© Peuples Noirs Peuples Africains no. 10 (1979) 1-5



SOWETO SUR BANGUI OU LE SAFARI A VISAGE ATROCE

P.N.-P.A.

Nous terminions ainsi l'éditorial de notre numéro précédent (no 9, mai-juin 1979) : « C'est qu'une jeunesse nombreuse et avertie se lève, qui n'éprouve pas les terreurs de ses aînés face à la torture et aux camps de concentration, qui n'a plus les mêmes résignations, les mêmes découragements face à la répression multiforme, qui n'a plus les mêmes complexes devant les perspectives d'une action de longue haleine. Quelques périls qu'elle encoure à faire connaître sa détermination à l'opinion internationale, cette génération-là ne supportera plus la persistance de l'oppression néo-coloniale, ayant désormais appris que la tyrannie obtuse et intraitable justifie d'avance toutes les violences, persuadée par son expérience de ces vingt dernières années qu'elle est condamnée par sa situation actuelle à la mort lente, à ce type de génocide auquel l'entreprise bantoustanesque voue les jeunesses sœurs de l'Afrique australe soumises à la loi de fer de l'Apartheid. »

On ne nous croira peut-être pas, mais ces lignes étaient écrites et l'éditorial envoyé à la composition quand a éclaté comme un coup de tonnerre l'affaire des écoliers centrafricains massacrés par les soldats et la police du soudard qui, à Bangui, se prend pour un empereur.

En effet, et comme nous l'affirmions dans le même [PAGE 2] éditorial, il n'est nul besoin d'aucune magie ni même d'aucune clairvoyance particulière pour prédire le pire à l'Afrique dite francophone. Parodiant un mot d'auteur, on peut proclamer que désormais le pire est toujours sûr pour nos malheureuses populations. La plus monstrueuse prophétie, la plus désastreuse, la plus calamiteuse se révèle, le moment venu, inférieure à la réalité.

Ainsi, un chef d'Etat africain, protégé par la France, n'a pas hésité à ordonner l'arrestation de dizaines, peut-être de centaines d'enfants, leur supplice horrible auquel il a peut-être lui-même participé et, pour finir, leur massacre. De telles scènes ne sortent pas de l'imagination malade d'un scénariste militant du black power : ce sont des faits sur lesquels nous possédons aujourd'hui mille témoignages concordants autant que circonstanciés.

Et, répétons-le, ce nouveau massacre d'innocents a été perpétré. sous l'égide de la France, mère des arts, des armes et des lois, et sous le règne du libéral très avancé Giscard d'Estaing, lequel, quelques semaines seulement avant le crime le plus abominable, renflouait encore à coups de milliards les caisses de son pupille en déconfiture.

On a beau se persuader que toutes ces atrocités étaient bien en germe déjà dès le début dans les rapports institués par la « décolonisation » gaullienne entre Paris et les Etats de l'Afrique dite francophone, tout de même, quels abîmes prédire maintenant ? On est saisi de vertige. Il faut pourtant garder les yeux grand ouverts malgré tout.

Un autre thème nous est cher, à Peuples noirs-Peuples africains, thème auquel, après les événements de Bangui, nous tenons plus que jamais, malgré la perplexité de certains de nos amis : c'est la similitude frappante des situations, des événements et des comportements en Afrique du Sud et dans ces Républiques francophones que nous appelons, à juste titre, des bantoustans à la française.

C'est vrai que, à Soweto, c'étaient des soldats blancs qui, de la plate-forme de leurs camions roulant à l'allure qui convenait, tiraient froidement sur des écoliers noirs attroupés innocemment au bord de la chaussée et en faisaient un stupéfiant carnage. C'est vrai que, à Soweto, ce sont des soldats blancs qui, descendus de leurs camions, venaient achever d'un coup de pistolet à la tempe le jeune blessé noir pelotonné dans la poussière.

Pourtant, les brutes qui, sur ordre de Bokassa, ont exterminé [PAGE 3] des dizaines d'écoliers centrafricains, diffèrent-elles vraiment des soldats blancs sud-africains ? N'est-ce pas, à la couleur de la peau près, la même soldatesque abrutie, mécanique, comme droguée à force de haine raciste ou de zèle prétorien, en un mot déshumanisée, soigneusement conditionnée par le capitalisme pour servir de rempart aux taux de profit les plus exorbitants de la planète ?

D'ailleurs, la garde « impériale », le principal bourreau des écoliers centrafricains, ne jouit-elle pas précisément chez Bokassa des privilèges qui rappellent fâcheusement ceux des Blancs en Afrique du Sud ? Au contraire des autres employés de ce que l'on ne peut plus appeler sans dérision l'Etat centrafricain, toujours en retard de plusieurs mois dans leurs salaires, les gardes touchent, eux, leur solde régulièrement. Ils sont recrutés exclusivement dans l'ethnie de « l'empereur ». Ils sont autorisés à rançonner, maltraiter, terroriser les populations et même à les massacrer impunément; et, bien entendu, ils ne s'en privent pas.

Tout cela ne vous rappelle-t-il rien ?

Cette reproduction irrésistible des formes du modèle sud-africain n'est-elle pas le signe d'une parenté plus profonde ?

Et l'« empereur » Bokassa lui-même, qu'est-il donc au juste ?

M. Robert Cornevin, l'illustre Cornevin (dans le sens où l'autre disait « L'illustre Gaudissart »), africaniste distingué (par lui-même), vous assurera que l'« empereur », fidèle à la tradition de notre culture, est l'archétype du chef africain, gouvernant avec l'autorité jalouse et exclusive qu'exerce un père sur sa famille, peu soucieux de rendre compte à personne de ses actes, donc hostile à toute opposition.

Mais l'illustre Robert Cornevin a trop intérêt à la diffusion de ce genre de discours pour que nous l'en croyions.

Le modèle dont s'inspire le reître de Bangui, ce n'est pas le chef traditionnel africain, que Bokassa n'a jamais connu, pour la raison que la colonisation les avait tous exterminés, au moment où le futur empereur est venu au monde. En 1979, malgré les vingt ans de nos «indépendances», la présence en Afrique de l'Occident ne peut supporter aucune véritable incarnation de l'authenticité africaine. Qu'on imagine donc quelle pouvait être l'intolérance des conquérants, quand leur frénésie destructrice pouvait se déployer sans rencontrer d'obstacle, sans complexe.

Le vrai modèle de Bokassa, c'est le vieil adjudant [PAGE 4] alcoolique français qui commandait le poste militaire le plus proche de son village natal et dont le jeune Bokassa dut admirer en même temps que l'uniforme l'autorité cassante, les formidables colères, la réputation de virilité qui en faisaient le héros des palabres de veillée dans les hameaux et les bourgs. Les Africains qui sont nés et ont grandi dans l'ambiance de la colonie connaissent ces choses-là d'expérience, donc mieux que tous les illustres Robert Cornevin, et autres africanistes distingués (par eux-mêmes). Bokassa n'a pas d'autre culture que celle de la colonisation et de l'armée françaises.

Dans la cervelle d'oiseau de Bokassa, l'adjudant colonial s'est plus tard idéalisé en Napoléon, mais de toute façon quelle peut être la réelle capacité d'identification à son modèle chez un homme vigoureusement tenu en main par une vraie maffia où figurent certains proches et même des proches parents de Giscard d'Estaing ? Qui peut encore parler sérieusement du libre arbitre de l'« empereur » ?

A tous égards, Bokassa, c'est la France, c'est-à-dire Giscard d'Estaing; les crimes de Bokassa sont la face cachée du libéralisme avancé; l'infanticide de masse de Bangui, c'est le giscardisme à visage atroce. Ces vérités-là font trop mal, trop peur. Aussi à peu près personne dans la presse n'a osé les énoncer aussi crûment.

Une diversion facile s'offrait au chauvinisme pleutre des media, l'indignation démagogique et récupératrice : tout le monde s'y est précipité goulûment. Chacun a fait mine tout à coup de découvrir le monstre et ses horreurs. Amnesty International lui-même, pour la première fois, a osé pointer un index accusateur sur un protégé africain de Paris.

Mais pourquoi avoir attendu si longtemps ? Dira-t-on, comme les Allemands au lendemain de la disparition d'Adolf Hitler : « Nous ne savions pas » ? Quel Africain le croirait ?

Pour ne citer qu'une publication de grande diffusion et de haut niveau moral, il ne s'écoulait guère de mois, depuis 1970 environ, sans que Le Canard Enchaîné, publie au moins un écho, assez souvent d'assez longs articles, plusieurs fois une véritable étude sur les méthodes particulièrement cruelles de gouvernement de l'Ubu sanglant de Bangui.

Quant aux rumeurs, il en courait cent fois plus qu'il n'est nécessaire pour déclencher enquêtes et campagnes contre un pays de l'Est ou une république sud-américaine. [PAGE 5]

De la sorte, entre M. Galley, ministre de la Coopération, qualifiant froidement l'infanticide de masse de son ami Bokassa de pseudo-événement et la révolte trop tardive et trop habile du Monde, nous ne voyons guère d'autre distance que le voile de l'hypocrisie.

P.N.-P.A.