© Peuples Noirs Peuples Africains no. 11 (1979) 1-8



PEUPLES NOIRS
PEUPLES AFRICAINS

Tombeur de Bokassa !

Vince REMOS

Disons-le sans vantardise, certes, mais sans fausse modestie non plus.

C'est une jeune revue bimestrielle pauvre, peu connue, c'est Peuples noirs - Peuples africains qui a enclenché le processus au terme duquel Bokassa, soi-disant empereur à Bangui, mais vrai boucher dégoulinant du sang de petits enfants noirs, après s'être enfui de sa capitale, s'est retrouvé sur le pavé des exils ignominieux derrière Riza chah Pahlavi, derrière Idi Amin Dada, derrière Anastasio Somoza, plus heureux somme toute que Francisco Macias Nguéma.

Peuples noirs - Peuples africains tombeur de Bokassa, taratata ! nous lancera-t-on narquoisement. Comment est-il possible qu'une jeune revue, d'ailleurs pauvre et inconnue, soit à l'origine de la culbute d'un tyran tout-puissant, et même « parent » de Giscard d'Estaing, inspiré de Paris par le nouvel homme au passé ténébreux Journiac, et surtout protégé par le silence chauvin des media français ?

Eh bien, expliquons-nous.

Qui peut affirmer que, sans notre numéro double 7/8, paru le 13 mars 1979 et significativement intitulé Amnesty [PAGE 2] International Section Française ou la Défense des Droits de l'Homme blanc ? dans lequel nous dénoncions 100 pages de documents à l'appui, le silence méthodique observé par l'organisation humanitaire à l'égard des crimes dont se rendaient régulièrement coupables les dictateurs sanguinaires d'Afrique francophone, et particulièrement le ci-devant empereur Bokassa – qui peut dire que, sans ce numéro double, la célèbre organisation se serait résignée à dénoncer les massacres d'enfants perpétrés par le monstre de Bangui en avril de cette année ?

Que disions-nous, par exemple, à propos de l'Empire Centrafricain, dans ce numéro double ? Pages 95-96, nous écrivions : « Et que dire de l'Empire Centrafricain où règne un certain Bokassa qui se croit empereur ? Qui n'a entendu parler de son inénarrable Majesté et de ses méthodes très spéciales de gouvernement ? Ainsi Sa Majesté ne dédaigne pas de mettre elle-même la main à la pâte, comme on dit, torturant cruellement des opposants, fouettant des étudiants récalcitrants quand elle ne les fait pas massacrer purement et simplement par ses prétoriens, exécutant un officier comploteur avec des raffinements de sadisme, visitant les prisons incognito pour s'assurer de la rigoureuse application de consignes personnelles ayant pour but d'ôter à ses adversaires toute chance d'échapper à la mort. Et j'en passe. Comment se fait-il que la Section Française d'Amnesty International, la mieux placée pour intervenir.. n'ait jamais organisé une campagne pour défendre les Droits de l'Homme en Centrafrique ?... A-t-on bien remarqué que, chaque fois qu'il y débarque, Giscard prend soin de donner une accolade spectaculaire à « l'Empereur », son « cousin » de la main gauche, sans que cela scandalise d'ailleurs personne en France... »

Page 131, on peut lire dans une note « En ce moment, après les mouvements de protestation des lycéens et des étudiants centrafricains, dont la répression a fait plusieurs centaines de victimes, on peut être sûr que le régime emprisonne et torture. S'il n'y a pas là le type même de la situation d'urgence qui exige que l'attention de l'opinion soit attirée par les interventions des organisations humanitaires ! »

Voilà quelques-unes des injonctions que nous formulions dans ce numéro double 7/8 du mois de mars 1979 à [PAGE 3] l'adresse de la Section Française d'A.I.

Ebranlé par la vigueur et la justesse de notre attaque et surtout par le trouble qu'elle a provoqué dans l'opinion internationale et au sein même de la Section Française, et qu'atteste une avalanche de commandes du numéro 7/8 et de lettres venues d'un peu partout, il ne fait aucun doute qu'Amnesty International a voulu se donner une nouvelle virginité.

Amnesty International, qui ne peut sous-estimer la force de l'opinion publique, et pour cause ! a bien compris que, à cause de nous, à cause de P.N.-P.A., venait de s'ouvrir pour lui l'ère du soupçon.

Grâce au numéro double 7/8 de P.N.-P.A., l'opinion publique s'avisait de sonder la vase de cette immense nappe de silence qui avait transformé miraculeusement en désert une vaste portion du continent noir, ensevelissant des peuples nombreux en même temps que des gouvernements parmi les plus cruels du monde.

Ces vastes zones habitées étaient-elles donc les seules à connaître la démocratie parfaite, celle qui n'appelle aucune réserve de la part d'une organisation humanitaire réputée pour sa lucidité et sa sévérité ? Sinon, ne fallait-il pas convenir que nos accusations de complaisance et même de complicité étaient entièrement justifiées ?

Alors de deux choses l'une maintenant que l'exterminateur d'enfants centrafricains a abandonné son misérable trône d'Ubu sanglant : ou bien Amnesty International, et surtout la Section Française s'était donné comme politique de laisser faire les dictateurs francophiles d'Afrique francophone, ayant des raisons faciles à imaginer de ménager quelques capitales impérialistes occidentales, alors seule la certitude que nous allions poursuivre notre campagne d'interpellations l'a persuadé de sortir de son inertie coutumière; c'est bien évidemment notre thèse.

Ou bien, c'est la thèse traditionnelle des dirigeants de la Section Française d'A.I, l'organisation humanitaire manquait de ce qu'elle appelle des preuves irréfutables de l'existence du goulag franco-centrafricain; dans ce cas, elle ruine sa réputation de perspicacité et fait rire tous ceux qui, en France et en Europe, sont informés si peu que ce soit des affaires africaines, comme l'établit péremptoirement M. Gilbert Comte, qui n'est pas de nos [PAGE 4] amis, loin s'en faut, dans Le Monde du 23/24 septembre. Tout le monde, dans les hautes sphères politiques françaises, savait parfaitement ce qui se passait en Centratrique, et particulièrement au ministère dit de la Coopération, où Mme Marie-José Protais, premier responsable en fait, sinon en droit, d'AISF, fut longtemps employée comme rédacteur en chef d'un magazine de propagande du pouvoir appelé « Actuel-Développement ».

A Bangui, des crimes terribles ont précédé le massacre d'écoliers en avril 1979 et ces crimes ont bel et bien été dénoncés en leur temps par certaines publications courageuses, comme nous en avons maintes fois ici fait la démonstration. Nous mêmes n'avons cessé, depuis notre naissance, d'alerter l'opinion sur les atrocités de Bokassa. « Le Canard Enchaîné » avait commencé à le faire dix ans avant nous, et n'avait jamais dévié de cette ligne; un hebdomadaire, fût-il satirique, qui tire à cinq cent mille exemplaires, ne peut être tenu pour une publication confidentielle que par des gens qui trahissent par là même leur malhonnêteté.

Nous avons pourtant innové, et sur un point capital encore, donc décisif. Personne jusque-là ne s'était encore avisé de s'en prendre au répugnant silence d'Amnesty International, et particulièrement de la Section Française qui, du fait des liens très particuliers qui unissent ces dictatures à la France, aurait dû se trouver, si elle n'avait été corrompue, à la pointe de la dénonciation d'un Bokassa, d'un Ahidjo, d'un Bongo, d'un Eyadema, etc. Personne, avant nous, n'avait eu l'heureuse inspiration ou l'audace de s'étonner que l'impartialité proclamée d'Amnesty International, et particulièrement de la Section Française, s'arrête si souvent en Afrique là où commencent les intérêts de l'impérialisme français. Personne avant nous n'avait osé déclarer sans ambages que la Section Française d'AI et l'impérialisme français mènent apparemment le même combat en Afrique. Personne n'avait songé à déclarer qu'AISF n'est pas ce qu'un vain peuple se figure.

Nous avons donc été les premiers à crier que le roi est nu. Et la plupart des gens sensés de se murmurer de bouche à oreille : « C'est vrai, le roi est nu ! ».

Alors le roi a été contraint de faire, quoiqu'un peu tard, [PAGE 5] le geste auguste qui devait ravir sa nudité aux regards délivrés enfin de sa fruste magie.

Quoi d'étonnant si c'est le pitre sanglant de Bangui qui lui a fourni l'occasion fébrilement guettée quelques semaines seulement après la parution de notre numéro double 7/8 ? A Bangui, l'atrocité et le meurtre étaient devenus quotidiens depuis deux ou trois ans, sous les yeux des diplomates occidentaux et orientaux, au vu des coopérants et assistants techniques de toutes obédiences et de toutes nationalités, à la face des églises chrétiennes, tant protestantes que catholiques, au su des académiciens de tous acabits, tel l'illustre Robert Cornevin, qui se contentaient de hocher la tête en psalmodiant de temps en temps en bons muezzins retranchés dans leurs minarets parisiens : « Tradition africaine ! tradition africaine ! tradition africaine ! ... ».

Il est alors arrivé ce que nous avons toujours annoncé.

Que disons-nous en effet sans cesse depuis bientôt deux ans dans Peuples noirs - Peuples africains ? Que les dictatures francophiles d'Afrique noire sont extrêmement fragiles, malgré les apparences; qu'elles se nourrissent du silence des media occidentaux complices ou dédaigneux, et de celui des organisations humanitaires françaises confites en chauvinisme; qu'elles sont combattues avec acharnement par les populations qui les exècrent, quoi qu'on dise à Paris de leur stabilité; de sorte que si elles étaient jamais dénoncées par une voix autorisée, autrement dit si l'attention du monde était un jour attirée sur leurs exactions et sur le combat que mènent contre elles nos malheureuses populations dans l'indifférence de la planète et le désespoir des militants africains, non seulement ces dictatures somme toute très frustes n'y survivraient pas, mais la domination de leur commanditaire, l'impérialisme français en voie de déchéance, y trouverait les prémisses de sa déconfiture finale, que nous appelons de nos vœux, de même que nous souhaitons ardemment la ruine de tous les systèmes politico-culturels inhumains, qu'ils soient du nord ou du sud, de l'est ou de l'ouest, blancs, noirs ou jaunes.

Cela n'a pas traîné les prétendues révélations d'Amnesty International ont produit l'effet d'un coup de baguette magique. Encouragées enfin par l'intérêt, un peu tardif il est vrai, de l'opinion internationale, les populations [PAGE 6] ont redoublé de témérité et d'acharnement dans leur lutte contre le petit Néron alcoolique téléguidé de Paris par Journiac, obligeant Giscard à intervenir pour conjurer le risque, mortel pour l'impérialisme français, du triomphe d'une insurrection populaire.

Car, à l'heure où nous écrivons ces lignes, il s'agit bien, et personne ne s'en cache plus au sein du gouvernement français, il s'agit bien d'empêcher que, dans leur élan, les masses africaines s'emparent à la fin du pouvoir, se l'approprient définitivement, le transforment en instrument de leur progrès, de leur bien-être, de leur bonheur.

Bien entendu, il n'est question dans les media plus que jamais aux ordres du pouvoir que de maintien de l'ordre à Bangui. Quel ordre ?

Quand Bokassa massacrait les écoliers noirs par centaines, qui parlait alors d'envoyer des parachutistes assurer l'ordre en Centrafrique ?

Quand Bokassa empochait les recettes fiscales des Centrafricains et s'en servait pour acheter en France des châteaux au prix fort, qui parlait alors d'envoyer des parachutistes rétablir l'ordre à Bangui ?

Quand Bokassa pour complaire aux appétits insensés d'un entrepreneur français, imposait aux collégiens et aux écoliers le port d'un uniforme que leurs parents, chômeurs ou petits employés privés de leurs salaires depuis des mois, étaient bien incapables de payer, qui parlait d'envoyer des parachutistes assurer l'ordre à Bangui ?

Tant il est vrai qu'il y a désordre et désordre, n'est-ce pas, braves gens ?

L'anarchie sanglante d'un dictateur alcoolique torturant à tour de bras, massacrant à longueur de journée, arrêtant sans raison, emprisonnant arbitrairement, affamant, humiliant, désespérant les populations africaines, saccageant les finances publiques, dévastant la modeste économie centrafricaine, ce n'est rien, cela. C'est la tradition africaine selon saint Cornevin.

Mais le tumulte anodin d'une manifestation d'écoliers, de collégiens et d'enseignants venus exiger du nouveau garde-chasse de Giscard d'Estaing qu'il fasse juger les complices du tyran enfin, alors là, mes enfants, pas touche ! Anarchie, hélas, hélas, hélas ! Et hop ! un petit [PAGE 7] détachement de parachutistes français pour assurer l'ordre !

Comme si les Centrafricains avaient besoin de parachutistes français pour assurer leur ordre, leur sécurité. Comme si l'impérialisme pouvait faire autre chose en Afrique que semer la zizanie, répandre l'anarchie, provoquer l'effusion de sang, susciter le massacre des Noirs. Comme si des siècles d'histoire n'avaient pas à jamais disqualifié l'Occident dans ce rôle qu'il s'obstine à usurper en une imposture toujours recommencée.

Il n'y a pas de parachutistes français au Mozambique, république africaine et noire; l'ordre y règne cependant. Il est vrai que c'est l'ordre africain, l'ordre des Noirs, autant dire l'ordre des humbles, non l'ordre des dictateurs et des firmes capitalistes multinationales.

Il n'y a pas de parachutistes français en Tanzanie, république africaine et noire; pourtant l'ordre y règne. Il est vrai que c'est l'ordre africain, l'ordre des humbles, l'ordre des pauvres, et mon celui des dictateurs manipulés par les firmes multinationales.

Il n'y a pas de parachutistes français en Guinée-Bissau, république africaine et noire, et pourtant l'ordre y règne.

En revanche, il y a des troupes françaises au Tchad depuis des décennies, cela n'a pourtant pas empêché le Tchad de sombrer dans le chaos où il se débat en ce moment.

De même il y a des parachutistes français en Mauritanie depuis des décennies; ils sont chargés d'y maintenir l'ordre. Cela a-t-il empêché la Mauritanie de sombrer dans l'anarchie où nous la voyons encore se débattre ?

L'Afrique peut, L'Afrique veut assurer son ordre toute seule; il est vrai que ce ne sera plus l'ordre du capitalisme esclavagiste, mais celui des esclaves, celui des Noirs – en somme l'ordre de la justice et de la dignité, et non l'ordre de l'argent et du safari.

Quant à Peuples noirs - Peuples africains, il poursuivra avec plus d'assurance et d'intrépidité que jamais le combat si victorieusement engagé contre les marionnettes de Journiac-Foccart, l'opprobre de l'Afrique.

Nous ne sommes pas de ceux qui attendent cyniquement qu'un dictateur noir ait mordu la poussière pour lui découvrir subitement tous les péchés d'Israël et lui décocher le coup de pied de l'âne qui, comme on le sait, [PAGE 8] est sans risque. Nous ne sommes pas de ceux pour qui tout chef d'Etat africain est un héros, un vrai Chaka, un authentique Toussaint-Louverture, tant qu'il dispose d'une caisse noire pour prodiguer de juteux subsides plus ou moins occultes.

Nous, à Peuples noirs - Peuples africains, nous les assaillons alors qu'ils sont encore debouts, environnés d'une armée de laquais, auréolés de la splendeur de leur charisme emprunté. Nous les harcelons alors jusqu'à ce qu'ils s'écroulent, les quatre fers en l'air, ainsi qu'il est advenu du pitre sanglant Jean-Bedel Bokassa, ci-devant « empereur » à Bangui.

Au suivant de ces messieurs

Vince REMOS