© Peuples Noirs Peuples Africains no. 10 (1979) 134-144



AFRIQUE FRANCOPHONE:

la langue française survivra-t-elle à Senghor?

Mongo BETI

La littérature africaine moderne, c'est-à-dire écrite dans de grandes langues européennes, notamment en français, en anglais, en portugais, a commencé à se révéler et à s'imposer au cours des années cinquante. A cette même époque, s'affirmait aussi, proclamée par de grands leaders politiques, tels Kwamé Nkruma, Ruben Um Nyobé ou Patrice Lumumba, l'aspiration des masses africaines à une émancipation radicale.

Cette coïncidence historique, fortuite ou essentielle, a eu pour effet, aux yeux de l'opinion internationale, de confondre le combat pour l'indépendance et les premiers progrès de la littérature africaine dans une même mission de réhabilitation des peuples noirs trop longtemps avilis par l'esclavage ou la colonisation.

Que nous, écrivains, l'ayons voulu ou non, que nous en ayons été conscients ou non, nos peuples, et particulièrement les jeunes générations africaines, ont investi chaque année davantage d'espérance dans notre activité créatrice, peut-être autant d'espérance finalement que dans l'activité et la parole des grands prophètes politiques africains.

Les espérances politiques de nos peuples ont été le plus souvent soit trahies, soit mystifiées : pour la plupart d'entre nous, [PAGE 135] c'est un devoir quasi quotidien de le crier très fort, de stigmatiser les dirigeants noirs qui ont accepté de se faire l'instrument du désespoir de notre continent.

Mais c'est a fortiori aussi notre devoir de dévoiler la dénaturation, en Afrique francophone, de la mission que l'histoire semblait avoir assignée à la littérature africaine moderne. Une menace mortelle pèse sur la création littéraire en Afrique francophone : cette menace mortelle, c'est la censure.

La censure, voilà un mot dont la résonance sinistre est pourtant familière aux oreilles européennes pour diverses raisons. Il s'agit d'un mal monstrueux, d'un cancer, galopant, dont votre expérience de ses ravages me dispense de vous donner ici une description générale.

Je me propose d'analyser ici une forme peu connue et pourtant diabolique de la censure, celle qui se confond avec la langue héritée de la colonisation, celle qui, en Afrique francophone par exemple, est pour ainsi consubstantielle à la langue française même.

LA CENSURE, APARTHEID DE LA CREATION

Voici la première question qui vient à l'esprit : pourquoi la langue française ?

Dans la confusion qui a suivi l'octroi par de Gaulle de l'indépendance aux anciennes colonies d'Afrique noire érigées sans préparation, sans débat, sans information des populations en Républiques souveraines, Paris n'eut aucun mal à imposer le français comme langue nationale aux dirigeants de ces pays, ses créatures, et Paris aujourd'hui pèse de tout son poids, qui est écrasant là-bas, pour que cette situation ne soit plus remise en question. On peut résumer ainsi sa philosophie, devenue le credo des pouvoirs africains satellites.

Aux peuples africains attardés, déchirés de surcroît par les divisions ethniques et l'atomisation linguistique, la France offre généreusement sa belle langue comme facteur d'unité, voie royale d'accès aux valeurs universelles ainsi qu'aux techniques modernes, moyen de communication quotidienne entre individus des diverses origines ethniques.

Il est manifeste, affirme-t-on, que les Africains se félicitent [PAGE 136] de bénéficier de cette providentielle faveur, témoignant une ardeur extraordinaire dans leur effort pour s'approprier la langue de Voltaire. Si quelques résistances se font jour ici ou là, il est entendu qu'elles ne sauraient être que le fait d'intellectuels, fort rares au demeurant, qui ont été pervertis par un marxisme mal assimilé,

Ce sont-là, conclut-on, des certitudes aveuglantes, dont la force est telle qu'après avoir contraint au lendemain des indépendances les sages dirigeants des jeunes Républiques à proclamer le français seule langue nationale, elle les maintient aujourd'hui encore, soit près de vingt ans plus tard, dans une fidélité indéfectible à ce choix courageux mais raisonné.

On imagine les effets étonnants de ces vigoureux principes sur le destin de nos populations, et en particulier sur le système d'éducation où la langue française et la culture française se sont adjugé un rôle exclusif. Ainsi l'enfant est arraché très jeune à sa culture originelle pour être scolarisé en français, langue dans laquelle se fera toute sa formation, dût-elle se poursuivre jusqu'au doctorat : à aucun moment, il n'apprendra méthodiquement sa langue maternelle ni ne s'initiera véritablement à la culture ancestrale présentée comme un magma de croyances et de mœurs bizarres et même barbares.

A quoi servirait d'ailleurs une telle initiation ? Les mass media ne recourent pour ainsi dire jamais aux langues africaines, classées une fois pour toutes langues vernaculaires. C'est peu dire que le seul avenir apparemment réservé à celles-ci est la mort lente, la disparition pure et simple à terme. En réalité, elles sont déjà mortes officiellement, et même enterrées – et peu importe qu'elles demeurent en fait le seul moyen d'expression de 90 % de la population selon les estimations les moins sujettes à caution.

Tout se passe comme s'il suffisait que le citoyen qui désire s'informer, qui se propose de solliciter la Justice de son pays ou même d'utiliser ses institutions sanitaires, qui, à plus forte raison, rêve de faire carrière dans la politique, l'administration ou le parti unique, soit contraint de parler et d'écrire peu ou prou le français pour que son rôle en tant que langue nationale soit légitimé, et l'expression « Afrique francophone » définitivementjustifiée. En réalité, c'est, en même temps qu'une tactique totalitaire de contrôle des esprits et des âmes par les pouvoirs, la porte ouverte [PAGE 137] à un véritable apartheid moral, le premier acte d'une mutilation monstrueuse, avec son cortège obligé de frustrations, de culpabilités, de révoltes.

Toutefois, reconnaissons à cette défense de la fonction de la langue française dans le système actuel une certaine cohérence, à défaut du simple bon sens. Et plutôt que de la réfuter, acceptons-en momentanément la règle du jeu, pénétrons sur le terrain ainsi défini, et observons la pratique réelle ainsi que ses irréductibles contradictions.

LE FRANÇAIS, ENNEMI PUBLIC No. 1 ?

Un observateur européen influencé par la ronflante rhétorique de la « coopération franco-africaine » pourrait se figurer, en débarquant en Afrique francophone, qu'il verra l'allégorie du français courant au-devant des Africains, s'offrant au citadin dans la rue avec l'impudeur des filles publiques, couvrant de caresses frénétiques poètes, dramaturges et romanciers de langue française, importunant le cultivateur et le pêcheur, par le truchement de la radio et de la télévision, jusque dans leur masure de la brousse.

Quel ne sera pas son désappointement, si du moins il a de bons yeux, lorsqu'il s'apercevra que les ouvrages des meilleurs écrivains de la République où il séjourne sont justement bannis des vitrines des libraires; que les créateurs, cinéastes et dramaturges populaires ne reçoivent aucune subvention du gouvernement qui aime mieux flatter les policiers et les militaires; que le Camerounais René Philombe, par exemple, vrai symbole du créateur francophone africain, poète d'un très grand talent, mais esprit libre et courageux, inlassable serviteur des lettres franco-africaines, mais soupçonné de sympathie pour l'opposition clandestine de son pays, grand infirme mais incarnation redoutable de la dignité de l'homme africain, est depuis vingt ans l'objet d'un incroyable acharnement des diverses polices du président Ahmadou Ahidjo qui, après l'avoir emprisonné plusieurs fois, lui interdisent aujourd'hui de sortir de son pays.

L'observateur européen nouveau venu aura donc bien vite compris que le français ici ne se dispense qu'au compte-gouttes, à la manière d'un poison ou du nectar, breuvage des dieux. Il semble tacitement mais universellement [PAGE 138] convenu que moins les Africains s'habituent à consommer cette denrée, mieux cela vaut pour tout le monde.

Ce malthusianisme commence très tôt, dès l'école. Un enseignement hypersélectif, destiné à assurer l'immobilité sociale indispensable aux systèmes politiques ultra-conservateurs d'Afrique francophone, utilise à l'école le français comme instrument d'exclusion des enfants issus des classes populaires. Et de raffiner sur les règles de grammaire les plus subtiles, et de sophistiquer à outrance les exercices d'application des règles du subjonctif imparfait ou plusque-parfait, et de pinailler sur le moindre détail d'expression avec un sadisme dans l'obstination de purisme qui laisserait croire que tout petit enfant africain doit devenir un Victor Hugo.

Malgré ces aberrations pédagogiques, on entend les théoriciens de la coopération franco-africaine s'étonner de la quantité excessive des déchets dans l'enseignement primaire africain. En France même, cette pédagogie délirante entraînerait exactement les mêmes conséquences (et votre serviteur en parle en connaissance de cause, ayant lui-même eu pendant de longues années à former des enfants du premier cycle de l'enseignement secondaire, dans diverses régions de France) : devant l'aridité répétitive et l'excessive abstraction de l'univers où ils sont sommés de pénétrer, les enfants ont vite fait de se convaincre de la vanité de leurs efforts, puisqu'ils n'arriveront jamais à la maîtrise d'une langue si difficile.

Bien entendu, ce découragement affecte surtout les enfants d'origine pauvre pour qui, de surcroît, l'école, d'une manière générale, débouche sur le chômage, la misère des bidonvilles, l'exil vers des contrées lointaines à la recherche d'un travail insaisissable.

C'est pourtant la censure proprement dite, aggravée il est vrai par la dictature d'une langue étrangère minoritaire déjà génératrice d'apartheid culturel, qui dénature définitivement la mission supposée de la langue française en Afrique francophone, la transformant paradoxalement en clé de voûte d'une vaste entreprise d'obscurantisme. Le français offre ici l'image d'un objet précieux et même inestimable, d'un monument fabuleux comme le Taj Mahal, exposé pour ainsi dire sous vitrine, que les Africains dans leur quasi totalité sont tout au plus conviés à admirer, jamais à toucher.[PAGE 139]

A l'évidence, la préoccupation première, c'est de conjurer ou de désamorcer le déchaînement, présenté comme toujours menaçant, des passions politiques, de freiner le sens critique et la curiosité de populations trop enclines, au gré des pouvoirs, à s'intéresser aux problèmes modernes, aux idéologies que véhicule nécessairement une grande langue de communication. Les pouvoirs franco-africains organisent donc le vide, le silence morose, le côtoiement des individus, des groupes, des catégories, des ethnies, jamais leur dialogue et leur interpénétration, en un mot l'obscurantisme, tant il est vrai qu'une véritable diffusion du français, accélérée et en profondeur, ne peut se faire que dans la plus grande liberté d'expression, dans le brassage joyeux des populations et des idées, dans la fête du dialogue fraternel des ethnies, des races et des religions. Le français doit être une fête ou disparaître.

Au contraire, ici tout est tabou, tout est interdit, tout est renfrogné, tout est hostile, chacun est confiné dans son ghetto, chacun s'est figé; c'est véritablement l'apartheid.

Cette hantise de l'opposition et même de la simple critique isolée, cet autoritarisme d'un autre âge, pouvant, dans certains pays comme le Cameroun, atteindre à un véritable fascisme comparable à celui instauré par le général Pinochet au lendemain de l'assassinat du président Allende, étranglent toute vie culturelle et intellectuelle en Afrique francophone.

Pas de presse locale à proprement parler, toute publication indépendante étant assurée d'être saisie et interdite. L'unique quotidien d'un pays de plus de sept millions d'habitants comme le Cameroun, rédigé en français bien entendu, financé donc contrôlé par le gouvernement, ne tire pas à douze mille exemplaires : encore est-il bien loin de les écouler !

Quant à la radio, la plupart de ses bulletins d'information se contentent de faire le point des voyages du président ou de ses ministres ou de diffuser les mots d'ordre et les slogans du parti unique. Aucun de ces grands débats radiophoniques dont chacun rêve sur les thèmes qui obsèdent nécessairement une nation en construction. Aucune de ces audacieuses entreprises de culture radiophonique qui passionnent les masses populaires, comme la création d'un théâtre national moderne.[PAGE 140]

SOCRATE MENTOR DU TYRAN PAPHLAGONIEN !

Le moins étonnant n'est certes pas que les agents de cet ethnocide nouveau, ses techniciens, ses tacticiens, ses stratèges, soient toujours des «coopérants», c'est-à-dire des hommes hautement formés, dépêchés en Afrique au nom du peuple français, mais à son insu, grassement rétribués par la sueur des Africains miséreux. C'est, par exemple, un doyen français, qui, dans les années 60, organisa à l'université de Yaoundé la censure de mon roman « Le Pauvre Christ de Bomba », contestation en profondeur de l'évangélisation missionnaire et de la colonisation laïque présentées comme deux sœurs siamoises. L'affaire mérite qu'on en expose brièvement quelques détails.

D'une part, l'U.N.E.S.C.O., bailleur d'une partie des fonds ayant servi à créer l'université de Yaoundé, avait recommandé avec insistance l'inscription aux programmes de licence d'œuvres d'écrivains autochtones; c'est ainsi que « Le Pauvre Christ de Bomba » en vint à figurer plusieurs années durant parmi les œuvres que les étudiants devaient étudier.

Mais, d'autre part, mon roman était proscrit de fait par le Pouvoir trop soucieux de complaire à son alliée l'Eglise catholique locale, héritière de l'Eglise coloniale, c'est-à-dire nostalgique de l'Inquisition et des autodafés. On adopta donc la solution moyenne que voici, et qui ne manquera pas de vous édifier : « Le Pauvre Christ de Bomba » serait toléré à l'université de Yaoundé, mais, tenez-vous bien, à un seul et unique exemplaire, bientôt détérioré à force d'être tripoté et trituré, gisant sur une table de couloir où venaient le consulter les professeurs pour leurs cours, les étudiants pour leurs dissertations ou leurs mémoires. Je tiens ces faits de ceux-là mêmes qui en furent les victimes.

Il faut observer que tous les livres avant pour sujet le Cameroun et publiés depuis l'indépendance ont été régulièrement interdits sur place, et pas seulement à la vente, mais même à la lecture, comme on le vit récemment lorsqu'un jeune cadre, surpris en train de lire « Main basse sur le Cameroun », mon ouvrage certainement le plus célèbre pour avoir été interdit en 1972 à Paris et saisi par le [PAGE 141] ministre français de l'Intérieur, fut condamné à douze mois de prison ferme

Un seul ouvrage a trouvé grâce devant la rigueur du président Ahmadou Ahidjo : il s'agit d'un livre publié en 1974 dans la collection « Que sais-je ? » des Presses Universitaires de France, ayant pour auteur un certain Jean Imbert, et intitulé très modestement et très simplement « Le Cameroun ». Comme monument de flagornerie courtisanesque envers un dictateur et de cynisme intellectuel, on a rarement fait mieux.

Il n'est pas inutile de préciser que M. J. Imbert, auparavant obscur professeur d'une Faculté de Droit d'une université de Paris, et tout à fait étranger aux problèmes de l'Afrique noire, connut une promotion foudroyante après son séjour de deux ans au Cameroun, prétexte du fameux ouvrage que nous venons d'évoquer. Recteur de l'Académie de Versailles à son retour d'Afrique, M. J. Imbert fut nommé ensuite Directeur du Personnel de l'Enseignement Secondaire, rue de Grenelle, avant de devenir le bras droit de Mme Saulnier-Seité au Secrétariat d'Etat aux Universités, poste qu'il vient d'abandonner pour des raisons inconnues.

Autre anecdote : il y a quelques années, à Orléans, au cours d'un séminaire de stage réservé à de jeunes Français, professeurs licenciés et agrégés en partance pour l'Afrique au titre de la coopération franco-africaine, un animateur voulut attirer l'attention de ses auditeurs sur la diversité des opinions africaines à l'égard de la coopération franco-africaine; il adressa conséquemment au service de reprographie de l'Institut qui abritait le stage un échantillonnage de textes parmi lesquels un extrait de mon roman « Perpétue ».

Que croyez-vous qu'il arriva ? On lui retourna bientôt, après polycopie, tous ses textes, excepté l'extrait de « Perpétue » que, plusieurs semaines plus tard, il attendait encore. A son impatience de plus en plus exacerbée, on finit par faire cette réponse, tout à fait mensongère, l'interdiction ne concernant à l'époque que « Main basse sur le Cameroun » : « Les ouvrages de Mongo Beti sont interdits en France ! »

Vous allez vous dire : « Mais comment a-t-on pu tomber si bas au ministère de la Coopération ? » Il faut toutefois savoir que bien d'autres importantes institutions, dans la grande presse particulièrement, sont partie prenante dans [PAGE 142] ce complot contre les créateurs francophones africains un tant soit peu dissidents, c'est-à-dire, par la force des choses, les plus authentiques. Tel grand quotidien français, considéré unanimement comme le meilleur d'Europe occidentale, a attendu mon septième ouvrage pour me mentionner dans les colonnes de son supplément littéraire hebdomadaire.

LA LIBERTE D'ABORD !

Dans une telle conjoncture, quelle peut être désormais la fonction réelle de la langue française en Afrique francophone ? inaccessible pour diverses raisons à la quasi-totalité des populations, mais critère d'admission à participer à la vie de la collectivité nationale sinon à l'existence tout court, elle est devenue par la force des choses en même temps source et justification de privilèges sociaux exorbitants, et, par conséquent, facteur de régression morale et surtout culturelle. Alibi de l'emprise française sur les économies, la monnaie, les échanges et, en définitive, sur le devenir global des républiques africaines, elle est ressentie désormais par les intellectuels progressistes et par les masses comme un corset paralysant et meurtrissant dont les Africains n'auront désormais plus de cesse qu'ils ne se soient défaits. L'humiliante et interminable expérience de la coopération franco africaine aux dés pipés nous aura du moins permis de mieux apprécier cette éternelle vérité : la liberté, voilà le bien suprême.

De temps en temps, des rumeurs toujours souterraines, toujours obliques se répandent, tendant à faire porter le chapeau de ces ignominieuses pratiques aux dirigeants des Républiques africaines francophones. La France, laisse-t-on alors entendre, ne saurait s'arroger le droit de contrecarrer la politique de gouvernements amis dont les conceptions, au reste conformes aux traditions africaines, ne s'accommodent pas de la critique. Autrement dit, et à supposer qu'il s'agisse vraiment là d'une tradition africaine – il y aurait tant à dire à ce sujet ! – la mission de la langue française n'est point d'aider nos pays à émerger à la lumière de valeurs présentées par ailleurs comme universelles et pour ainsi dire inaliénables par la rhétorique ordinaire de la coopération [PAGE 143] franco-africaine, mais de conforter une prétendue tradition qui se ramène, pour le plus clair, aux caprices de dictateurs moyenâgeux, souvent sanguinaires, protégés par les grandes firmes coloniales ou transnationales.

Je pousse l'argumentation jusqu'à son terme logique. S'il est vrai que la seule aspiration des populations africaines est de mijoter dans leurs traditions et leur arriération, alors proclamons courageusement et franchement que la langue française n'a rien à faire en Afrique. Signifions à la France qui affirme respecter si scrupuleusement nos volontés que nous pouvons nous débrouiller tout seuls, comme nous le faisions fort bien jadis, avant l'intrusion de l'Occident. Pour demeurer fidèle à lui-même le tyran paphlagonien n'a nul besoin de l'assistance technique ou morale de Socrate – à moins que Socrate ne soit pas Socrate, mais un odieux imposteur.

La soi-disant mission de la langue française en Afrique ne serait-elle pas simplement une imposture ? Ce qu'on appelle la coopération franco-africaine et dont la prétendue communauté de langue entre Français et Africains a été la justification capitale ne serait-il pas très simplement l'alibi des intérêts impérialistes ? Alors se comprendraient toutes les contradictions du rôle de la langue française en Afrique, y compris surtout la censure aux effets si dévastateurs.

S'il en est bien ainsi, la mission des intellectuels lucides, exempts des avilissements de la corruption, doit être de combattre le français, de travailler à son éviction définitive au profit de langues africaines.

Les responsables français de la coopération franco-africaine, toujours en retard d'une guerre comme leurs généraux, peu imaginatifs et d'ailleurs paresseux, se bercent de l'illusion que les Africains sont incapables de se passer de la langue française, et ils dorment à poings fermés sur ce mol édredon. Mais ils se sont déjà trompés bien souvent sur de semblables sujets. Je leur signale à tout hasard qu'il est actuellement question, parmi beaucoup d'intellectuels noirs francophones ayant des responsabilités universitaires et écœurés par la morgue et l'incompréhension de la « coopération franco-africaine », d'acclimater dans leurs pays le swahili pour lui faire jouer, au détriment du français, le rôle de langue véhiculaire unique.

Le projet est moins utopique qu'on ne croirait en en jugeant nonchalamment dans le confort capitonné d'un [PAGE 144] bureau ministériel de Paris. Son existence démontre du moins qu'il est temps que la langue française redevienne porteuse en Afrique de son message proclamé traditionnel de liberté et de fraternité.

Si la langue française en Afrique doit s'obstiner dans la complicité avec l'exploitation effrénée de populations sans défense, si elle doit persister dans le soutien de potentats cruels, alors, sans aucune crainte de me tromper, je peux prophétiser que la francophonie africaine ne survivra pas à Senghor; que d'ici quelques petites décennies, il n'est pas impossible d'entendre soupirer : la langue française en Afrique, c'est fini !

Mongo Beti
Conférence prononcée
à l'université de Würzburg le 10 juillet 1979