© Peuples Noirs Peuples Africains no. 9 (1979) 124-136



PLAIDOYER POUR LA CONSTRUCTION DES ETATS-UNIS D'AFRIQUE

Christian-Jacques PARACLET

« Nous devons avoir sans cesse devant les yeux notre but ultime, les Etats-Unis d'Afrique, parmi toutes les perplexités, pressions et flatteries auxquelles nous nous heurtons, afin de ne pas nous laisser distraire ni décourager par les difficultés et les pièges qui nous attendent à n'en pas douter. »...

Ainsi s'exprimait N'Krumah[1]. Il est cependant fort regrettable qu'il n'en soit pas ainsi.

Il semble en effet très opportun de relancer le débat sur les Etats-Unis d'Afrique qui a cessé avec la disparition de N'Krumah. La relance de ce débat est inspirée par le fait que l'avenir de l'Afrique et celui du Monde noir sont liés à la constitution de cette immense entité territoriale, économique et politique que pourraient représenter les Etats-Unis d'Afrique. Elle est également la condition sine qua non de l'érection de l'Afrique en centre de pouvoir dans le monde.

Référons-nous encore à N'Krumah, car l'on ne répétera jamais assez que bien qu'il se soit en partie inspiré de la pensée marxiste/léniniste, l'Afrique et le Monde Noir ont [PAGE 125] plus à attendre de la pensée n'krumiste que de l'idéologie marxiste/leniniste car les préoccupations et les « intérêts » de Marx et de Lénine pour le continent noir n'avaient pour fondement que les intérêts bien compris de l'Allemagne et de l'Union Soviétique.

Il apparaît très facile d'avoir une conception manichéenne du monde, cependant celui-ci se présente de façon infiniment plus complexe que les idéologies ne le laissent paraître.

Nous devons donc toujours garder à l'esprit que les idéologistes ne sont que des écrans de fumée derrière lesquels se cachent des intérêts économiques. De ce fait, gardons-nous de tout dogmatisme, observons une attitude pragmatique à l'égard des idéologies concurrentes en Afrique et des puissances qu'elles incarnent. Nous sommes en présence d'un monde où la lutte des civilisations est le moteur de l'histoire, contrairement à ceux qui pensent que le moteur en est la lutte des classes.

Les événements actuels en Afrique sont riches d'enseignements à ce sujet. Nous sommes en présence de trois puissances qui se livrent bataille sur le continent pour y détenir le pouvoir (Etats-Unis, Union Soviétique, Europe).

Si les impérialismes américain et européen sont dénoncés avec juste raison, l'impérialisme soviétique semble, pour beaucoup, susciter moins de méfiance soit par sophisme soit par paralogisme. Nous devons nous mettre à l'évidence, expérience oblige, que les slogans idéologiques d'importation ne paient pas, le développement économique exige des moyens plus concrets, des hommes compétents et nous sommes assez bien placés pour savoir que cette compétence s'achète, donc le développement nécessite des capitaux avec lesquels il est possible de développer l'agriculture, acquérir des usines et de la technologie qui sont indispensables à la croissance économique du continent noir.

Nous avons les exemples récents de la Guinée et d'un pays extra africain tel que la Chine qui se sont enfin aperçus que les slogans « révolutionnaires » sont inopérants pour le développement économique et que les capitaux et la technologie même étrangers sont beaucoup plus efficients.

Ce qui est le plus frappant, c'est de constater que l'Union Soviétique qui prétend détenir le leadership mondial de la lutte contre l'impérialisme n'agit guère différemment que les autres puissances notamment en Afrique.

Nul n'ignore qu'il existe une intense coopération entre [PAGE 126] les Etats-Unis d'Amérique et l'Union Soviétique dans les domaines : bancaire, industriel, technologique et scientifique.

En effet, dans certains secteurs, le fossé technologique entre les Etats-Unis d'Amérique et l'Union Soviétique atteint vingt à vingt-cinq ans. Dans le domaine informatique (mini computers) par exemple.

L'intérêt soviétique pour une coopération accrue avec les Etats-Unis est motivé par le fait que de larges secteurs pauvres en technologie sont d'une importance vitale pour l'économie soviétique. L'exploitation des immenses ressources naturelles de la Sibérie par des capitaux américains est l'un des objectifs importants des dirigeants soviétiques.

Ainsi la Chase Manhattan Bank, l'Eximbank, la Bank of America seront les grands financiers de l'exploitation des richesses sibériennes. D'autre part, l'intérêt des camarades révolutionnaires soviétiques pour les finances capitalistes est évident par le fait qu'en 1919, les Soviétiques créèrent à Londres la Moscow Narodny Bank qui demeure actuellement propriété exclusive de l'Union Soviétique. En 1921, ils ouvrirent à Paris la Banque Commerciale pour l'Europe du Nord qui fut d'ailleurs à l'origine de la création du marché de l'eurodollar. Elle est également le plus important établissement bancaire étranger installé à Paris. Deux fois et demie plus important que son suivant, la Bank of America, la Canadian Imperial Bank of Commerce, la Morgan Guaranty Trust, la First National City Bank of Chicago.

Nous ne devons pas ignorer que les firmes multinationales occidentales bénéficient de sérieux avantages en opérant dans le bloc soviétique : des salaires bas, de longues heures de travail, une main-d'œuvre disciplinée, très qualifiée et jamais en grève.

Nous devons savoir aussi qu'en 1974 a eu lieu la rencontre spatiale Appolo-Soyouz, qu'en 1977 des océanographes et météorologues américains et soviétiques se sont rencontrés aux Antilles pour réaliser des expériences de météorologie tropicale.

Qu'en 1978, les Américains ont envoyé aux Soviétiques du matériel hautement spécialisé pour des recherches en magnéto-hydro-dynamique. Dernièrement, c'est l'Académie des Sciences des Etats-Unis qui a proposé aux Soviétiques une collaboration dans l'exploitation des planètes.

Par ailleurs, les Soviétiques ont demandé à l'Aérospatiale [PAGE 127] française de les aider à résoudre les problèmes techniques du Tupolev 144, le « Concorde » soviétique.

Nous pouvons ainsi constater à la lumière de ces faits, que l'Union Soviétique qui a une soif de capitaux et de technologie américains et européens ne s'embarrasse pas de ses propres théories officielles, qui ne sont en fait que des articles d'exportation à destination des pays en voie de développement, pour obtenir les capitaux et la technologie dont elle a tant besoin.

Elle a ainsi recours à la coopération financière, industrielle, scientifique et technologique avec les trusts bancaires, les firmes multinationales et les centres de recherche scientifique et technologique américains et européens tant « dénoncés » dans son verbalisme de propagande.

Tout cela bien sûr n'est pas sans poser quelques énigmes théoriques et idéologiques fort intéressantes.

Il semble donc que poser le problème des relations internationales en termes manichéens et simplifiés d'une rivalité USA/URSS, est une option erronée.

Les événements nous incitent plutôt à raisonner en termes de collusion/rivalité USA/URSS où tantôt la collusion, tantôt la rivalité l'emporte en fonction de l'espace et du temps. Nous pouvons affirmer que dans l'espace continental africain, la collusion USA/URSS est « dominante » et la rivalité est « récessive » pour la raison évidente que la balkanisation du continent Noir est inscrite dans la stratégie commune des deux superpuissances et même de la troisième puissance en formation, l'Europe qui tente de s'introduire dans ce jeu à deux joueurs pour en être le troisième.

Nous savons très bien que la carte d'entrée dans ce jeu est représentée par le potentiel industriel, financier et technologique de chaque joueur. Or il apparaît que le contrôle du continent africain en raison de ses ressources naturelles est une des conditions permissives de la position hégémonique d'un des joueurs dans ce jeu.

Etant donné la situation, force est de constater que face à ces trois puissances balkanisatrices, une nécessité impérieuse s'impose à l'Afrique, celle de la construction des Etats-Unis d'Afrique, car réalisme oblige, l'époque actuelle est celle des blocs, des « économies continentales ».

L'avenir de l'Afrique se joue dans l'affrontement économique international et dans sa capacité à s'unir qui seule [PAGE 128] peut lui permettre de relever le défi économique mondial.

Les dirigeants africains ne doivent pas oublier les règles implacables des « économies d'échelle » que sont les avantages et les marchés potentiels liés à la dimension des entreprises et des espaces économiques. Ces avantages sont :

    – l'abaissement des coûts de production
    – les gains de productivité

De ce fait des regroupements industriels sur le plan de la production et de la vente à l'échelle continentale sont nécessaires. Il y a donc beaucoup à faire et même tout à construire : l'Afrique industrielle et agricole, l'Afrique monétaire, l'Afrique des Transports et des Télécommunications, l'Afrique de la Santé, l'Afrique de la Culture, de la Science et de la Technologie, l'Afrique de la Justice, des Droits de l'Homme et du Citoyen, mais aussi hélas, l'environnement international l'impose : l'Afrique Militaire.

A l'ère des firmes multinationales qui étendent leurs tentacules sur toute la planète, et en Afrique en l'occurrence, il est temps de répondre et de faire face à l'expansion économique des firmes multinationales, non pas en les rejetant systématiquement car rappelons-nous que le goulot d'étranglement majeur de l'économie africaine est sa carence en capitaux et en technologie d'une part, et d'autre part, la déviation de ces capitaux vers des investissements improductifs ou l'exode vers les espaces financiers occidentaux; mais dans une première phase, en assimilant leurs technologies industrielles, financières et managériales.

Puis dans une deuxième phase en créant sur le continent noir les équivalents technologiques et financiers de ces firmes multinationales étrangères.

En effet, comment est-il possible pour l'Afrique de neutraliser l'effet de domination créé par des firmes telles que : Exxon, Royal Dutch, Texaco, Mobiloil : en ce qui concerne le pétrole; Unilever, Nestlé, Swift, General Food (alimentation); US Steel, Nippon Steel, British Steel (sidérurgie); BASF, Foechst, Bayer, Ici, Dow Chemical Rhône Poulenc, Pechiney (chimie/pharmacie); General EIectric, Westinghouse, Hitachi construction électrique); IBM (informatique); Philips, ITT (télécommunications/électronique); General Motors, Ford, Volskwagen, Daimler Benz, Renault, [PAGE 129] Toyota (automobile) ; Boeing, McDonnel-Douglas (aéronautique); Mac Graw Hildl, Hachette (édition); Cinema International Corporation, Warner Columbia Film (distribution cinématographique); United Press International, Associated Press, Agence France Presse, Reuter (information); Chase Manhattan Bank, Morgan Guaranty Trust, Chemical Bank, Bank of Ainerica, Paribas, BNP (groupes bancaires); si ce n'est qu'en créant des réseaux industriels et bancaires africains équivalents aux réseaux occidentaux, en liaison étroite avec le lobby Afro-américain, et en constituant un bloc compact et rigide afin de disposer d'un potentiel de négociation permettant de rivaliser avec les firmes multinationales occidentales, en position de force.

Il est certain que des obstacles s'opposeront à toute unification du continent, à commencer par les puissances susnommées; nous n'ignorons pas non plus que les problèmes politiques, les rivalités ethniques, confessionnelles et les nationalismes exacerbés constituent des handicaps potentiels à l'unification de l'Afrique. L'élément fondamental de la problématique de la construction des Etats-Unis d'Afrique reste celui de la volonté politique des dirigeants et des intellectuels africains de construire l'Etat Fédéral Africain.

Nous ne pouvons que regretter que trop peu de chefs d'Etat et d'intellectuels africains fassent cas de la nécessité impérieuse de la construction des Etats-Unis d'Afrique, ou si elle est évoquée, ce n'est que sur le bout des lèvres.

Nous devons cependant noter le remarquable ouvrage de Kamanda wa Kamanda[2] dans lequel il dresse un plaidoyer en faveur de l'intégration économique africaine sans cependant s'avancer sur le concept d'Etats-Unis d'Afrique qui est beaucoup plus explicite car il pose les jalons de l'objectif, certes vaste mais précis, à atteindre, qui est que tous les Etats africains que nous connaissons actuellement ne soient plus des Etats au sens du droit international, mais qui devraient transférer leur souveraineté internationale au profit d'une instance supérieure : l'Etat Fédéral Africain qui pourrait être incarné durant une période provisoire par l'Organisation de l'Unité Africaine.

En ce qui concerne l'Organisation de l'Unité Africaine, s'il est vrai qu'elle s'efforce avec d'énormes difficultés de [PAGE 130] maintenir une certaine cohésion entre ses membres, il semble que trop peu d'actions concrètes soient entreprises dans le sens de la conscientisation des élites et des masses quant à la nécessité et à la possibilité de la formation des Etats-Unis d'Afrique, et aussi quant à la formation d'une conscience collective africaine. Pourtant l'ère dans laquelle nous vivons nous offre les moyens technologiques pour faciliter les relations entre les peuples et les Etats africains :

    – réseaux de télécommunications par satellite
    – informatique
    – transports aériens, maritimes, ferroviaires, routiers, etc.

Toujours à propos de l'Organisation de l'Unité Africaine, on ne peut que déplorer son manque d'autorité et son incapacité à s'imposer comme moteur de l'intégration économique et politique en Afrique, à faire prévaloir auprès des dirigeants africains la nécessité de la supranationalité gouvernementale et à faire émerger la volonté politique indispensable à la construction des Etats-Unis d'Afrique, car nous ne répéterons jamais assez que la solution efficace aux problèmes économiques africains passe nécessairement par la construction d'une structure organisationnelle et décisionnelle intégrée au niveau continental et ayant pour fonction de pratiquer des politiques industrielle, monétaire, agricole, sanitaire, culturelle, d'enseignement, de transport et de télécommunication, de recherche scientifique, militaire concertées à l'échelle africaine.

Ainsi, ces faiblesses de l'Organisation de l'Unité Africaine nous amènent à nous interroger sur son rôle effectif : n'est-elle pas en train de se fossiliser ?

L'actualité africaine est pleine de contradictions quant à la volonté politique unitaire :

Nous en voulons pour preuve la récente expulsion des béninois du Gabon, les irrédentismes marocain et somalien à propos du Sahara Occidental et de l'Ogaden, les revendications territoriales de la Libye sur le Tchad ainsi que les troubles ethno-politiques qui secouent ce dernier.

Tout ce fatras de contradictions nous laisse certes sceptiques quant à la volonté politique de la construction des Etats-Unis d'Afrique, cependant il y a fort heureusement d'autres événements qui ont des fondements économiques et qui en dépit des divergences politiques des acteurs, [PAGE 131] laissent la place à un certain optimisme : nous pouvons citer les exemples de la normalisation des relations entre le Zaïre et l'Angola, deux pays qui sur le plan économique semblent très prometteurs pour l'Afrique, compte tenu de leurs richesses naturelles.

A noter aussi la tentative du Soudan et de l'Egypte[3] de s'intégrer politiquement et économiquement et enfin, la réconciliation de la Guinée avec ses deux voisins, la Côte d'Ivoire et le Sénégal par l'entremise du Libéria.

Un autre exemple nous semble être un test de la volonté politique des Etats africains à s'unir, c'est celui de la compagnie aérienne Air Afrique qui a été constituée en 1961 avec la participation de onze Etats, afin de mieux supporter les contraintes économiques qu'exige une telle entreprise et aussi dans le but de participer au développement d'une politique d'unité africaine.

Deux Etats se sont retirés depuis (le Gabon et le Cameroun) pour créer leur propre compagnie.

Actuellement, on ne compte pas moins de quarante compagnies aériennes africaines dont on peut se demander si les comptes d'exploitation sont réellement positifs.

Pour ne prendre que l'exemple des compagnies aériennes, nous voyons qu'il y a là une perte considérable d'énergie et de capitaux due aux petites ambitions micronationales, aux politiques chauvines de prestige mal placé. Bref, l'intérêt supérieur de l'Afrique à long terme est sacrifié au profit des nationalismes à courte vue. Tout ceci constitue un frein considérable à la croissance économique de l'Afrique qui ne peut se faire réellement que dans un contexte continental.

Nous pouvons en effet constater que l'exiguïté spatiale et démographique de certains Etats constitue des obstacles à l'industrialisation rentable.

Quant à la question du choix politique et stratégique qui s'impose à l'Afrique, il semble qu'une coopération intense avec les Etats-Unis d'Amérique et le Brésil qui sont les pôles économiques les plus importants du continent américain soit une option raisonnable car comme chacun le sait, ces deux Etats sont des extensions de l'Afrique sur le continent américain; n'oublions pas qu'environ soixante millions de [PAGE 132] fils de l'Afrique peuplent le continent américain du nord au sud en passant par les Antilles.

Il n'est plus à démontrer que la présence d'un puissant lobby noir aux Etats-Unis constitue un atout majeur pour le continent africain dans la mesure où ce lobby peut être le garant américain des intérêts africains aux Etats-Unis et dans le monde.

Il est certain que toutes les conditions nécessaires et suffisantes pour que la communauté Afro-américaine garantisse les intérêts africains aux Etats-Unis ne sont pas réunies, car nous pouvons constater que le lobby noir n'a pas suffisamment d'assise sur l'échiquier économique et politique américain.

Mais c'est précisément en renforçant la coopération politique, industrielle, scientifique et technologique entre l'Afrique et les Etats-Unis que se renforcera l'influence du lobby Afro-américain à l'intérieur des Etats-Unis, et qui par voie de conséquence, pourra influencer la politique américaine en Afrique.

A l'heure actuelle les Noirs américains se préoccupent sérieusement de cette problématique, la matérialisation récente de cette préoccupation est l'initiative de la création d'une organisation ayant pour objectif d'influencer l'attitude des Etats-Unis à l'égard de l'Afrique, des Caraïbes et des diverses autres régions peuplées de Noirs.

Cette organisation qui répond au nom de Transafrica a vu le jour à la suite de la Conférence des Leaders Noirs sur l'Afrique qui s'est tenue à Washington en septembre 1976.

Sa philosophie semble très empreinte de nationalisme, ses sources de financement sont exclusivement Afro-américaines. En ce qui concerne les échanges commerciaux entre les industriels et commerçants Noirs américains et leurs homologues africains, ils sont à l'heure actuelle négligeables.

Cependant une prise de conscience est née et par conséquent un effort est entrepris dans les milieux Afro-américains en vue de remédier à cette situation caractérisée par une insuffisance organisationnelle.

    – manque d'information sur les possibilités d'investissement.
    – insuffisance des institutions financières noires dans le commerce international.
    – manque de coopération entre les chefs d'entreprise noirs. [PAGE 133]

Malgré les difficultés qui surgissent, nous serions bien mal inspirés de nous avouer vaincus, car les possibilités de renforcer les relations industrielles et commerciales entre les entrepreneurs africains et Noirs américains existent.

En conclusion, il apparaît que, outre la nécessité de la construction des Etats-Unis d'Afrique qui obéit en fait à la rationalité économique et politique, apparaît une autre nécessité, celle d'une coopération très étroite entre l'Afrique et les Etats-Unis d'Amérique, qui permettra au lobby Afro-américain d'accroître son influence économique et politique, ce qui aura pour corollaire qu'une Afrique unie pourra par le relais de ce même lobby, influencer la politique américaine dans le sens des intérêts africains.

Nous pouvons également observer que cette stratégie n'est possible qu'avec les Etats-Unis d'Amérique car ni l'Union Soviétique ni l'Europe ne nous offrent cette opportunité stratégique que représente la présence noire en Amérique.

Christian-Jacques PARACLET

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Nous avons tenu à publier ce texte d'une qualité extrêmement discutable afin de permettre à nos lecteurs aussi bien africains qu'européens de saisir sur le vif l'absurdité caricaturale d'une idéologie qui n'a pu se répandre que dans le vide intellectuel organisé par le pouvoir néo-colonial français pour balayer toute résistance sur sa trajectoire. Le fait est qu'elle rencontre un réel succès dans plus d'une sphère de jeunes universitaires noirs, notamment parmi les jeunes cadres de la bourgeoisie compradore africaine, et encore davantage parmi les hauts fonctionnaires, dépolitisés comme tous les technocrates dignes de ce nom, des dictatures francophiles.

Contrairement aux idées reçues, le plus scandaleux ici n'est pas le couplet viscéral sinon primaire anti-soviétique et anti-communiste. Seuls les aveugles et les sourds volontaires pouvaient ignorer qu'à force d'opportunisme dans sa diplomatie africaine, à force de soutenir des dictateurs délirants ou des prétoriens sanguinaires n'ayant, au mieux, pour mérite que de réciter à tort et à travers quelques paragraphes de Marx et de Lénine (de préférence les plus [PAGE 134] inadéquats), à force de lâcher les vrais révolutionnaires africains et même de tourner sa puissance contre eux, comme on le voit aujourd'hui avec les combattants érythréens, l'U.R.S.S. devait inévitablement un jour écœurer et s'aliéner les jeunes générations africaines et noires et, par voie de conséquence, discréditer le marxisme qu'elle prétendait incarner.

Plus digne d'intérêt, plus symptomatique aussi, nous semble cette étrange myopie dont témoigne l'article de Christian Jacques Paraclet, un vieil ami de « Peuples noirs-Peuples africains » auquel il adressa des contributions dès ses premières livraisons. Les Africains originaires des Républiques dites francophones, telles que le Centrafrique (qui est d'ailleurs un Empire), le Gabon, le Cameroun, etc. ne vont pas lire sans stupéfaction une phrase comme la suivante : « Nous pouvons affirmer que dans l'espace continental africain, la collusion USA/URSS est « dominante » et la rivalité est « récessive » pour la raison évidente que la balkanisation du continent noir est inscrite dans la stratégie commune des deux superpuissances et même de la troisième puissance en formation, l'Europe, qui tente de s'introduire dans ce jeu à deux joueurs pour en être le troisième. »

A quoi bon, après avoir lu ceci, s'évertuer à réfuter l'ensemble de la thèse de Ch.-J. Paraclet ? Cette incroyable partialité ne sont-elle pas son Senghor à plein nez ? Ainsi donc, l'Europe en est encore à tenter de s'introduire dans le jeu africain ?

Mais qu'est-ce donc que la France, dont l'impérialisme pèse d'un tel poids sur l'Afrique qu'on peut bien dire qu'il l'étouffe, sinon une puissance européenne ?

Depuis l'accession de l'indépendance de l'Angola en 1975, le poète-président de Dakar n'a cessé de vitupérer Agosthino Neto, coupable, selon lui, d'avoir introduit dans son pays des troupes étrangères (id. est : le Corps expéditionnaire cubain). Pour qui se souvient dans quelles circonstances les Cubains entrèrent en Angola, cette accusation, aussi abruptement formulée, est déjà assez surprenante.

Mais quelle n'a pas dû être la consternation de ceux qui pouvaient prendre au sérieux un homme ayant la réputation d'écrire de si beaux poèmes français, un vieux nègre si gentil qu'il ne dit jamais que du bien des Blancs (sauf des Cubains, qui ne sont pas tous blancs d'ailleurs), lorsqu'ils ont appris par les media en 1978 que les avions français qui [PAGE 135] allaient mitrailler les colonnes du Front Polisario partaient d'une base sénégalaise proche de Dakar.

Comment ! le véhément pourfendeur de la présence des troupes étrangères en Afrique avait donc concédé à la France, pays on ne peut plus étranger à l'Afrique, pour autant que les mots gardent un sens, des bases où stationnaient d'importantes garnisons prêtes à intervenir dans divers pays africains !

Les jeunes Africains qui, dans leur propre pays, ne peuvent se retourner sans se heurter à une institution néo-coloniale française - coopérants, assistants techniques, garnisons militaires, firmes commerciales, entreprises multinationales, établissements financiers, etc. – et qui, peut-être, n'ont jamais aperçu un Soviétique ni un Américain, risquent de ne rien comprendre à l'article de notre ami Ch.-J. Paraclet, qui pourrait bien leur paraître un galimatias mystificateur. C'est ce qu'il fallait dire en toute franchise à l'auteur.

Il fallait lui faire comprendre courageusement, c'est-à-dire quitte à le vexer, qu'un certain discours, habilement répétitif et d'ailleurs univoque, lui a posé sur les yeux des écailles qui l'empêchent de voir la réalité. Et cette réalité, la voici : pour un bon tiers de l'Afrique, appelée à tort l'Afrique francophone, le symbole de l'oppression impérialiste, ce n'est ni l'Amérique, ni la Russie, c'est tout bêtement la France. A ne pas tenir compte de cette vérité simple, on risque de s'embourber dans le bla-bla-bla.

Ch.-J. Paraclet répondra-t-il que, dans son esprit, Giscard n'est que le fourrier transparent de l'Amérique ? Encore eût-il fallu formuler clairement cette nuance, en l'absence de laquelle l'inspiration senghorienne de son discours ne peut manquer de révulser le lecteur africain.

Un autre thème de sa contribution achèvera de situer Ch, J. Paraclet sur ce qu'il appellerait lui-même l'échiquier idéologique caractéristique de la guerre froide, laquelle est synonyme de manichéisme, en dépit qu'on en ait; ce thème, c'est l'urgente nécessité d'une coopération entre l'Afrique et les Etats-Unis d'Amérique. Les avantages que, à l'en croire, les Africains en tireraient semblent si éclatants qu'on est en droit de se demander pourquoi tel pays africain (le Liberia, pour le nommer tout de suite), qui en a fait depuis toujours le fondement de sa politique, demeure néanmoins l'un des plus arriérés du continent, et surtout l'un des plus dépendants. Sans doute le Liberia, dont le territoire est exigu [PAGE 136 ] et la population infime, est-il bien éloigné de pouvoir se poser en partenaire respectable sinon égal de l'Amérique. Mais un adage bien connu ne dit-il pas que qui peut le plus peut le moins ?

Le Libéria, auquel n'a jamais manqué le soutien de la communauté négro-américaine, s'est de tous temps donné pour le disciple et l'ami des U.S.A. Cela l'a-t-il empêché d'être un satellite humilié du puissant protecteur, une néocolonie ligotée par des contraintes économiques, culturelles et diplomatiques bien plus draconiennes que les servitudes, qui nous paraissent pourtant déjà intolérables, subies par les Républiques dites francophones ?

Osons donc le dire encore une fois, et brutalement, à notre frère Ch.-J. Paraclet : son article semble un catalogue de jobardises politiques caractérisant un confusionnisme que l'on ne serait pas étonné d'observer chez un lecteur trop fidèle de « Jeune Afrique », « Bingo », « Demain l'Afrique » et de tant d'autres magazines populaires soi-disant nègres, en réalité suspects à juste titre d'être inspirés par l'Afrique du Sud, comme l'a révélé récemment, au moins pour l'un d'entre eux, « France-EurAfrique », le scandale de subsides généreusement distribués par les maîtres de l'Apartheid.

Nous sollicitons les réactions de nos lecteurs au sujet de ce texte et des commentaires dont, plutôt que de pratiquer une censure odieuse qui nous répugne, nous avons cru devoir l'assortir. Notre ferme intention est de ne plus donner la parole aux porté-parole, conscients ou non, d'une idéologie que, bien loin de la partager en aucune mesure, nous sommes résolus à combattre. Encore faudrait-il que nos lecteurs nous expriment sur ce point leur accord sans réserve.

Notre tentation a été jusqu'ici, pour éviter toute censure, de publier tout ce que nous proposait un Noir, pour peu que cela nous parût dans quelque mesure militant. Mais le ton militant peut fort bien servir de masque à un discours parfaitement réactionnaire, voire raciste, et les maîtres de la manipulation et de l'intox, tels que Foccart, Cornevin et tutti quanti le savent bien.

Alors que faire ?

Exprimez-vous, lecteurs. Aidez-nous.

Mongo BETI


[1] L'Afrique doit s'unir : Ed. Payot. Africa must unite : Ed. Panaf Book (London).

[2] Le Défi Africain. Ed. ABC.

[3] Il n'y a pas de divergences politiques entre le Soudan et l'Egypte.