© Peuples Noirs Peuples Africains no. 10 (1979) 86-121



ENTRETIEN AVEC MONGO BETI

(Réalisé par Anthony Omoghene BIAKOLO le 17 décembre 1978 à Rouen, France.)

Cet entretien a eu lieu chez Mongo Beti dans une ambiance familiale très détendue, ce qui explique peut-être l'agréable candeur avec laquelle le célèbre romancier camerounais s'est exprimé.

La plupart des questions portent sur l'œuvre en général de Mongo Beti. Mais il y a également, surtout au début et un petit peu à la fin, des questions d'ordre beaucoup plus étendu et ouvert.

L'interlocuteur de Mongo Beti est un universitaire nigérian à « Ahmadu Bello University », Zaria, Nigéria (en congé d'études à Paris). Toutes les incorrections qu'il peut y avoir dans cette transcription doivent lui être imputées.

A.O. BIAKOLO. – Vous êtes en France depuis longtemps ?

MONGO BETI. – Depuis vingt-sept ans. Comme j'y suis arrivé à dix-neuf ans – enfin, un peu plus de dix-neuf – ça fait quarante-six ans que je suis né. J'ai vécu beaucoup plus longtemps en Europe que dans mon pays.

A.O.B. – Vous retournez de temps en temps au Cameroun ?

M.B. – C'est-à-dire que j'y allais quand le Cameroun était une colonie : je suis retourné là-bas en 54, et puis en 58, et enfin en 59 quelques mois avant l'indépendance. Curieusement, [PAGE 87] je n'y suis pas retourné depuis l'indépendance pour une raison très simple : c'est que dans mon pays, on ne supporte pas les opposants.

A.O.B. – Vous êtes un « rubéniste » ?

M.B. – Oui, c'est ça, Exactement. Je suis un fidèle de la pensée de Ruben Um Nyobe.

A.O.B. – Vous en parlez souvent dans vos écrits. Ruben est mort en 58 ?

M.B. – Oui, il a été assassiné dans le maquis. Nous n'avons pas de version vraiment entièrement satisfaisante de sa mort. Nous ne savons pas ce qui s'est passé puisque le gouvernement camerounais ne s'est jamais expliqué là-dessus, ni bien entendu le gouvernement français. Ce qu'on sait, c'est qu'un jour, les forces de l'ordre qui, à l'époque, étaient commandées par un officier français – puisque le pays n'était pas encore indépendant; il était dans un système d'autonomie, de « self-government », comme on dit, mais il y avait un Premier ministre qui était déjà M. Ahidjo – l'ont tué. En 58, lorsque Um a été tué, il se trouvait que j'étais en vacances au Cameroun, chez moi.

A.O.B. – On en a parlé dans les journaux ? Ou bien n'y avait-il pas de journal à ce moment-là au Cameroun ?

M.B. – Oh non, il n'y avait pas de journal, à vrai dire. Il y avait une radio... Mais le système français n'accepte pas que les indigènes aient une liberté d'expression. C'est pour ça que les Français n'ont jamais encouragé la naissance d'une presse indigène ni avant l'indépendance ni même maintenant. Au Cameroun, il n'y a qu'un seul quotidien, journal financé par le gouvernement, qui s'appelle « Cameroun Tribune », avec un titre anglais parce que vous savez qu'au Cameroun il y a deux parties : une partie francophone, et l'autre qui était colonisée auparavant par les Anglais et qui a été plus tard rattachée au reste du pays.

A.O.B. – Ah oui, c'est ça. Je crois qu'il y avait même un référendum.

M.B. – Oui, il y a eu une réunification : d'abord, un système fédéral, puis un autre référendum pour faire un système unitaire. [PAGE 88] Ce qui fait qu'il n'y a plus de gouvernement fédéral; il y a un seul gouvernement.

Donc, la question n'a pas été évoquée par les journaux puisqu'il n'y avait pas de journaux au Cameroun; mais elle a été évoquée par la presse française, du point de vue des Français, si bien que nous, on ne sait toujours pas ce qui s'est passé. Beaucoup disent qu'Um a été trahi par un de ses proches, un de ses lieutenants qui, à l'insu d'Um, était au service des Français. D'autres disent que ça ne s'est pas passé comme ça; il paraît qu'Um aurait été contacté par les Français pour conclure un armistice de façon que la question camerounaise soit débattue au cours d'un débat ouvert et négocié.

A.O.B. – Je crois qu'on avait donné à Um l'occasion de parler à l'O.N.U., n'est-ce pas ?

M.B. – Ah, ça, ce n'est pas la France. C'est lui-même qui a demandé à prendre la parole devant l'O.N.U.

A.O.B. – Et, selon Abel Eyinga dans son livre, Introduction à la Politique Camerounaise (éditions Anthropos, 1978), il y a eu une intervention française pour empêcher Um de parler devant l'organisation mondiale.

M.B. – Exact, tout à fait exact. Mais l'O.N.U. n'a pas tenu compte des pressions françaises; l'O.N.U. a maintenu son invitation à Um. C'est comme ça qu'Um a pu parler devant elle, parce que, avant l'indépendance, le système était plus libéral chez nous qu'après l'indépendance. Car le Cameroun n'était pas vraiment une colonie française. Le Cameroun était ce qu'on appelle « sous tutelle de l'O.N.U. ». Ce qui fait que la France ne pouvait faire tout ce qu'elle voulait au Cameroun. Par exemple, elle ne pouvait pas empêcher Um de sortir du Cameroun.

A.O.B. – Quand exactement est-ce que les Français se sont implantés au Cameroun ? Après la Première Guerre Mondiale ? Je crois que les Allemands étaient là avant les Français.

M.B. – Oui, les Allemands avaient été vaincus pendant la Première Guerre mondiale, et leurs colonies ont été partagées entre les vainqueurs. Voilà ce qui s'est passé.

Pour le cas du Cameroun, les Allemands avaient été chassés du pays avant la fin de la guerre 14-18. Les armées anglaises venues du Nigéria et les armées françaises venues [PAGE 89] de l'Afrique Équatoriale ont pris en sandwich les Allemands qui étaient au Cameroun et les ont chassés. Dès 1916, le Cameroun était déjà partagé entre les Anglais et les Français. Et ce partage n'a été qu'entériné par le traité de paix, le traité de Versailles. Alors, les Français et les Anglais ont été autorisés à administrer le Cameroun à condition de rendre compte chaque année auprès de la S.D.N., la Société des Nations qui a précédé l'O.N.U.

A.O.B. – On l'appelait aussi la Ligue des Nations, n'est-ce pas ?

M.B. – Oui. Mais après la Deuxième Guerre mondiale, comme c'était l'O.N.U. qui a pris l'héritage de la S.D.N., le Cameroun est donc devenu un pays sous tutelle de l'O.N.U. Ce qui fait que la France n'avait pas une autorité absolue sur ce pays, tandis que depuis l'indépendance, comme le président Ahidjo est un grand ami de la France – si l'on peut dire, en fait, c'est son homme de paille – le système est complètement verrouillé partout. Le pays est beaucoup plus dur, beaucoup plus dictatorial qu'avant l'indépendance.

A.O.B. – Pour revenir à l'époque avant l'indépendance, peut-on dire qu'Um Nyobe luttait contre l'emprise française au Cameroun ? C'est pour cela qu'on l'a supprimé ?

M.B. – Oui, Um Nyobe voulait l'indépendance à une époque où aucun Africain (ou Camerounais) n'osait prononcer ce mot. Comme je vous le disais, ce n'était pas libre chez nous. Les partis politiques étaient matraqués. Les leaders étaient mis en prison. Mais Um, malgré tout, a dit franchement, ouvertement, qu'il réclamait l'indépendance. Il a été emprisonné, il a été battu, mais cela ne l'a pas empêché de lutter continuellement.

Ensuite, Um avait une option politique socialiste. C'est-à-dire que, si Um avait pris le pouvoir, le Cameroun n'aurait pas été un pays capitaliste. Par exemple, Um aurait nationalisé toutes les multinationales, comme Péchiney qui a une énorme usine à Edea avec un grand barrage qui avait été construit pour donner l'électricité aux paysans africains mais que Péchiney a confisqué pour fabriquer l'aluminium.

A.O.B. – Si Um avait réussi dans ses projets, le Cameroun se serait développé plus vite ?

M.B. – Oui, et dans un sens socialiste. Et voilà pourquoi les Français ne voulaient absolument pas qu'Um prenne [PAGE 90] le pouvoir chez nous. Regardez bien l'Afrique. Vous voyez bien le Golfe de Guinée. C'est le Cameroun qui ferme le golfe, l'entrée dans l'Afrique équatoriale, qui est la zone où la France est installée : il faut une entrée dans cette zone. Le Cameroun a un arrière-pays énorme comprenant par exemple le Tchad, l'Empire Centrafricain, le Congo-Brazzaville; tous ces pays-là sont des pays auxquels on ne peut accéder que par le Golfe de Guinée. Par exemple, supposez que les Français n'aient pas d'entrée à Douala, ils ne pourraient pas acheminer des armes au Tchad. Ce serait impossible parce que même si elle veut acheminer les armes par avion, il lui faut demander la permission à l'Algérie ou au Niger qui, sans doute, lui refuseraient la permission. Donc, du point de vue stratégique, dans le système français, le Cameroun occupe une place décisive.

A.O.B. – Si Um était toujours vivant, il aurait peut-être réussi quand même, par exemple, à amener le Cameroun au-dehors du système du franc ? Ce système du franc en Afrique...

M.B. – C'est vraiment le malheur, C'est le désastre pour les pays africains sous la zone franc...

A.O.B. – Si bien que les pays francophones ne s'expriment pas ouvertement contre l'ancienne métropole.

M.B. – Exactement. Dans toute l'Afrique francophone, il n'y a que moi qui suis capable de dire ce que je veux. C'est parce que je me méfiais. Quand je voyais l'indépendance venir en Afrique, je me suis dit : je ne veux pas aller en Afrique. Je reste en France provisoirement; je veux bien voir.

A.O.B. – Oui, mais ne seriez-vous pas mieux si vous alliez par exemple au Nigeria où vous seriez près du Cameroun et d'où vous pourriez continuer à lutter pour la révolution africaine ?

M.B. – Je n'en suis pas sûr. Mon statut au Nigéria serait un statut précaire. Supposons que le gouvernement change au Nigéria. Pour le moment, c'est un gouvernement militaire mais qui est très africain, qui est très militant du panafricanisme. Mais supposez qu'un nouveau Gowon fasse un coup d'Etat : on ne sait jamais. D'une part, ça peut changer; d'autre part, du fait que je serai toujours un étranger au Nigéria, il n'est pas certain que ma liberté de mouvement serait totale, tandis qu'en France, j'ai eu la chance qu'étant [PAGE 91] donné que j'étais en France avant l'indépendance et que j'étais entré dans l'enseignement en France avant l'indépendance, j'ai les droits d'un Français. Personne ne peut me mettre en prison ou me chasser de France, Ils ont essayé de me chasser de France, comme je le raconte dans Main basse sur le Cameroun. Après la première sortie de Main basse, le gouvernement français a voulu par racisme dire : « Oui, qu'est-ce qu'il fait, celui-là, en France ? Celui-là est un étranger; on peut saisir son livre; on peut interdire son bouquin. » Ils ont même essayé de me faire sortir de l'enseignement, de me faire perdre mon poste, bien que je sois titulaire avant l'indépendance, et on a porté l'affaire devant le tribunal. Le tribunal a donné tort au gouvernement en disant : « Non, son statut n'est pas celui d'un étranger en France, puisqu'il était sujet français, présent en France avant l'indépendance », etc, ce qui fait qu'ils n'ont pas pu m'expulser. Ils n'ont pas même pu interdire mon livre. Ils peuvent me tuer, c'est vrai, c'est la seule chose qu'ils puissent faire. On ne sait jamais. Mais ma situation est très forte ici.

A.O.B. – Mais s'il y avait un régime socialiste au Nigéria – par exemple, l'année prochaine, il y aurait des élections; si un parti ou des partis socialistes l'emportaient sur les autres partis – ne vous sentiriez pas mieux au Nigéria ?

M.B. – Ce qui est certain, c'est que je viendrai toujours voir sur place. Si un tel changement s'effectue au Nigéria, il est certain que je viendrai voir. Du point de vue sentimental, moi, j'aimerais bien être en Afrique. Mais il est certain, d'un autre côté, que du point de vue pragmatique, du point de vue d'efficacité, un écrivain africain francophone a intérêt à rester ici en France, puisqu'il ne peut pas être chez lui s'il est opposant au régime en place. Pourquoi ? Je vous l'explique : comme l'Afrique francophone (noire) est gouvernée d'ici, c'est ici que nous avons les meilleures informations. Si vous voulez savoir ce qui se passe au Cameroun, ce n'est pas au Cameroun qu'il faut aller; il faut aller à Paris. Si vous voulez savoir ce que fera Ahidjo l'année prochaine, ce n'est pas au Cameroun qu'il faut aller, c'est ici qu'il faut venir. Donc, du point de vue de l'information, c'est en France qu'on est le mieux informé.

De l'autre côté, si vous voulez envoyer un courrier à Yaoundé, la correspondance marche plus vitre entre Paris [PAGE 92] et Yaoundé qu'entre Lagos et Yaoundé. Les transports aussi, d'ailleurs; par exemple, si vous voulez aller à Lagos d'ici – et c'est le problème de mon fils aîné qui a été invité par les enfants de Mme Medjigbodo, Française qui enseigne à l'université d'Ibadan – nous nous sommes aperçus qu'il fallait prendre l'avion à Londres.

A.O.B. – Mais je crois qu'il y a des vols directs de Paris à Lagos. Normalement, lorsque je retourne au Nigéria, je prends l'avion direct Paris-Lagos.

M.B. – Les vols sont très irréguliers, je crois.

A.O.B. – UTA a deux vols chaque semaine, je crois.

Oui, mais il y a des vols chaque jour de Londres à Lagos. Et c'est moins cher d'ailleurs. Bref, les choses sont beaucoup plus faciles entre une capitale comme Londres et une autre capitale anglophone aussi bien qu'entre Paris et une autre capitale francophone, elles sont beaucoup moins faciles qu'entre deux grandes villes africaines.

A.O.B. - C'est vrai. Et cela me rappelle ce qui s'est passé au sujet de Kolwezi. Les informations ont été d'abord transmises à Paris avant d'être retransmises en Afrique, si bien que, par exemple au Nigéria, il y a une version tout à fait différente de la version qu'on a présentée ici, Un de mes compatriotes qui vient d'arriver du Nigéria m'a dit que là-bas on disait que les Blancs à Kolwezi ont été tués beaucoup plus nombreux que les Noirs, alors qu'ici, en France, en disait qu'à peu près deux cents Blancs ont été tués et deux mille Noirs ont trouvé la mort. le crois que c'est la même Agence France Presse qui a diffusé les deux informations. Comme ça il y a une emprise occidentale sur les moyens d'information en Afrique.

M.B. – Bien sûr, il y a une intoxication, n'est-ce pas. On manipule les informations en diffusant des versions contradictoires, une pour l'Afrique, l'autre pour l'Europe. C'est vrai. C'est un moyen de domination, n'est-ce pas. C'est l'information trafiquée, et nous ici, c'est à nous qu'incombe le devoir de s'efforcer de rectifier un peu et de présenter les choses d'une façon différente. Par exemple, dans le dernier numéro de Peuples Noirs-Peuples Africains, il y a une protestation des Français qui sont [PAGE 93] des chercheurs africanistes qui rectifient, qui dénoncent justement cette incertitude dans l'information.

A.O.B. – Des gens comme ça sont très louables. Ils disent la vérité; ils parlent par principe et pas par ce jeu raciste qu'on aperçoit dans quelques moyens d'information.

M.B. – C'est ça. Exactement.

Donc, il est certain que l'Afrique m'attire beaucoup. Mais il y a aussi l'aspect d'efficacité qu'il faut considérer. Il ne s'agit pas d'aller en Afrique et de s'enterrer. J'ai un copain, Abel Eyinga que vous connaissez à travers ses bouquins; il a été refoulé de France. Il était domicilié ici; puis, il est prof à Alger. D'ailleurs, sa femme est française. Ils étaient professeurs comme moi et ma femme. Ils ont de grands enfants comme les miens. M. Eyinga voulait rejoindre sa famille, comme il faisait pendant toutes les vacances, dans la région parisienne. Il a été intercepté à Orly, et on l'a refoulé. Maintenant, il est à Alger; il ne peut plus voyager en Europe comme auparavant, il ne peut plus venir en France. Le résultat, c'est que pour l'instant il est complètement enterré là-bas. Il n'a plus aucun moyen de faire entendre sa voix sinon en écrivant des bouquins : c'est tout. Pourquoi est-il enterré là-bas ? Bon, les Algériens ne lui laissent pas toute la liberté qu'il pourrait désirer. Voilà, il est coupé complètement. Quand il pouvait venir en France, il écrivait dans les journaux, il faisait des meetings, il avait une action; on savait qu'il était là.

A.O.B. – S'il vous plaît, est-ce qu'on peut commencer à parler littérature ?

M.B. – Oui, si vous voulez.

COMMENTAIRES LITTERAIRES

A.O.B. – Votre opinion sur la littérature est très nette, et je suis d'accord avec vous pour l'essentiel. Néanmoins, permettez-moi de vous demander quelques éclaircissements en ce qui concerne votre critique de Camara Laye dans les années 50. Dans votre article sur l'Enfant noir du No 16 (1954 ?) de Présence Africaine, vous écrivez : [PAGE 94]

    « Laye ferme obstinément les yeux sur les réalités les plus cruciales... Ce Guinéen n'a-t-il rien vu d'autre qu'une Afrique paisible, belle, maternelle ? Est-il possible que pas une seule fois Laye n'ait pas été témoin d'une seule exaction de l'administration coloniale, ? » (p. 420).

Pourtant, quelques critiques sont d'avis que tout en fermant les yeux sur le colonialisme et en idéalisant la cosmogonie africaine, Laye dresse implicitement un réquisitoire des méfaits perpétrés sur l'Afrique par les ex-puissances coloniales. Etant donné que chaque écrivain a droit à sa propre optique, êtes-vous d'accord avec de tels critiques ?

M.B. – Qu'est-ce que fait Camara Laye dans son roman ? Il est certain que le rôle du romancier n'est pas le même lorsqu'il est le produit d'une société paisible, autonome, indépendante, prospère comme la société occidentale – c'est vrai – mais en revanche, lorsqu'il est le fils d'un peuple qui est humilié depuis des siècles, opprimé depuis des siècles, notamment lorsqu'il écrit à un moment où ce peuple essaie de lutter pour reconquérir la liberté – c'est le cas de la Guinée au moment où Camara Laye écrivait – il est inconcevable que cet auteur, ce romancier ne soit pas dans une certaine mesure l'écho des combats de son peuple. Ça, c'est un point de vue général. C'est un point de vue moraliste. Moi, je considère que la littérature est inséparable d'une certaine morale. Qu'il le veuille ou non, le monsieur ou la dame qui écrit pose un acte politique. Soit qu'il se taise, soit qu'il parle, de toute façon, il prend position. Camara Laye, en ne disant pas ce qui se passe sous ses yeux, a pris position. Voilà le point de vue général.

Maintenant, je vais passer à un point de vue anecdotique, à un point de vue plus particulier à propos de Camara Laye. Disons que la revue dans laquelle je faisais la critique que vous venez de citer était une revue extrêmement timide, timorée, qui me censurait. J'ai été censuré d'ailleurs par cette revue; je n'ai pas pu dire tout ce que je voulais; je n'ai pas pu m'exprimer intégralement; je n'ai pas pu nommer des gens ni citer des faits. Disons donc qu'il y a, par rapport à ce texte que vous venez de citer, un extra-texte qui ne transparaît pas.

Par exemple, le livre de Camara Laye a bénéficié d'un lancement énorme qui s'est opéré de la façon suivante. D'abord, le livre a été publié (comme on dit) en « bonnes feuilles », [PAGE 95] c'est-à-dire en feuilleton qui précédait la publication en volume. Et cette publication « en bonnes feuilles » s'est faite dans une revue de luxe, une revue de la bourgeoisie française de droite... super chic. Il y a là un phénomène étrange. Ne croyez pas que la bourgeoisie française soit plus stupide que la droite française, quoi qu'on en dise. Si la droite française qui nous exploitait,. qui tirait de gros bénéfices de l'Afrique, publie un ouvrage africain à une si grande audience, ça n'est point pour rien.

D'autre part, ce livre de Camara Laye contient une dédicace à un très haut fonctionnaire français, à un monsieur qui était un Gouverneur Général de l'ancienne A.O.F. Or, on ne dédie un livre qu'à un protecteur. Voilà des faits absolument significatifs. C'est-à-dire que quand un auteur noir contestataire de mon époque écrivait, c'était le silence complet, le silence dans la Presse. Pour vous donner un exemple concret, Ville Cruelle n'a pas eu une seule critique. C'est peut-être pour cela que les responsables de Présence Africaine se sont intéressés à ce livre. Ils se sont dit que ce n'était pas un livre pour les Blancs, et alors c'était un livre pour les Noirs. Donc, on vivait dans un contexte qui montrait bien que la France, la critique française, la droite française – qui comprend le groupe des grands propriétaires des journaux français (attention, même Le Monde est un journal de droite), ne parlons pas des radios et des chaînes de télévision – les grands media français voulaient favoriser un type de littérature francophone : c'était la littérature folklorique, c'est-à-dire toute littérature qui, effectivement, décrit bien le paysage africain, décrit bien les mœurs africaines, mais en s'abstenant de prendre position sur les grands problèmes africains.

Ça n'est pas le premier exemple de la discrimination. Disons, par exemple, qu'il y a toujours eu en Afrique deux courants de création littéraire, un de droite et l'autre de gauche; c'est ça que les gens ignorent. A droite, il y a Senghor, et il y a l'auteur de Karim, Ousmane Socé, je crois. Il y a aussi à droite beaucoup d'auteurs de nouvelles, de romans, de poèmes. Ces gens-là ont toujours été bien soutenus par la critique française.

En revanche, il y a l'auteur de Nini et de Maïmouna et d'autres écrivains, le courant de gauche. Nini est un très bon roman, mais ce bouquin n'a pas été réédité; et ce n'est pas par hasard si le bouquin n'a pas été réédité, parce qu'il y a [PAGE 96] une grande demande; c'est l'histoire d'une mulâtresse à Dakar qui renie son ascendance noire et qui veut s'insérer dans le milieu blanc, mais les Blancs ne veulent pas d'elle; ils veulent bien l'utiliser comme objet de plaisir. Ce roman Nini est très ancien. Je l'ai lu lycée. Il a même été présenté en feuilleton par Présence Africaine; ensuite il a été publié en volume, mais pas réédité, je ne sais pourquoi.

Voilà ce que je constate : on veut confiner notre littérature dans un domaine restreint, domaine inférieur. On veut en faire une littérature de folklore, une littérature d'amusement. Et Camara Laye – je ne sais s'il en est conscient, je ne sais pas s'il le fait exprès, je ne sais pas si on le manipule – se situe bien dans cette perspective. On l'admire, on l'aime bien parce qu'il n'est pas gênant. Il est facteur de bonne conscience pour les colonisateurs. Et c'est tout ce que je voulais dire. Il ne s'aperçoit pas à quel point sa littérature contribue à donner bonne conscience aux colonisateurs qui disent : « Voilà des Noirs qui sont heureux, qui ne nous contestent pas, qui ne contestent pas notre colonisation; donc, tout va bien. » Voilà tout ce que je veux dire.

A.O.B. – Cette question se rapporte à la précédente. Dans votre article intitulé «Afrique noire, littérature rose (Présence Africaine, 2e série, No I-II, avril-juillet 1955) vous commentez ainsi Le Regard du roi :

    « L'Enfant noir voulait nous faire croire à une Afrique idyllique, mais qui n'était qu'invraisemblable, parce que le Blanc n'y figurait point. Dans Le Regard du roi, le Blanc est là, il s'appelle Clarence, mais il est en carton. Il est naïf, docile, patient, curieux des êtres : autant dire que jamais l'on ne vit son frère en terre d'Afrique. Impossible d'y croire. » (p. 144).

Pour faire preuve d'une certaine originalité et pour montrer le revers de la médaille, la créativité littéraire n'a-t-elle jamais besoin de déformer un peu la réalité ?

M.B. – C'est vrai : cette question-là est liée à la précédente, et en quelque sorte j'y ai répondu en répondant à la première. Je pense qu'un créateur littéraire a le droit de déformer la réalité. Ce n'est pas tout à fait ce que je disais tout à l'heure; je crois que je me suis mal exprimé tout à l'heure. Le créateur a tous les droits, même celui de déformer la réalité, c'est à ce moment-là qu'il est le plus fidèle à la réalité. Par exemple, Kafka. Exemple aussi : [PAGE 97] un personnage du Nigéria (parlons-en un peu) qui a suscité beaucoup de critiques, qui a fait couler beaucoup d'encre, qui s'appelle Amos Tutuola.

A.O.B. – Par exemple, dans l'Ivrogne dans la brousse (The Palmine Drinkard).

M.B. – C'est ça. Voilà, le problème est là. Vous savez mieux que moi sans doute que beaucoup de critiques nigérians ne sont pas tout à fait heureux lorsqu'ils observent l'invraisemblable succès connu, remporté en France, dans la critique française du moins et dans le public français aussi, par Tutuola.

A.O.B. – Oui, et en Angleterre aussi. Tutuola est plus populaire en Europe qu'en Afrique, qu'au Nigéria par exemple.

M.B. – Voilà. Et Camara Laye est un petit peu l'Amos Tutuola de la francophonie. Je ne refuse pas à un créateur le droit de déformer la réalité. Mais je peux, si vous voulez, faire part de mon inquiétude lorsque je m'aperçois qu'un créateur qui ne voulait peut-être que faire preuve d'originalité est utilisé par l'impérialisme, par la bourgeoisie anglaise et par la bourgeoisie française, pour cautionner (vous comprenez ?), pour justifier son exploitation de l'Afrique, pour justifier l'esclavage de l'Afrique. C'est ça que je conteste. Je pense que quand un créateur se trouve dans une position où il peut être utilisé contre son propre peuple, à ce moment-là, il doit pouvoir d'une façon ou d'une autre compenser la déformation de la réalité qu'on observe dans son œuvre.

Par exemple, si Amos Tutuola et Camara Laye, après avoir écrit leurs œuvres, avaient écrit des articles pour préciser leur position, avaient chassé (si vous voulez) les ombres qu'il y avait dans leurs œuvres, à savoir s'ils étaient pro-anglais ou pro-français, etc., s'ils avaient pris la précaution d'éviter cette ambiguïté, oui. Mais, étant donné que Camara Laye par la suite n'a jamais rien fait pour démentir le fait qu'il était au service du colonialisme (vous savez qu'il a été haut fonctionnaire dans l'administration française. Après le succès de ses ouvrages, il a été invité à faire partie du cabinet d'un ministre des Colonies, il a accepté), étant donné que dans sa pratique – comme on le dit dans le langage vulgaire de la critique politique actuelle – étant donné que, en plus de ses livres, il a justifié toute la critique qu'on faisait de lui, je pense que c'est très dangereux. [PAGE 98]

L'écrivain qui s'enferme dans la tour d'ivoire, qui – comme on le disait dans la critique du XIXe siècle – ne veut pas se mêler des problèmes politiques de son temps mais qui se compromet quand même avec le pouvoir en place, est complice du pouvoir, d'autant plus que ce pouvoir est d'un type fasciste, parce qu'à la même époque le pouvoir colonialiste français tuait les gens, massacrait le peuple au Cameroun et même en Guinée, empêchait les gens de créer des syndicats, appauvrissait les gens en les exploitant, il y a quand même un problème tel qu'un écrivain ne peut pas se dire : « Je ne veux pas m'engager ! »

Les grands écrivains allemands qui ont gardé le silence sous le régime nazi ont été considérés à Nuremberg comme les complices d'Hitler. C'est le même problème que nous avons ici. Bien sûr, l'écrivain français, l'écrivain anglais, l'écrivain américain, les écrivains des peuples qui sont libres ont le droit de déformer la réalité parce que ça n'a pas d'implication politique pour eux ou bien parce que ça a une implication politique très faible. En revanche, le grand écrivain d'un peuple opprimé, le grand écrivain de l'Afrique du Sud ne peut pas ne pas prendre position contre l'apartheid; en ce moment, on ne comprendrait pas. Voilà tout ce que j'ai à dire là-dessus.

A.O.B. – Une question différente : quels sont les auteurs qui ont influencé vos débuts littéraires ? Dans quels domaines cette influence se sent-elle dans vos ouvrages ?

M.B. – Comme je viens de vous le dire, j'ai été mis tout de suite en présence de deux courants, de deux options. Etant lycéen, J'ai lu les deux ouvrages d'Abdoulaye Sadji; c'est l'auteur de Nini et Maïmouna. Ce deuxième roman est aussi une histoire de femme, d'une femme africaine qui quitte le village et découvre toute la cruauté de la ville.

A.O.B. – A propos de ces deux romans, on en enseigne parfois des extraits aux lycées au Nigéria.

M.B. – Et aussi j'ai lu le bouquin d'Ousmane Socé, Karim. Puis, nous avons, étant au lycée, été mis en présence de ces deux options, grâce à un ouvrage de Senghor qui s'appelle Anthologie de la poésie négro-africaine, qui concerne non seulement les Noirs africains mais aussi les Noirs antillais. Car, chez les Antillais, il y a aussi les deux courants : il y a parmi les romanciers le courant de René Maran, [PAGE 99]

A.O.B. – Oui, c'est lui qui a écrit Batouala.

M.B. – C'est curieux, parce que Batouala mourant ressemble un peu à L'enfant noir au point de vue de la vision générale de l'Afrique d'antan.

A.O.B. – Je crois que Maran essaie aussi de peindre une image réaliste du colonialisme.

M.B. – Oui, mais c'est un colonialisme qui est montré comme un phénomène civilisateur, apportant des valeurs civilisatrices, apportant la paix aux Noirs. C'est quand même un colonialisme d'acceptation. Maran a écrit un autre roman dont personne ne parle mais dans lequel il est très contestataire. Il raconte qu'un Antillais noir qui vient en Afrique voit dans le bateau une Blanche avec laquelle il lie amitié, et tous les deux deviennent objets de racisme.

Dans l'Anthologie de la poésie nègre de Senghor, il y a, comme je le disais, ces deux courants : d'un côté celui de Senghor et de l'autre côté celui de David Diop qui est très contestataire. Puis il y a des Antillais...

A.O.B. – Aimé Césaire, Damas (qui est mort récemment) et les autres.

M.B. – Oui. Bon. Vous voyez, j'ai tout de suite donné ma préférence à une littérature de combat parce que je sentais que c'est celle-là qui était la plus loyale vis-à-vis des peuples africains, qui donnait le meilleur reflet de leur réalité vécue. Je vous ai cité Abdoulaye Sadji comme romancier. Je vous cite David Diop qui avait publié son premier poème à l'âge de quatorze ans.

Je dois vous citer aussi deux auteurs américains : Richard Wright qui est l'auteur de Native son et de Twelve Million Souls pour décrire la condition des Noirs aux Etats-Unis, et un auteur américain blanc dont j'aimais aussi l'œuvre au lycée où j'ai eu le meilleur prix en anglais... Cet Américain blanc est Mark Twain qui a écrit parmi d'autres ouvrages Huckleberry Finn et Tom Sawyers.

A.O.B. – Tom Sawyers me rappelle le roman anglais de Fielding, Tom Jones; n'avez-vous pas lu ce roman par hasard ?

M.B. – Non, pas du tout.

A.O.B. – Je pose la question parce que je vois dans Mission Terminée le goût de l'aventure et une manière insolite [PAGE 100] de présenter chaque chapitre, comme on peut les constater dans The Adventures of Tom Jones de Fielding.

M.B. – Ce qui est remarquable chez moi, c'est que j'ai fait des études françaises typiques. C'est-à-dire, étant donné que mon père est mort en 1939 (quand j'avais seulement sept ans) et que ma mère qui avait beaucoup d'autres enfants ne pouvait pas nous garder tous, je suis entré à un âge assez jeune dans une pension missionnaire. C'est pour cela que certains disent que j'étais séminariste; ceci est plus ou moins vrai. Coupé de l'Afrique traditionnelle, j'ai commencé tout de suite des études classiques françaises.

A.O.B. – Vous avez lu sans doute les Lettres Persanes de Montesquieu ?

M.B. – Bien sûr, mais ça ne me plaisait pas. Quand j'étais au lycée, la littérature française ne me plaisait pas; j'étais obligé de l'apprendre.

A.O.B. – La satire qui se met en évidence dans votre Pauvre Christ de Bomba ressemble un peu à celle des Lettres Persanes.

M.B. – J'ai été influencé par Voltaire dans Candide, etc., sans m'en rendre compte. Cela s'est fait inconsciemment, parce qu'un jeune lycéen ne peut pas ne pas être marqué par les ouvrages qu'il lit. Pour moi, je dois réaffirmer que quand j'étais au lycée, je n'aimais point la littérature française, parce que ça me faisait l'obligation de rédiger des dissertations, etc. C'est pour cela que j'ai été plus marqué, étant au lycée, par la littérature noire francophone et non-francophone comme Richard Wright, n'est-ce pas ? Je vais vous expliquer pourquoi. Je l'ai dit dans la préface du Pauvre Christ de Bomba, préface qui n'a pas été publiée, je ne sais pourquoi. C'est que la littérature française, telle que je l'ai découverte, est une littérature de bourgeois, de gens bien; on n'y met que des gens intelligents. Même dans Candide, tous les personnages sauf peut-être le marin au moment du tremblement de terre sont des gens très bien, tandis que chez Mark Twain, par exemple, et c'est ça qui est typiquement américain, tous les personnages ou pratiquement tous appartiennent à une classe très populaire. On voit des gens qui boivent, des ivrognes, des prostituées, des esclaves, et tout cela est fait d'une façon très sympathique. Ce n'est pas un intellectuel qui vient de la ville et voit une faune bizarre. [PAGE 101]

D'AUTRES QUESTIONS LITTERAIRES

A.O.B. – Vos six romans déjà publiés complètement font preuve d'une remarquable variété de structure que je trouve très agréable. Voyons par exemple les quatre premiers : Ville Cruelle a une structure qu'on pourrait considérer comme traditionnelle dans le sens qu'elle a comme la plupart des romans dans le monde entier plusieurs chapitres plus ou moins courts, treize au juste (sans compter l'épilogue); Le Pauvre Christ de Bomba est divisé en trois parties (les deux premières étant presque égales, avec respectivement huit et sept étapes, et la troisième un peu courte avec six étapes et un épilogue); Mission Terminée a quatre chapitres complètement inégaux, un prologue et un épilogue; et Le Roi miraculé ne comporte que trois chapitres – le premier ayant à peu près cent pages dans l'édition Buchet Chastel de 1958, le deuxième quatre-vingts, et le troisième soixante – révélant ainsi une symétrie originale dans l'ordre décroissant du nombre des pages. Est-ce que cette diversité structurale est voulue ou bien elle est née d'un jeu de hasard ?

M.B. – Je crois qu'elle est plus fortuite que voulue, que volontaire. Je pense qu'il faut être honnête. Je crois qu'elle est due à un simple hasard. Je dois dire que les problèmes de forme ne m'ont jamais beaucoup intéressé. Cela ne veut pas dire que je les considère comme négligeables. J'ai toujours essayé de prendre mon bien où je le trouvais. C'est-à-dire que je connais les grands théoriciens du roman comme Balzac, comme Proust, et j'ai pris à chacun ce qui pouvait me servir. Je n'ai pas une théorie générale a priori de la technique romanesque, de la forme, de la structure, du style romanesque. Suivant le sujet que je traite, suivant l'effet que je veux obtenir, je prends à l'un ou à l'autre. Par conséquent, il n'est pas étonnant que Ville Cruelle vous paraisse avoir une structure plutôt traditonnelle, puisque c'était mon premier roman, c'est celui que j'ai écrit quand j'étais toujours sous l'influence des grands maîtres romanesques occidentaux.

Le Pauvre Christ de Bomba a été le roman à propos [PAGE 102] duquel j'ai été le plus en proie aux doutes concernant les problèmes de forme, parce que le sujet que je traitais était très nouveau d'une part – il n'a jamais été traité à ma connaissance dans aucun autre roman. Et puis, je le traitais à partir d'une technique qui avait surtout l'intérêt d'ailleurs d'être en même temps l'occasion de décrire les mœurs missionnaires, des usages missionnaires. Quand j'ai fait faire une tournée à ce missionnaire (Drumont), ce n'était pas pour avoir l'occasion de raconter au jour le jour, comme on l'a cru. Evidemment, l'occasion entraînait cette chose-là, mais c'était surtout pour pouvoir décrire la technique d'évangélisation utilisée par les missionnaires. Effectivement, cela entraînait des problèmes de forme, de structure, qui étaient presque de la virtuosité mais je ne m'en suis pas rendu compte à l'époque. Ce que je voulais, c'était décrire les trois étapes de la prise de conscience du missionnaire.

Une première étape qui le déçoit simplement. Il fait une tournée à travers les villages où il vient souvent. Il est assez naïf pour croire que ces villages où il y a des chrétiens qui se sont convertis doivent avoir maintenant des usages chrétiens, doivent être des villages comme ceux de son pays. Il s'aperçoit qu'il n'en est rien, que l'Afrique est restée drue, vivant dans ses coutumes, dans l'amour du sexe et tout ça qui l'horrifie d'ailleurs.

Puis, deuxième étape : il s'aperçoit que même dans son entourage les gens qui sont les plus près de lui, comme son cuisinier Zacharie, sont les plus réticents à l'égard de l'évangélisation; que l'apparence de la vie chrétienne est une petite pellicule qu'il suffit de gratter pour retrouver l'Afrique et même, dans le cas du cuisinier, l'Afrique insolente, parce que le cuisinier est vraiment insolent.

Enfin, troisième étape : il s'aperçoit quand il est revenu à sa propre mission – mais c'est au cours de la tournée qu'il se rend compte que ça va mal dans sa propre mission – que c'est une maison de prostitution. Donc, son action est un échec total. Alors, j'ai eu envie de montrer ces trois étapes; j'ai été conduit plutôt par son évolution psychologique. Mais comme cette évolution psychologique se fait au cours de la tournée du missionnaire, cela implique aussi des problèmes de structure à la limite de la virtuosité. Mais je dois dire aussi que j'étais assez jeune à l'époque pour ne pas prendre conscience de ces problèmes. Je crois que les réflexions a priori sur les problèmes de structure, [PAGE 103] de forme, de rythme du roman sont des problèmes typiquement occidentaux, des problèmes d'une société qui n'a plus rien à dire. Dès qu'un peuple a quelque chose à dire, ses romanciers trouvent aux problèmes de la forme des solutions d'une façon existentielle, c'est-à-dire que, dès qu'un sujet s'offre à son auteur, ce sujet lui offre automatiquement une forme particulière ou originale qu'il n'a qu'à saisir. L'auteur n'a donc pas besoin de se poser la question a priori, comme on fait maintenant avec la nouvelle critique en France.

Donc, c'est Le Pauvre Christ de Bomba qui aurait pu me donner ces problèmes de technique, de forme. Après, aussi bien pour Mission Terminée que pour Le Roi miraculé, ça a été un petit peu comme dans Ville Cruelle – du point de vue de technique, bien entendu – C'est-à-dire, spontanéité. Mais j'ai été beaucoup plus fasciné par les problèmes de fidélité réaliste que par les problèmes techniques.

A.O.B. – Au sujet de votre cinquième roman Perpétue, êtes-vous d'accord qu'il ressemble à un roman policier ?

M.B. – Oui... oui, j'aime bien les romans policiers. Mais ce genre de technique romanesque est devenu, je crois, un lieu commun. C'est le principe de l'enquête; je crois qu'il a déjà été intégré par d'autres auteurs dans le genre du roman classique. Oui, si l'on veut, ça ne me gêne pas qu'on le considère ainsi; j'aime beaucoup les romans policiers. J'ai lu en France les traductions des romans policiers de Chester Himes. Je n'ai pas encore lu John Le Carré, mais j'ai vu un film qui est fait à partir d'un de ses romans et qui s'appelle L'Espion qui venait du froid. C'est magnifique. Je trouve que le roman policier enrichit le roman classique de ce procédé d'enquête qui est formidable. Je suis tout à fait prêt à penser que l'intrigue de Perpétue ressemble à celle d'un roman policier.

A.O.B. – Aussi a-t-on raison de considérer Perpétue (le personnage) comme symbolisant en premier lieu le Cameroun et en deuxième lieu l'Afrique, l'un et l'autre plus ou moins violés, spoliés et saccagés par les forces coloniales et néo-coloniales.

M.B. – Oui, je pense que c'est une interprétation très bonne. il est certain – d'ailleurs, je le dis plusieurs fois dans [PAGE 104] le roman lui-même, que Perpétue, du moins le personnage, est symbolique. C'est un personnage auquel j'ai voulu donner une dimension symbolique. D'ailleurs, je dois dire qu'au fur et à mesure que je vieillis, je trouve de plus en plus passionnant tout ce qui est dans le genre symbolique. Je pense que le nom Perpétue contient quelque chose de la fatalité, de la continuité dans la condition féminine, et aussi dans la condition africaine, c'est vrai. Les deux conditions se ressemblent d'ailleurs; il y a une espèce de fatalité qui fait que tous les efforts de Perpétue et de la femme africaine ainsi que de la femme en général – de même que tous les efforts des Africains pour se libérer – avortent toujours. Le personnage revient toujours à son point de départ. C'est cette espèce de désespoir que j'ai voulu signifier dans le mot et dans le monde de Perpétue. Le personnage est donc forcément symbolique de l'Afrique. Néanmoins, je pense qu'il faut laisser à un autre niveau de lecture toute sa liberté. A ce niveau, le personnage peut être plus naïf, plus populaire. C'est l'histoire d'un individu qui avait, qui se faisait des illusions dans son jeune âge, qui voulait s'exprimer, qui voulait s'épanouir et auquel des circonstances pour lesquelles il n'est nullement responsable ont interdit cet épanouissement. C'est une histoire pathétique. C'est un mélodrame populaire. J'ai voulu le faire comme ça aussi. C'est à dire que le personnage se trouve dans un roman dans lequel le petit peuple peut voir un reflet de sa vie, une expression condensée de sa vie. Voilà.

A.O.B. – Dans votre sixième roman, Remember Ruben, publié par l'Union Générale d'Editions, avez-vous voulu illustrer sous une forme romanesque vos idées très vives dans votre ouvrage politique, Main Basse sur le Cameroun, qui a été proscrit en France en 1972 mais republié par François Maspero en 1977 après un procès que vous avez finalement gagné ?

M.B. – Oui, il est vrai qu'il y a un lien – même un lien étroit – entre le fait qu'on m'a saisi et interdit ensuite un livre qui s'appelle Main Basse sur le Cameroun et mon sixième roman qui s'appelle Remember Ruben que j'ai commencé aussitôt d'ailleurs après cette saisie. Et je m'en suis d'ailleurs expliqué plusieurs fois. Ce que je viens de dire n'est pas seulement vrai pour Remember Ruben mais aussi pour Perpétue et pour le roman que je publie actuellement [PAGE 105] en feuilleton et qui paraîtra en volume l'année prochaine au mois de mars (1979).

J'ai voulu mettre sous une forme romanesque toutes les idées que j'avais mises sous une forme d'essai, de pamphlet dans Main Basse sur le Cameroun. Pourquoi ? Parce qu'en France, il y a une tradition de ne pas saisir tout ce qui est romanesque, tout ce qui est une œuvre d'art. Donc, j'ai trouvé là une astuce pour dire sous une forme romanesque tout ce que j'avais déjà dit et qui n'avait pas été autorisé dans le pamphlet.

Par conséquent, il est certain que dans ces deux livres et dans la suite d'ailleurs, je témoigne sur la vérité de la décolonisation au Cameroun et en Afrique, ce qui n'est pas ce qu'on dit d'habitude. Je démystifie la décolonisation du général de Gaulle en Afrique qui est considéré comme une chose idyllique, une chose merveilleuse. Je montre la vérité de ce processus qui en fait devait renforcer au contraire l'emprise de la France, de la colonisation française en Afrique.

Mais, dès qu'on veut écrire un roman, supposons qu'on veuille mettre dans son roman des idées, on se trouve quand même confronté avec des problèmes qui sont spécifiques de la création romanesque. Il faut donner aux personnages un relief. Il faut trouver un héros. Il faut donner à ce héros une certaine vraisemblance, une certaine efficacité, un certain rayonnement littéraire. Donc, aussitôt, on a des problèmes qui ne sont plus des problèmes idéologiques, des problèmes de la création littéraire, ce qui fait que ces romans, bien qu'ils expriment des idées qui sont les mêmes que celles de Main Basse sur le Cameroun, sont quand même assez éloignés du pamphlet. Ce sont des ouvrages différents sur la base des choses semblables, bien qu'on puisse les rapprocher.

A.O.B. – Croyez-vous vraiment à la communion ancestrale, puisque vous indiquez que Banda, le héros de Ville Cruelle commence à améliorer ses chances dans la vie après avoir communiqué métaphysiquement avec son père défunt ?

M.B. – Evidemment, je suis très agnostique. Quoi qu'en dise M. Melone dans sa thèse, je suis très fermé en ce moment aux problèmes mystiques. Je n'ai pas de foi religieuse – je n'ai plus de foi religieuse, à supposer que j'en aie eu une. Je crois nue je suis matérialiste. Donc mon regard sur [PAGE 106] la religion, sur le mysticisme en général, est un regard sceptique. Je considère le mysticisme et toute religion comme une aliénation.

Mais je ne suis pas très certain d'avoir écrit ce que vous dites; je ne veux pas vous faire de la peine – je trouve que votre interprétation de mes romans est très passionnante et très exacte en général. Mais à propos de la communication mystique de Banda avec son père, je suis un petit peu sceptique. Je ne sais pas si c'est vraiment ce que j'ai dit.

A.O.B. – Non, vous n'avez pas posé le problème de la même façon. Banda se dit (et je cite la page 171 de Ville Cruelle, Présence Africaine de 1971) :

    « C'est vrai, son père ne pouvait vraiment pas rester indifférent à ses malheurs; non, il ne pouvait pas. Les morts ne sont-ils pas toujours présents là, aux côtés des vivants ? Ne les voient-ils pas ? Ne se mêlent-ils pas à leur existence ? C'était normal que ses malheurs finissent par émouvoir son défunt père. Comment n'avait-il pas songé plutôt à cette ressource précieuse et constante, l'amour et la sollicitude de son défunt père ? »

Quelque peu plus tard, les choses comment à s'améliorer pour Banda.

M.B. – Disons que c'est une façon symbolique de présenter les rapports d'un enfant avec son père, même défunt. Je crois que c'est une chose fondamentale dans la vie d'un homme que ce qu'on appelle l'image du père en psychanalyse. Je crois que c'est la première manière dont un enfant voit son père – puisque c'est son modèle pendant cette période – et l'admiration ou l'inverse qu'il éprouve pour lui (dans le cas de Banda, c'est l'admiration, et dans mon cas aussi) sont très importants surtout si le père meurt alors que l'enfant est toujours jeune (ce qui était mon cas, car j'avais sept ans lorsque mon père est mort); je l'admirais beaucoup parce que mon père était un homme extrêmement courageux; il n'était pas très grand, mais chaque fois que les autorités coloniales ont voulu venir dans notre village faire des abus contre une femme, mon père s'y opposait alors qu'il n'avait aucune autorité. Pourtant il était tout mince comme moi. On l'a mis en prison. On lui a passé des menottes. Mais il a dit : « Non, c'est une veuve, elle a des enfants, c'est la femme de mon frère. » [PAGE 107]

A.O.B. – Vous êtes exactement l'image de votre père.

M.B. – C'est ça. Bref, je crois que l'image du père est pour l'enfant quelque chose de fondamental. C'est le cas de Banda. Et ça peut marquer quelqu'un pour la vie. Sans qu'il en prenne conscience, il l'interprète de façon mystique dans son subconscient ou même dans son inconscient. Je crois que Banda est un personnage assez simple, un personnage du peuple, assez naïf, Il croit effectivement que le fantôme de son père est là, tout près de lui. Mais c'est une façon symbolique de marquer la force des rapports entre un père et son enfant, surtout si ce père est mort à un âge jeune pour l'enfant.

En ce qui me concerne, toute mon attitude politique s'explique par la référence du subconscient à mon père. Que je le fasse consciemment ou non, je me pose souvent la question : « Qu'est-ce que mon papa aurait fait à ma place ? » Je sais pour l'avoir vu, pour l'avoir entendu – je ne veux nullement l'idéaliser – qu'il était vraiment très courageux. Et j'essaie toute ma vie de ne pas démentir cette image que j'ai de mon père.

A.O.B. – C'est très intéressant.

M.B. – Si j'étais quelqu'un de religieux, de mystique, je me dirais comme Banda : « Mon père est allé au ciel; il me voit; il m'entend; il peut m'aider. »

Bon, voilà tout ce que je voulais dire.

A.O.B. – Pourtant, la plupart du temps, vous semblez vous acharner contre les anciens et les chefs, par exemple l'oncle de Banda dans Ville Cruelle et Mendouga Essomba dans Le Roi miraculé. Pourquoi ?

M.B. – Pourquoi ? Eh bien, c'est parce que c'est une réalité de la sociologie africaine de mon pays. Dans le sud du Cameroun, les anciens et les chefs ont été sans le vouloir les deux appuis du système colonial. Je crois que dans la société traditionnelle des Bantou, car nous sommes des Bantou, l'homme âgé, l'homme d'un certain âge, par le biais des conseils des anciens détenait le pouvoir. La vraie société bantou était démocratique en ce sens qu'il n'y avait pas de chef. C'était une démocratie, comme toutes les démocraties, qui était quand même entre les mains d'une classe sociale. C'était les vieillards, les patriarches, qui se réunissaient dans leur conseil, dans leur case [PAGE 108] à palabres, et qui prenaient les décisions. Et les deux classes réduites à obéir étaient les jeunes et les femmes.

Donc, on peut dire que les vieillards ont toujours eu la haute main sur les jeunes, jusqu'à la colonisation, parce que leur pouvoir a été annulé par la colonisation, étant donné que dans la situation coloniale c'était le Blanc qui prenait toutes les décisions. Malgré tout, les vieillards ont voulu garder leur autorité sur les jeunes. Ils les exploitaient comme ils exploitaient les femmes. Ça a très bien marché avec les femmes parce que les anciens et les jeunes se rejoignaient pour exploiter les femmes. En revanche, pour les jeunes, ça a été beaucoup plus difficile, car les jeunes allaient aux écoles, ils allaient travailler en ville, ils avaient de l'argent, ils avaient le vrai pouvoir économique. Il y avait donc une révolte chez les jeunes qu'on observe très bien à l'époque coloniale, dans la société, parce que le jeune devient, qu'on le veuille ou non, le personnage central du système colonial. Mais, dans la société villageoise, les vieillards veulent continuer à maintenir leur autorité sur les jeunes, si bien qu'il y a un conflit de générations.

A.O.B. – Vous êtes toujours pour l'opprimé, comme Albert Memmi, par exemple ?

M.B. – Non seulement je suis pour l'opprimé, mais j'étais un opprimé parce que j'étais jeune. J'étais mal vu dans ma communauté d'origine, d'abord parce que j'étais dans une pension à l'école. Je revenais rarement dans mon village et je voyais les jeunes de vingt à vingt-cinq ans qui revenaient aussi des villes avec leur argent que les vieillards partageaient avec eux. Souvent, les jeunes disaient « Non ». Puisque c'était eux qui étaient allés travailler, pourquoi partager leur gain ? Mais c'est la coutume africaine, coutume bantou qui s'est même renforcée en Afrique du Sud dans les réserves noires qui s'appellent les « bantoustans ». Les gens qui vont travailler en ville – Dieu sait dans quelles conditions ils y travaillent dans les mines, etc. – quand ils reviennent dans les villages, les anciens leur disent qu'il faut partager, au nom du système communautaire, comme faisaient les ancêtres. Mais les travailleurs leur répliquent que ce n'est plus la même époque que celle des ancêtres.

Vous voyez, il y avait un point précis où les vieux voulaient jouer un rôle qui ne correspondait plus à leur situation actuelle. Ça a été le grand problème. J'étais tout jeune [PAGE 109] en ce temps-là, mais j'avais des cousins de vingt à vingt-cinq ans, qui allaient travailler en ville, et lorsqu'ils revenaient, il fallait partager. Cela suscitait des conflits énormes. C'est cet anachronisme que je dénonce dans mes romans.

A.O.B. – Oui. D'autre part, ne pensez-vous pas que les anciens et les chefs soient en Afrique les gardiens vivants de la tradition et de la sagesse ancestrales, comme les voient la plupart des Africains non-occidentalisés ?

M.B. – Non, je ne le crois pas. C'est à tort. Il est certain que les anciens connaissent quelques traditions venues de l'époque pré-coloniale. Ils connaissent quelques traditions mais ils ne les connaissent pas toutes. Ils connaissent quelques bribes d'un système qui n'est plus viable, compte tenu des conditions actuelles. Les Blancs ont apporté chez nous par exemple le système monétaire. Est-ce que la tradition telle quelle peut être maintenue alors que la communauté est rongée par le système monétaire, par exemple ? C'est ça la question qui se posait.

Par exemple, je suis une veuve. Je dois assurer la scolarité de mes enfants. (Quand j'étais jeune, j'ai vu plusieurs cas comme ça.) Donc, je vais dans les champs. Je travaille. Comme dans le cas de ma mère, j'élève des cochons; je les vends. Mais dans la société bantou typique, la femme qui va au marché vendre ses cochons, à son retour, ne doit pas garder son argent. Si elle est veuve, elle doit remettre l'argent au frère de son mari défunt. Elle doit même épouser le frère de son mari.

A.O.B. – C'est vrai. C'est exactement la même tradition chez nous, les Urhobo du Nigéria.

M.B. – Alors, le frère du mari qui, très probablement, a d'autres enfants, est maintenant en possession de l'argent. Qui garantit que le frère va en effet s'occuper des enfants de la veuve ? Rien dans le système communautaire bantou ne garantit cela. Donc, nous nous trouvons là dans le cas d'une injustice probable. C'est-à-dire que l'oncle pourrait aussi bien utiliser l'argent qui lui a été apporté par la veuve pour scolariser ses propres enfants, pour les privilégier au moins. C'est pour cela que je dis que maintenir telle quelle une tradition sclérosée sous prétexte qu'elle vient de nos ancêtres quoi qu'elle ne soit plus aussi pure que du temps de nos ancêtres, c'est une attitude erronée. Je crois qu'il faut adapter [PAGE 110] une tradition à l'évolution de l'heure, à la situation actuelle, à la réalité actuelle, qui est très différente de celle que nos ancêtres ont connue. C'est pour cela que je me méfie de toute philosophie qui vise à garder la tradition africaine à l'état pur; ce n'est pas possible.

C'est pour cela également que je considère les anciens et les chefs comme les tenants de la droite, de l'immobilisme de la même espèce que la droite. Je n'ai rien à faire avec eux. Ce n'est pas parce qu'ils sont noirs comme moi que je dois les approuver. Moi, je suis un homme de gauche. Je suis partisan de l'évolution des choses. Il faut qu'une société, qu'une culture reste ouverte pour pouvoir s'adapter à toutes les évolutions, à tous les changements.

Or, on m'accuse souvent que dans mes romans je condamne des gens immobiles qui sont partisans du maintien de la tradition. Ce n'est pas parce qu'ils sont vieux ou qu'ils sont des chefs que je les attaque. C'est parce qu'ils sont partisans de l'immobilisme, donc ils sont à droite et par conséquent je n'ai rien de commun avec eux.

A.O.B. – Vous êtes donc pour le progrès, mais quelle sorte de progrès ?

M.B. – Le progrès est toujours une bonne chose, dans la mesure où ce n'est pas un progrès apporté de l'extérieur, dans la mesure où c'est un progrès qui est discuté d'abord et accepté par la communauté elle-même, en fonction de ses besoins actuels, en fonction des exigences d'adaptation au monde extérieur.

Par exemple, étant jeune, j'ai vu un certain christianisme sous la forme de l'Eglise catholique qui, à un certain moment, encourageait les veuves à s'émanciper. Mais ça n'a pas duré longtemps, car d'autres exigences se sont imposées tout de suite. On disait alors à droite qu'il ne fallait pas encourager les Africains à bouleverser les institutions, parce qu'un tel bouleversement aboutirait à la remise en question même du système colonial. Mais pendant quelques années, il faut le dire, l'Eglise catholique a été un soutien pour les femmes qui voulaient s'émanciper de la tutelle de l'oncle, de la tutelle du frère. Dans cette mesure-là, c'était un vrai progrès, parce que ça correspondait aux désirs des femmes chez nous. Je suis toujours partisan du progrès, pas forcément [PAGE 111] du progrès technique. Le progrès technique ne veut rien dire. Ce qui compte le plus, c'est le progrès des psychologies, le progrès du groupe, la faculté qu'a le groupe de s'adapter à une situation nouvelle. C'est ça le progrès pour moi.

A.O.B. – Vous ne préconisez donc pas forcément un progrès vers la gauche en Afrique ? Vous êtes simplement pour l'émancipation totale de l'Afrique dans tous les domaines, pas forcément dans le domaine de l'idéologie ?

M.B. – L'émancipation de l'Afrique se fera nécessairement dans le sens du changement général du monde. Les forces qui nous oppriment étant des forces conservatrices dans le monde, en Occident surtout, les forces qui peuvent nous aider à nous émanciper ou du moins les forces avec lesquelles nous pouvons nous mettre d'accord ne peuvent être que les forces de gauche. Naturellement, dans un sens purement africain – je crois que c'est juste, en ce qui me concerne, en tout cas – est progressiste tout ce qui permet aux Noirs d'être maîtres de leurs affaires.

C'est vrai que dans un premier moment on peut dire, que le Noir soit catholique ou non, qu'il soit marxiste ou n'importe quoi, qu'il lui manque dans son pays ce qui permet à la population d'être maîtresse de son destin, de prendre les vraies décisions. Je suis d'accord; c'est même ma position. Mais si on regarde de près, on peut se demander : quelles sont les forces qui œuvrent dans les pays africains en faveur de la prise en main par les Africains de leur destin ? On s'aperçoit que ce sont toujours des forces progressistes.

Il est inconcevable que les chefs coutumiers liés en Afrique du Sud avec M. Vorster ou même les chefs politiques dans un pays tel que le Zaïre qui sont aidés par les alliés occidentaux de droite, il est inconcevable que ces forces-là favorisent une émancipation des Africains. Nous avons le cas du Zaïre; Mobutu Sese Seko, qui est l'homme de la C.I.A. américaine, loin de favoriser les forces d'émancipation, s'oppose à cette émancipation. Donc, si vous réfléchissez, il est évident au bout d'un moment que seuls les Africains de gauche peuvent vraiment œuvrer pour l'émancipation de la population.

A mon avis, la question ne se pose même pas. L'expérience prouve que les leaders, les militants, les écrivains africains qui souhaitent que le pouvoir soit amené jusqu'à la population [PAGE 112] sont forcément des gens de gauche; cela va de soi. Ils s'aperçoivent que leurs vrais amis dans le monde, en Occident et ailleurs, sont forcément des gens de gauche, des partis de gauche, des partis marxistes. Donc, de ce point de vue-là, je crois qu'il n'y a pas de doute.

A.O.B. – Mais cette optique ne se révèle pas clairement dans votre roman-feuilleton dont nous allons parler davantage plus tard. Par exemple, le héros, qui s'appelle Mor-Zamba, et ses deux compagnons, ne sont pas nécessairement gauchistes. Ils ne prennent aucune position vis-à-vis de l'idéologie de gauche ou de droite. Est-ce que vous les dépeignez comme cela pour préconiser une espèce de progrès ouvert ?

M.B. – Evidemment, ce ne sont pas des intellectuels. Leur fidélité à l'idéologie de gauche n'est pas une fidélité théorique. Ce n'est pas une fidélité de discours; ils ne peuvent le dire dans l'abstrait. Mais ils peuvent l'exprimer en termes affectifs, en termes symboliques. Et chaque fois que c'est possible, ils se rattachent à Ouragan-Viet qui, lui-même, est un fidèle disciple de Ruben. Par cette filiation, on voit très bien que leur idéologie, sans être consciente d'être marxiste, est quand même favorable au changement. A chaque instant, ils se distinguent bien des anciens. A un moment donné, lorsqu'ils arrivent dans la ville de leurs adversaires, ils voient bien que leur ennemi est aussi bien le missionnaire que les vieillards, parce que ces gens-là sont les tenants du conservatisme et de l'immobilisme, alors que, eux, les gens qui viennent de la ville progressiste, sont partisans du changement. Ils veulent bouleverser, ils veulent changer les choses. Voilà de ce point de vue-là, on peut dire qu'ils sont partisans du progrès.

Naturellement, ce n'est pas une idéologie marxiste en ce sens qu'ils sont trop frustes. J'ai voulu qu'ils ne soient pas marxistes, J'ai voulu qu'ils gardent leur liberté intellectuelle, psychologique, telle que leur aventure dans cette communauté soit passionnante. Dans la mesure même où ils sont plus ou moins anarchisants, on s'aperçoit qu'ils illustrent bien les thèses marxistes finalement. Inconscients de ce qu'ils font, ils vont faire des choses vraiment progressistes. C'est pour cela que je n'ai pas voulu en faire ouvertement des tenants marxistes. Pourtant, j'ai voulu montrer que seul un certain type d'homme peut vraiment changer les choses, faire la révolution chez nous. Ce sont des gens [PAGE 113] qui ont été plus ou moins marqués par l'idéologie de gauche, par le socialisme.

A.O.B. – Etes-vous d'accord que vos personnages principaux sont en majorité pluridimensionnels dans la mesure où ils changent psychologiquement au cours de l'histoire ?

M.B. – Certainement, ce sont des personnages pluri-dimensionnels, parce qu'ils sont jeunes et donc subissent le plus souvent une crise. Le roman est normalement l'histoire de cette crise au terme de laquelle, comme tous ceux qui viendraient de traverser une crise, ils seront autres qu'ils ne l'étaient au début; ils auront une autre dimension.

En plus, ce sont des jeunes qui appartiennent presque toujours à ma génération et donc qui ont été interpellés entre deux tendances, entre deux tentations : tentation de la communauté, c'est-à-dire celle de la culture traditionnelle, et puis tentation de la culture du Blanc, celle apportée par le système colonial qui, bien entendu, est un système blanc, lequel système leur offre une culture même si elle est appauvrie. Par exemple, nous parlions des valeurs individualistes; cela a été une révélation pour la population de chez moi : je travaille, je gagne des sous, je garde les sous, ce qui était une chose inconnue chez les Bantou.

Par conséquent, il y a cet écartèlement, cette déchirure entre deux appels différents, écartèlement qui doit se résoudre non pas en acceptant l'un ou l'autre mais en dépassant cette contradiction dialectiquement et en faisant une synthèse des deux cultures. Donc, effectivement, ces personnages sont pluridimensionnels; c'est tout à fait vrai.

Ce n'est pas ce que je reprochais aux personnages de Camara Laye. C'étaient des gens qui étaient très bien dans leur situation africaine, des gens circoncis, etc., mais qui, six mois après la circoncision, allaient en ville et même en France, et tout cela dans une harmonie psychologique !

A.O.B. – Parlons maintenant du langage de vos personnages. Pourquoi y a-t-il dans vos romans très peu de discours formels (sauf le prêche des prêtres), très peu de palabres familiales, de contes folkloriques, d'anecdotes et de proverbes africains ?

M.B. – Oui, il y en a très peu, c'est vrai, bien que je sois de culture en grande partie africaine, puisque j'y ai quand même vécu vingt ans. Quand j'étais à l'école des Blancs, je revenais en vacances chez moi. Je connais bien la langue de chez moi. [PAGE 114] Et je connais très bien cette culture. Mais je ne les ai pas introduites dans mes romans, Là encore, c'est une question extrêmement consciente et qui est liée à ma répugnance naturelle pour tout ce qui est folklorique, du moins tout ce qui peut autoriser les Blancs à utiliser notre folklore dans le sens consistant à montrer que nous sommes heureux, nous ne demandons pas de changement, nous sommes très bien comme ça.

C'est-à-dire que j'ai voulu ne pas faire comme Camara Laye et tant d'autres romanciers noirs ou auteurs de récits noirs chez qui on ne voit que du folklore : description de mœurs, répétitions de proverbes ou de choses comme ça qui toutes se conjuguent pour donner de nous une image de grands enfants. Voilà pourquoi j'ai créé des personnages dans un milieu culturel assez dépouillé et dans un climat assez pauvre. Ce qui fait que je reconnais maintenant que ce n'était pas la meilleure position. Par conséquent, dans mon prochain roman qui paraît actuellement comme feuilleton dans ma revue, j'essaie de remédier un peu à cette façon de voir, réintroduire des éléments de la culture africaine, mais utilisée dans le but non de faire complaisant mais de faire prendre aux Africains conscience de leur oppression. J'ai été amené à cette nouvelle conception par la lecture du roman de Chinua Achebe qui s'appelle Le Monde s'effondre.

A.O.B. – En anglais cela s'appelle Things Fall Apart.

M.B. – C'est ça. Et j'ai été frappé par la manière très habile, très maîtrisée, dont il décrit la culture africaine sans que cela sombre dans le folklore, puisque en fin de compte il montre comment la venue brutale des Blancs en Afrique détruit cette culture, qui loin d'être purement folklorique fait voir au contraire l'Africain conscient de sa force, conscient de son bon droit chez lui. Voilà pourquoi je pense que Chinua Achebe a fait un très bon travail dans ce sens-là.

A.O.B. – Donc, vous êtes d'accord que les éléments culturels que je viens de mentionner font la richesse et l'authenticité du langage des personnages de Chinua Achebe ?

M.B. – Certainement. Utilisés comme les utilise Chinua Achebe, ils sont mis au service de l'émancipation de l'Afrique. Mais, malheureusement, tous ceux qui exploitent cette veine n'ont pas la maîtrise de Chinua Achebe. Notamment, je pense à Camara Laye chez qui ces éléments ne sont que du folklore. [PAGE 115]

A.O.B. – Les monologues intérieurs assez fréquents chez vos jeunes héros, visent à produire quel effet ?

M.B. – Les monologues intérieurs sont un procédé dont j'ai eu la découverte en lisant des auteurs américains, notamment William Faulkner. Ils sont pour moi un moyen de mettre en lumière les conflits, les drames que vivent les jeunes. Il me semble que dans Ville Cruelle c'était la façon la plus facile peut-être, mais disons aussi la plus percutante, de montrer le drame de ce personnage tiré à la fois par la tradition et par la ville. Il y a d'abord eu chez moi simple reproduction d'un procédé romanesque.

Puis, il se trouve plus tard que Le Pauvre Christ de Bomba met en scène un très jeune garçon un peu aliéné, dérouté, ne sachant pas ce que signifient les choses qu'il regarde, ne sachant pas dans quel système de valeurs les intégrer, et qui s'interroge constamment. Le roman est donc bâti sur cette interrogation intérieure, qui devient peu à peu la mise en valeur des drames des jeunes africains.

A.O.B. – Maintenant, nous allons passer à l'analyse stylistique plus détaillée de vos ouvrages. Bien que vous condamniez Camara Laye pour ses descriptions minutieuses des cérémonies d'initiation, de circoncision, etc., quelques-unes de vos plus belles pages sont consacrées justement aux danses et à d'autres cérémonies traditionnelles en Afrique. Comment réconciliez-vous ce fait avec votre attitude envers Camara Laye ?

M.B. – C'est facile, en ce sens que ce que je reproche justement à Camara Laye est le fait qu'on ne trouve dans ses romans que ces descriptions des mœurs. Dans L'Enfant noir, toute la partie consacrée à la description de la circoncision est très longue. C'est très beau, c'est très émouvant, si l'on veut; mais c'est extrêmement long. Tout se passe comme si c'était une tradition qui ne soit pas située à une époque. C'est intemporel. Cela pourrait se situer trois siècles plus tôt, quatre siècles plus tôt; ce serait la même chose.

En revanche, dans mes romans, notamment dans Le Pauvre Christ de Bomba, j'ai essayé de montrer que la danse, le bonheur de danser, l'art de danser en commun, de vivre la tradition ancestrale, est constamment menacé, est constamment sous la menace d'une autre réalité qui est là, présente, qui est voisine. Par exemple, il est fréquent – c'est là, je l'ai voulu comme ça, dans mes romans – que les Noirs [PAGE 116] qui dansent sont surpris par le missionnaire, et que le missionnaire casse leurs instruments de musique en leur disant : « Il ne faut pas danser. C'est interdit; ce n'est pas bien; ce n'est pas beau. »

Donc, la description des mœurs chez moi est toujours subordonnée à quelque chose de plus politique, de plus engagé. Ce n'est pas un sujet esthétique en soi. C'est un thème dont la valeur est déterminée par autre chose. Ce que je reproche à Camara Laye, c'est de borner l'Afrique à cela.

A.O.B. – Peut-on dire que souvent vous alternez vos passages de narration, de description et de commentaire philosophique par souci de variété ?

M.B. – Oui, c'est évident. C'est d'ailleurs un problème qui se pose à tous les romanciers, notamment en ce qui concerne des romanciers qui, comme moi, ont été marqués – et cela, je dois le dire, car ce n'est pas africain de nier une telle évidence – par les contes et les légendes qui étaient racontés aux enfants le soir pendant les veillées. Moi, je me souviens très bien de ces contes. Ma création littéraire a commencé par la traduction en français des contes bantou, des contes que j'avais entendus quand j'étais petit.

Ce qui me frappait justement dans ces contes, c'était le souci de variété. C'était l'instrument avec lequel on essayait de tenir toujours en haleine l'auditeur qui ne devait pas se fatiguer, s'endormir. Il y avait la variété des péripéties, la variété des personnages, la variété de ton; ce qui fait que celui qui était tenté de s'endormir trouvait quelque chose pour le réveiller, pour le persuader de ne pas s'endormir.

Même dans la tradition française du roman qui n'est pas la même que celle de l'Afrique, le premier souci est d'intéresser le lecteur. Comment, sinon par le renouvellement des péripéties, le changement de ton ? Même comme professeur, je suis très sensible à cela. Dès que je m'aperçois qu'un de mes élèves commence à s'ennuyer – et là, comme je suis un anxieux, je m'en rends compte peut-être plus facilement que les autres – je vois bien que ça ne les intéresse plus et je change soit de sujet, soit de la manière de traiter le sujet. Je crois que cela se voit aussi dans mes romans – ce souci de variété. Beaucoup de lecteurs me disent que ce qui les intéresse le plus dans Ville Cruelle, c'est le suspense. Je suis toujours préoccupé par la nécessité d'intéresser le lecteur. [PAGE 117]

A.O.B. – Quel effet entendez-vous produire par votre satire et votre ironie mordantes dans la plupart de vos ouvrages ?

M.B. – En ce qui concerne l'ironie mordante, comme je vous l'expliquais ce matin, à propos de Candide et des Lettres Persanes, puisque je suis de culture française, j'ai été forcément marqué par des ouvrages comme ceux-là. En dehors des influences subies, il y avait aussi le fait que le refuge naturel des colonisés était la satire et l'ironie. Je veux dire que c'était deux attitudes très répandues; je ne sais pas comment il en va en ce moment. L'ironie et la satire étaient donc deux attitudes très répandues parmi les Noirs colonisés : on se moquait volontiers du Blanc, d'abord parce qu'il ne comprenait pas la langue indigène et puis parce qu'on pouvait le parodier sans qu'il s'en rende compte. Donc, il y a cela dans mes romans.

Puis, sur un plan plutôt personnel, il y a chez moi une volonté de démystification. Il faut dire que la meilleure démystification se fait par l'humour, par l'ironie et la satire. Comme le montre Voltaire que je considère comme le grand maître de l'ironie, je pense que le lecteur est très sensible à l'ironie et surtout celui qui en est victime montre très vite que l'ironie lui fait mal. Parce que cette veine m'est venue spontanément, j'ai été très étonné de voir que les autorités qui se sentaient visées dans mes livres ont réagi vigoureusement pour montrer qu'elles étaient aussi très sensibles à l'ironie.

Alors, l'ironie est toujours chez moi un moyen de démystifier, de montrer les choses sous leur vrai jour; car qui dit colonisation, dit mystification. Pour que la colonisation dure, il faut qu'elle ait des alibis, des prétextes, des justifications fausses. Il faut dire que chez nous les Français ont réussi à faire accepter leur discours, leurs justifications de la colonisation, si bien que nous étions aliénés. Donc, l'ironie guérit un petit peu cette aliénation en montrant les véritables buts de la colonisation, en rayant les buts supposés, en rayant les masques du colonisateur.

A.O.B. – Donc, votre style combatif vise-t-il à démontrer que vous préférez des romans à thèse, des romans réalistes qui condamnent implicitement ou même ouvertement les dégâts du colonialisme et du néo-colonialisme ?

M.B. – Oui, j'aime bien le roman franc et massif à propos duquel l'exégèse n'a pas à s'exercer. Par exemple, je trouve que [PAGE 118] dans ce genre-là, les grands romanciers français, tels que Balzac et Flaubert, sont tout à fait clairs, d'une lecture absolument claire.

Pour moi, je préfère ce style combatif parce que cela convient à mon tempérament et parce que, quand on est opprimé, on ne s'exprime jamais trop clairement. Il y a une dame qui est professeur titulaire en France et qui prétendait que mes romans n'étaient pas politiques. Pour expliquer mes romans, elle disait que c'étaient des réminiscences d'Homère ! Compte tenu que le colonisé peut être mystifié, dépossédé de la portée de ses romans par les commentateurs, il faut dire les choses massivement avec clarté pour que le lecteur ne soit pas abusé, qu'il sache exactement ce que veut dire l'auteur.

De ce point de vue-là, je crois que mes romans sont engagés, malgré ce que peuvent en dire des personnes comme Robert Cornevin et ses alliés africains, tel Melone, qui veulent répandre l'idée que mes romans ne sont pas engagés.

A.O.B. – Vous semblez anticiper un peu sur une de mes dernières questions qui doit porter justement sur Thomas Melone et son livre intitulé Mongo Beti : l'homme et le destin.

M.B. – Peut-être qu'à un moment donné, mes romans ont dû paraître trop explicites. J'ai vu des étudiants qui me disent : « Ah ! Vous ne pouvez pas écrire des romans moins brutaux, pour que les choses se montrent par elles-mêmes ? » Et je leur réponds : « Ce n'est pas facile parce qu'aussi explicites que soient mes romans, il y a toujours des gens qui font un contre-sens sur mes romans. Par conséquent, j'ai intérêt à dire les choses aussi grossièrement que possible pour qu'il n'y ait plus la possibilité d'y faire un contresens. »

Voilà donc l'explication. Dans le genre de romans que j'écris, il faut toujours être le plus engagé possible pour qu'il n'y ait aucun lieu de mettre en doute cet engagement.

A.O.B. – Je voudrais me référer à l'opinion de Robert Pageard dans sa Littérature Négro-africaine où il écrit inter alia :

    « Mongo Beti semble avoir un certain penchant pour le roman continu et ramifié... Nul n'est mieux qualifié que lui pour donner aux lettres africaines une sorte de Chroniques des Pasquier, œuvre dont l'esprit se trouve assez proche de celui qui anime les livres récents de Mongo Beti. [PAGE 119] Nous tenons Mongo Beti pour le meilleur prosateur actuel de l'Afrique noire d'expression française. » (p. 96).

Permettez-moi de vous dire que je partage pleinement cette opinion. Pourrait-on savoir si votre roman-feuilleton qui paraît dans les numéros de votre revue révolutionnaire Peuples Noirs - Peuples Africains, veut justement réaliser ce rêve préconisé par Robert Pageard ?

M.B. – Oui. Enfin, je ne connaissais par Monsieur Pageard, et je suis très flatté par cette critique. Je dois dire qu'il y a bien longtemps que je n'ai pas lu sous la plume d'un Français blanc une appréciation aussi flatteuse de mon œuvre, si bien que je vais sans doute me mettre en rapport avec M. Pageard pour savoir qui il est.

Oui, j'aime beaucoup Balzac et après Balzac j'admire beaucoup Zola, et après Zola j'admire beaucoup Martin du Gard. Je crois que le roman-cyclique a une grande influence sur le publie populaire. Sa fonction fondamentale est de donner à ce public une identité. C'est vrai que je voudrais faire quelque chose du même genre qui doit contribuer beaucoup à préciser aux yeux des Africains leur identité. Je dois dire aussi que je ne bénéficie pas de toutes les données qui ont permis à un Balzac ou à un Zola de faire un roman cyclique. Ce n'est pas si facile que cela, un roman cyclique.

C'est très difficile parce qu'un auteur qui veut faire un roman cyclique a déjà une idée très précise de l'identité de son peuple, étant donné que d'autres écrivains l'ont précédé qui lui ont fourni sur la question des éléments décisifs. Ce n'est pas mon cas. En plus, je ne vis pas en Afrique. Donc, je crois que je dois être très modeste dans cette perspective.

M. Pageard a raison de montrer un peu ce que j'aurais eu envie de faire; mais quant à savoir si je peux le faire, je suis plus sceptique parce que je ne dispose pas des éléments qui me seront indispensables pour faire un tel travail.

A.O.B. – Mais vous avez le talent, le talent qu'il faut pour parachever un tel ouvrage.

M.B. – Tout le travail de sociologie et d'analyse historique dont bénéficiaient un Balzac et un Zola n'est pas là pour moi. [PAGE 120 ]

MADAME BIYIDI (EPOUSE DE BETI) – Tu as assez d'imagination pour faire ce travail.

A.O.B. – C'est ça. C'est l'imagination qui compte le plus.

M.B. – Oui, mais, par exemple, il y a chez Balzac une volonté d'accumuler des documents qui était quelque chose de fantastique, et son imagination ne pouvait se déployer qu'à partir de documents très précis.

A.O.B. – Vous êtes quand même d'accord que votre nouveau roman-feuilleton est une suite de Remember Ruben ?

M.B. – Oui, non seulement c'est une suite de Remember Ruben mais aussi c'est une concrétisation de l'ambition de faire un roman cyclique, tout à fait comme Zola l'a fait. Mais, quant au résultat, je suis un petit peu sceptique.

A.O.B. – Dans une riposte intitulée « Contre Robert Cornevin » (voir les pages 77-96 de votre revue Peuples Noirs - Peuples Africains, No. 4, juillet-août 1978) vous vous attaquez au livre de Thomas Melone Mongo Beti : l'homme et le destin. Mais vous ne spécifiez guère les points faibles de cet ouvrage critique. Quels sont précisément les reproches que vous voulez lui faire ?

M.B. – Les points faibles de l'ouvrage de Monsieur Melone concernent surtout les problèmes méthodologiques.

Primo, je dois dire que M. Melone n'est jamais venu me voir. Quand on fait une thèse sur un auteur vivant, le moins qu'on puisse lui concéder, c'est d'aller le voir, même si l'on est résolu à ne pas tenir compte de ses points de vue. M. Melone ne m'a jamais vu. J'étais en France. Il savait très bien où me trouver. On se connaît très facilement au Cameroun.

Secundo, il est impossible pour un critique qui est rallié à un système politique de traiter objectivement l'œuvre d'un écrivain qui est complètement opposé à ce système. Moi, je suis un opposant à M. Ahidjo. Lui, après avoir été aussi un opposant, s'était rallié à Ahidjo. Vous voyez : lui, un ami d'Ahidjo, juge un ennemi d'Ahidjo. Il y a là quelque chose qui ne me paraît pas très honnête. Toute la portée du bouquin de Melone consiste à dire que j'ai eu tort de m'opposer à Ahidjo qui est un grand démocrate, qui est un grand humaniste, qui a fait beaucoup de bien au Cameroun. Voilà le système de sa critique. Il y a donc entre lui et moi une opposition politique [PAGE 121] qui l'empêche de parler agréablement de moi. Il y a donc chez Melone un certain manque de loyauté d'une part, et de l'autre une contradiction radicale qui fait qu'il ne peut pas être objectif sur mon compte.

Enfin, il y a chez lui un certain nombre de contre-vérités au sujet desquelles il aurait pu venir me voir. Il dit par exemple que mon père, après avoir trop bu, est tombé dans la rivière et s'est ainsi tué. Un autre exemple : il écrit que je suis un grand chrétien ! C'est ridicule. Le fait que j'aie été baptisé quand j'étais enfant, sans que j'aie eu à choisir puisque je n'étais qu'un petit bébé qui n'avait pas conscience du baptême, ne signifie pas que je suis un bon chrétien. Le fait que j'étais dans les boîtes missionnaires ne montre rien. Il fabrique tout cela, il manipule tout cela, il trafique tout cela. Tout se passe comme si M. Melone avait reçu de la part de quelqu'un, d'un pouvoir quelconque, mission de donner de moi une image précise. Voilà mes objections à son livre sur moi. Il a accompli la mission politique qu'on lui avait confiée, il a fait une œuvre politique et pas un travail littéraire.

A.O.B. – Comment aimeriez-vous que la postérité juge vos ouvrages ?

M.B. – (Souriant.) J'aimerais que la postérité me trouve supérieur, génial, etc.

(Plus sérieux.) Moi, je travaille en sorte que les gens qui viendront plus tard trouvent en moi ce que j'ai trouvé en mon père. Par exemple, mes enfants – il est triste qu'ils n'aient pas été élevés comme des Africains mais comme des Français, mais mon grand souhait est qu'ils recouvrent leur africanité – devraient avoir à mon égard l'attitude de dette surtout que j'ai à l'égard de mon père. Je crois que ce que mon père a été pour moi est le summum de ce qu'une génération peut être pour la suivante, sinon le génie, au moins la rectitude morale et le courage.

FIN

Anthony Omoghene BIAKOLO