© Peuples Noirs Peuples Africains no. 10 (1979) 149-155



LITTERATURE ET DEVELOPPEMENT:
ESSAI SUR LE STATUT LA FONCTION ET LA REPRESENTATION DE LA LITTERATURE NEGRO-AFRICAINE D'EXPRESSION FRANÇAISE

Thèse de Doctorat d'Etat présentée devant l'Université de Lille II par Bernard MOURALIS.

RESUME

Ce travail se propose d'étudier le statut, la fonction et la représentation de la littérature de langue française produite en Afrique noire, de 1921 à nos jours.

Comme tout travail consacré à la littérature africaine, une telle étude ne peut que se trouver d'emblée confrontée au problème de la spécificité, de l'africanité des textes produits en Afrique noire. Soulignée par les critiques revendiquée par les écrivains eux-mêmes tant dans leurs textes que leurs déclarations théoriques, exprimée par des formules comme « littérature africaine », « littérature noire », « écrivains noirs» qui, pour être devenues classiques aujourd'hui, ne sont pas aussi évidentes qu'on pourrait le penser de prime abord, cette spécificité apparaît ainsi dès le départ comme un des résultats, une des conclusions possibles de toute recherche entreprise en ce domaine. Aussi convient-il tout d'abord de s'interroger sur la validité d'une telle perspective devenue tradition en quelques années afin de déterminer si elle est susceptible de conduire à des résultats pertinents ou, au contraire, à une impasse.

Pour pouvoir répondre à cette question, il faut au préalable définir le niveau auquel on doit opérer pour situer cette éventuelle spécificité et décider en particulier si celle-ci [PAGE 150] doit être recherchée au niveau des textes littéraires ou dans la réalité historique et sociale de l'Afrique noire.

Sur ce plan, à l'inverse de la démarche habituellement suivie qui tend à rechercher dans les textes eux-mêmes l'image qu'ils sont censés offrir de la réalité africaine, il a paru nécessaire de faire abstraction, pour un temps du moins, de l'existence d'une production littéraire africaine et de faire porter l'analyse en priorité sur les éléments qui caractérisent, depuis plus d'un demi-siècle, la situation historique, sociale et politique de l'Afrique noire « francophone ». C'est à l'examen de cette question que sera consacrée la première partie de cette étude qui portera sur les conditions de la création littéraire en Afrique noire.

Si tout au long de cette partie nous présentons des informations et usons de méthodes qui relèvent de l'histoire ou des sciences sociales, notre propos ne vise pas pour autant à produire ce qu'on pourrait appeler une « histoire » ou une « sociologie » de l'Afrique noire contemporaine et qui ne serait pas d'un grand intérêt. En effet, dans la perspective ici suivie, le recours à l'histoire et aux sciences sociales ne peut avoir de sens que si la réalité historique et sociale de l'Afrique noire est examinée en fonction de l'existence d'une production littéraire africaine de langue française, mais considérée pour l'instant à titre d'hypothèse comme seulement possible.

A ce stade, il s'agira essentiellement de déterminer l'incidence qu'a pu avoir sur le plan culturel la mise en place du système colonial et définir en particulier les conditions créées par celui-ci dans le domaine de la vie intellectuelle. La question capitale qui se pose alors est de savoir si, sur le plan culturel, le fait colonial peut être considéré comme la rencontre de deux cultures, la culture africaine et la culture européenne, avec toutes les conséquences susceptibles d'en découler, ou si, au contraire, il correspond à un tout autre processus.

Cette question, on s'efforcera d'y répondre en examinant non pas la situation coloniale dans son ensemble mais seulement un aspect limité de celle-ci : l'institution scolaire mise en place par le colonisateur. Deux raisons principales justifient ce choix. Si l'on admet d'abord, comme l'ont montré tous les travaux consacrés à la sociologie de l'éducation – Durkheim, Goblot, Snyders, Bourdieu et Passeron ou Beaudelot et Establet –, que l'école est un des [PAGE 151] lieux où se révèlent avec le plus d'acuité les problèmes, les tensions, les idéologies de la société globale, il y a tout lieu de penser en effet qu'un examen circonstancié de l'institution scolaire mise en place par le colonisateur permettra de cerner quelques-uns des caractères essentiels du système colonial. D'autre part, que ce soit en Europe, en Amérique ou en Afrique, sous le régime colonial, l'école constitue en règle générale le lieu où le futur écrivain commence à acquérir la pratique de la lecture et de l'écriture. Vérité évidente qu'il serait inutile de rappeler si elle n'était si souvent négligée. Aussi, doit-on s'attendre, là encore, à ce qu'une étude des méthodes, des programmes, des textes proposés comme modèles aux élèves, des exercices et des performances exigées de ces derniers puissent apporter un éclairage précieux sur les problèmes de la création littéraire à l'époque coloniale et plus particulièrement sur les motivations qui peuvent conduire un individu à la pratique de l'écriture et de la littérature.

Au terme de cette analyse, on se rendra compte alors que le fait colonial, sur le plan culturel, ne peut simplement être considéré, même si c'est sous cette forme que de nombreux Africains le vivent et le perçoivent, comme la rencontre de deux cultures mais qu'il doit au contraire être défini comme un processus historique précis dont le colonisateur a la pleine initiative et par lequel ce dernier s'efforce, non de diffuser sa propre culture, mais une culture spécifique : la culture coloniale.

Abandonnant ensuite l'approche historique et sociologique de la réalité africaine, l'attention se portera vers la production littéraire elle-même. Ce sera-là l'objet de la deuxième partie intitulée « Définition de la littérature négro-africaine ». A ce stade, le principal problème dont il faudra débattre sera de déterminer dans quelle mesure et à quelles conditions il est possible de parler d'une spécificité de la littérature négro-africaine d'expression française et d'accepter les définitions qui en sont habituellement proposées. Celles-ci. quel que soit par ailleurs le critère sur lequel elles se fondent – critère linguistique, culturel, idéologique –, ne peuvent en effet avoir qu'une efficacité limitée puisqu'elles ne réussissent pas à expliquer de façon pleinement satisfaisante pourquoi certains textes doivent être retenus et considérés comme relevant d'un ensemble appelé « littérature africaine » tandis que d'autres doivent être [PAGE 152] écartés. De plus, en procédant de la sorte, ces définitions négligent délibérément un aspect essentiel et pourtant évident de la situation existant en Afrique noire sur le plan littéraire, à savoir la multiplicité des pratiques littéraires.

Or, c'est cette situation qu'il convient tout d'abord de décrire. On le fera en proposant en particulier une typologie des différentes catégories de textes produits en Afrique ou à propos de l'Afrique et dont l'ensemble forme un réseau complexe et serré, auquel l'écrivain africain qui veut parler de l'Afrique, pour l'Afrique, ne peut manquer de se trouver confronté. Au terme de cette analyse, il sera alors possible de dire si les textes considérés habituellement comme relevant de la « littérature africaine » présentent ou non des caractères propres qui autoriseraient à les regrouper dans un ensemble spécifique. On verra ainsi qu'à ce stade il est permis de parler d'une spécificité de cette catégorie de textes, mais cette spécificité ne réside pas là où on la situe habituellement. Celle-ci, en effet, doit être recherchée tout d'abord dans la place qu'occupe cette catégorie par rapport à tous les autres textes produits en Afrique ou à propos de l'Afrique, c'est-à-dire en définitive dans leur statut et également dans la façon dont les écrivains réagissent aux textes formant le réseau qui les enserre et qui constitue le cadre de leur travail. Pour importants qu'ils soient, ces éléments ne sont cependant pas les seuls que l'on doive prendre en considération. En effet, à la différence de ce qui se passe généralement ailleurs, les écrivains africains ne se contentent pas de produire des textes de fiction – poésie, théâtre, romans –; parallèlement, ils s'efforcent constamment d'élaborer un discours dont la fonction essentielle est d'annoncer ce que doit être une littérature africaine authentique. L'articulation entre la production de textes de fiction et l'élaboration d'un discours sur la littérature, expression de ce que l'on peut appeler la « conscience littéraire », apparaîtra ainsi comme un des caractères essentiels de cette littérature.

Après avoir analysé dans une troisième partie, ce discours sur la littérature, dans ses origines idéologiques et politiques, ses manifestations, ses thèmes – tels qu'on peut les observer notamment lors du Premier Congrès des Ecrivains et Artistes noirs tenus à Paris en 1956, lors du débat sur la « poésie nationale » auquel donna lieu certaine déclaration d'Aragon sur... le sonnet, lors du Deuxième [PAGE 153] Congrès tenu à Rome en 1959, ou lors du Festival d'Alger, en 1969, il restera à déterminer la façon dont les écrivains, dans leur propre pratique du texte, répondent éventuellement aux exigences formulées dans le cadre de ce discours – prospectif et volontariste - tenu sur la littérature africaine et à l'élaboration duquel ils participent largement.

C'est à l'étude de cette question que sera consacrée la dernière partie de ce travail, intitulée « De la littérature et de quelques exemples » et fondée sur l'examen d'un certain nombre de cas précis. On se rendra compte alors qu'il n'est pas possible de considérer les textes littéraires négro-africains comme l'expression directe de la « conscience littéraire » analysée précédemment. En effet, les impératifs idéologiques définis par le discours sur la littérature ne sont pas les seuls éléments que l'on doive prendre en considération. Outre le fait, comme on le verra dans le chapitre 1 (« Ecriture et idéologie»), qu'ils subissent un certain nombre de déformations qui révèlent que l'écrivain n'est pas d'emblée attiré par une conception « militante » de la littérature, ils interfèrent très largement avec d'autres types de détermination que la critique se doit de mettre en évidence. Parmi ces mobiles de l'écriture, deux retiendront plus particulièrement l'attention : la parenté (chapitre II; « Ecriture et parenté ») qui sera étudiée à partir de l'œuvre romanesque de Mongo Beti, notamment Perpétue, et la lecture (chapitre III : « Lecture/écriture ») dont l'examen se fondera sur l'analyse de deux textes récents, l'un de A. Fantouré, Le récit du cirque de la vallée... des morts, l'autre de Saïdou Bokoum, Chaîne, et qui présentent tous deux la particularité d'être chacun à leur manière une condamnation d'un certain théâtre « africain », d'inspiration historique et didactique, et même de la littérature « africaine » tout court. L'analyse mènera ainsi à conclure à une autonomie incontestable de la pratique littéraire par rapport aux impératifs idéologiques développés dans le cadre du discours sur la littérature.

Les indications qui précèdent laissent déjà entrevoir les méthodes et les positions théoriques qui ont été les nôtres tout au long de ce travail. Précisons tout d'abord que la ligne générale adoptée pour l'exposé et l'analyse des faits ne doit pas être interprétée comme un mouvement qui irait de l'extérieur vers l'intérieur, du moins « littéraire » au plus « littéraire », du contexte aux textes. En effet, à [PAGE 154] une recherche visant à mettre en évidence un éventuel déterminisme entre les œuvres et le milieu sociologique dans lesquelles celles-ci ont été produites, à une perspective tendant à forcer les liaisons susceptibles d'exister entre les différents niveaux de la réalité étudiée, on a préféré une démarche fondée sur la confrontation d'un certain nombre de points de vue. L'intérêt que peut représenter, pour une recherche en matière de littérature, proprement dite, n'est plus à démontrer. Mais ce recours ne peut être fructueux qu'à la condition que chacune des disciplines sollicitées soit utilisée en fonction de l'objet et de la stratégie pour lesquels elle a été conçue. En d'autres termes, si l'analyse littéraire n'a pas à devenir « historique » ou « sociologique », à l'inverse, l'histoire ou sa sociologie n'ont rien à gagner à vouloir devenir « littéraires ». C'est à cette exigence que l'on s'est efforcé de répondre en distinguant tout au long de l'exposé les apports respectifs des sciences sociales, de l'analyse des idéologies et de la poétique.

Par ailleurs, on s'étonnera peut-être de l'importance qui est accordée ici au problème de la définition de la littérature africaine. L'intérêt porté à cette question ne résulte pas pour autant d'un goût immodéré de la classification à tout prix ou d'une volonté résolue de rechercher la quiddité des faits étudiés mais tient essentiellement à l'objet même que l'on se propose d'examiner ici. Il est certes toujours possible de concevoir la recherche comme une confrontation entre un sujet et un objet précis, aux contours bien déterminés. Dans la pratique cependant, les choses se passent différemment. Tout le problème étant alors de savoir à quel niveau et sous quelle forme se situe l'existence de l'objet en question. En effet, l'objet d'une recherche ne doit pas être considéré seulement comme un phénomène ou un ensemble de phénomènes qui s'offrirait d'emblée au regard et qu'il suffirait ensuite de décrire et d'analyser; ce même objet existe parallèlement, à un autre niveau, à travers l'ensemble des représentations auxquelles il a donné lieu et que la recherche se doit de mettre en évidence en soulignant notamment le cadre institutionnel dans lequel celles-ci ont été produites. Cette perspective expliquera en particulier le principe adopté pour la constitution du corpus; aucune discrimination n'étant posée au préalable, celui-ci devait tout d'abord s'efforcer de retenir le plus grand nombre de textes d'expression française produits en [PAGE 155] Afrique noire et susceptibles d'être considérés comme des textes « littéraires » il lui fallait, d'autre part, viser à réunir l'ensemble des textes également produits par des Africains et qui entourent dans le cadre général des représentations dont la littérature africaine est l'objet.

Au terme de cette étude, peut-être alors se rendra-t-on compte que celle-ci n'est rien d'autre en définitive que le récit de la dissipation progressive d'une illusion : l'illusion de la spécificité africaine. En effet, si le matériau utilisé pour l'analyse est constitué par la production littéraire négro-africaine sous son double aspect de création et de représentation c'est-à-dire par un ensemble de données et de faits que l'on peut situer avec précision géographiquement et historiquement -, la problématique envisagée tout au long de ce travail ne présente en elle-même aucun caractère proprement africain. Pour l'essentiel, celle-ci s'inscrit dans le cadre général d'une recherche portant sur l'idée de littérature et qui, dans le cas présent, viserait plus particulièrement à mettre en évidence le processus de blocage qu'entraîne, tant pour la création littéraire que pour l'analyse du fait littéraire, toute production d'un discours sur la littérature, dont le développement ne peut aller qu'à l'encontre de ce droit élémentaire et si souvent bafoué : le droit à la pratique littéraire

Bernard MOURALIS