mur : un jeune médecin Bewan qui était du nombre des universitaires qui entourent Bokassa à Berongo est mort au mois de juin dans des circonstances douteuses. Les larmes de crocodile versées après les massacres ont déjà cessé, les journalistes pleurent plutôt aujourd'hui les anciens généraux et les anciens privilégiés du régime Américano-Thieu, qui fuient la nouvelle situation, difficile certes, au Viet-nam. Cependant du côté de l'Elysée et de Bangui, on prépare soigneusement les nouvelles mesures qui frapperont le peuple centrafricain ou qui calmeront sa colère, sa haine. Mais avant tout, voici en quelques lignes le cours des événements.

2. Quelques observations sur les événements

Les massacres d'enfants du mois d'avril ne sont qu'une suite logique de la situation socio-économique qui dure depuis longtemps et qui avait dépassé le seuil du supportable pour toutes les classes et couches sociales opprimées [PAGE 22] dans le pays. On était revenu presque au travail gratuit, ou travail forcé imposé naguère par les colons. En Centrafrique, les paysans travaillent encore aujourd'hui sans être payés. Ils sont forcés d'échanger leurs produits contre des bouts de papier qui ne leur servent à rien. Les salaires de la grande majorité des fonctionnaires et les bourses des étudiants et élèves ne sont pas régulièrement payés. Le secteur privé dominé par les colons français, content de l'exemple donné par le gouvernement, fait trimer les ouvriers pour un salaire dérisoire. Divers impôts sont camouflés par l'achat obligatoire par chaque citoyen, des cartes et insignes du parti unique le MESAN, s'y ajoute l'achat obligatoire des cartes sanitaires par tête dans les familles. Par ailleurs, les prix des articles importés et des denrées locales ne cessent de monter, ce qui entraîne une dégradation du pouvoir d'achat. Il s'y ajoute l'aggravation du chômage, l'oppression politique, la terreur du régime, les arrestations arbitraires, les tortures. Et, en face, d'une part, le pillage des ressources par les sociétés étrangères bat son plein, les capitaux sont rapatriés sans problème; d'autre part, se développe l'enrichissement éhonté d'une minorité, notamment la famille de l'assassin Bokassa et sa suite. Les travailleurs payent encore les nombreuses dépenses occasionnées par le fameux « couronnement ».

Le degré atteint par cette situation devait jeter les masses dans la rue au mois de janvier (19, 20, 21) 1979, à Bangui. D'abord les étudiants, puis les petits fonctionnaires, les ouvriers, les petits commerçants et toutes les couches sociales opprimées : femmes, enfants, vieillards, devaient se retrouver dans une manifestation pacifique. Mais pour tenter d'étouffer cette manifestation pacifique de profonde et large réprobation populaire, le régime eut recours à une provocation meurtrière.

Débordé, par la riposte violente des masses armées seulement de cailloux et de flèches, et la révolte qui s'étendait déjà aux provinces, notamment à Bambari, Berbérati, Bossangoa, Bouar, Bangassou et dans les villages où les paysans mirent le feu au coton et autres produits agricoles d'exportation, le régime de Bokassa fit intervenir, avec l'accord de Giscard, l'armée franco-zaïroise.

Le résultat, on le sait : plus de mille morts dans tout le pays. La presse française n'eut alors qu'une réaction timide. Le gouvernement français, le premier intéressé, voulait ainsi [PAGE 23] en imposant le silence à la presse, étouffer l'affaire; mais les faits sont têtus.

Après les émeutes de janvier, une grève de plusieurs semaines gagna la quasi totalité des établissements scolaires et universitaires ainsi que certains secteurs économiques et administratifs. Le gouvernement sanguinaire de Bokassa fut ainsi obligé de payer enfin les bourses et les salaires des fonctionnaires (du moins dans les principales villes). Mais la reprise des cours et du travail – conditions indispensables pour pouvoir percevoir les bourses et les paies – ne changea rien à la détermination des étudiants et des travailleurs.

C'est ainsi que, dès le mois de mars, des tracts apparurent à Bangui pour exiger « la fin du régime de Berongo ». Ces tracts étaient signés soit par « Le Mouvement Populaire pour la Libération du Peuple Centrafricain » soit par le « Mouvement de Libération du Centrafrique » soit encore par le « Front Populaire de Libération ». Ces mouvements existaient-ils réellement ? ou les tracts étaient-ils le fait de quelques individus, anciens collaborateurs de Bokassa, aigris par le partage inégal des miettes impérialistes, ou encore une provocation de la police de Bokassa afin de mieux contrôler la situation ? Dans le branle-bas actuel, il est encore tôt et difficile d'apporter une réponse juste sans enquêtes sérieuses.

Toujours est-il que l'apparition de ces tracts devait entraîner une série d'arrestations parmi les hauts fonctionnaires (dont les salaires sont d'ailleurs régulièrement payés), les enseignants et les étudiants.

La majorité de ces personnes devaient être libérées à la suite d'une nouvelle grève de solidarité des étudiants avec les enseignants arrêtés.

Mais le 8 avril, après une nouvelle opération policière dans les quartiers populaires, deux élèves arrêtés étaient portés disparus. C'est cette arrestation qui devait déclencher la nouvelle colère des élèves et des étudiants, réprimée dans le sang.

Selon le témoignage d'un haut fonctionnaire résidant à Bangui, « tous les élèves et les étudiants de Bangui ont entamé une grève dès le lundi 9 avril et réclamé dans une motion la démission de Bokassa. La situation s'est aggravée le 18 avril, quand le pouvoir centrafricain prenant prétexte d'un incident survenu la veille, quelques éléments (trois) [PAGE 24] de la police ayant été molestés à l'issue d'une assemblée générale des étudiants, a fait cerner les quartiers populaires par ses sbires et arrêter systématiquement, à leur domicile, tous les élèves et étudiants qui leur tombaient sous la main...

Il convient de préciser, ajoute le haut fonctionnaire, que c'est la Troisième Compagnie basée à la prison de Ngaraba, qui était chargée de liquider les enfants à coups de baïonnettes, de massues, de crosses, etc... Dans chaque cellule qui ne pouvait contenir que 6 à 8 détenus, il y avait en moyenne 36 à 40 élèves. Le 20 avril, quand le tyran a décidé de libérer ses victimes, on ne comptait qu'une dizaine de survivants par cellule. Selon les officiels du MESAN, parti unique de Bokassa, le nombre de morts est de l'ordre de 128. En réalité, il se situe dans la fourchette 150-200. Rien qu'au cimetière de Kopa, dans les environs de Bangui, cinquante gosses ont été enterrés dans des fosses communes par douze prisonniers réquisitionnés et à chacun des douze on a donné deux gros savons pour acheter leur silence. »

Voilà un témoignage qui confirme et complète ce qui a été dit dans certains journaux français. Il va sans dire que pendant longtemps encore le nombre des victimes sera tenu secret derrière le mur de silence : 15, 20, 200, 500, etc. on ne saura pas la vérité de sitôt.

Ni les tueurs eux-mêmes, ni l'ensemble des parents des victimes, moins encore la Commission fantoche de Giscard et de ses valets ne seront en mesure aujourd'hui de donner un nombre exact des victimes. Il faudra encore plusieurs barricades pour faire tomber le mur de silence et la peur, avant de savoir la vérité.

N'aurait-on pas pu éviter les massacres d'avril si on avait dénoncé, comme on le fait maintenant, à temps les massacres de janvier ? Pourquoi a-t-on essayé d'étouffer les massacres de janvier ? Pourquoi accorde-t-on davantage d'importance aux révélations venant des étrangers qu'à celles qui sont faites par les Centrafricains victimes de la dictature néocoloniale de Bangui ? Y a-t-il deux poids deux mesures au niveau des informations ?

3. Deux poids deux mesures

Combien de communiqués, combien de lettres, combien de tracts, de déclarations de Centrafricains vivant à l'étranger, [PAGE 25] ou de patriotes africains et de démocrates français, sur les tortures en Centrafrique et surtout sur les massacres de janvier, ont été ignorés par la presse française qui accorde facilement aujourd'hui la parole aux collaborateurs de Bokassa-Giscard, tels Bangui, ambassadeur et bras droit de Giscard-Bokassa, Patassé, vanté autrefois par les journalistes français comme le meilleur ministre de Bokassa-Giscard, et tant d'autres futurs valets ?

Si nous, Africains, avons tendance à accuser particulièrement la majorité de la presse française, c'est parce que l'impérialisme français domine et exploite plusieurs pays en Afrique et que la répression, les tortures, les massacres qui proviennent de cette situation sont généralement passés sous silence par cette presse française, qui se prétend souvent libérale. Elle ne parle que lorsqu'il s'agit de tromper l'opinion afin de dégager la responsabilité du gouvernement français de telle ou telle tuerie et d'en rendre seuls responsables devant « l'opinion civilisée » les valets « africains sauvages non encore gagnés à la civilisation occidentale, et qui dirigent mal leurs pauvres pays, que la grande et généreuse France aide ».

Il est vrai qu'un pays qui en domine un autre ne peut avoir qu'une presse à son image, qui défend ses propres intérêts; mais tout de même, souvent dans le cas de la France, une partie de cette presse ne se dit-elle pas indépendante ou de gauche ? Ne pose-t-elle pas souvent les problèmes de la démocratie, des libertés, des droits de l'homme et de la femme, de l'objectivité dans l'information ? Peut être que tout cela ne concerne pas les nègres sous la domination de l'impérialisme français ? Pour ces nègres exploités, le combat contre l'impérialisme et ses valets nègres passe aussi par le combat contre leur presse. Si c'est seulement la valeur marchande de l'information qui compte pour ceux qui dominent nos pays, il convient de s'attaquer aussi directement à leur presse.

Comment expliquer le silence d'hier sur les massacres de janvier et la réaction unanime de la presse française aujourd'hui ? Pourquoi cette réaction a-t-elle lieu seulement après les révélations d'Amnesty International, Section anglaise ? Pourquoi a-t-on attendu un mois après les massacres des 18 et 19 avril avant d'alerter l'opinion française et internationale ? Alors que si l'on se souvient bien, quelques jours après ces massacres d'enfants, presque la totalité de [PAGE 26] la presse française annonçait un attentat manqué contre Bokassa, on aurait tiré sur la voiture de Bokassa. Cette information n'était pas vraie. C'était une fausse alerte, une fausse nouvelle afin de détourner l'attention des gens des massacres qui venaient d'avoir lieu quelques jours auparavant. Si on me dit que ce n'était pas une fausse alerte, alors la vie de l'assassin Bokassa est plus importante pour les français que celle des centaines d'enfants massacrés par celui-ci.

Mais au moment où la presse française s'occupait de la vie de Bokassa, elle ne savait pas que la section anglaise de A.I., du moins sa Direction, avait été saisie directement sans passer par sa section française et pour cause ! par certains Centrafricains et démocrates français et anglais.

En dehors des tracts, des communiqués, des déclarations et des lettres des Centrafricains, et face au mur de silence qui entourait les massacres de janvier 1979, j'avais adressé une lettre ouverte aux journalistes français dès le 9 février 1979 afin d'attirer leur attention sur les massacres de janvier que cachait mal la muraille de la macabre coopération franco-africaine. J'avais adressé le 9 février 1979 un exemplaire de cette lettre à « France-Inter », à « R.T.L. », à « Europe I », à « Antenne II », à « FR 3 », « Le Monde », « Le Matin », « Libération », « L'Humanité », « Afrique-Asie », « Jeune Afrique », etc... A ma connaissance, aucun de ces journaux n'a estimé utile de faire paraître cette lettre qui attirait l'attention sur les massacres de Bangui (cette lettre est parue dans le numéro 7-8 de P.N-P.A.). N'est-il pas trop tard de crier aujourd'hui à l'assassin, après les révélations d'Amnesty International ? Si les journalistes dits démocrates qui crient aujourd'hui à l'assassin avaient tenu compte de cette lettre et d'autres déclarations, n'aurait-on pas pu en mobilisant l'opinion publique empêcher les massacres d'enfants au mois d'avril ? On a voulu cacher la vérité, mais heureusement pour nous et malheureusement pour le gouvernement français et sa bonne presse, il y a quand même deux poids et deux mesures. Si on ne peut croire les Centrafricains, les patriotes africains et démocrates français sur ce qui se passe à Bangui, on est obligé de croire A.I. section anglaise sur les mêmes informations données par ces Centrafricains et autres, car les Français ne peuvent pas se laisser surpasser par la presse anglaise, américaine, et autre, qui pourrait être amenée à [PAGE 27] dénoncer les actes du gouvernement français en Afrique et ternir ainsi l'image de la belle France en Afrique. La réaction unanime aujourd'hui des journalistes fait-elle partie du nouveau scénario de Giscard, qui n'est plus en mesure de maintenir ouvertement au pouvoir son valet et assassin Bokassa, vomi par le peuple centrafricain ? La parole donnée largement dans la presse française à l'ambassadeur Bangui, puis à l'ex-premier ministre Patassé et aux autres organisations dites d'opposition ne fait-elle pas partie de ce scénario ? La presse française n'a jamais été aussi tendre avec les opposants africains. Il suffit pour se rendre compte de la différence de relire la presse française pendant la guerre d'Algérie, pendant la montée de l'UPC au Cameroun; Cabral n'était-il pas interdit de séjour en France lorsqu'il luttait contre le colonialisme portugais soutenu par la France ? Quelle a été l'attitude de la presse française au début de la lutte du peuple sahraoui ?... Cette tendresse à l'égard des futurs bourreaux du peuple centrafricain est inquiétante mais aussi révélatrice des manœuvres du gouvernement français et des limites de la liberté de la presse en France. Tout dernièrement j'ai encore adressé deux lettres, une au « Canard enchaîné », pour dénoncer l'entourage français et centrafricain de Bokassa, qui travaille dans la coulisse. Si le « Canard » a bien fait cas d'un seul nom, il n'a fait cas ni de la lettre, ni des autres Français de la cour de Berengo; la deuxième lettre était adressée à Jean de la Guérivière du journal « Le Monde », qui a été « enquêter » à Bangui, pour dénoncer ceux que la presse française tente aujourd'hui de présenter comme des opposants au régime de Bokassa, alors qu'ils étaient il n'y a pas si longtemps les hommes forts du régime sanguinaire de Bangui. Il n'a pas non plus été fait cas de cette lettre, alors qu'on trouve facilement dans la presse la moindre déclaration des fameux « opposants » au régime de Bangui.

En appliquant le principe de deux poids deux mesures, la grande presse française a montré encore sans le vouloir quelles étaient les limites de son indépendance vis-à-vis des autorités françaises, limites que cache mal la prétendue tradition de la démocratie en France. [PAGE 28]

4. Le nouveau scénario du Gouvernement français

Depuis l'avènement du néocolonialisme dans les colonies françaises, le gouvernement français ne manque pas d'imagination, surtout dans la manière de faire remplacer ses valets, lorsque ceux-ci ne peuvent plus tromper les masses, ni leur faire peur, ou encore lorsqu'ils tentent sous l'action des masses de se soustraire aux ordres de l'Elysée : quand ce n'est pas par assassinat (jusqu'ici personne ne sait la cause de l'accident d'avion dans lequel Boganda a trouvé la mort), c'est l'utilisation des luttes intestines de ses valets. C'est à la suite d'intrigues interminables faisant jouer le tribalisme que Ngoumba, qu'on veut utiliser de nouveau aujourd'hui, et qui avait été vice-président du premier gouvernement centrafricain, a été écarté du pouvoir néocolonial après la mort de Boganda, laissant la place au valet Dacko particulièrement plus docile. Lorsque Dacko fut incapable de contenir la colère des masses dont les conditions sociales se dégradaient de jour en jour, il fut remplacé par Bokassa en utilisant l'ambition personnelle et tribaliste de celui-ci. Pour ce faire, il fallait simuler un coup d'Etat militaire, qui a tout de même entraîné la mort de plusieurs personnes.

Aujourd'hui devant les émeutes, la colère des démocrates, les massacres perpétrés par Bokassa, que le gouvernement français ne peut plus cacher parce que dénoncés par A.I. et la presse des autres grandes puissances qui dominent en Afrique, le gouvernement français tente sous nos yeux un autre scénario. On commence par faire la sourde oreille, puis par jouer à l'ignorant afin de se laver les mains devant l'opinion publique. Par ailleurs, on s'attèle à fabriquer par tous les moyens un nouveau valet.

En réalité, quelle est l'attitude du gouvernement français depuis les événements de janvier et d'avril ?

D'abord, après les massacres de janvier, le gouvernement français avait gardé le silence sur sa participation aux massacres. Il niait toute participation de l'armée française. C'est ainsi qu'à la séance du 16 mars 1979 de l'Assemblée nationale française, le gouvernement français assurait les députés de la non participation de l'armée française aux massacres de janvier.

En effet, à la question posée devant l'Assemblée nationale [PAGE 29] française, le 16 mars 1979, par le député Alain Vivier « sur les événements tragiques qui ont ensanglanté l'Empire centrafricain, il y a quelques jours : 1o si le gouvernement français a donné des consignes précises à ses coopérants militaires afin qu'ils ne prennent selon la formule consacrée par les accords d'assistance militaire, en aucun cas part à l'exécution d'opérations de guerre ni de maintien ou de rétablissement de l'ordre ou de la légalité 2o s'il s'est assuré qu'aucun militaire français n'a pris part aux mesures de maintien de l'ordre prises à Bangui, que ce soit aux côtés des forces impériales ou au sein du détachement des troupes zaïroises ? », la réponse du ministre français de la coopération fut la suivante : « A l'initiative des autorités de Bangui, il n'y a plus de coopérants militaires en empire centrafricain depuis avril 1977. Le gouvernement français est ainsi assuré qu'aucun militaire n'a pris part aux opérations de rétablissement de l'ordre conduites récemment dans ce pays. »

La réalité est tout autre chose. Non seulement l'armée française est bien présente en Centrafrique et dans les pays voisins, mais on devait savoir quelques semaines après que l'armée française avait bel et bien participé aux côtés des troupes zaïroises aux opérations militaires du mois de janvier pour noyer dans le sang les revendications légitimes des travailleurs, élèves et étudiants centrafricains. Le débat à l'Assemblée nationale française le 16 mars 1979 n'était encore qu'un bluff. On comprend le silence qui a été imposé à certains journalistes sur cette affaire.

Ensuite, lorsque les massacres de janvier non condamnés donnèrent lieu à ceux des enfants au mois d'avril, le gouvernement français feignit de n'être au courant de rien. En effet, interrogé le 16 mai 1979 à l'Assemblée Nationale française sur les massacres des enfants révélés par A.I. le 14 mai, Monsieur Jean-François Poncet, ministre des Affaires Etrangères, affirmait : « De tels faits, s'ils étaient établis, ne peuvent que soulever l'indignation... Nous ne disposons actuellement que de témoignages contradictoires. Quand la lumière aura été faite, en toute objectivité, la France usera de l'influence (sic) dont elle dispose pour défendre les droits de l'homme. » Et tandis que Giscard se disait préoccupé par les événements, son ministre de la Coopération, Monsieur Galley, annonçait qu'il s'agissait de « pseudo-événements ». Mais ce dernier devait déclarer quelques [PAGE 30] jours après que « le nucléaire a fait moins de morts que d'autres industries, et qu'il est moins dangereux que les DC 10, et que la vie dans l'Empire centrafricain ».

De telles déclarations se passent de commentaires, mais elles peuvent faire croire aux gens que le gouvernement français est dans l'embarras; il ne s'agit pas de cela. Il s'agit, puisque un organisme international a porté l'affaire au niveau international, de tromper l'opinion par des déclarations contradictoires, le temps de préparer les pièces et les hommes de rechange. Le seul problème qui se pose au gouvernement français, c'est le choix à faire parmi les éventuels candidats au métier de valet et de bourreau qui font la queue à l'Elysée.

La France, ayant freiné délibérément la formation des cadres dans ce pays et éliminé les plus valables, se trouve aujourd'hui devant un problème d'hommes à mettre à la place de Bokassa. Avec la restructuration des rapports de force entre les grandes puissances dans le monde et la prise de conscience du peuple centrafricain, la France ne peut continuellement mettre des ignorants, des illettrés, même titrés de diplômes de Doctorat, au pouvoir. C'est pourquoi elle s'est lancée dans une véritable opération de sélection dans la valetaille; cette opération durera longtemps, le temps de forger certains esprits. Mais le gouvernement français ne réussira jamais à faire croire aux gens qu'il ignorait tout des massacres de Bangui.

La domination économique de la France réduit ce pays au rang des territoires français. Comme dans tous les territoires français, les populations ne sont pas acquises spontanément aux autorités françaises, les services de renseignements français y sont par conséquent plus développés que dans les régions françaises, y compris celles où il y a des luttes pour l'autonomie, comme la Corse, la Bretagne... On peut donc dire que le gouvernement français est très au courant de ce qui se passe en Centrafrique. D'ailleurs les services de renseignements français dans ce pays ne manquent pas :

– Ce sont d'abord les services officiels et officieux de l'ambassadeur français, Monsieur Robert Picquet, accrédité à Bangui conformément aux règles de la Diplomatie admises par tous les pays du monde. Mais ce sont aussi les divers ambassadeurs-conseillers français et assimilés nommés à la fameuse « cour de Berongo » et dont le Quai d'Orsay [PAGE 31] « omet » de parler. Exemples : Monsieur Michel[1], de nationalité française, directeur de la fameuse Entreprise de Confection CIOT, nommé quelques mois après le « couronnement », « conseiller économique à la cour impériale avec rang et prérogative d'ambassadeur». Je dois signaler à ce propos, car jusqu'ici personne n'en a parlé, que jusqu'en 1976, les actions de la CIOT étaient à 100 % françaises. Ce n'est qu'à la suite de la nomination de M. Michel Robert, directeur de cette société à la dite « cour » de Berongo, que certaines actions et quelles actions ! ont été octroyées à la famille de l'assassin Bokassa; ce que confirme M. Michel Robert dans sa lettre au Canard[2]. C'est donc sur les conseils de ce sinistre ambassadeur et directeur de la CIOT que le port de l'uniforme avait été imposé aux élèves et étudiants. La société CIOT n'a d'ailleurs fait que poursuivre des pratiques connues depuis sa création pendant la colonisation. C'est souvent que cette société faisait imposer aux populations par l'administration coloniale le port d'habits neufs confectionnés et vendus par ses soins les jours de visite des inspecteurs et gouverneurs coloniaux. Pour le « couronnement », elle a aussi bénéficié largement de cette pratique, si chère aux sociétés coloniales et néocoloniales. Il faut cependant noter que la révolte des étudiants a des causes plus profondes que le port de l'uniforme qu'on voulait leur imposer.

– Mme Claude Moreau de nationalité française nommée le 18 avril 1978 « ambassadeur » à la « cour » impériale chargée de mission ». Laquelle ?

– M. Maurice Jadaut de nationalité française nommé par décret du 20 février 1978 « conseiller à la cour, chargé des travaux de construction des bâtiments impériaux avec rangs et prérogatives de ministre d'Etat ». C'est ça « l'Afrique aux Africains ».

– M. Alexandre Chicin et Mme Chicin nommés le même jour que M. Michel Robert, « conseillers à la cour ». [PAGE 32]

– Le Comte de Lailing, « ressortissant belge, conseiller international », nommé par « décret impérial du 7 avril 1978, ambassadeur itinérant à la cour impériale ». En fait, ce dernier est chargé de coordonner les actions belges, américaines et françaises au Zaïre et en Centrafrique.

– M. Raymond Chanaïb, de nationalité française, nommé le 3 mars 1978, « conseiller avec rang et prérogatives de ministre », etc., etc.

– M. Charles Ornano, maire d'Ajaccio qui avait été « au premier anniversaire du sacre » accompagné de la Musique Municipale et des « Majorettes impériales » bonapartistes, le 14 novembre 1978, au moment où la colère des masses centrafricaines cherchait déjà à gagner la rue. Les premiers signes des émeutes auraient déjà provoqué « une altercation entre un Corse de la délégation de M. Ornano et un Centrafricain ». L'assassin Bokassa aurait fait fusiller le Centrafricain et en aurait informé son ami M. Ornano.

– Mme Félicia Ramaroni, conseillère municipale d'Ajaccio, qui avait été « nommée par Bokassa Ier en personne, ambassadrice itinérante »; il lui avait été remis le même jour un passeport diplomatique centrafricain alors que c'est un crime pour un Centrafricain de demander un passeport ou bien il doit y mettre tout son maigre salaire.

D'après les textes officiels, la « cour » compterait en 1978 cinq Français de « haut rang ». Mais la liste serait très longue, si l'on tenait compte des autres Français qui accomplissent d'autres « missions » en Centrafrique sans parler des « coopérants français » et des conseillers centrafricains acquis à l'impérialisme français, tels Dacko, ancien président de la République ou les universitaires, tels que MM. Simon Bedaya-Ngaro, Pinerd, tous deux docteurs en médecine, Yagango, Kounda, Nzapakomada, Guy Darlan, etc., etc. et tous ces colons qui avaient signé une pétition pour soutenir l'assassin Bokassa.

Le gouvernement français ne pouvait donc pas ne pas être au courant des massacres. Il veut tout simplement gagner du temps et permettre aux nouveaux valets de s'organiser tranquillement sous sa direction et sur le sol français.

Le nouveau scénario du gouvernement français aujourd'hui est simple : surpris par la colère des masses qui couvait conme le feu depuis longtemps sous le poids de la misère, il veut montrer, pour se disculper aux yeux du peuple français et du monde, qu'il n'était au courant de [PAGE 33] rien, que c'est une affaire purement centrafricaine (afin de faire croire que ce pays est libre et peut décider de lui-même), qu'il faut une commission mise sur pied par les Etats Africains eux-mêmes pour enquêter sur les massacres avant qu'une décision ne soit prise à l'égard de Bokassa.

Par ailleurs, il permet à ses journalistes de parler largement du massacre des enfants et, souvent en bons termes, (chose unique dans les annales africaines du gouvernement français) des soi-disant opposants au régime de Bokassa, qui sont sous sa protection et qu'il reçoit même à l'Elysée pour tester leur capacité de futurs valets.

Pour le gouvernement français, le problème ne se pose pas en simples termes de remplacer Bokassa par un autre valet, il se pose en termes de nouveaux moyens pour briser la prise de conscience des masses centrafricaines. Ceci est fondamental et déterminant dans la situation actuelle et ce n'est que dans le cadre de ces moyens qu'intervient le problème du maintien ou du non-maintien de Bokassa. Nos soi-disant opposants qui accourent vers les télévisions françaises pour se faire montrer au public ne voient pas cela. D'ailleurs ils tombent tous dans les arguments des journalistes français, à savoir que si le gouvernement français retire l'aide française à Bokassa celui-ci tombera[3]. Comme si c'est la seule aide à Bokassa qui décide de tout dans notre pays et qui fait la pluie et le beau temps. Au lieu d'appeler les masses à approfondir leurs luttes et leurs mouvements, afin d'apprendre dans ces luttes approfondies à se donner des organisations et des partis anti-impérialistes pour bouter hors du pays l'impérialisme français et ses valets notamment Bokassa, on crée la confusion au niveau des masses en faisant appel à ce même impérialisme pour venir au secours des masses. C'est comme si on demandait à un renard de sauver le poulailler du danger que représentent les renardeaux.

Si tout le monde aujourd'hui demande le départ du sanguinaire Bokassa, le problème Bokassa n'est pas pour [PAGE 34] autant un problème d'individu. C'est tout un rapport de domination et d'exploitation, qui engendre la violence dans ce pays qu'il s'agit de saisir afin de déterminer les forces à combattre et les forces avec lesquelles il faut combattre.

Ce qui est sûr, c'est que le nouveau scénario de l'Elysée va encore permettre aux nouveaux valets, éléments de la bourgeoisie-politico-bureaucratique et à la nouvelle petite bourgeoisie technocratique de se faufiler au pouvoir néocolonial avec Bokassa ou sans Bokassa et au service de l'impérialisme français contre les masses. Ces éléments, comme naguère, veulent profiter du mouvement de mécontentement des masses. Ce n'est pas le massacre des enfants qui les porte à l'agitation; c'est la soif du pouvoir réservé aux valets dans ce pays. Mais qu'ils n'oublient pas les fléchettes empoisonnées des quartiers pauvres qui ont mis en déroute l'armée de Bokassa et ébranlé son régime.

5. Les masses se révoltent, les apprentis valets avec l'aide des grandes puissances impérialistes veulent se faufiler au pouvoir

Tandis que les masses et les forces néocoloniales de Giscard-Bokassa-Mobutu s'affrontaient les armes à la main, au mois de janvier puis en avril, une partie de la valetaille centrafricaine et des éléments petits bourgeois dont certains ont déjà mangé à la table de Bokassa avant d'en être exclus se frottaient tranquillement les mains au pays comme à l'étranger, en attendant la fin des hostilités pour entrer en scène.

Ils sont entrés en scène maintenant. Ils disent être contre la violence aussi bien d'en haut que d'en bas et demandent gentiment à Bokassa de quitter le pouvoir et d'aller ailleurs vivre avec ce qu'il a amassé sur le dos du peuple centrafricain; d'autres appellent à un renversement même militaire de Bokossa, mais pas de l'impérialisme français. Alors c'est la course folle soit à l'Elysée pour demander à Giscard de faire venir « son parent » en France, soit dans les pays dits progressistes d'Afrique et dits socialistes d'Europe, pour chercher des pétro-dollars et des armes, faisant ainsi le jeu de leurs maîtres français ou des éventuels maîtres à acquérir comme les Russes, les Américains, les Lybiens, etc., etc.

La valetaille africaine a toujours été aveuglée par les [PAGE 35] miettes que les puissances impérialistes de tout bord lui jettent. C'est pourquoi la valetaille centrafricaine ne peut voir ce qui se passe chez nos frères tchadiens, où des alliances sans principes et qui ne tiennent pas compte des intérêts du peuple, avec de grandes puissances étrangères, se nouent et se défont d'un jour à l'autre, entraînant malheureusement les massacres des masses; car chaque puissance ne cherche et ne défend que ses propres intérêts de même que chaque organisation tchadienne qui se réclame du peuple tchadien. L'agitation de la valetaille centrafricaine aujourd'hui est très dangereuse pour la suite des luttes en Centrafrique, comme il en a été toujours dans ce pays lorsque la valetaille se réveille.

On peut dire qu'en Centrafrique l'avènement de la petite bourgeoisie, surtout de sa fraction intellectuelle sur la scène politique cherchant à renforcer ses propres intérêts ou à se transformer en bourgeoisie politico-bureaucratique ou en bourgeoisie compradore, avait été un moyen efficace aux mains de l'impérialisme français pour briser chez les masses laborieuses la conscience réelle de leurs propres besoins. En effet, la petite bourgeoisie et la bourgeoisie politico-bureaucratique tiennent leur existence tout comme le prolétariat centrafricain de l'introduction du mode de production capitaliste dans cette région. Mais à la différence du Prolétariat, elles espèrent, jouer le rôle de la bourgeoisie nationale, historiquement absente[4]. Dans ce cas, leur enrichissement dépend de leur dépendance à tous les niveaux à l'égard du capitalisme mondial et français en particulier. Le seul moyen d'y parvenir, c'est de conquérir par tous les moyens l'appareil d'Etat néo-colonial; car à ce niveau, elles peuvent, d'un côté négocier efficacement les miettes des grandes puissances étrangères, et de l'autre, soit abuser la confiance des masses, soit leur imposer le silence et la misère par les armes. Les décrets[5] pris sous le gouvernement Boganda-Ngoumba, puis sous celui de Dacko [PAGE 36] témoignent de cette attitude d'une fraction de la petite bourgeoisie qui avait été associée au pouvoir colonial. Ces décrets devaient interdire aux masses laborieuses toutes formes d'organisations et de prise en main de leurs propres intérêts. Ils devaient créer un état de désintérêt à l'égard des problèmes politiques au niveau des masses. La dictature sanguinaire de Bokassa n'a fait que pousser cet état à l'extrême. Aucune vie politique, culturelle... qui puisse donner l'occasion aux Centrafricains de réfléchir ensemble sur leurs problèmes. On avait enfoui ainsi la conscience des besoins et des intérêts des masses dans la boue de la misère d'où se dresse la richesse néocoloniale.

La faiblesse, mais aussi la force des masses aujourd'hui, viennent de cette situation. La petite bourgeoisie qui se retrouve dans la valetaille, veut justement profiter de cette faiblesse pour demander à être associée au pouvoir néocolonial, quelle que soit la nature de la puissance étrangère qui domine aujourd'hui ou qui peut dominer demain. C'est pourquoi le seul souci de nos opposants d'ici ou d'ailleurs, c'est de faire partir le sanguinaire Bokassa. Il n'est jamais question dans la bouche de nos opposants ni de l'impérialisme français, ni des manœuvres des autres grandes puissances. Ce qui les intéresse, c'est se placer entre les masses et le gouvernement français pour se faufiler au pouvoir. En effet, depuis l'irruption de la colère des étudiants, des élèves, des petits fonctionnaires, des ouvriers et des paysans pauvres, au mois de janvier, et les massacres d'enfants au mois d'avril, beaucoup d'organisations ont vu le jour en Centrafrique. On peut dire sans se tromper que ces organisations, pour le moment, ne représentent qu'elles mêmes, c'est-à-dire certaines fractions de la bourgeoisie technocratique et de la bourgeoisie politico-bureaucratique. Ces organisations sont en tout cas dominées par des éléments qui ont tous mangé dans le même plat que Bokassa et ont l'habitude de manger à tous les râteliers. Ce sont : le Front de Libération des Oubanguiens (FLO), le Mouvement de Libération du Peuple Centrafricain (MLPC), le Bloc des Patriotes Centrafricains (BPC), le Front de Libération du Peuple Centrafricain (FPLC)...

Chaque petit valet, qui naguère fustigeait les étudiants anti-impérialistes qui osaient critiquer le régime de Bokassa, se croit obligé aujourd'hui de créer sa petite organisation [PAGE 37] ou d'aller présenter son beau costume d'opposant à la télévision française. Quel enfantillage ! quelle infamie ! Se moque-t-on des enfants qui ont osé affronter les fusils de Bokassa-Giscard-Mobutu ? Aucune de ces organisations n'est capable de présenter un programme politique; et pour cause ! Pour le comprendre, il faut situer la base sociale de ces organisations, du moins les éléments qui animent ces organisations. On peut dire alors qu'il y a trois principales tendances parmi ceux qui se présentent aujourd'hui comme opposants au régime de Bokassa et qui se retrouvent dans ces organisations.

La première tendance, c'est celle qui regroupe une partie des éléments de la bourgeoisie politico-bureaucratique et quelques jeunes technocrates tribalistes qui veulent monnayer leurs diplômes et dont la seule alternative est de se défaire du pouvoir personnel de Bokassa qui parfois entrave les conditions de leur enrichissement et éveille la conscience des masses. Cette tendance est représentée par l'ambassadeur Bangui et son bras droit Kitiki. Ils ont des amis qui sont encore dans le gouvernement de Bokassa, tel Maïdou.... et des appuis d'une partie du gouvernement français. Ils prêchent la non-violence, demandent tantôt « une monarchie constitutionnelle », comme l'a déclaré à sa fameuse conférence autorisée par l'Elysée, le 22 mai dernier, l'ambassadeur Bangui, tantôt la République, comme on peut le lire dans leur fameuse déclaration au peuple centrafricain. Ils ont tous profité largement de la sueur du peuple centrafricain. L'ambassadeur Bangui, lorsqu'il fut Intendant de l'armée centrafricaine, avait profité largement de cette situation pour s'enrichir. D'où vient qu'il a de belles villas à Bangui et des propriétés en Corrèze ? Il a dit au cours d'une de ses conférences qu'il avait acheté à crédit ses propriétés de Corrèze, qu'il paie encore deux mille francs par mois. Soit ! Mais est-ce qu'il sait que deux mille francs représentent vingt fois le salaire moyen mensuel des ouvriers centrafricains, qui ne dépasse guère cinq mille CFA (100 F) ? Quel ouvrier, quel petit fonctionnaire, ou quel paysan centrafricain, peut obtenir un crédit pour s'acheter des propriétés en France ou ailleurs ? Pour le petit paysan, le crédit sous forme d'engrais et autres, qu'on lui impose chaque année, ne lui permet même pas d'acheter du sel ou du pétrole; il doit s'endetter chaque année pour rembourser les engrais et autres. Le crédit n'est qu'un simple moyen [PAGE 38] pour le plumer chaque année. Il en devient chaque année de plus en plus pauvre. Il n'a donc rien à voir avec l'ambassadeur Bangui qui peut se permettre d'avoir des propriétés en France et en Centrafrique exactement comme le voleur Bokassa et bien d'autres. L'ambassadeur Bangui, qui cache derrière son dos aujourd'hui son revolver avec lequel il assistait le sanguinaire Bokassa dans ses crimes, ne peut prétendre parler au nom du peuple centrafricain. Le peuple centrafricain doit lui reprendre tout ce qu'il lui a volé pour s'enrichir. Il doit exiger la confiscation et une nationalisation réelles de tous les biens de ceux qui l'ont volé jusqu'ici, qu'il s'agisse de Bokassa, Dacko, Patassé et bien d'autres valets et leurs maîtres de tous bords. Quant à Kitiki, aujourd'hui, bras droit de l'ambassadeur Bangui, il se trouve en France depuis que ses amis racontent qu'il avait détourné les fonds du Centre de Recherches sur l'agriculture en Centrafrique. C'est sous la protection de son ami Patassé (au dire de celui-ci) qu'il avait pu échapper à la prison de Bokassa pour s'installer en France. Cette tendance, qui se situe entre la génération que dirigeait Boganda dont elle se réclame d'ailleurs et qu'elle vénère, et la génération technocratique en développement ces dernières années, cherche à passer de la position de consommation improductive de luxe à la position de consommation productive. Elle souhaite alors la paix et une « démocratie néocoloniale » afin de profiter de l'appareil d'Etat pour assurer et développer sa nouvelle base économique. Elle ne peut rivaliser économiquement avec la petite bourgeoisie européenne commerçante et productrice installée dans le pays sans cette « démocratie néocoloniale », sans profiter largement de l'appareil d'Etat que Bokassa tente souvent de personnaliser mais qui en dernière analyse renforce la position de quelques grandes sociétés multinationales et des grands colons. Cette tendance n'a aucune conscience claire de la situation socio-économique centrafricaine, elle n'a pas de programme politique ni économique approprié à la situation actuelle à proposer au peuple. Son programme minimum provisoire publié à Paris par ses représentants est un discours creux; il n'y a pas un seul mot contre l'impérialisme en général et l'impérialisme français en particulier. Il est question de liberté en général, de libération des prisonniers, de l'unité nationale (sans aucun principe), de garantie des salaires, etc., etc. Les premières tâches précises [PAGE 39] qu'on devra accomplir après le départ de Bokassa sont selon l'ambassadeur Bangui la construction des monuments aux morts. En effet il écrit : « C'est pourquoi, peuple centrafricain, nous devons à la fois faire quelque chose pour nos morts et combattre pour nos vivants... nous devons, dès la chute de Bokassa, élever un monument à Carnot à la mémoire du lieutenant-colonel Banza (bras droit de Bokassa, assassiné par ce dernier), du commissaire Kalot et du lieutenant Zatao... ». Puis il cite les autres éléments de la soldatesque tués par Bokassa, qui doivent aussi avoir leur monument dans leur région d'origine : il s'agit de Bongo, Kolegnako, Sakpao, Abakar, Kango, Dounia... Mais c'est après et après seulement qu'il est question aussi de « monuments pour nos enfants et adolescents martyrs ». Quel beau programme ! Il est écrit encore : « Nous devons, tout de suite après avoir renversé Bokassa, libérer tous les prisonniers politiques (l'ambassadeur reconnaît aujourd'hui qu'il y a des prisonniers politiques au pays), civils et militaires. Je pense notamment aux ambassadeurs Pierre Kombet et Hetman, au général Jean-Claude Mandaba, au colonel Pierre-Alain Mandé et à beaucoup d'autres dont j'ai oublié les noms, si, bien sûr, ils sont encore vivants dans la prison de Ngaraba.

On voit donc que le militaire ambassadeur Bangui ne pense qu'à ses intérêts de classe et à ses petits copains de la soldatesque. Il n'est nullement question ici du sort du peuple centrafricain, moins encore de son avenir, ni de l'impérialisme français.

La révolution du peuple centrafricain ne peut pas se mettre en marche en ne se nourrissant que de monuments construits en souvenir des éléments de la soldatesque de l'armée néocoloniale.

La deuxième tendance des opposants regroupe aussi une autre partie des éléments de la bourgeoisie politico-bureaucratique, qui s'est rapidement développée après « l'indépendance » et des technocrates qui ont pu déjà assez accumuler. La couche supérieure de cet ensemble d'éléments, aussi hétérogènes que ceux de la première tendance des opposants, est composée d'universitaires, qui prêchaient il y a quinze ans la politique de « l'entrisme », c'est-à-dire que les intellectuels progressistes et révolutionnaires africains doivent intégrer les gouvernements néocoloniaux en Afrique afin de les détruire de l'intérieur. Ils ont au contraire été avalés comme on s'y attendait par ces gouvernements néo [PAGE 40] coloniaux. Ce sont généralement des anciens militants, ténors de l'Union Nationale des étudiants Centrafricains (UNCA), section territoriale de la Fédération des Etudiants d'Afrique Noire en France (FEANF). Ils formaient la section oubanguienne du PAI (Parti Africain de l'Indépendance). Ils étaient sentimentalement très liés au parti communiste français (PCF). Mais depuis quinze ans leur évolution et leurs divisions internes d'une part et l'évolution du PCF d'autre part, ont, semble-t-il, refroidi les relations entre eux et le PCF. Les représentants notoires de ces éléments sont l'ex-premier ministre de Bokassa, Patassé, Zaniféi, Docteur Ngaro, l'ambassadeur Kombo-Naguemon, Debozendi, Bafio, etc., etc. Tous ont été dans le gouvernement fantoche de Dacko et dans celui du sanguinaire Bokassa. Ils en ont profité pour se donner une base économique. Ce sont eux qui ont donné une nouvelle orientation à la consommation de la bourgeoisie politico-bureaucratique et de la petite bourgeoisie, en essayant de transformer la consommation des miettes impérialistes en consommation productive aussi nécessaire pour l'impérialisme. L'élément typique est Patassé; ayant occupé tous les postes dans les gouvernements de Dacko et de Bokassa, il en avait profité pour détourner les crédits bancaires accordés par l'Allemagne et les autres pays impérialistes au profit de ses propres entreprises et de celles de ses petits copains qui occupaient tous de hautes fonctions dans l'appareil d'Etat. C'est ainsi qu'il a pu monter une des grandes premières fermes du pays et mettre sur pied une des grandes cultures de paddy sans compter d'autres sociétés commerciales et celles où il participe avec ses amis centrafricains et européens. La politique d'intégration des gouvernements néocoloniaux a réussi pour eux mais pas pour le peuple au nom duquel ils pensaient cette politique il y a quinze ans.

Les sociétés de Patassé et de ses amis sont maintenant associées à certaines sociétés suisses. Tous jouent aux grands capitalistes (fermes, ranchs de villégiature, agriculture capitaliste, sociétés d'investissement, etc., etc.). Mais ils sont gênés par la politique personnelle de Bokassa, qui à coups de décrets peut s'approprier telle ou telle entreprise et cela au nom de l'Etat. Cette pratique de Bokassa et de ses conseillers français du genre Duchemin (qui serait un agent du SEDECE, services spéciaux français, envoyé par l'Elysée pour suivre la situation actuelle), qui relève des contradictions [PAGE 41] entre requins, non seulement gêne les entreprises centrafricaines mais elle est aussi négative pour un certain nombre d'entreprises étrangères.

Ce deuxième groupe d'opposants a lui aussi, besoin d'une « démocratie néocoloniale technocratique » afin de s'associer aux sociétés étrangères et de bénéficier davantage des miettes pour renforcer sa base économique. La politique archaïque du petit soldat sanguinaire et de ses conseilleurs les gêne énormément. Mais il n'empêche qu'ils rampent tous devant le dictateur qui les traite de tous les noms. C'est à cause de leur bassesse que Bokassa est habitué à se faire appeler « papa » et se croit ainsi « papa » de tout le monde et du peuple centrafricain; les intellectuels universitaires qui gravitent autour de cet assassin ont entretenu pendant longtemps ses illusions.

Quelle que soit la base économique de ces opposants, elle ne leur donne pas pour autant une conscience claire de la situation socio-économique du pays. Toutefois, plus instruits que les éléments de la première tendance, ils ont une conscience plus avancée de leurs intérêts de classe; ils aspirent à occuper la place historiquement vide des capitalistes nationaux qu'occupent les capitalistes étrangers. D'ailleurs l'impérialisme, qui, à travers ses propres contradictions, juge nécessaire cette aspiration, les y prépare en leur réservant certains secteurs économiques ou en les associant à certaines sociétés internationales. Le sort du peuple centrafricain n'est que secondaire pour eux. C'est ainsi que Patassé cherchait il y a deux ans à recruter des ingénieurs agronomes pour ses propres fermes et rizicultures, alors que le pays souffre d'un manque chronique de cadres dans ce domaine comme dans d'autres.

Cette tendance n'a donc non plus aucun programme économique et politique réel fondé sur la situation actuelle, à présenter au peuple, sinon le seul programme de ses propres intérêts immédiats et lointains.

En effet, le programme politique de l'ex-premier ministre Patassé n'est pas différent de celui de l'ambassadeur Bangui, il se limite à demander le départ de Bokassa, à demander à Giscard « d'arrêter son aide à Bokassa », et à promettre aux gens qui le lui demandent qu'il va bientôt publier un programme « complet de plus de cent pages » etc., etc. Toutefois on peut dire que son programme se résume à ce qu'il avait écrit quelques jours avant son départ du gouvernement [PAGE 42] de Bokassa, à l'intention des entreprises étrangères : «... en matière d'industrialisation et de développement du commerce, l'Empire centrafricain, soumis aux lois de la libre entreprise, encouragera les investissements privés dans un climat de confiance, de dialogue et de concertation. Tout sera par ailleurs mis en œuvre pour assurer l'exploitation des ressources minières. L'action du gouvernement tendra à donner aux sociétés publiques et para-publiques leur autonomie de gestion ». Voilà résumée l'idéologie ou le programme qui sous-tend l'action des opposants du groupe de Patassé dont le parti, le MLPC, cherche par tous les moyens à racoler les anciens étudiants, fatigués de traîner avec leurs diplômes et leurs enfants en Europe et ailleurs, et qui souhaitent la chute de Bokassa pour rentrer chez eux afin de bénéficier comme les autres de leur « capital intellectuel ».

La troisième tendance qui s'agite et qui prétend exister depuis 1972 est formée des éléments de la fraction de la petite bourgeoisie intellectuelle qui n'a pas encore une base économique. Ces éléments ont à leur actif les relations ethniques et parentales avec les éléments du gouvernement de Bokassa, et leurs diplômes, qu'ils espèrent mettre au service du capital international afin de bénéficier des miettes comme les autres. Ils ont certains éléments dans le gouvernement, tels Yagongo et autres, ou encore comme hauts fonctionnaires du régime, déclassés, tels Idi Lala...

Cette génération d'intellectuels, qui étaient devenus pourtant des idéologues du régime de Bokassa, tiennent souvent un langage putschiste, admirent les régimes dits progressistes de Sékou Touré et de Brazzaville. Ils sont qualifiés dans certains milieux étudiants centrafricains acquis à la fameuse théorie des trois mondes de la direction chinoise actuelle d'agents du social-impérialisme. Certains les prennent pour des marxistes, comme l'ont dit certains journalistes français en parlant d'eux comme opposants au régime de Bokassa. Il faut dire que jusqu'ici il a été facile pour les intellectuels africains en général de se dire marxistes ou marxistes-léninistes et maoïstes, sans connaissance pratique et théorique révolutionnaire du marxisme et sans être capables à tous les points de vue de comprendre que les réalités se moquent toujours des simples étiquettes. C'est à ce niveau que beaucoup de ces intellectuels deviennent des simples agents du social-impérialisme ou de la nouvelle [PAGE 43] direction chinoise, parce qu'ils sont incapables d'apprendre et d'assimiler le marxisme à partir des réalités concrètes de leurs peuples. Celui qui se contente de répéter, comme un perroquet, ce que dit tel ou tel parti, dit communiste, dans le monde, sans esprit critique, surtout dans la conjoncture actuelle, n'est pas marxiste, mais un simple agent de ce parti. Ces éléments de cette troisième tendance, regroupés dans le FLPC, dit groupe de Brazzaville, n'ont pas les moyens économiques qu'ont les autres opposants, qui sont soutenus par certains milieux français. Ils sont donc plus tentés par les autres puissances étrangères et les pétro-dollars pour lutter contre le sanguinaire Bokassa. Ils ont plus de chances, non seulement parce qu'ils ont des gens honnêtes et pleins de bonne volonté parmi eux, mais à cause de leur langage plus « progressiste », de racoler d'autres petits intellectuels radicaux; étudiants, lycéens, petits fonctionnaires, qui ne peuvent plus supporter le régime de Bokassa. Ils ont d'autant plus de chances qu'ils ont réussi, parait-il, à mettre de leur côté Ngoumba, l'ancien bras droit de Boganda, dont ils se réclament aussi, et que certains Centrafricains jugent comme l'élément le plus honnête de la classe de la bourgeoisie politico-bureaucratique centrafricaine. Ils ont un appui parmi certains anciens militants de l'UNECA en France et certains stagiaires bien vus par le ministère français de la Coopération, qui sortent de temps en temps à Paris quelques feuillets d'information sur la Centrafrique, appelés E. Zingo (organe d'information des Centrafricains en lutte). Cet organe est incapable de faire des analyses sur la situation au pays et se contente de reproduire les positions des journalistes sur les massacres, et d'annoncer, chaque fois, que la fin de Bokassa est proche. Cela traduit les limites politiques et intellectuelles de ces éléments petit bourgeois dont les cerveaux ne peuvent s'élever au-dessus des limites, qu'ils ne dépassent pas matériellement eux-mêmes dans leur vie. Le FLPC, comme les autres organisations n'a aucun programme depuis qu'il existe, il n'a aucune étude sérieuse de l'impérialisme en général, et de l'impérialisme français en particulier qui domine le pays. Son seul programme : chasser Bokassa par tous les moyens, surtout militaires. Pour ce faire, pensent-ils, une poignée de gens bien entraînés suffit à prendre Bangui. Hélas, de telles méthodes sont déjà depuis belle lurette digérées par l'impérialisme, les exemples ne manquent pas en Afrique et Amérique dite [PAGE 44] latine. Tant que les masses ne s'y mettent pas comme en Iran ou chez Somoza, le putsch ne conduit qu'au massacre des masses sans résultat efficace. Et même lorsque les masses s'y mettent sans une réelle orientation et formation, on assiste à ce qui se passe en ce moment dans ce même Iran. Toutes les organisations de nos opposants n'ont donc pas de programme, nécessaire et susceptible de gagner des éléments valables du peuple centrafricain. On peut comprendre la facilité avec laquelle ces organisations se seraient mises d'accord au Bénin, où se trouve Ngoumba. Evidemment, s'il ne s'agit que de chasser Bokassa, il n'est même pas besoin d'avoir un programme. Tout individu, un tant soit peu humaniste, est d'accord là-dessus, puisque l'assassin a tué des enfants. Mais s'il est vrai qu'une grève et une descente des masses dans la rue valent mille programmes sortis de la petite tête des intellectuels, il n'en demeure pas moins vrai que des organisations qui prétendent diriger demain un pays ne peuvent pas ne pas avoir un programme, et ne pas avoir fait une étude sérieuse de la structure du pouvoir qu'elles veulent combattre. On peut encore comprendre pourquoi ces opposants sont tolérés par le gouvernement français et même soutenus par certains milieux politiques français. La France ne tolère, et encore, que des Africains ou immigrés organisés en associations dans le cadre de la loi de 1901. Elle ne tolère jamais sur son sol les partis ou organisations étrangers qui ne sont pas sous sa coupe sauf ceux ou celles qui ne s'attaquent pas directement à ses intérêts. Comment expliquer que des gens déclarés opposés au régime de Bokassa et qui cherchent à libérer le peuple centrafricain que domine la France, puissent demeurer en France sans problèmes, quand on sait ce que la France a toujours réservé aux opposants des régimes africains qu'elle soutient ? L'ambassadeur Bangui qui dit avoir démissionné de son poste, demeure toujours dans la résidence de l'Ambassade centrafricaine en France et continue de toucher son salaire. Il est bien protégé par la police française. Patassé peut vaquer tranquillement à ses affaires. Certains vont et viennent sans être inquiétés, d'autres encore se prennent pour des exilés politiques sur le sol de Giscard. La raison est simple, ce sont des futurs valets de l'impérialisme français, ils ne s'attaquent jamais aux intérêts de l'impérialisme français en Centrafrique. Cette situation permet au gouvernement français de faire croire [PAGE 45] qu'il n'est pas responsable de ce qui se passe à Bangui, qu'il s'agit d'une affaire entre Africains et que la France « démocratique » ne fait qu'accorder l'asile à des opposants attachés à la grande « tradition démocratique de la grande France ». Quelle belle opposition dorée ! J'aimerais moi aussi devenir un opposant, j'aurais aussi peut-être une belle et somptueuse résidence, soit dans Paris, comme Patassé, soit dans une banlieue calme de Paris, comme l'ambassadeur Bangui et autres, en attendant de fouler les cadavres des jeunes Centrafricains pour me faufiler au pouvoir, oubliant ainsi ce qui est à l'origine de la violence de Bokassa ou d'Etat contre mon peuple, ce qui est à l'origine du soutien de Giscard à ses « parents » néonazis nègres de Bangui. Mais dans ce cas, je serais d'avance vomi par mon peuple. D'ailleurs ici la notion d'opposition ne suggère jamais un changement révolutionnaire du système néocolonial, elle ne suggère que le déplacement de quelques pions dans ce même système. L'impérialisme français peut être encore tranquille et continuer d'organiser la violence dans notre pays.

6. La domination française source de violence et de barbarie

Le fondement des massacres, de la misère, de l'arriération du peuple centrafricain et des autres peuples d'Afrique se trouve dans la domination impérialiste et particulièrement de l'impérialisme français. Tout parti, toute organisation, tout groupe, tout individu, qui en Centrafrique ou ailleurs parle de la libération d'un peuple centrafricain sans s'attaquer à ce fondement ne fait que tromper les masses exploitées afin de bénéficier de cette domination. Dans tous les pays du monde, il existe la violence de classe venant des classes dominantes ou des classes exploitées, qui surgit à propos de tel ou tel problème, qui ne peut être résolu pacifiquement, mais en Centrafrique, la violence est permanente. Celle des classes dominantes se manifeste chaque jour parce que tout un peuple est transformé en esclave sur les propres terres de ses ancêtres; il est transformé en un simple outil de travail pour les étrangers. C'est la guerre des nerfs du matin au soir pour subsister. Dans un pays où 95 % de l'économie appartiennent aux étrangers, la violence, les massacres, la terreur, la sauvagerie, ne peuvent [PAGE 46] qu'être les seuls moyens de dialogue avec le peuple pour ceux qui dominent.

Dans ces conditions, seule la violence révolutionnaire de masse contre ceux qui dominent peut mettre fin à cet état de choses. Même s'il faut mettre le feu à toutes les usines, à toutes les pacotilles occidentales, qu'on fait pousser, îlots paradisiaques dans la misère du peuple, il faut le faire, comme les paysans l'ont fait au mois de janvier en brûlant le coton qui ne leur rapporte rien, comme les étudiants, élèves, petits fonctionnaires et ouvriers l'ont fait en cassant les boutiques de Bokassa, sans toutefois chercher à s'approprier de façon privative tel ou tel article. Les masses centrafricaines n'ont rien à perdre de l'économie centrafricaine qui est entièrement entre les mains des colons français, capitalistes français et quelques valets centrafricains. C'est à travers une, deux, trois, plusieurs barricades contre cette domination que naîtront des organisations capables de se donner les moyens de vaincre l'impérialisme. Ce n'est jamais à travers les improvisations de la valetaille que le peuple se libère.

En effet, quelques exemples suffisent à démontrer, dans les limites de cet article, la domination économique française.

Dans le secteur commercial, 63 % des entreprises sont françaises, les capitaux français représentent 72 % du total, le reste des capitaux et des sociétés du secteur commercial revient aux autres puissances de la Communauté Européenne, aux Américains et aux Portugais. Les compagnies d'assurances privées sont 100 % françaises, une seule appartient à l'Etat centrafricain mais les capitaux appartiennent en majorité au groupe d'Assurances français du Mans. Les capitaux bancaires sont aussi en majorité français. 82 % des sociétés du Bâtiment et des Travaux publics sont français. 70 % des entreprises capitalistes dans le domaine agro-industriel appartiennent aux capitaux français. La France vient en tête pour les importations et les exportations centrafricaines. Elle fait main basse sur toutes les matières premières : bois, or, diamants, uranium, café, coton...

Sur 2626 entreprises de type moderne recensées en 1975, moins de 1 % appartiennent aux Centrafricains. Sur 2417 petites entreprises commerciales et artisanales, seulement 891 appartiennent à des Centrafricains, alors qu'on compte [PAGE 47] aujourd'hui environ trois millions de Centrafricains. Les Français tiennent tous les postes économiques, politiques, idéologiques et techniques de décision. Ils se cachent derrière la marionnette sanguinaire Bokassa.

Malgré la forte présence des autres pays impérialistes : USA (6 % des capitaux investis en 1976), Israël, les pays de la CEE, l'arrivée massive des capitaux des pays de l'Est (la Roumanie, la Yougoslavie, 12 % des capitaux étrangers investis en 1976), les capitaux arabes (la Lybie, l'Egypte, le Koweit, le Liban), la France demeure le pays qui domine l'économie centrafricaine. On ne peut donc pas dire, comme certains étudiants de l'UNECA le pensent, que « l'impérialisme français dominant est en mauvaise posture », parce que sa marionnette a été secouée par les événements de janvier et d'avril, ou parce que l'URSS, par son ambassadeur, déclare son soutien à cette marionnette. La France est encore capable de mettre au pouvoir de nouveaux valets. Même si les nouveaux valets étaient peints en rouge par l'URSS, ou que Bokassa devienne rouge à la manière du social-impérialisme, cela ne changera, pas de sitôt la situation en faveur de L'URSS.

Mais là n'est pas le problème du peuple centrafricain. Pour tous les peuples, il n'y a pas d'impérialisme pire et d'impérialisme acceptable parce qu'en mauvaise posture. Tout impérialisme faible, fort ou hégémonique, est un impérialisme contre lequel il faut lutter. Il n'y a pas de mauvais patron et de bon patron, tout patron, quelle que soit sa dimension, sa couleur, exploite le travailleur. Il est bien entendu que l'URSS souhaite depuis longtemps comme d'autres pays impérialistes, prendre la place de la France, mais elle n'a pas intérêt à ce que la France soit renversée de façon révolutionnaire, ce serait couper l'herbe sous ses propres pieds. Après tout, les contradictions entre elle et la France ne sont que des contradictions propres aux différentes formes de l'impérialisme. Ni elle ni la France ne peuvent être réellement à l'heure actuelle du côté des peuples africains. Elles sont en Afrique d'abord pour leurs propres intérêts. D'ailleurs, il suffit de voir ce qui se passe en ce moment, où des capitaux russes et occidentaux s'entrecroisent et s'associent, malgré leurs contradictions, pour exploiter les travailleurs là où ils se trouvent. Qu'on cesse enfin d'enfermer l'esprit de la jeunesse centrafricaine dans des débats d'arriérés sur les contradictions entre les [PAGE 48] différentes formes de l'impérialisme, caractérisées par des conflits entre les grandes puissances, sans se placer du point de vue des peuples concernés, et sans tenir compte des réalités et du processus des luttes de ces peuples. Qu'on cesse enfin d'enfermer l'esprit progressiste et révolutionnaire de la jeunesse centrafricaine dans des débats démagogiques entre les bourgeoisies d'Etat des pays dits socialistes qui profitent largement aujourd'hui du passé révolutionnaire et des expériences socialistes révolutionnaires des masses de leurs pays qu'elles ont réussi à dominer maintenant pour jeter la confusion au niveau des autres peuples et masses qui luttent contre toute forme de domination impérialiste.

Qu'on regarde de près nos réalités, qu'on essaye de mener nous-même une réflexion mûre sur ce qui se passe aujourd'hui en Afrique et en Centrafrique en particulier. La domination néocoloniale est aujourd'hui la cause de la violence, des massacres, de la misère, du chaos, en Afrique. Mais ni les improvisations de la valetaille, qui veut profiter des massacres d'enfants pour se faufiler au pouvoir néocolonial, ni le scénario de l'Elysée, ni les manœuvres des autres grandes puissances ne peuvent arrêter la colère et l'éveil du peuple centrafricain.

Nguinza AKAMGBI KODRO
Juillet 1979


[1] Après la lettre que j'ai adressée au Canard Enchaîné le 26-04-1979, M. Michel Robert devait préciser au Canard « que c'est son fils qui est ministre à la cour » et non lui. Comme on le voit, tout se passe en famille. C'est le père qui est officiellement nommé mais la place revient au fils ainsi sont-ils payés l'un et l'autre sur le dos du peuple centrafricain.

[2] Voir le « Canard » du 9 mai 1979.

[3] En disant cela, les journalistes français reconnaissent implicitement que la soi-disant aide française est faite dans le but de payer des valets assassins pour assurer la domination française en Afrique, ce n'est donc pas une aide aux peuples Africains.

[4] Une étude de la formation centrafricaine, entreprise depuis plusieurs années et qui sera bientôt publiée, traite longuement du rôle négatif de la petite bourgeoisie à l'heure de l'impérialisme, du social-impérialisme, et des théories erronées, comme celle « des trois mondes ».

[5] Cf. le no 2 de P.N-P.A. 1978.