© Peuples Noirs Peuples Africains no. 10 (1979) 6-42



ETUDIANTS NOIRS, DIPLOMES BLANCS, POUVOIR TOUJOURS PALE...

Traoré BINY, Mongo BETI, Odile TOBNER

Nous regrettons très vivement que les conditions chaotiques dans lesquelles nous publions cette revue, marquée par les à-coups du rythme scolaire, l'excès des besognes matérielles, l'éloignement de nos amis, entre autres, ne nous aient pas permis d'offrir à nos lecteurs une vue globale des divers épisodes d'une affaire dont les implications nous paraissent cruciales. Par exemple, nous n'avons pu, malgré notre promesse, faire connaître à M. Hausser la réponse de Traoré Biny à sa lettre assez à temps pour qu'il puisse la commenter dans ce numéro même. Bien entendu, compte tenu de l'ampleur de l'intervention de Traoré Biny et de la nature des arguments qui y sont développés, M. Hausser pourra répondre aussitôt qu'il voudra et donner à sa lettre la longueur qu'il jugera convenable. Nous osons espérer qu'il ne s'y refusera pas, eu égard à l'assainissement qu'un tel débat peut apporter dans une atmosphère empuantie par les miasmes d'un cul-de-sac appelé coopération franco-africaine. La revue n'a d'ailleurs eu jusqu'ici que des relations de courtoisie et même, en quelque mesure, d'urbanité avec M. Hausser; il n'y aurait aucune raison, à notre sens, d'y déroger tout à coup.

Toute l'affaire a donc commencé dans le no 4 (juillet-août,1978). [PAGE 7] Mongo Beti y dénonçait la véritable petite guerre que mène avec obstination un groupe d'universitaires français conduits par Robert Cornevin contre le courant politico-littéraire progressiste d'Afrique francophone, au bénéfice du senghorisme. Un exemple particulièrement lumineux de ces agissements souterrains lui semblait être l'hostilité étrange dont avait été victime à Bordeaux Traoré Biny, étudiant en doctorat de troisième cycle. Sans le nommer, Mongo Beti citait ces lignes d'une lettre que lui avait envoyée Traoré Biny le lendemain de sa soutenance : « Bref, vers la fin, j'ai eu l'impression qu'il me prenait pour un rival. Ce que je n'ai pas accepté avec lui, c'est l'humiliation. Il a la volonté de puissance. En allant vers lui, j'ai prouvé qu'il était le maître. Mais il voulait que je rampe pour en être sûr. J'ai refusé. Il m'a fait plusieurs fois des chantages; j'y suis resté insensible. Le jour de ma soutenance, il est allé jusqu'à dire, pour se venger, que mon travail n'était pas viable... »

Se sentant à juste titre (car il avait été nommément désigné dans un précédent paragraphe de la même lettre) mis en cause, M. Hausser répliqua par cette lettre, déjà publiée dans le numéro précédent de Peuples Noirs-Peuples africains, mais que nous n'hésitons pas à reproduire, afin de faciliter au lecteur l'approche de cette querelle.

Lettre de M. Hausser.

UNIVERSITE DE BORDEAUX III

CENTRE D'ETUDES LITTERAIRES MAGHREBINES
AFRICAINES ET ANTILLAISES (C.E.L.M.A.)

Bordeaux, le 15 février 1979.

Cher Mongo Beti,

Je prends connaissance avec beaucoup de retard du no 4 de Peuples noirs – Peuples africains où (p. 89-90) vous me prenez nommément à partie avec une véhémence injurieuse.

J'ai trop de considération pour votre œuvre et de respect pour votre combat pour ouvrir une polémique avec vous. Simplement, je suis affligé qu'un universitaire, un esprit comme le vôtre, prenne pour argent comptant, sans enquête, sans vérification, uniquement parce qu'elles émanent d'un Africain, [PAGE 8] les calomnies dérisoires d'un étudiant qui, c'est banal, rejette sur ses professeurs la responsabilité d'un demi-échec. Une thèse médiocre demeure une thèse médiocre, qu'elle soit écrite par un Blanc ou par un Noir. Se montrer laxiste, dans ce dernier cas, relève de la démagogie ou du paternalisme. Au reste, demandez communication de cet ouvrage, pour juger sur pièces.

Adotevi disait de l'Africain, vous le savez : « s'il voit nègre quand il faut voir juste, il se perd, il perd le nègre en perdant la vue. » Il y a là un piège, indubitablement. Il est pénible de voir un Mongo Beti, avec tout ce qu'il représente, y donner tête baissée. Essayez de ne pas vous tromper de cible, d'éviter l'amalgame et les procès d'intention : cela risque de se retourner contre votre cause.

Cela dit, pour vous permettre, si vous le souhaitez, de vous faire une opinion motivée, je vous invite, d'ici le mois de mai, ou l'an prochain, selon votre disponibilité, à venir faire à nos étudiants une conférence sur un sujet de votre choix.

Je vous serais reconnaissant de respecter mon droit de réponse et de publier cette mise au point.

Bien à vous.

M. HAUSSER

Et voici la réponse de Traoré Biny :

PARLONS FRANCHEMENT

Le 7 avril 1979, je reçois une lettre de mon ami Mongo Beti, en même temps que la photocopie d'une prétendue mise au point que mon ancien professeur de Bordeaux III, M. Hausser, lui adresse, à propos d'une attaque dont il aurait été victime dans Peuples Noirs... De ce qu'il dit je détache ceci :

« J'ai trop de considération pour votre œuvre et de respect pour votre combat pour ouvrir une polémique avec vous. Simplement, je suis affligé qu'un universitaire, un esprit comme le vôtre, prenne pour argent comptant, sans enquête, sans vérification, uniquement parce qu'elles émanent d'un Africain, les calomnies dérisoires d'un étudiant qui, c'est banal, rejette sur ses professeurs, la responsabilité d'un demi-échec. [PAGE 9] Une thèse médiocre demeure une thèse médiocre, qu'elle soit écrite par un Blanc ou par un Noir. Se montrer laxiste, dans ce dernier cas, relève de la démagogie ou du paternalisme. Au reste, demandez communication de cet ouvrage, pour juger sur pièces. »

Qu'est-ce à dire ? Un texte que l'on veut faire publier dans une revue, surtout quand on lui donne un caractère de mise au point, doit avoir une capacité d'information complète. Or, le texte de M. Hausser n'informe pas, tant il est vrai que les questions qu'il suscite, et qui sont sans réponse, sont nombreuses. En effet, le public est curieux de savoir qui est cet étudiant africain, qui fournit à Mongo Beti des informations « calomnieuses » sur ses professeurs ? Qu'est-ce qui a pu le pousser à le faire ? Comment cela a-t-il pu se retrouver dans une revue ? Quel genre de thèse a-t-il préparé ?

Si on ne répond pas à ces questions, le texte de M. Hausser aura une valeur informationnelle quasi nulle par rapport aux visées de la revue où il sollicite une place, car il ne s'adressera, dans ce cas qu'à un petit public d'initiés n'atteignant guère la somme des doigts des deux mains d'un homme physiquement normal. De ce fait une clarification s'impose. De quoi s'agit-il donc en réalité ?

Le 6 juillet 1978, je soutins à Bordeaux III, une thèse de doctorat de 3e cycle sur l'œuvre romanesque de Mongo Beti : sujet de la thèse ? Approches du Monde Romanesque de Mongo Beti. J'ai donc dans ce travail adopté deux méthodes complémentaires :

a) une approche externe, où j'ai tenté d'expliquer l'œuvre par l'auteur et l'auteur lui-même par son hérédité;

b) une approche interne, où sont traités les problèmes de la littérarité de l'œuvre ou narratologie.

Dès le lendemain de ma soutenance, j'écrivis à Beti pour lui faire part de mes impressions. En même temps, je lui envoyais un exemplaire de ma thèse. A l'époque, il y avait, je crois, un conflit entre Beti et R. Cornevin. Beti, ayant lu ma lettre, a pensé, et à juste titre, titre qu'elle pouvait lui servir à corroborer ou renforcer la validité de ses analyses en réponse à R. Cornevin. il me demanda la permission de l'utiliser. Je la lui accordai. Car ma lettre reflétait une réalité sur laquelle je ne songe pas à revenir.

C'est la lecture de l'extrait de ma lettre que publie Beti dans le No. 4 de Peuples Noirs... pp. 89-90 – non l'unique [PAGE 10] ligne de commentaires qu'il en fit – qui a affligé mon ex-docte professeur. Son feedback, je veux dire sa mise au point, vise donc, tout naturellement, deux destinataires. Il y a d'abord Mongo Beti, qui a pris la responsabilité – mais avec mon accord – de publier des extraits de ma lettre dans son journal, et, ensuite, moi-même. C'est là une évidence indéniable. Beti, en me communiquant la mise au point de mon ancien professeur ne s'y est pas trompé. Je suis donc impliqué directement dans cette affaire, même si M. Hausser se garde de me nommer. C'est pourquoi je me fais le devoir de répondre – cela n'exclut pas que Beti lui-même puisse avoir son mot à dire – à la mise au point de M. Hausser,

Je le ferai à visage découvert; le lecteur verra, dans ce qui va suivre, que M. Hausser a escamoté la réalité, que mon jury a bien voulu m'humilier, et qu'il a même cherché à se venger bien après la soutenance de ma thèse, en envoyant une lettre qui me fut défavorable à l'université de mon pays où j'ai voulu enseigner.

1) N'escamotons pas la réalité !

M. Hausser prétend, contre toute bonne foi, que « je rejette sur mes professeurs la responsabilité d'un demi échec ». Point du tout ! Il y a eu trop de choses entre M. Hausser et moi, qu'il serait fastidieux de raconter ici. Mais M. Hausser ne peut pas nier que je lui ai toujours laissé entendre que j'étais le seul responsable de l'état de non travail. Par exemple, je lui formulai un jour cette proposition peu avant ma soutenance. « Si vous jugez que mon travail ne vaut rien, dîtes-le, je suis prêt à le retirer et à rentrer immédiatement chez moi. » Ce n'était pas un bluff. M. Hausser, qui m'accusa ce jour-là de faire des chantages, avait cependant fini par dire, l'air embarrassé, qu'on ne pouvait point laisser tomber un travail de ce genre, et pour lequel j'avais déjà fait force dépenses. Comment, après pareil entretien avec M. Hausser, peut-il oser dire aujourd'hui que « je rejette sur mes professeurs la responsabilité d'un demi-échec » ? Une pareille idée ne m'est jamais venue à l'esprit. Et, dans mes correspondances avec Beti, il n'a jamais été question d'une accusation de ce genre. Il faut donc qu'on soit clair. J'ai dénoncé certaines méthodes de critique de mon jury. Je reviendrai sur ce point. Ce n'est pas [PAGE 11] la même chose que de le rendre responsable d'un demi-échec.

J'ai aussi parlé de M. Hausser. Tout ce que j'ai dit à son sujet dans le No. 4 de Peuples Noirs.... pp. 89-90 reste sur place. Et sa mise au point, loin de m'obliger aux rétractations, me renforce dans mes convictions et mes allégations. J'en profite même pour faire quelques ajouts.

M. Hausser, dans sa mise au point, rejuge mon travail en trahissant le jugement du jury dont il faisait partie en tant qu'examinateur. Il trouve aujourd'hui que ma thèse est « médiocre », qu'elle équivaut à un « demi-échec », alors que le jury, le jour de la soutenance, a estimé qu'elle valait la mention assez bien. Pourquoi M. Hausser n'a-t-il pas évoqué cette mention assez bien dans sa mise au point ? Il répugne à le faire parce que cela me donnerait quelque considération. Pourquoi ramène-t-il aujourd'hui mon travail à zéro, car c'est bien ce que connotent les mots « médiocre, demi-échec » ? Lui qui n'est point laxiste – et il veut qu'on le croie sur parole –, pourquoi n'a-t-il pas purement et simplement rejeté mon travail ? Il y a dans cette nouvelle attitude de M. Hausser à la fois du hautain, du mépris et du sadique.

Dans l'extrait de sa mise au point que je cite, M. Hausser fait preuve d'un état d'esprit qui ne l'honore pas, qui donne envie qu'on lui ôte le bénéfice de l'intelligence. Pourquoi ? M. Hausser est le premier à savoir que je suis en relation avec Beti, que nous correspondons. Il m'a même encouragé à aller le voir à Rouen. Cependant, jugeant mon travail « médiocre », il l'invite à en demander communication pour juger sur pièces (sic). Pourquoi M. Hausser n'a-t-il point songé un seul instant que, compte tenu du fait que entre Beti et moi il y avait une relation, j'avais pu lui communiquer ma thèse qui porte sur son œuvre ? S'il ne l'a point fait, c'est parce qu'il s'est dit que mon jury avait à ce point réduit mon travail à néant, qu'il croyait que cela me donnerait honte de le communiquer au romancier agrégé. Il croyait que j'avais menti à Beti, que je lui avais dit que mon travail était bon, mais que ce sont mes professeurs qui sont méchants. L'image du nègre menteur jaillit ici dans le cerveau de M. Hausser. Comment dans ce cas ne pas avoir la tentation de dire que M. Hausser ne m'a jamais compris, et qu'il s'est toujours fait une opinion erronée de moi ? Décidément, c'était à M. Hausser de procéder [PAGE 12] à des enquêtes avant de parler. Cela lui eût permis d'éviter des aberrations déshonorantes.

La vérité est que j'ai envoyé ma thèse à Beti, comme je le disais, quelques jours seulement après ma soutenance. Il l'a reçue le mois de juillet même. Beti a dû rire, quand M. Hausser, sur le tard – 15 février 1979 – est venu lui conseiller de demander communication de ma thèse pour en juger « sur pièces », c'est-à-dire, constater par lui-même qu'elle est « médiocre ». Je crois que Beti a suffisamment d'instruction pour n'avoir pas besoin d'être guidé dans ses jugements sur un travail qui, par ailleurs, porte sur son œuvre,

Il est aisé de constater que M. Hausser a déployé ses efforts pour me porter préjudice, tant sur le plan intellectuel que moral. Mais il a procédé de façon maladroite, et tout s'est retourné contre lui. Un homme de son rang, qui a l'envie secrète qu'on crie sur les toits qu'il est une sommité des lettres franco-africaines doit éviter des erreurs d'une si révoltante monstruosité.

Le vrai fond du problème, c'est-à-dire ce qui a motivé ce que j'ai dit à Beti, c'est le caractère non sérieux des membres de mon jury. Je mets de côté toutefois celui dont le nom figure sur ma thèse. Je ne condamne pas les critiques violentes de mes professeurs contre mon travail. Je les condamne pour leur attaque contre ma personne, je les condamne pour la réelle hostilité qu'ils ont témoignée à mon égard; des événements ultérieurs me donneront raison sur ce point. Mais, auparavant, disons quelques mots sur leurs mesquineries :

2 - Mon jury a bel et bien voulu m'humilier.

Le 3 juillet 1978, c'est-à-dire exactement trois jours avant ma soutenance, M. Hausser me reçut dans son bureau. Il voulait me communiquer les formalités de la soutenance d'une thèse. Il ne tarda pas à exploser, m'accusant d'avoir remis au jury un travail «infect, bourré de fautes ». Il appuyait sur ces mots d'une façon si forte, semblait être soulevé par une révolte intérieure, au point que j'ai eu l'impression que s'il avait eu un revolver, il me l'aurait déchargé en pleine poitrine. Très humblement, j'ai répondu que c'était des fautes d'ignorance; M. Hausser a rejeté mes aveux, disant que c'était bien des fautes de négligence. J'ai maintenu ce que j'avais dit, à savoir que c'était des fautes d'ignorance, [PAGE 13] et M. Hausser a soutenu jusqu'au bout que c'était des fautes de négligence. Le lecteur peut s'interroger sur le sens d'un tel dialogue entre mon professeur et moi. Il a raison. Si j'ai soutenu devant M. Hausser que mes fautes étaient des fautes d'ignorance, c'était pour avoir une idée précise sur ce qu'il pensait réellement de moi. Car, au nom de son éthique pédagogique dite non-laxiste, M. Hausser ne me révélait que mon mauvais côté; mon enquête psychologique sur sa personne consistait donc à accepter, puis à assumer ce qu'il disait. Cela me permit de découvrir, qu'au fond de lui-même, il me reconnaissait quelque valeur. Je me résolus cependant à me comporter sur la base de ce qu'il disait explicitement : M. Hausser proposa finalement de me remettre l'exemplaire de mon travail qu'il avait corrigé sitôt après la soutenance, afin que je puisse m'en servir pour corriger celui qui allait être gardé dans la B.U. (bibliothèque universitaire). Il m'invita à présenter à mon jury mes excuses pour les fautes commises. D'après ce que je viens de dire, et qui est la vérité pure, le lecteur aurait plutôt tendance à s'attendre à des critiques nuancées du genre :

« M. Traoré, vous avez commis beaucoup de fautes, mais la plupart d'ente elles sont des fautes de négligence. Tenez, voici deux exemples parmi tant d'autres... Ce ne sont pas des fautes que vous pouviez commettre. Voyons, M. Traoré, vous n'avez pas été attentif... Vous êtes blâmable... »

Or que s'est-il passé en réalité ? J'étais comme un criminel devant des juges impassibles. MM. Hausser et Corzani, un autre membre de mon jury, m'ont incriminé pour chaque faute, y compris la moindre peccadille. Ils ont mis tout leur point d'honneur à découvrir des fautes et des imperfections dans mon travail, y compris là où il n'y avait pas grand-chose à dire. L'impression qui se dégageait, c'est que mes professeurs cherchaient à faire croire à mes camarades que tout était mauvais dans mon travail. M. Corzani brillait par son humour qui me permettait de voir les failles d'un esprit qui a bien ses limites et qui se refuse à l'être, Les attaques de M. Hausser, parce que mêlées d'accusations sadiques, me traversaient le cœur. Son intention était de me mettre hors de moi-même. Bref, tout dénotait la mesquinerie; mes camarades présents s'en sont rendus compte. Il s'agissait pour mes professeurs de démontrer que je n'étais rien que mes prétentions n'avaient point de sens. [PAGE 14] Par-delà moi, mes camarades étaient invités à saisir ce message de mes professeurs. Quelle belle action psychologique !

Dans son acharnement à inculquer dans mon esprit que je ne connais rien, mon jury me donne souvent la triste impression de tenir ce rôle. Par exemple, M. Corzani me reprocha l'usage des termes comme : « lieu auteur », « lieu public ». C'est là un vocabulaire familier de la communication. M. Hausser me l'avait enseigné ainsi. J'en donnai une explication à M. Corzani, et invitai M. Hausser à confirmer ou à infirmer mes explications. Le président du jury a refusé que M. Hausser répondît à ma question. Ce refus n'a d'autre explication que l'atmosphère d'antagonisme que mes professeurs avaient volontairement instaurée entre eux et moi, sur une base contraire à tout esprit serein, donc à tout esprit de sagesse. M. Hausser me reprocha, lui, le terme de « combinatoire que », emprunté à Harold Weinrich, auteur d'un excellent ouvrage, Le Temps (Seuil). J'ai fait comprendre à M. Hausser que ce terme ne venait pas de moi, mais de H. Weinrich, que j'ai d'ailleurs cité abondamment dans mon travail. A cela, M. Hausser a répondu : mais il s'agit d'une traduction. Soulignons que la traduction est française. Le lecteur constate ici une espèce de jeu d'esprit où il s'agissait de se montrer le plus intelligent. Pareille situation ne me plaît guère. Je pourrais multiplier les exemples où mon jury, dans son acharnement à tout détruire dans mon travail, a été amené à commettre des bévues qui l'ont beaucoup fait baisser dans mon estime.

Au demeurant, ce que je lui reproche, ce n'est point le fait qu'il ait noté avec une insistance maintes fois justifiée le défaut de mon travail. Le professeur dont le nom figure sur ma thèse a été celui qui a le plus insisté sur mes fautes. Mais il a respecté ma dignité. Le ton de ses critiques a été serein et sérieux. Ce que je reproche à mon jury dans son ensemble, c'est cette volonté de m'humilier, peut-être même de me traumatiser, au point de commettre des bévues.

Si le but de mon jury n'avait point été de m'humilier, le fait que je lui aie présenté mes excuses pour les fautes commises – et ce sous l'instigation de M. Hausser – l'aurait amené à parler de mes fautes sur un autre ton, c'est-à-dire en préservant ma dignité. Personne ne demande à M. Hausser d'être laxiste - personne n'a besoin de son paternalisme. C'est lui qui a voulu me faire bénéficier de son paternalisme [PAGE 15] en m'invitant à présenter à mon jury des excuses pour les fautes. En se rétractant, M. Hausser a bel et bien choisi de m'humilier. Je vois donc dans ce comportement Hitler réoccupant la France libre.

Voici encore un exemple qui corrobore ce que je développe ici, à savoir que mon jury a eu la volonté de m'humilier. Je disais plus haut en effet que M. Hausser m'avait dit qu'il me remettrait l'exemplaire de mon travail qu'il avait corrigé afin que je puisse m'en servir pour corriger celui qui était destiné à la B.U. Comment le jury m'a-t-il invité à le faire le jour de la soutenance ? Après avoir déclaré que mon travail avait été accepté avec la mention assez bien, le président du jury m'a tenu à peu près ce propos : « Vous êtes tenu de corriger vos coquilles en ce qui concerne la thèse qui doit rester dans la B.U. Si vous ne le faites-pas, vous ne pourrez pas retirer votre diplôme au secrétariat des lettres. » Tout en parlant, il me montrait le diplôme dans une grande enveloppe, et, pour me convaincre du sérieux de ce qu'il disait, il conclut en ces termes : « Nous avons de l'influence auprès de l'administration. »

Quel est l'homme lucide qui peut déceler dans ses propos des traces d'amitié et de respect à mon égard ? Etant donné que je m'étais bien défendu au cours de la soutenance – le jury a reconnu dans son procès verbal que j'ai fait un exposé qui a impressionné, que j'ai répondu avec pertinence aux questions... - il s'agissait pour mes professeurs de ne pas me laisser quitter la salle de soutenance la tête haute, il fallait me rabaisser, montrer coûte que coûte que je ne suis rien. Une démarche psychologique, vraie dans les généralités mais fausse dans les détails, poussa mes professeurs à commettre une autre bévue. En effet, beaucoup d'étudiants africains montrent à leurs professeurs que les diplômes constituaient pour eux le seul moyen de promotion sociale dans leur pays. A partir de ce moment, ils sont manipulables à volonté. Ils renoncent même à leur personnalité. Mes professeurs, bien habitués aux schématisations simplistes, me classèrent parmi cette catégorie d'étudiants. On pouvait donc me rabaisser en exerçant sur moi une pression qui n'était qu'une humiliation.

M. Hausser est sans contredit le cerveau de cette machination qui a refusé asile à toute sagacité. Car, s'il n'était point ainsi, pourquoi n'est-il pas intervenu pour dire [PAGE 16] au reste du jury que le problème avait été réglé entre lui et moi, à savoir que j'allais corriger mes coquilles après la soutenance ?

Comme il était évident que mon jury ne me traitait point comme un adulte, mais comme un nègre « bête et naïf », j'ai répondu avec une promptitude qui l'a laissé pantois que je refusais un pareil diktat. Là-dessus, je pris mon sac pour sortir, parce que j'étais prêt à renoncer à tout. Le Président du jury me rappela. Je revins par courtoisie. Il tint alors un autre propos; ce que le jury disait était un souhait... Mais, pour moi, ces palinodies venaient trop tard. Elles me révélaient tout à coup la politique du bâton et de la carotte tant de fois pratiquée par l'Occident impérialiste en Afrique.

Il nous faut nous résumer : je ne rejette pas sur mes professeurs la responsabilité d'un « demi-échec », comme le dit M. Hausser. Je reproche à mon jury ses attaques contre ma personne, je lui reproche son cynisme qui a consisté à me ridiculiser, donc à m'humilier sous le couvert des protocoles de soutenance des thèses.

3) Vengeance ou néo-colonialisme agissant :

M. Hausser, dans ce qu'il appelle une mise au point, a voulu enfermer le problème qui m'oppose à lui dans une perspective qui lui donnait tout naturellement raison. Car, n'est-il point classique de voir des élèves ou des étudiants rejeter sur leurs professeurs la responsabilité d'un échec ou de mauvaises notes obtenues ? En cherchant à m'insérer dans cette perspective, M. Hausser voulait me faire apparaître comme un étudiant dépité. C'est pourquoi je me suis expliqué ci-dessus longuement, afin de démystifier sa démagogie cynique tout en posant le problème dans ses vraies propositions.

Le lecteur verra ici, au demeurant, que mes premières impressions livrées à Beti sur mon jury et M. Hausser et qui sont aujourd'hui à la base d'un conflit ouvert, sont parfaitement justifiées. Il verra que l'attitude de mon jury recelait une réelle hostilité. D'autres événements, en effet, allaient le confirmer.

Rentré dans mon pays le 21 juillet 1978, j'ai immédiatement déposé un dossier à la jeune université de Ouagadougou. Les Autorités de l'université, dominées par le lobby impérialiste français et ses associés voltaïques, [PAGE 17] me demandèrent de fournir un avis de mes professeurs sur moi. D'abord étonné de cette requête, je me résolus cependant à envoyer une lettre à mes anciens professeurs de Bordeaux III. Dans ma lettre, je demandais une appréciation sur moi quant à mes capacités pour l'enseignement. La réponse vint directement à l'école des Lettres de Ouagadougou sur mes propres recommandations. Mais elle me fut défavorable. Je l'ai appris par deux professeurs, dont l'un est responsable administratif. Cette lettre, m'a-t-on dit, que je n'ai point vue de mes yeux pour des raisons aisées à deviner, a largement influencé la commission de professeurs, tous de même grade ou de grade inférieur à moi – et qui furent chargés d'examiner mon dossier : toutes les critiques que les professeurs de Ouaga ont pu faire ont bel et bien été suggérées par mes professeurs de Bordeaux – l'un des professeurs, dont je parlais tout à l'heure, m'a fait ressortir souvent les mêmes phrases ou les mêmes mots que mes professeurs de Bordeaux. Par exemple, il est allé jusqu'à parler du terme : « combinatoire que », sur lequel, je l'ai déjà dit, j'ai eu des discussions avec M. Hausser le jour de ma soutenance. Qui peut dire qu'il s'agit là d'une coïncidence ? Il faut noter qu'aucun des professeurs noirs de Ouaga n'a fait de la narratologie, et les coopérants français qui sont là n'ont certainement pas une connaissance poussée en la matière, M. Hausser le sait, c'est pourquoi il a favorisé l'envoi aux professeurs de Ouaga, d'une critique négative de ma thèse afin que mon dossier fût écarté.

M. Hausser se dit non-laxiste : faut-il croire que c'est en vertu de ce non-laxisme que la lettre envoyée à l'Université de Ouagadougou m'a été défavorable ? Dans la recherche d'une cohérence dans les attitudes, M. Hausser peut répondre oui. Mais il y a des faits concrets qui permettent de répondre non.

Peu avant ma soutenance, le professeur dont le nom figure sur ma thèse me disait ceci : « Quand vous rentrerez au pays, votre autorité sera incontestable. » Le jour de ma soutenance, le même professeur reconnaissait qu'en dépit des fautes qui nuisent à mon travail, il demeurait toujours valable (sic).

Dans le procès verbal qui a été dressé, et qu'on m'a fait lire en catimini au secrétariat des lettres, outre les défauts, qui reposent essentiellement sur les « fautes », des « vétilles » une mauvaise ponctuaction, « une organisation non satisfaisante », [PAGE 18] il y a des qualités non négligeables. Le jury reconnaît que j'ai fait un exposé qui a impressionné, que j'ai répondu avec pertinence aux questions qui m'ont été posées, une seule fois le jury déclare ne pas me suivre quand j'ai répondu que le lecteur devrait pouvoir rectifier de lui-même mes erreurs : jugeant globalement mon travail fait en deux tomes le jury, à l'unanimité, reconnaît que le 2e tome, qui porte sur l'approche intradiégétique de l'œuvre de Beti, c'est-à-dire l'aspect narratologique, est bon; on me reproche cependant de n'avoir pas su montrer l'originalité de Beti. Eu égard au premier tome, qui traite des problèmes afférents au système référentiel de l'œuvre de Beti, le jury note qu'il y a de belles pages, que les transcriptions issues de mes entretiens avec Beti, et que j'ai abondamment insérées dans mon travail, sont intéressantes... Tout ce que je viens de dire peut-être vérifié dans le procès-verbal de ma thèse.

Dans leur réponse à l'Ecole des lettres de Ouagadougou, mes professeurs n'ont pas insisté sur mes qualités, comme si je n'en avais point. Ils se sont contentés d'insister sur les défauts. Les rumeurs ne tardèrent pas à circuler que j'avais fait une mauvaise thèse. Je reviendrai d'ailleurs sur ce point .

Pourquoi donc mes professeurs ont éludé mes qualités ? Pourquoi n'ont-ils pas dit que j'ai des dons en narratologie ? Pourquoi n'ont-ils pas dit que j'ai des aptitudes pour l'expression orale, une promptitude à répondre aux questions improvisées ? Ce sont là des qualités – et pas des moindres – qu'un professeur doit avoir.

Quant à mes autres défauts, ils pouvaient se corriger rapidement au fil de l'expérience. Sans être un doué au sens propre du terme, je suis en mesure d'affirmer que si j'avais été coopté mes étudiants ne se plaindraient pas de moi.

M. Hausser, quand vous le rencontrez pour la première fois, vous donne l'impression qu'il aime l'Afrique et les Africains. Se prétendant être un spécialiste de la littérature africaine, il est donc parfaitement au courant qu'il n'y a point de narratologue noir à l'université de Ouagadougou. Je suis pour l'instant le seul qui me sois penché sérieusement sur ce problème. Pourquoi, quand il lui a été donné de trancher sur mon sort, s'est-il contenté de donner une réponse défavorable ? Suis-je donc incapable de devenir un spécialiste en narratologie ? M. Hausser ne peut pas répondre non [PAGE 19] à cette question, puisque le procès-verbal de ma thèse fait ressortir que j'ai maîtrisé les problèmes narratologiques. Pourquoi donc, au vu et au su de tout cela, n'a-t-il pas favorisé mon entrée à l'université ? Pourquoi n'est-il pas resté neutre s'il savait qu'il ne pouvait pas jouer un rôle positif ? Ce n'est certainement pas à cause de mon incompétence.

A l'université de Ouagadougou, il y a beaucoup qui enseignent avec la maîtrise et le D.E.A. Parfois, certains coopérants viennent sans ce niveau et on les coopte. Pour ma part, j'ai une maîtrise de lettres, une licence de sociologie, plus une thèse de lettres que mon professeur conteste sans avoir eu le courage de la rejeter. Il y a certainement des raisons autres que la compétence qui ont motivé l'attitude de mes professeurs de Bordeaux, surtout celle de M. Hausser, quand, invités à répondre sur mes capacités en tant qu'enseignant, ils ont répondu négativement : j'en vois deux :

a) la vengeance – b) le néo-colonialisme agissant.

a) La Vengeance : M. Hausser m'avait dit de prolonger mon séjour en France de six mois pour mettre ma thèse au point. Mais comme je l'ai déjà dit, son non-laxisme l'empêchait de me reconnaître quelque valeur. En ne m'indiquant que chaque fois le mauvais côté, et en m'invitant à toujours travailler, c'est comme s'il me disait de tout recommencer. Les psychopédagogues diront ce qu'ils voudront. En ce qui me concerne, je n'approuve guère les professeurs qui se refusent à révéler à leurs étudiants leurs talents. Or c'est bien le cas de M. Hausser. Donc, comme M. Hausser, à cause de son non-laxisme, ne pouvait pas dire qu'il y avait du bien dans les 500 pages que j'avais rédigées en deux ans et demi, je me suis dit que ce n'était pas en six mois que j'allais pouvoir faire mieux, attendu que j'étais maintenant fatigué. J'ai décidé unilatéralement de faire dactylographier ce que j'avais fait. Mes professeurs étaient invités à me juger sur cela. Ils avaient donc l'entière liberté de refuser ou d'accepter mon travail.

Cela n'a pas plu à M. Hausser. Ma décision d'interrompre mon travail ne nuisait pas seulement à mes intérêts, mais aussi aux siens. Personne ne peut nier que [PAGE 20] les professeurs utilisent leurs étudiants pour s'informer davantage de tel ou tel problème. M. Hausser n'a pas voulu, ne serait-ce que de façon indirecte, me faire cas de cette communauté des intérêts, comme si cela lui eût pu ôter tout son prestige. Cependant quand j'ai suspendu mes recherches, il en a été frustré. Il a même gardé une rancune à mon égard.

Cette rancune devait éclater au grand jour quand, heureusement pour lui et malheureusement pour moi, je fus invité par les autorités de l'Université de mon pays à demander l'avis de mes professeurs sur mes capacités eu égard à l'enseignement. Leur avis défavorable peut-il ne point s'expliquer par la vengeance actionnée par M. Hausser ? Si M. Hausser n'avait point eu l'idée de se venger, c'est uniquement le procès-verbal de ma thèse qui aurait été envoyé aux autorités universitaires de mon pays. Mais pourquoi avoir repris, avec beaucoup d'amplifications, toutes les critiques qui m'ont été faites à Bordeaux le 6 juillet 1978 et les avoir communiquées à ceux qui étaient chargés d'étudier mon dossier ? L'intention est claire. Il s'agit d'une manipulation. Mes professeurs de Bordeaux ont donné aux zombis voltaïques de l'Université, et au lobby impérialiste français, les armes nécessaires pour rejeter mon dossier. C'est bien la vengeance qui a guidé cet acte. C'est le moins qu'on puisse dire.

b) Le néo-colonialisme agissant.

Le refus de mes professeurs de Bordeaux, singulièrement celui de M. Hausser, de favoriser ma cooptation à l'Université de mon pays en tant qu'enseignant ne s'explique pas par la seule vengeance dont M. Hausser est le principal accoucheur. Il faut lui adjoindre un autre facteur explicatif plus déterminant encore; ce facteur, c'est le néo-colonialisme français.

La Haute-Volta est le pays – même si la violence des dirigeants est contenue par la vigilance du peuple – le plus coincé dans le carcan né-colonial de la France giscardienne. Rien ne peut se faire sans l'accord de Paris, accord qui porte toujours l'empreinte des anciens coloniaux. C'est-à-dire, les sinistres adeptes du foccartisme. Le néo-colonialisme français ne s'infiltre pas seulement en Haute-Volta par les mécanismes financiers et politiques. Il s'infiltre également par les filières culturelles, dont l'Université française. L'acculturation que continuent de subir [PAGE 21] les étudiants africains n'assure pas à elle seule la permanence de la néo-colonisation culturelle en Afrique, notamment en Haute-Volta. Il y a des interventions plus directes qui la favorisent au niveau des politiques entre Etats. Prenons par exemple le cas de l'Université de Ouagadougou. Comment y sont nommés actuellement les professeurs ?

Dans un document de février 1978, et portant le titre « Texte relatif à l'organisation et au statut de l'Université de Ouagadougou ». On lit à l'article 14, p. 14, un texte sur l'accord de coopération en matière d'enseignement supérieur entre la République de Haute-Volta et la République française :

« Le personnel enseignant du centre d'enseignement supérieur de Ouagadougou est choisi suivant les formes et les modalités en vigueur dans les universités françaises et parmi les candidats remplissant les conditions prévues par la dite réglementation. Il est désigné d'un commun accord entre le gouvernement de la République française et le gouvernement de la République de la Haute-Volta... »

Le texte, qui date du 24 avril 1961, et qui se retrouve dans un document sur les statuts actuels de l'Université (qui a succédé au centre d'Enseignement supérieur) est donc toujours valable. Comme on le voit, la jeune Université de Ouagadougou apparaît ainsi comme un appendice de l'Université française. Le lobby français y règne en maître. Compte tenu des intérêts français en Haute-Volta, qui peut garantir que le recrutement à l'Université s'effectue en toute objectivité ? M. Hausser, en tant qu'ancien colon du Congo-Brazzaville, peut-il ignorer l'existence du texte que je viens de citer ? En favorisant l'envoi d'une lettre à Ouagadougou me déclarant incompétent pour l'enseignement, M. Hausser n'a-t-il pas joué le jeu du néo-colonialisme français en Haute-Volta ? Sa place est bel et bien parmi les giscardo-foccartistes. M. Hausser était motivé pour faire ce qu'il a fait. Il sait que je m'intéresse à la politique, que je me réclame de l'anti-impérialisme. C'est pourquoi d'ailleurs, le jour de ma soutenance, je fus accusé de : « marxiste » et par dérision « de révolutionnaire qui baisse les bras »... ! M. Corzani m'accuse, lui, d'attaquer la France dans mon travail, alors que je parle français... L'aspect politique a donc joué le jour de ma soutenance. Et il est clair que mes professeurs, en premier lieu M. Hausser, ont deviné que je n'étais point quelqu'un sur qui on pouvait compter pour [PAGE 22] garantir les intérêts de la France capitaliste en Haute-Vota dans leurs formes actuelles. Quoi d'étonnant alors, qu'ils aient réussi à m'éloigner – momentanément peut-être – d'un centre qui, paraît-il, est financé à 80 % par la France.

En conclusion, la fameuse lettre de mes professeurs de Bordeaux 111, contribuant à m'éloigner momentanément de l'Université de mon pays, est loin d'être la conséquence d'une réelle incompétence de ma part. Le vrai motif qui a conduit mes professeurs, guidés par M. Hausser, c'est, d'une part, la vengeance contre un étudiant récalcitrant qui ose s'opposer à ses professeurs et, d'autre part, la puissance du néo-colonialisme français en Haute-Volta, qui permet à la France de décider du sort de certains cadres africains connus pour leur peu de sympathie pour sa politique de domination des pays du Tiers-Monde en général, de l'Afrique en particulier.

La défaite de M. Hausser et de ses associés voltaïques :

Les autorités universitaires de Ouagadougou, composées du lobby impérialiste français et de ses associés voltaïques ont donc réussi à rejeter – momentanément – mon dossier en invoquant l'avis défavorable de mes professeurs. Selon cet avis – et je reviens maintenant sur ce que j'avais laissé en suspens – mon travail ne vaut rien. Dans le combat que j'ai mené contre la politique pro-impérialiste de l'Université de décembre à janvier, mes adversaires, s'appuyant sur les avis de mes professeurs, ont publiquement donné, comme raison du refus de mon dossier universitaire, mon incompétence. Le directeur de l'Ecole des Lettres de Ouagadougou, en réponse à un de mes articles, écrit dans l'Observateur du mardi 16 janvier 1979 :

« Dans le même esprit, un candidat dont le profil convient peut n'être pas retenu lorsque le travail qu'il devra effectuer dans le département est déjà fait par un autre.

« Supposons à présent que le profil du candidat convient et que le département concerné en a effectivement besoin. Se pose alors la question de savoir quelle est la valeur scientifique de l'intéressé – car on peut par exemple présenter un profil de narratologue et être en dépit des tapages pour s'imposer (cela n'est pas exclu) un piètre narratologue. »

Comme on le voit, il s'agissait, pour mes adversaires, [PAGE 23] fortement soutenus par le néo-colonialisme français, de ruiner mon avenir dans mon pays. Je ne pouvais pas tolérer cela. J'ai contre-attaqué dans un long article (la vérité sur le recrutement à l'Ecole des lettres, Observateur du lundi 22 janvier 1979). Je conclus en substance :

« Si réellement mon dossier est resté sans suite pour des raisons autres que la compétence, qu'on le dise clairement. Si c'est à cause de mon incompétence, alors, je demande une confrontation publique et sans délai avec les professeurs de l'Ecole des Lettres sur ma spécialité, c'est-à-dire la narratologie.

« Etudiants, syndicats, patriotes de ce pays, arbitrez cette confrontation que les zombis de l'Ecole des Lettres et le colonat français m'obligent à demander. J'ai le droit de défendre ma dignité de docteur ès-Lettres. »

Cet article provoqua la débandade dans les rangs de mes adversaires. Car, du côté de l'Université, aucun doigt ne s'est dressé pour relever le défi que j'avais lancé. Le publie voltaïque attendait cependant cet événement avec enthousiasme, et qui eût été unique en son genre dans l'histoire de la jeune République de la Haute-Volta.

Pourquoi mes adversaires n'ont-ils point relevé mon défi ? La réponse est simple. Leur refus n'a rien à voir avec celui d'un homme qui se sait sûr de lui et qui cherche à faire croire que l'adversaire est si faible qu'il ne vaut pas la peine de croiser le fer avec lui. Le problème était devenu un problème d'honneur et de dignité. On ne pouvait donc pas se dérober sans perdre son prestige. Mes adversaires ont refusé de relever mon défi parce qu'ils savaient que le prétexte qu'ils invoquaient – mon incompétence – était faux. Ils étaient conscients que je n'étais pas si médiocre qu'ils voudraient le faire admettre par l'opnion publique. En somme, ils se sont rendus compte qu'un débat public avec moi eût pu ternir leur gloriole. Car, je ne vois pas comment ils eussent pu procéder pour prouver à l'opinion publique que je suis bête.

Pendant ce combat, que mes adversaires n'ont pas pu soutenir jusqu'au bout, l'immense majorité du peuple voltaïque m'a soutenu. Certains ont écrit dans les journaux pour le manifester, d'autres l'ont fait verbalement. Au lieu de me détruire, mes adversaires ont augmenté ma popularité. Ils ont de ce fait essuyé une cuisante défaite. Cette défaite est aussi celle de mes professeurs et principalement [PAGE 24] celle de Monsieur Hausser qui n'a pas réussi à me faire humilier par ses alliés voltaïques.

Conclusion. Le problème débattu ici dépasse les limites d'un simple rapport tendu entre un étudiant et ses professeurs. Il pose un autre problème plus important, celui de la nouvelle stratégie de la France giscardienne en Afrique et de ses alliés, les dirigeants néo-coloniaux africains. Elle consiste à enlever toute crédibilité aux cadres africains, afin de légitimer leur remplacement à la tête de la gestion de nos affaires par des coopérants étrangers, notamment français. De soi-disant spécialistes français sont à pied d'œuvre pour réorganiser la Fonction publique et les Finances. Une telle politique débouche sur la reproduction du modèle sociétal de la France capitaliste chez nous.

Tous ceux qui s'opposent à ce schéma funeste sont déclarés ignorants, incompétents. Tous ceux qui ont des initiatives politiques autres que celles tolérées par Paris et le Gouvernement néo-colonial Voltaïque sont placés à des postes où ils n'ont aucun pouvoir décisionnel. Même quand souvent on leur demande leur avis sur tel ou tel problème, c'est presque toujours l'avis des coopérants étrangers qui est retenu en dernier ressort. Cette politique du dernier carré des Giscardo-Foccartistes en Haute-Volta fait des cadres voltaïques de pitoyables subalternes. Monsieur Hausser, en intervenant auprès des professeurs de Ouagadougou afin que mon dossier soit rejeté à l'Université, a agi à l'intérieur du Giscardo-Foccartisme.

Comment peut-il prétendre avoir du respect pour la lutte anti-impérialiste que Mongo Beti mène ouvertement depuis 1953 ?

Traoré BINY
C.N.R.S.T.
(Centre National de la Recherche Scientifique et Technologique.)
OUAGADOUGOU. B.P. 4047.

Pourquoi des responsables de la publication se sont-ils crus autorisés à s'immiscer dans cette polémique ? Pour jouer les arbitres ? Certainement pas. Une pratique pédagogique de plus de vingt ans, le plus souvent à un niveau relativement modeste, mais où l'expérience de l'enseignement [PAGE 25] apporte sans doute les plus nombreuses et les plus riches leçons, nous a persuadés que dans un conflit opposant un élève à son maître, il est vain de chercher à déterminer qui a raison, qui a tort. Ce qui est décisif, c'est le climat des rapports du maître avec ses élèves ou ses étudiants. Par climat, j'entends surtout l'image du professeur, souvent indépendante de son contrôle, mais qui est de nature à inspirer l'éloignement, la sympathie ou l'indifférence ennuyée à ses élèves. C'est là que tout se joue.

Il y a quelques années, dans le grand lycée de Rouen où je suis professeur depuis treize ans, un grave incident éclata pendant mon cours dans une classe de Spé C où je devais deux heures de français chaque semaine. A l'origine de l'affaire se trouvait l'image détestable que ces jeunes gens ayant entre 18 et 21 ans s'étaient formée de leur professeur

Il faut d'abord dire que si, dans ces classes préparatoires aux grandes écoles d'ingénieurs, le marais l'emporte numériquement, l'extrême-droite apparaît pourtant traditionnellement comme le courant actif dominant. La sociologie d'une ville comme Rouen, son passé colonial et esclavagiste renforcent bien entendu cette tendance. Certaines années cependant, et c'était le cas cette année-là, viennent s'égarer parmi ces fils et filles des « meilleures » familles de la commune et même du département, quelques jeunes gens issus de la gauche militante – le parti communiste, le P.S.U., le P.S., beaucoup plus rarement l'extrême-gauche flamboyante. La cristallisation en deux factions opposées se réalise immédiatement, et jusqu'au moment des concours la division va vivre sous une tension politique constante, parfois insoutenable, et ne demandant qu'à exploser en affrontements violents au moins en paroles.

D'autre part, la réaction au lycée, au Rectorat et même en ville s'accommodait très péniblement de la présence d'un professeur noir dans le lycée le plus prestigieux de Normandie; mais j'aggravais en quelque sorte mon cas par ma réputation de contestataire de la politique française en Afrique. Je n'avais pas tardé à passer pour un agitateur marxiste et même prosoviétique. En effet, dans les habitudes de raisonnement politique de la droite française, au moins en province, critique et agitation se confondent aisément, de même que anti-impérialisme, marxisme et prosoviétisme.

Et voici les circonstances de l'incident proprement dit. J'avais découvert dans Sociologie du Travail,[1] une revue trimestrielle éditée par Le Seuil, donc au-dessus de tout soupçon de sympathie communisante, une étude qui m'avait passionné. Elle était intitulée : Obstacles à la perception du changement dans les pays sous-développés, et était due à un certain Albert 0. Hirschman, professeur à l'université de Harvard.

Le professeur de Harvard s'efforçait de démontrer, avec un succès très relatif d'ailleurs, que les spécialistes de sociologie et d'économie des pays sous-développés, et particulièrement ceux d'Amérique latine, aveuglés par les idéologies dogmatiques (cette élégante périphrase désignait très certainement le marxisme), sont incapables d'apercevoir les progrès se réalisant sous leurs yeux dans leurs propres pays, et continuent mécaniquement à répandre une vision pessimiste et même désespérée, mais sans rapport avec la réalité observable. [PAGE 25]

J'avais donc la semaine précédente proposé à la classe ce texte de plus de 3 500 mots pour une contraction, l'unique épreuve de français de leur concours à l'écrit. Après le compte rendu de ma correction et la distribution ainsi que la justification du résumé que je leur proposais en guise de corrigé, s'instaura, comme à l'accoutumée, un débat au cours duquel se précisent habituellement le sens de certains termes ignorés ou peu connus des élèves, l'originalité de certains thèmes et surtout les implications de certains développements du texte de départ. En ces occasions-là, chaque élève intervient à son gré, suscitant assez souvent la réplique d'un de ses camarades ou de plusieurs à la suite. Personne ne peut raisonnablement prétendre pouvoir imposer des bornes à cet échange qui, d'ailleurs, peut déborder sur toute sorte de sujets, le plus souvent sur des problèmes politiques.

Ce jour-là, tout à coup, un élève que je connaissais fort bien, pour l'avoir eu pendant un an dans une classe de second cycle, un fils d'officier paisible, qui n'avait jamais affiché aucune velléité d'engagement, fit remarquer sans arrière-pensée qu'il était étonnant que le seul pays communiste d'Amérique latine, Cuba, fût celui où, en quelques années le sport avait atteint sinon dépassé [PAGE 27] le niveau international : à preuve, ajoutait-il, les récents jeux Olympiques (il faisait allusion aux jeux de 1972).

La remarque n'avait sans doute aucun rapport, sinon très lointain, avec notre débat, pourtant elle parut impressionner l'assistance, rendue rêveuse tout à coup et nous allions peut-être, encore une fois, nous embarquer dans l'inépuisable et inutile débat sur les liens entre la réussite sportive et la nature du régime politique d'un pays.

C'est alors qu'un autre élève, connu, lui, pour un ardent militant de l'extrême-droite locale, se dressa et, l'œil enflammé, l'écume aux lèvres, pointant un index assassin sur ma personne, s'écria :

– Par votre faute, monsieur le professeur communiste, cette classe est devenue un forum de propagande marxiste. N'étant pas marxiste et ne voulant pas subir le lavage de cerveau de Moscou, il ne me reste plus qu'une solution, m'en aller.

Le fait est qu'il s'en alla, non sans claquer la porte.

J'étais bien entendu innocent des accusations du jeune militant d'extrême-droite et, pourtant, j'avais commis une faute, en tant que pédagogue, c'est-à-dire suivant l'étymologie, adulte placé à la tête d'une communauté de jeunes gens et tenu, en conscience, de les conduire sans paraître en brusquer aucun.

Dans l'exercice de ses fonctions, je veux dire pendant son cours, au milieu de ses élèves, il convient que le professeur se trouve manifestement à bonne distance de toute appartenance politique, idéologique ou confessionnelle dans un pays qui se réclame du pluralisme. Si cela est impossible, que du moins il soit parfaitement informé des tensions qui parcourent la classe ou l'amphitéâtre et en tienne compte, non pour capituler ou se faire caméléon au gré des diverses majorités, mais pour mieux communiquer avec ses élèves en naviguant à vue au milieu des écueils psychologiques.

Mon tort avait été, en l'occurrence, de donner à résumer un texte plus conforme à mes goûts personnels qu'aux exigences pédagogiques, et qui allait servir de détonateur à un conflit latent. La paix et l'harmonie d'une communauté pédagogique me semblent choses assez précieuses pour qu'on leur sacrifie ses penchants particuliers. Autrement, l'enseignement devient tout simplement impossible dans [PAGE 28] un pays qui s'honore d'accueillir dans ses facultés toutes les races, toutes les confessions, toutes les nationalités.

LES PAYS OU L'ON ASSASSINE...

Abstraction devrait donc être faite, au moins provisoirement, du contenu de l'enseignement de tel professeur : faisons simplement remarquer, en passant, que des notions telles que la bonne orthographe, la correction de la langue, etc., s'agissant d'étudiants africains qui, on ne répétera jamais assez cette lapalissade, ne sont pas des Français (et dont le français ne fut jamais la langue maternelle, n'en déplaise à M. Senghor, et ceci d'ailleurs en partie par la faute de l'implacable censure des gouvernements des potentats francophiles), demanderaient pour le moins à être renouvelées et précisées par un libre débat, entre responsables français et responsables africains compétents – de préférence aux béni-oui-oui cooptés pour venir faire de la figuration dans ce genre d'instances. Qu'attend-on pour organiser des séminaires publics à cet effet ? Pourquoi toujours tenter d'imposer aux Africains, avec l'accord obligé d'un chef d'Etat fantoche, des contraintes incompréhensibles contre lesquelles ils finissent par se rebiffer, à juste titre ?

Je connais des Allemands, des Anglais, des Américains, excellents professeurs de français dans leur pays (je peux en témoigner pour avoir été parfois invité à participer à leurs activités pédagogiques), dont la maîtrise formelle du français n'est pas entièrement exempte d'hésitation, c'est le moins qu'on puisse dire. Notez d'ailleurs que je connais aussi des coopérants ayant d'importantes responsabilités pédagogiques à tous les niveaux en Afrique, dont l'aisance dans l'expression et l'orthographe pourrait prêter à bien des observations désabusées. Alors, pourquoi ne pas être également rigoureux avec les uns et avec les autres ? La sévérité se divise-t-elle ?

Mais laissons cela de côté et revenons au seul problème réel, je veux dire le climat des rapports élèves/professeurs. Sur ce point, la plupart des universitaires français se trouvant dans cette situation commettent l'erreur dramatique de ne pas prendre au sérieux leurs étudiants africains, je veux dire de dédaigner de s'interroger sur l'état d'esprit des jeunes Africains qu'ils ont devant eux, comme ils feraient [PAGE 29] devant des Japonais, des Afghans, des Brésiliens, des Péruviens, des Islandais, etc.

C'est vrai que c'est par mauvaise conscience que beaucoup s'abstiennent de cet effort élémentaire. Mais les autres ? Combien d'universitaires français se doutent que leurs jeunes disciples africains viennent de pays où l'on contraint quotidiennement les populations, où l'on assassine, massacre, torture, remplit les camps de concentration pour la sauvegarde des intérêts français, et cela souvent avec l'assistance de spécialistes français ? Ils n'en disent rien ? Pardi ! c'est qu'ils redoutent les représailles des polices franco-africaines qui sont intraitables avec eux.

C'est vrai que, compte tenu de leur situation au milieu d'un environnement hostile, les étudiants africains sont déjà défiants soupçonneux. Mais lorsque, d'aventure, il leur arrive de s'insurger, comme il est arrivé à Traoré Biny, déclarera-t-on simplement, sans autre examen, que c'est parce que, à l'instar de ses frères, il a la sensibilité à fleur de peau, parce qu'il est complexé ? Autrement dit, est-il aussi indéfendable qu'on prétend de soutenir que l'Université française officielle est complice des potentats tortionnaires et massacreurs d'Afrique francophone, donc du néo-colonialisme, c'est-à-dire de la défense par tous les moyens des intérêts français les plus égoïstes en Afrique francophone ?

L'UNIVERSITE FRANÇAISE, COMPLICE DES BOKASSA...

Autrement dit encore : est-il vrai, comment prétendent les jeunes intellectuels africains, et de moins jeunes aussi comme votre serviteur, que l'Université française n'hésite pas à ferrailler en vue d'imposer, au détriment des courants dissidents, et en particulier du courant progressiste, une idéologie, le senghorisme pour la nommer tout de suite, conçue pour justifier la pérennité en Afrique des intérêts impérialistes français, préjudiciables aux masses africaines ?

Telle est la question-clé, car seule la réponse qui y est faite éclaire, aux yeux des jeunes universitaires africains, le comportement de leurs professeurs français. Seule une telle réponse permet, sinon de départager les parties en présence, du moins, chose bien plus urgente et bien plus salutaire, de pénétrer jusqu'à la racine des conflits passés, présents et à venir.[PAGE 30]

A dire vrai, l'engagement de l'Université officielle française pour une certaine idéologie, donc pour une certaine politique française en Afrique, ne saurait échapper qu'à la pire espèce d'aveugles, ceux qui refusent de voir l'évidence. Pour illustrer cette vérité, ne citons que quelques faits, et tout sera dit.

Qu'on lise, dans la version française de l'Encyclopaedia Universalis, au chapitre Afrique noire – Littérature, les passages consacrés à la négritude (Tome I, pages 419-420), on y verra triompher le génie bien entendu merveilleusement incomparable de poète et de philosophe de Léopold Sedar Senghor. Un petit détail : l'article est l'œuvre d'un certain L.-V. Thomas, qui n'est d'ailleurs pas autrement connu, mais qui porte le titre de Doyen de la Faculté des lettres et sciences humaines de Dakar. Il serait surprenant que la consonance typiquement gauloise de ce patronyme dissimule un Wolof ou un Sérère, malgré les ravages exercés jadis par les fameux « ancêtresgaulois ». Les principaux thèmes de l'idéologie que nous appelons senghorisme, bien que maniés avec maladresse et non sans une certaine hésitation, comme dans le prélude d'une grande composition musicale, apparaissent déjà dans cet article sous un aspect caricatural.

Qu'on lise aussi un livre véritablement scandaleux, paru en 1973 aux P.U.F., dans la collection « Que sais-je ? » (no 1551), et intitulé Le Cameroun. L'ouvrage est dû à la plume peu talentueuse d'un certain Jean Imbert. Nous reviendrons bientôt dans cette revue sur ce chef-d'œuvre de cynisme et de prostitution intellectuelle. Pour résumer, M. Jean Imbert y fait l'éloge des méthodes sanglantes qui ont permis au président francophile Ahmadou Ahidjo de venir à bout de l'opposition progressiste camerounaise. Quant à M. Jean Imbert lui-même, c'est un ancien professeur de Droit d'une obscure faculté de Paris, qui, après avoir commis son infâme libelle et au retour d'un bref séjour au Cameroun, prétexte de cette ignominie, connut une ascension foudroyante autant que risible, se faisant nommer successivement Recteur de l'Académie de Versailles, Directeur du Personnel du Second Degré au ministère de l'Education nationale, et finalement bras droit de Mme Saunier-Séité au Secrétariat d'Etat aux Universités Autant qu'on sache, M. Jean Imbert dont la turpitude ne peut manquer de rejaillir sur toute l'Université française, n'a jamais été blâmé par ses pairs, pour ce manque déshonorant à la déontologie implicite [PAGE 31]du magistère universitaire. Mais les étudiants africains, eux, connaissent cet ouvrage et savent très exactement qui est M. Jean Imbert. Je pose donc la question suivante : comment se fait-il que les adversaires de tout laxisme à l'égard des étudiants noirs soient si complaisants, en tout cas si peu sévères envers un confrère ? Encore une fois, la rigueur se divise-t-elle ?

Qu'on se rappelle aussi ce que nous racontions dans le no 1 de Peuples Noirs-Peuples Africains, brochure de 32 pages qui se contentait de formuler le manifeste de la revue. Un aréopage d'universitaires français « spécialistes » de l'Afrique ou du moins liés à la Coopération, s'était réuni en colloque à Nanterre au début de 1973, choisissant pour thème principal des débats mon ouvrage Main basse sur le Cameroun, non point pour condamner la saisie et l'interdiction dont il était l'objet depuis un an, ce qui eût été conforme à leur mission élémentaire, ni les menaces d'expulsion pesant sur son auteur, mais pour éreinter l'un et l'autre, absents comme de juste.

Enfin, comment se fait-il que les universitaires français informés tolèrent dans leurs rangs le personnage qui s'appelle Robert Cornevin, dont nous avons dénoncé le rôle dans le no 4 (juillet-août 1978) de cette revue et qui exerce une autorité quasi illimitée sur les études africaines et sur la distribution des diplômes aux étudiants africains ? Superflic des pouvoirs franco-africains, gauleiter de la mise en condition, conseiller des besognes sales, quelle épithète peut paraître trop injuste pour ce mandarin de la pire espèce, emblème, aux yeux des étudiants africains, de l'Université française, symbole de sa collusion avec le néo-colonialisme[2] » ?

Pour abandonner le domaine assez sordide finalement des anecdotes, [PAGE 32] nous expliquera-t-on un jour comment il se fait que l'Université française, par l'intermédiaire de ses nombreux représentants en Afrique, comme assistants techniques, coopérants, conseillers intimes des présidents et des ministres, s'accommode si bien de la monstrueuse censure qui, sous les yeux de tous, est en train de tuer toute initiative créatrice chez les Africains francophones, et même d'étouffer la diffusion du français sur le continent noir ?

QUE FAIRE ?...

Alors, on va nous dire : « Mais que doit donc faire dans ces conditions un universitaire qui a devant lui des étudiants africains ? »

Je n'ai pas cessé de répondre à la question tout au long de cet article. Je me répète néanmoins. A moins de bénéficier déjà, comme Robert Escarpit à Bordeaux, Roger Fayolle à Paris, Jean-Charles Payen à Caen, et quelques autres encore, malheureusement trop peu nombreux, d'une image de marque personnelle ou d'une réputation le mettant au-dessus de tout soupçon, l'universitaire français qui forme des étudiants noirs, qu'il exerce en France ou en Afrique, doit prendre soin, chaque fois que l'occasion lui en est donnée, de se désolidariser sans ambiguïté de la politique menée aujourd'hui en Afrique « francophone » par Paris. Il lui est demandé, en prenant position contre les massacres [PAGE 33] d'enfants de Bangui, contre la torture et les camps de concentration érigés en méthode banale de gouvernement au Cameroun, contre la monstrueuse censure qui, à travers toute la francophonie africaine, tarit la création à la source, d'étendre aux peuples noirs le bénéfice des valeurs que, du haut de sa chaire, il a l'habitude de proclamer universelles. Il lui est en somme demandé de montrer qu'il croit lui-même à ce qu'il professe. Alors, il est fort possible que les maladresses, les malentendus, les incompatibilités d'humeur se ramènent à ce qu'ils sont en vérité, c'est-à-dire très peu de chose.

Malheureusement, trop d'universitaires français, jeunes ou vieux, abritent leur laxisme moral, leur veulerie, leur hypocrisie, quand ce n'est pas leur racisme, derrière l'impassibilité magistrale, pour éviter d'avoir à vivre concrètement leurs idéaux humanistes. Peu importe que certains d'entre eux soient de bonne foi, et je ne ferais aucune difficulté quant à moi à ranger M. Hausser dans cette dernière catégorie.

Mais, même dans ce dernier cas, le risque n'est pas moindre qu'un manque de tact apparemment anodin provoque de désastreuses réactions en chaîne. Les allusions adressées à Traoré Biny par certains membres du jury sont une chose absolument lamentable, parce que trop révélatrices de l'emprise sur des intellectuels qu'on aurait crus au-dessus de la majorité silencieuse des fantasmes de la masse la plus vulgaire. En laissant entendre qu'il est comparable à un tribun, on sacrifie à un préjugé bien connu : tous les Africains rêvent de devenir des présidents. Ou à une hantise non moins familière : les jeunes intellectuels sont une menace pour l'équilibre politique actuel de l'Afrique « francophone », donc aussi pour les intérêts de la France.

En suggérant qu'il s'est rangé dans le camp des marxistes, on profère, sans s'en rendre compte, une grave insulte à l'égard des Noirs, qui ne sauraient avoir de pensée critique autonome. Toute dissidence chez eux traduirait une manipulation du communisme soviétique. Etc.

Comme les problèmes de pure pédagogie semblent loin maintenant ! C'est bien d'ailleurs ce qu'il fallait démontrer, comme en mathématiques. S'agissant des rapports des Africains et des Européens, c'est-à-dire d'Histoire, c'est-à-dire encore d'esclavage et de colonisation (car nous sommes encore [PAGE 34] loin d'en être sortis, les uns et les autres), les problèmes humains ne se séparent pas. Comme disait Etiemble à propos d'un autre personnage et dans une circonstance bien éloignée, en apparence du moins, de nos préoccupations actuelles, on ne règne point innocemment. L'universitaire qui a la faculté de faire refuser ou accepter des thèses, de leur faire attribuer une note (assez bien, bien, très bien) et donc d'influer de façon décisive sur l'avenir d'un étudiant, est un homme doté d'un pouvoir, un homme qui règne.

La conclusion qui se dégage de tout cela, c'est qu'il est tout à fait anormal que, vingt ans après les indépendances, les diplômes les plus décisifs, ceux qui peuvent non seulement conditionner l'avenir des jeunes intellectuels africains, mais encore façonner insidieusement l'Afrique elle-même, soient toujours distribués par des professeurs français, dans des universités françaises suspectes non sans raison d'être subordonnées aux intérêts français en Afrique, à des étudiants africains angoissés, traqués par des gouvernements qui se conduisent en kapos des intérêts français, sans que personne puisse prévoir à quel moment cette situation prendra fin.

Ne faudrait-il pas au moins fixer une date au-delà de laquelle cette forme de « coopération franco-africaine » si contestable prendrait automatiquement fin ? Comme nous sommes loin de compte ! De là le soupçon d'un complot visant à utiliser la distribution des diplômes, entre autres armes, pour maintenir éternellement les Africains sous tutelle.

C'est contre cela que les jeunes intellectuels africains s'insurgent, plus ou moins confusément. Ce n'est pas nous, évidemment, qui leur donnerions tort.

Mongo BETI

PSEUDO-AFRIQUE

En appelant pseudo-événement l'assassinat d'une centaine de jeunes centrafricains, M. Galley a probablement prononcé le mot historique qui lui méritera de demeurer dans la mémoire. C'est, en effet, un de ces mots de génie qui éclaire tout à coup le fond des choses en y montrant [PAGE 35]une vérité scandaleuse et incomprise. Il s'agit exactement de cela : dans de pseudo-Etats, avec un pseudo-pouvoir, exercé par de pseudo-Napoléons, avec une pseudo-monnaie – et combien « pseudo » est le franc C.F.A. par les temps qui courent – que voulez-vous qu'il arrive, sinon de pseudo-événements ?

FAUX SACRE ET VRAI MASSACRE

L'irruption des morts centrafricains dans la vraie actualité, relatée dans la vraie presse, par de vrais journalistes a quelque chose de choquant. Y aurait-il une soudaine perversion de ces organes à relater les vrais événements que sont les journaux objectifs ? Ces journaux, dont les moyens sont à la hauteur de leur réputation, qui nourrissent une cohorte de journalistes spécialistes de l'Afrique, auraient-ils attendu un communiqué d'Amnesty International pour nous apprendre tout ce qu'ils savent ?

D'autant plus qu'aucun des faits et gestes de Bokassa, habituellement, ne leur échappe. Probablement parce qu'avec Bokassa on a le « vrai nègre ». Bokassa, comme Amin Dada, est une providence pour les racistes. Si des nègres comme cela n'existaient pas, il faudrait les inventer... aussi les a-t-on inventés. Il se trouve que l'Afrique, à la première occasion, les vomit ces pseudo-nègres, plus vrais que nature, sortis tout droit des fantasmes d'auteurs de bandes dessinées. Il est évident que Bokassa est le gadget le plus réussi de l'imagerie néo-colonialiste; mais c'est surtout, il faut absolument le dire, la couverture de la meilleure combine des vingt dernières années, inventée par le grand banditisme. On n'imagine pas tous les malheureux que ferait la disparition de Bokassa et de ses semblables. Il faut manquer de bon sens pour pratiquer encore le trafic de drogue, la traite des blanches ou le braquage des banques, activités non seulement peu honorables mais risquées, quand il y a le commerce avec les potentats africains. Potentats est un bien grand mot, d'ailleurs – tout comme « Princes africains », ne nous laissons pas abuser – pour désigner les indispensables comparses, peu inoffensifs certes, mais entièrement dépendants, du plus fructueux trafic qui soit.

Passons sur les maladresses qui, au cours d'une enquête sur le trafic de voitures volées, font découvrir qu'une Rolls, [PAGE 36] volée à Paris, a été vendue au prix fort au président du Gabon, Albert Bongo; cela c'est de la vulgaire escroquerie, on peut laisser cela à la pègre. Une autre enquête, sur les propriétés de Bokassa en France, révèle qu'il a acquis, pour un million cinq cent mille francs, une propriété qui ne trouvait pas, depuis plusieurs années, d'acquéreur à six cent mille francs. Cela c'est du commerce. Mais peut-on encore appeler commerceces neuf cents millions qui tombent du ciel ? Précieux Bokassa !

Il est parfaitement permis maintenant d'extrapoler, et même il le faut absolument. Bien des choses alors s'éclairent. Le sacre, par exemple, cent millions de francs lourds, qui peuvent se répartir en vingt-cinq millions de coût probable réel, marges bénéficiaires normales comprises, ce qui serait déjà une excellente opération d'exportation française, et soixante-quinze millions de manne miraculeuse pour qui a eu l'idée géniale de conseiller à Bokassa de s'habiller en Napoléon. Car rien ne permet de penser qu'il y a eu, pour ce carnaval, appel d'offres et concurrence sur le prix, comme on doit le faire, théoriquement, dans une économie libérale. Mais rien ne se fait, en Afrique, comme ailleurs. Ainsi, des experts financiers, envoyés en Centrafrique à la suite d'une demande de fonds, découvrent qu'il n'y a dans la comptabilité de l'Etat centrafricain, aucun livre, aucun chiffre. On mettra en cause l'impayable incurie nègre, mais pourtant ce ne sont pas les conseillers techniques qui manquent. Cette absence témoigne surtout de la nécessité, capitale pour certains, que personne ne sache exactement combien Bokassa paye quoi et à qui.

La « combine Bokassa » est doublement géniale. Fructueuse matériellement elle l'est encore plus « moralement », si on peut dire. L'image de l'Afrique s'en trouve dépréciée, ridiculisée, haïe même, quand on affirme au contribuable que ce sont ses sous qui financent tout cela, et c'est vrai; mais on ne lui dit pas dans quelles poches ils aboutissent indûment. Ce genre de commerce avec les dirigeants africains est un des secrets les mieux gardés qui soient. Qui cela pourrait-il intéresser, en effet ? Les peuples africains sont bâillonnés. Malheur à qui ose parler ! Les grandes consciences occidentales sont myopes. Habiles à dénoncer la moindre vétille, quand elle se trouve, ou sous leur nez, ou dénoncée déjà par tout le monde, elles n'ont aucune perspicacité dans le domaine lointain et inexploré [PAGE 37] de la nouvelle morale africaine à l'usage des amis des chefs africains.

Car ils ne manquent pas d'amis toujours prêts à se gaver à leur table, quitte à se gausser ensuite de leurs festins et de leurs splendeurs, sans chercher à savoir ce qu'il y a derrière cette mise en scène. Quelle est la force qui tient debout ces pouvoirs ? Ils ne sont pas issus de la tradition, qui est capable de justifier n'importe quel abus. Ils ne sont pas le produit de l'opinion d'un groupe dominant capable de s'imposer à une majorité par les moyens modernes de conditionnement psychologique. Ils ne peuvent subsister que dans l'indifférence des uns et la dissimulation des autres; indifférence et dissimulation qu'on croit sans limites quand elles ont réussi quelque temps, mais le sang innocent finit par crier assez fort pour se faire entendre. L'horreur qui n'avait pas d'existence, parce qu'elle n'avait jamais été dite, fait irruption tout à coup dans la réalité. Les langues se délient. On apprend[3] que, lors d'une fête à Bangui en 1970, Bokassa, devant ses hôtes, diplomates et journalistes européens, frappait les miséreux qui essayaient de recueillir des miettes du festin. Un spectateur de cette scène, professionnel de l'information, la raconte dans son journal... en juin 1979, avec la meilleure bonne conscience qui soit. On l'étonnerait beaucoup sans doute en lui disant que le pouvoir de Bokassa de battre des centrafricains était très exactement fondé sur le pouvoir de la presse de taire ce qu'elle voyait. Bokassa en effet, ne pouvait que se sentir encouragé par ce silence. Il est facile de museler sur place les esprits tant soit peu critiques, Le malheur des Africains veut que ceux dont leur sort dépend, en fait, se sentent parfaitement étrangers à la question, qui n'est pour eux que prétexte à digressions moralisatrices, quand le spectacle exotique devient par trop sanglant.

BEVUES ET BAVURES

Dans un tout autre ordre d'idée, on peut juger du malaise d'un peuple soumis à des pouvoirs qui lui sont extérieurs, à travers la mésaventure de Traoré Biny, venu passer un doctorat de IIIe cycle à Bordeaux et vivant une sorte de rejet humiliant de la part du système. Il y a, quoi qu'on en dise, [PAGE 38] dans son récit[4], plus que la rancœur d'un candidat malheureux, pour plusieurs raisons. D'abord parce qu'en ce domaine l'échec est aussi rare que le génie, c'est tout dire. Rite initiatoire plus qu'examen sélectif, la thèse doit témoigner non seulement de l'étendue des connaissances, mais de la capacité à les dominer tant soit peu. C'est un autre point, incongru, qui a perdu Traoré Biny. La langue française lui joue de mauvais tours qui menacent, non pas l'intelligibilité de sa pensée, mais la correction orthographique de l'écriture, défaut qui a été jugé rédhibitoire. Point de vue parfaitement défendable, mais on peut se demander si Traoré Biny n'a pas été piégé dans un jeu dont il ne connaissait pas les règles essentielles, toujours tacites dans une culture donnée, et s'il n'a pas signifié, par ses bévues, plus sa qualité d'étranger à la culture française que son indignité intellectuelle.

On peut se demander également si le système a rejeté Traoré Biny, en prenant soin de l'humilier, parce qu'il faisait trop de fautes d'orthographe, ou parce qu'il avait trop de caractère. Pour l'une et l'autre raison probablement. Ces deux défauts, pardonnables séparément, ont quelque chose d'insupportable lorsqu'ils sont associés. Se scandaliser des atteintes à la langue masque le scandale, beaucoup plus grave, des atteintes à la pensée qui sévit en Afrique. Un Hassan II, vitupérant le mauvais français des enseignants dans un pays où règne la liberté d'expression que l'on sait, fait rire. Le purisme n'est pas condamnable en soi, certes, mais si l'Université française est si pointilleuse avant d'accorder son label à tel ou tel produit qui répond, ou non, à ses critères, elle devrait également se soucier de ne pas accorder sa caution à des parodies de vie intellectuelle sous le règne de la censure. On voit d'éminents universitaires français se flatter d'être reçus chez tel ou tel dignitaire africain dans les geôles duquel pourrissent des lycéens ou étudiants coupables d'avoir rédigé ou distribué un tract. Au retour ils s'étonneront qu'on dise tant de mal de ce dictateur, affirmant que, quant à eux, ils ont été « bien reçus » et qu'ils n'ont « rien vu ». Cette naïveté est digne d'enfants de cinq ans, elle est pourtant courante chez plus d'un « spécialiste » de l'Afrique, quittant l'hiver parisien pour une mission culturelle sous les tropiques et, entre le palace à air conditionné, [PAGE 39] les limousines présidentielles et les réceptions à l'ambassade de France, rédigeant un rapport sur le rayonnement de la langue française en Afrique.

Comment cette langue française s'y prend pour rayonner, on peut s'en faire une idée par quelques faits, sordidement matériels, mais qui, plus qu'un pompeux discours, pourront éclairer le contexte dans lequel on devient un bon, ou un mauvais, francophone. Si vous avez la curiosité de lire le catalogue des Presses Universitaires de France, par exemple, vous constaterez que le droit de reproduire tous les textes scientifiques : histoire, géographie, etc., intéressant l'Afrique a été cédé à une certaine société « Kraus Reprint », domiciliée au Liechtenstein. Cette cession s'explique par les maigres tirages de ces ouvrages, dus à la très petite clientèle universitaire intéressée. « Kraus reprint » serait-elle une société philantropique ? Pas du tout, cette société fait, de ces textes, des tirages très limités mais qui appartiennent à la catégorie dite « de luxe ». Outre que cette catégorie échappe aux règles habituelles des droits des auteurs, et cela permet bien des manipulations douteuses, elle procure de fructueux bénéfices. Les universités et étudiants africains se voient donc contraints d'acheter 200 F ce qui coûtent 50 F dans une édition universitaire courante, déjà inabordable à beaucoup. Il en résulte, évidemment, une raréfaction extrême des livres qui se trouvent à la disposition des étudiants, et un gaspillage aberrant des maigres ressources consacrées à la culture. Ce genre de commerce n'est possible évidemment qu'en Afrique, dans aucun pays européen la soif de culture n'accepterait ces conditions draconiennes pour trouver à s'étancher.

Un autre procédé « élégant » pour diffuser la culture en Afrique consiste à faire, avec les diverses œuvres d'un auteur, un montage de deux cents pages assorties de quelques dizaines de ligues de commentaires. Vous avez là un ouvrage original et une application du « droit de citation », qui est gratuit ou presque. Le livre est promis à une large diffusion, car l'œuvre, ainsi découpée, s'est trouvée aseptisée, et ne se heurte donc pas à la censure. N'allez pas demander aux éminents universitaires français, auteurs de ce travail, s'ils savent ou s'ils ignorent que les textes ainsi traités ne sont pas accessibles, dans leur intégralité, aux étudiants africains qui désirent les connaître, et qu'ils se prêtent donc à une escroquerie intellectuelle et matérielle, [PAGE 40] ils vous répondront que vous avez des raisonnements politiques, quant à eux, ils se soucient uniquement d'enseigner le français aux Africains.

Un troisième procédé pour élever le niveau intellectuel des élèves africains consiste à « rewriter » les textes censés les intéresser, pour les mettre à leur niveau. Là aussi le « rewriting » circulera massivement et permettra l'interdiction en douceur de l'œuvre originale, mais il s'agit, n'est-ce pas, que les Africains apprennent l'orthographe et pas à se poser des questions oiseuses.

Ce genre de détails – il y en aurait bien d'autres – permet de mieux cerner ce qu'est la vie intellectuelle et universitaire en Afrique, assujettie aux impératifs du lucre et de la censure, une affaire juteuse pour beaucoup, une asphyxie intellectuelle pour les étudiants africains qui n'ont accès qu'à des textes rarissimes, surpayés, tronqués ou falsifiés. En revanche, ils sont abondamment submergés par des manuels, morceaux choisis et autres thèses qui leur prédigèrent leur propre culture, de façon à ce qu'ils n'en régurgitent, dans leurs travaux, que les poncifs les plus inoffensifs. Le moins qu'on puisse dire est que de telles conditions ne favorisent pas la fécondité et l'épanouissement intellectuels. Mais si les productions africaines sont, la plupart du temps, d'une morne stupidité, on aura gagné sur un tableau de plus. Vous voyez bien que ce ne sont pas des intellectuels ! Tout ce qu'on leur demande, c'est d'avoir, au moins, de l'orthographe !

C'est dans ce contexte qu'il faut se replacer si on veut comprendre la situation et les maladresses de Traoré Biny. Il ne s'agit pas d'exiger qu'on brade un diplôme, il s'agit de ne pas masquer, par la disgrâce d'un individu, l'échec d'un système qui ne s'impose pas toujours comme parfaitement respectable. Si on a bien fait comprendre à Traoré Biny qu'il n'était pas un « héritier » de la culture parce qu'il était dépourvu des « bonnes manières » que sont le respect du trait et du guillemet, de l'accord et de l'accent – toutes choses qui s'acquièrent sans même y penser quand on baigne dans un milieu de large diffusion du livre, et qui sont, en effet, méconnues par le néophyte qui ne voit, dans l'éblouissement de la découverte de la culture, que l'idée écrite – on a voulu aussi raboter une attitude trouvée exagérément critique. Redouter l'expression du conflit, dans une réalité culturelle qui est dans sa nature même, [PAGE 41]essentiellement conflictuelle, c'est condamner la pensée africaine à l'inexistence. La sensibilité de l'ensemble du système sur ce point précis, même si c'est inconscient du fait d'une intégration parfaitement protectrice de la bonne conscience, montre assez pourtant qu'il y a là un problème qui est loin d'être vidé et qui a un besoin vital de s'exprimer.

La phobie maladive de la contestation dans les systèmes que leur jeunesse rend fragiles ou que leur décrépitude a fissurés est le signe même de leur faiblesse. Comme cette phobie de la contestation ne peut pas toujours s'exprimer comme telle dans l'humanisme libéral, qu'elle revient à nier en fait, elle se déguise en phobie du marxisme, dont le soupçon infâmant plane dès que la fonction critique de la pensée joue pleinement son rôle. Cet esprit imprègne de façon caricaturale les instances dominantes des études africaines. Dans un colloque sur la littérature africaine, qui s'est tenu à Créteil au printemps dernier[5], on s'est gravement demandé s'il était pertinent d'étudier une œuvre africaine avec une méthode marxiste, car une telle méthode est «étrangère à l'Afrique». Pour que la sollicitude des spécialistes patentés que tracasse un tel problème ne chôme pas, on peut leur proposer, pour leur prochain colloque, de se demander si on a le droit de publier une œuvre africaine sur du papier non africain.

Toute discussion se trouve bientôt réduite à un académisme sans substance, peureux et replié sur lui-même dans la célébration rituelle de sa propre perfection. Une question immanquablement posée par les juges des Africains qui s'exercent à penser, est la suivante : comment peut-on « dire du mal » d'un pays dont on parle la langue ? Si vous proposez le bonnet d'âne pour celui qui pose une pareille question, c'est que vous ne comprenez rien à la logique. Ainsi devrait-on également interdire à tout véhicule à roues de participer à une action contre la Chine, la roue étant d'invention chinoise, à ce qu'il paraît. Cet instinct de propriété appliqué à la langue a quelque chose de ridicule par l'impuissance même à laquelle est fatalement réduite une telle prétention. Tel ponte qui sévit dans la tutelle des lettres africaines ne disait-il pas à un jeune africain congolais : « Vous qui écrivez si bien notre langue », [PAGE 42] s'attendant probablement à ce que son interlocuteur se sente flatté d'une pareille consécration. La langue est un instrument qui appartient sans discrimination à tous ceux qui s'en servent. Le moins qu'ils puissent faire est de s'en servir à l'usage qui leur convient le mieux. Cela porte même un nom, c'est la liberté de penser.

Harcelée par de multiples exigences, par de douloureuses contradictions, pressée par les urgences, entre la conquête des instruments et l'élimination des tutelles, il est impossible que l'Afrique offre le visage qu'on lui veut. Il faut même se méfier lorsqu'elle donne trop aisément satisfaction au public; trop typiquement africaine, comme Bokassa, cela finit dans la farce sanglante. Mais il est remarquable que ce soit Senghor, le champion du purisme langagier, le plus beau fleuron de la culture française, qui ait trouvé le mot juste, que la dignité et la noblesse de l'esprit, qu'il n'a pas manqué d'assimiler en même temps que le langage, lui ont dicté il a parlé de « bavures » pour désigner l'assassinat des enfants centrafricains.

Odile TOBNER


[1] Octobre-décembre 1968

[2] Dans un registre plus drôlatique, on ne peut manquer de signaler un article paru dans Le Monde diplomatique de mai 1975, sous la signature de Jacques Chevrier, maître-assistant à l'Université de Créteil. Il s'agit d'une laborieuse platitude qui montre du moins à quel degré de basse flagornerie peut descendre un aspirant mandarin en quête de sinécure. Sous prétexte d'étudier la contestation (j'ai bien dit : contestation) dans la littérature africaine francophone, Jacques Chevrier se lance dans un dithyrambe échevelé du poète-président-distributeur-de-bonnes-places de Dakar. Amour (des bonnes places), quand tu nous tiens ! Quant à la relation qui pourrait exister entre Senghor et la contestation, vous en êtes sans doute encore à la chercher, lecteur. Tout comme moi... Autre farceur malgré lui, M. Seebacher, ancien normalien ancien militant communiste, aujourd'hui mandarin à Caen, m'a-t-on dit. M. Seebacher était maître-assistant à la Sorbonne en 1961, année où j'ai soutenu devant lui, à un âge assez inhabituel, mon mémoire de D.E.S. intitulé : « L'image du Noir dans Bug-Jargal ». J'avoue que cette interminable et lassante dissertation se recommandait surtout par de nombreux développements peu tendres à l'égard du racisme hypocrite de la littérature française. Mon examinateur, M. Seebacher, ancien militant communiste, n'hésita pas à m'agresser ainsi : « Si vous ne nous aimez pas, pourquoi venez-vous dans nos universités ? » Je crois lui avoir répondu, du tac au tac : « Si vous ne nous aimez pas, que venez-vous faire dans notre Afrique ? »

[3] Fête chez M. Bokassa, Le Monde, 3-4 juin 1979.

[4] Voir ce récit dans ce même numéro.

[5] Les actes de ce colloque ont été publiés dans une revue africaine, dont j'ai oublié le nom, dirigée par Mme Decraene.