© Peuples Noirs Peuples Africains no. 9 (1979) 94-114



L'ERYTHREE ET LA QUESTION DE L'UNITE AFRICAINE

Yves NGAPIT

Le sang du peuple érythréen qui coule et remplit torrentiellement la mer Rouge depuis 18 ans dans l'indifférence totale et révoltante des pays africains pose aujourd'hui plus que jamais la question de l'indépendance et de l'unité africaines. S'il est vrai que les impérialistes ont tout fait pour que ce problème soit mal connu de l'opinion internationale et africaine en particulier, il est encore plus vrai que l'intervention de l'Union Soviétique et de Cuba, aux côtés de l'armée éthiopienne contre le peuple érythréen, a considérablement contribué à jeter plus de confusion que de lumière sur un problème aussi simple que celui de l'indépendance de l'Erythrée.

Le présent article a pour but de montrer en quoi le problème érythréen fait partie de l'ensemble des problèmes auxquels l'Afrique est confrontée et sera confrontée encore tant qu'elle ne sera pas libérée et ne trouvera pas elle-même des solutions justes à ses problèmes.

L'ERYTHREE SERAIT AUJOURD'HUI
UN PAYS INDEPENDANT SI...

Tout au long de son histoire, l'Erythrée, connue dans l'antiquité sous le nom de Medri Bahri (Terre de Mer), a [PAGE 95] subi une longue suite d'occupations. Au XVIIIe siècle, son archipel de Dahlak fut envahi par les Arabes des Omayades. A partir du XVIe siècle, différents colonisateurs se sont succédés : les Turcs de l'empire ottoman (1557-1865), les Khédives égyptiens (1865-1876), les Italiens (1869-1941), les Anglais (1941-1952). Aujourd'hui elle lutte contre un pays africain : l'Ethiopie, aidée d'abord par l'impérialisme américain et ensuite par l'Union Soviétique.

Comme tous les pays africains, l'Erythrée a hérité sa configuration géographique actuelle de la Conférence de Berlin de 1884-1885, sur le « partage de l'Afrique ». Les participants à la Conférence s'efforcèrent avant tout de réglementer l'occupation des côtes, puis de l'hinterland. Des « traités de verroteries » furent alors imposées aux populations africaines. C'est dans leurs relations concurrentielles que les pays européens se servaient entre eux de ces traités comme moyen de preuve de leur occupation. Vinrent alors les grands traités entre la France, la Grande-Bretagne et l'Allemagne. La plupart sont conclus autour de 1890. C'est l'époque où Français et Anglais se partagent le royaume Abron sur la frontière entre la Gold Coast et la Côte d'Ivoire, et les royaumes de Porto-Novo et de Kétou sur celle du Dahomey et du Nigeria. Les Portugais s'étaient déjà installés en Angola, au Mozambique et en Guinée Bisau.

Les Italiens s'intéresseront à leur tour surtout à la région de la Corne d'Afrique. En 1869, un prêtre de cette nationalité, Giusepo Sapeto[1], qui prospecte sur les rives de la Mer Rouge « achète » la baie d'Assab aux chefs locaux pour le compte de la « Société Rubattino di Navigazione ». Le gouvernement italien prend possession de ces territoires de 1880 à 1882. Le 5 juillet 1882, Assab devient colonie italienne sous la domination de « Presidio di Assab ». En 1885, l'armée italienne occupe Messaouah. Elle se heurte à une résistance farouche du peuple érythréen. Tandis que les combats continuent, Ménélik, roi du Choa, négocie avec les envahisseurs italiens en vue d'agrandir son royaume vers le sud.

Par le traité d'Ucciali, signé le 2 mai 1889, Ménélik reconnaît à l'Italie la possession de l'Erythrée avec pour confins la zone de Mareb-Balesa. Le général Baldissera [PAGE 96] occupe Asmara. Peu de temps après, par le décret royal du 1er janvier 1890, l'Italie fait de l'Erythrée une colonie. Elle consacre ce pays dans ses frontières actuelles. En 1896, à la suite du désastre d'Adoua, les Italiens sont contraints de signer le traité de paix d'Addis Abeba par lequel ils acceptent la dénonciation du traité de 1889[2]. Par la convention du 10 juillet 1900, Ménélik reconnaît les confins naturels de l'Erythrée. L'Italie y est confirmée, elle l'utilisera comme base de départ pour la conquête de l'Ethiopie. Benito Mussolini ayant atteint son objectif, il faudra attendre 1941 pour que les troupes anglaises, aidées par la première brigade française libre, chassent les Italiens de l'Erythrée et de l'Ethiopie tandis que le Négus met fin à son exil londonien. De ce fait, l'Erythrée est le premier territoire libéré du fascisme.

Que se passait-il dans les autres occupations italiennes d'Afrique ?

La Libye

Les Grecs désignaient sous le nom de Libye (Libuê) une vaste région d'Afrique aux limites indéfinies. Plus tard, les Italiens l'utilisèrent comme dénomination officielle pour le territoire conquis sur l'Empire ottoman à la guerre italo-turque (1912). Pendant la première guerre mondiale, l'Italie limita son occupation à quelques points de la côte méditerranéenne. En 1919 et 1920, les Italiens négocièrent un accord avec les Senousis (je dis bien : Senousis) et durent lutter contre une révolte générale des Bédouins. Sous la direction du sénateur Volpi, du général De Bonno et du maréchal Badoglio, la lutte se poursuivit jusqu'en 1931. Les Italiens créèrent ensuite de nombreux centres de colonisation à proximité de la côte et intégrèrent la Libye au territoire national italien en 1939. Après la campagne de Libye, la France et l'Angleterre administrèrent le pays. Par un traité conclu en 1947, l'Italie renonça à ses droits. L'O.N.U. décida par une résolution adoptée le 13 mai 1949 :

« Que l'indépendance soit octroyée à la Libye 10 ans après la date de l'adoption définitive de la résolution à condition que l'Assemblée Générale décide alors que cette mesure est appropriée; [PAGE 97]

« Que la Cyrénaïque, sans préjudice de son incorporation dans une Libye unifiée, soit placée sous le régime international de tutelle, le Royaume Uni étant l'Autorité chargée de l'administration;

« Que le Fezzan, sans préjudice de son incorporation dans la Libye unifiée, soit placée sous le Régime international de tutelle, la France étant l'autorité chargée de l'administration;

« Que la Tripolitaine, également sans préjudice de son incorporation dans une Libye unifiée, soit placée, avant la date de 1951, sous le Régime international de tutelle, l'Italie étant l'Autorité chargée de l'administration. L'administration temporaire britannique actuelle sera maintenue pendant la période de transition avec le concours d'un conseil consultatif composé de représentants de l'Egypte, des U.S.A., de la France, de l'Italie, du Royaume Uni, et d'un représentant de la population du territoire. Le Conseil Consultatif déterminera sa compétence et ses fonctions, de concert avec l'autorité chargée de l'administration.

« Que les puissances chargées de l'administration des trois territoires prennent toutes les mesures nécessaires en vue de coordonner leurs actions afin que rien ne soit fait qui puisse porter préjudice à la réalisation d'un état libyen indépendant. Il appartiendra au conseil de tutelle de veiller à l'exécution de cette disposition ».

La première Commission de la quatrième session ordinaire, adopta conformément aux dispositions qui avaient été faites par la sous commission no. 17, un projet de résolution au terme duquel il était recommandé que :

« La Libye, composée de la Cyrénaïque, de la Tripolitaine et du Fezzan, soit constituée en un seul Etat, indépendant et souverain;

« Son indépendance devienne effective le plus tôt possible, et au plus tard le 1er janvier 1952;

« Une constitution applicable à la Libye et déterminant la forme du gouvernement soit élaborée par des représentants des habitants de la Cyrénaïque, de la Tripolitaine et du Fezzan réunis et se constituant en Assemblée nationale.

« En vue d'aider les populations de Libye à élaborer la constitution et à constituer un gouvernement indépendant, il soit institué en Libye un commissaire des Nations Unies, nommé par l'Assemblée Générale, et un Conseil chargé de lui apporter son concours et ses avis. [PAGE 98]

« Le Commissaire des Nations Unies, de concert avec le conseil, présente au Secrétaire Général un rapport annuel et tous autres rapports spéciaux qu'il jugera opportuns. A ces rapports sera joint tout mémorandum ou document que le commissaire des Nations Unies ou un membre du conseil désirerait porter à la connaissance des Nations Unies.

« Le Conseil se compose de dix membres, à savoir :

a) un représentant désigné par le gouvernement de chacun des Etats suivants : Egypte, U.S.A., France, Italie, Pakistan, Royaume Uni, Grande Bretagne et l'Irlande du Nord;

b) un représentant des Nations Unies désigne les représentants visés à l'alinéa précédent, après consultations des puissances administrantes, des représentants des gouvernements mentionnés au même alinéa, des personnalités dirigeantes et des représentants de partis politiques et d'organisations dans les territoires en question.

« Dans l'exercice de ses fonctions, le commissaire des Nations Unies consulte les membres de son conseil et tient compte de leurs avis, étant entendu qu'il pourra prendre l'avis des différents membres selon les territoires et les questions en cause.

« Le commissaire des Nations Unies peut présenter à l'Assemblée générale au conseil économique et social et au Secrétaire général, les suggestions visant les mesures que les Nations Unies pourraient adopter pendant la période de transition touchant les problèmes économiques ou sociaux de la Libye.

La résolution concluait enfin que les puissances administrantes :

a) prennent immédiatement les premières mesures nécessaires au transfert des pouvoirs à un gouvernement indépendant dûment constitué;

b) administrent les territoires en vue de faciliter la réalisation de l'unité et de l'indépendance de la Libye, collaborent à la formation d'institutions gouvernementales et coordonnent leurs initiatives à cet effet;

a) adressent à l'Assemblée générale un rapport annuel sur les mesures prises pour mettre en œuvre ces recommandations.

L'O.N.U. décida donc en 1949, d'accorder l'indépendance à la Libye au plus tard en 1952. Une constitution fut [PAGE 99] proclamée le 7 octobre 1951 et la Libye fut déclarée indépendante le 24 décembre 1951.

La Somalie.

Comme l'Erythrée, la Somalie a subi plusieurs invasions : d'abord arabes au XVIe siècle; en 1874, les Egyptiens occupèrent plusieurs points de la côte et se retirèrent en 1884. En 1889, les Italiens établirent leur protectorat sur la côte; ils gérèrent directement le pays devenu colonie à partir de 1905; en 1924, le Trans-Djouba leur fut cédé par les Anglais.

En 1941, les Anglais occupèrent la Somalie italienne qu'ils administrèrent jusqu'en 1950; à cette date, l'O.N.U. mit la Somalie sous la tutelle italienne pour une période de dix ans conformément à la résolution qui recommandait :

« Que la Somalie italienne soit constituée en un Etat indépendant et souverain;

« Que son indépendance devienne effective à l'expiration d'un délai de 10 ans à dater de l'adoption de l'accord de tutelle par l'Assemblée générale à moins que cette dernière n'en décide autrement à l'expiration de ce délai.

« Que, pendant la période visée au paragraphe précédent, la Somalie italienne soit placée sous le régime international de tutelle et que l'Italie soit l'Autorité administrante.

« Que le Conseil de tutelle négocie avec l'autorité administrante un projet d'accord de tutelle qu'il soumettra à l'Assemblée générale si possible au cours de la présente session et au plus tard pour la 5e session ordinaire.

« Qu'à l'accord de tutelle soit annexée une déclaration énonçant les principes constitutionnels garantissant les droits des habitants de la Somalie et prévoyant les institutions destinées à permettre d'amorcer, de développer et finalement d'instaurer l'autonomie complète.

« Que, lors de l'élaboration de cette déclaration, le conseil de tutelle et l'autorité administrante prennent en considération le texte proposé par la délégation de l'Italie et joint à la présente.

Ainsi donc, en 1956, une première chambre (70 sièges) fut élue; la chambre élue en 1959 préparera la constitution de la République indépendante de Somalie laquelle fut proclamée le 1er juillet 1960.

Pourquoi deux poids deux mesures ? Pourquoi l'Erythrée [PAGE 100] n'a-t-elle pas accédé à l'indépendance comme les deux autres colonies italiennes ?

L'Erythrée serait aujourd'hui un Etat indépendant si l'impérialisme américain n'avait pas fomenté un complot pour s'assurer le contrôle de la Mer Rouge qui occupe une position hautement stratégique entre L'Afrique et le Moyen Orient, surtout avec l'ouverture du canal de Suez.

En effet, en 1950, le Secrétaire d'Etat américain John Foster Dulles déclarait : « Du point de vue de la justice exclusive, les opinions du peuple de l'Erythrée doivent être prises en considération. Néanmoins, l'intérêt stratégique américain dans le monde et en Mer Rouge en particulier, fait que ce pays doit être rattaché à l'Ethiopie qui est notre amie »[3].

A partir de cette déclaration, on ne peut plus claire, qui se traduira dans les faits par le refus de l'indépendance érythréenne, il est assez aisé de comprendre que la question qui se pose dans cette région est celle posée par tout un peuple en lutte non seulement pour son indépendance mais aussi pour celle de l'Afrique. Elle présente la particularité de pouvoir s'argumenter sur les principes mêmes du droit international et de ne poser en droit strict aucun des redoutables problèmes soulevés par la modification des frontières héritées de la colonialisation. « En toute logique juridique, le peuple érythréen a droit à l'autodétermination et à l'indépendance, parce qu'il est d'origine coloniale et qu'il lutte contre une domination étrangère »[4].

Si l'O.N.U. n'était pas dominée et manipulée par l'impérialisme américain, l'Erythrée serait le premier pays décolonisé d'Afrique. Au cours de sa quatrième session, l'Assemblée générale adopte, le 21 novembre 1949, la résolution 289 (IV) d'inspiration américaine et portant sur la création d'une commission de l'O.N.U. pour l'Erythrée.

Cet organisme se voit confier la mission de présenter des propositions sur cette question avant le 15 juin 1950. La commission (composée de représentants de la Birmanie, du Guatemala, de la Norvège, du Pakistan et de l'Union Sud-Africaine) remet son rapport le 8 juin 1950. Plusieurs solutions sont présentées : le rattachement à l'Ethiopie, [PAGE 101] notamment sur un mode fédéral (Birmanie, Norvège, Union Sud-Africaine) ou l'indépendance après un mandat de dix ans confié à l'O.N.U. (Guatemala, Pakistan). Comme il fallait le prévoir, c'est la première formule qui sera retenue dans la résolution 390(V) du 2 décembre 1950. Voté par 46 voix (les Etats Unis et leur suite) contre 10 (Cuba, R. dominicaine. Guatemala, Pakistan, Pologne, Salvador, Tchécoslovaquie, U.R.S.S., Biélorussie) et 4 abstentions (Arabie Saoudite, Israël, Suède, Uruguay), ce texte dispose :

1. « L'Erythrée constituera une unité autonome, fédérée avec l'Ethiopie sous la souveraineté de la couronne de l'Ethiopie.

2. « Le gouvernement érythréen jouira des pouvoirs législatif et judiciaire en matière intérieure. Par la suite, l'autonomie de l'Erythrée sera garantie par une constitution adoptée le 10 juillet 1952 par l'Assemblée érythréenne agissant au nom du peuple érythréen ». La fédération entre l'Erythrée et l'Ethiopie sera proclamée le 11 septembre suivant.

Tout au long du processus conduisant au rattachement de l'Erythrée à l'Etiopie comme l'avait annoncé John Foster Dulles, les considérations d'ordre stratégique pèseront particulièrement lourd. Les négociations entre les Etats-Unis et le Négus aboutiront le 22 mai 1953 à la conclusion d'un traité accordant aux premiers des « facilités » militaires et aéronavales démesurées en Erythrée. C'est la récompense que reçoit Washington pour service rendu. Ainsi, les États-Unis disposent-ils, à Asmara, d'une des bases les plus importantes du monde; la « Kagnew Station ». Fort du soutien américain, Hailé Sélassié ne craindra plus rien. Dès la mise en œuvre du projet de fédération, le gouvernement éthiopien imposera en Erythrée l'intégration forcée, en violation de la résolution de l'O.N.U. qui n'était déjà pas régulière.

A ceci s'ajoutent deux faits importants : l'absence du peuple érythréen dans la décision concernant son destin, la position de l'Union Soviétique pendant les débats à l'O.N.U.

Toutes les machinations qui ont poussé le peuple érythréen à prendre les armes pour conquérir son indépendance se passent comme si celui-ci était inexistant. Or, comme dans les autres pays africains, les revendications politiques n'ont pas tardé à éclater au lendemain de la deuxième guerre mondiale. L'année 1946 marque un tournant décisif dans ces revendications. [PAGE 102]

A partir de 1943 éclate une rébellion des serfs des populations de langue tigré. Cette rébellion gagne à partir de 1945 la quasi-totalité des nomades de l'ouest et du nord érythréen, alors organisés en une caste aristocratique et une caste serve. Les serfs demandent leur émancipation et l'obtiennent. Pour ne plus payer l'impôt par l'intermédiaire de leurs anciens chefs, ils s'organisent en nouvelles tribus libres reconnues par l'administration britannique. Un groupe de commerçants et de fonctionnaires de Keren, animé par Ibrabim Sultan, joue un rôle décisif dans cette réorganisation antiféodale qui est à la base, en décembre 1946, de la formation d'une « Ligue Musulmane », parmi ces serfs tigrés.

LES DIVERS PARTIS POLITIQUES EN ERYTHREE

Bien que le rapport de la Commission des Nations Unies pour l'Erythrée[5], surtout celui établi par la Birmanie, la Norvège et l'Union Sud-Africaine, cherche à montrer que l'ancienne colonie italienne « n'était pas économiquement viable pour constituer un Etat indépendant », argument pour le moins curieux puisqu'il n'a jamais été évoqué à propos des autres pays, une réalité s'impose : la volonté d'un peuple de s'organiser pour se libérer.

Avec la venue en 1947, puis en 1950 de deux commissions internationales d'enquête, la première envoyée par les quatre grands : France, Angleterre, U.R.S.S., Etats-Unis, la seconde par l'O.N.U., chargées de déterminer les vœux de la population sur le statut à donner à l'ancienne colonie italienne, le mouvement national connaît une très rapide extension. Meetings et rassemblements sont organisés dans tous les districts. Les communautés locales se répartissent à peu près toutes entre les quatre grands partis qui se sont déclarés en 1946-47 à l'occasion de l'instauration des libertés politiques. Chacun de ces partis dispose de sa propre presse (journaux en italien, tigrina, et arabe) : le parti unioniste et la ligue musulmane sont les deux plus importants. Le parti libéral-progressiste et le parti pro-italien ont cependant une existence réelle.

1. Le Parti unioniste : D'après le rapport de la commission, [PAGE 103] désire l'union immédiate et inconditionnelle de l'Erythrée et de l'Ethiopie et formule ses revendications sur les liens étroits d'ordre racial, géographique, historique et économique qui existent entre les deux pays. Ce parti se présente comme le mieux organisé de tous et bénéficie d'un important soutien matériel de l'Ethiopie. La commission de 1947 estime qu'il représente 44,8 % de la population.

2. La ligue musulmane, directement issue de la rebellion des serfs, a un caractère antiféodal marqué. La commission d'enquête de 1947 estime que la ligue représente 40,5 % de la population. A cette époque, la ligue musulmane demande l'indépendance de l'Erythrée après une période de dix années de mandat britannique. Elle est irréductiblement opposée à la partition de l'Erythrée.

3. Le parti libéral progressiste est un mouvement chrétien. Dans les villages coptes du plateau, il est souvent le seul adversaire des unionistes. A Asmara, comme son rival, il recrute socialement à la fois dans les couches prolétarisées de la ville indigène et parmi les jeunes instruits embauchés par l'administration. Il prône une indépendance de l'Erythrée après dix ans de mandat international. Dans ce parti se développera par la suite une aile politiquement plus avancée qu'animera Woldeab Wolde Mariam et dans laquelle se reconnaîtra une partie importante de l'intelligentsia chrétienne. Son influence est estimée en 1947 à 4,4 %.

4. Le parti pro-italien, comme son nom l'indique, prône le retour du colonisateur italien. Tous les patrons d'entreprises industrielles et commerciales sont italiens et actifs militants de ce parti qui jouit aussi du soutien d'anciens combattants. La commission d'enquête le crédite d'une influence de 9 % de la population[6].

Ce tour d'horizon des principales formations politiques montre que, bien que paraissant divisés, les Erythréens dans leur majorité optent pour l'indépendance. En mai 1949, en effet, les trois partis hostiles au rattachement à l'Ethiopie s'étaient unis en un « bloc pour l'indépendance » qui demande l'indépendance immédiate (comme en Libye), exclut toute partition et fonde sa stratégie, pacifique, sur un vote favorable à l'O.N.U. Il n'en sera rien. Le sort de l'Erythrée [PAGE 104] sera décidé sans tenir compte de l'avis des habitants de ce territoire surtout lorsque la commission des Nations Unies conclura sur le « caractère primitif de la société érythréenne, l'analphabétisme généralisé de la population et le manque de maturité politique des partis »[7].

L'unique voie du succès : la lutte armée

En 1952, tout est joué; c'est l'amharisation accélérée et le trucage des élections pour renouveler le parlement en 1956. En mars 1958, les syndicats ayant appelé à manifester contre la mise en vigueur autoritaire du code du travail éthiopien, Asmara connaît quatre jours d'émeutes violentes. La répression sanglante amène la création de la première organisation nationaliste, le Mouvement de Libération de l'Erythrée (MLE) qui se lance dans la guérilla urbaine contre les forces d'occupation éthiopiennes.

La mobilisation connaîtra un tel succès que la lutte urbaine sera très vite dépassée. Le front de libération de l'Erythrée est créé en 1961. La lutte armée s'imposera comme l'unique voie du succès. Le maquis gagne les campagnes. Pour le Négus, le FLE n'est alors rien d'autre qu'une manifestation de banditisme et d'irrédentisme tribal. En 1964 le régime du maréchal Aboud au Soudan est renversé; ce changement autorise l'activité du FLE dans les zones frontalières. Le tournant pro-Israélien de la politique éthiopienne, à partir de 1963, incite les Etats Arabes à appuyer le FLE. L'essor de la guérilla et son extension à la quasi totalité des zones rurales ont pour conséquence d'imposer définitivement le FLE comme seule expression du mouvement national pour l'indépendance. Prenant acte de cette réalité nouvelle, Hailé Sélassié organise la guerre. Les Israéliens prennent en charge la formation de « Commandos » anti-guérilla.

En 1970, un groupe des combattants du FLE fait scission et crée les Forces Populaires de Libération de l'Erythrée. Son influence s'étend très rapidement. Le FLE et les FPLE s'affronteront par les armes de 1972 à 1974. En février 1974, la situation change du tout au tout à Addis Abeba d'autant que le signal de la rébellion militaire qui emporte l'empire [PAGE 105] a été donné par le soulèvement des troupes qui combattent la guérilla en Erythrée.

L'UNION SOVIETIQUE SUR LA QUESTION ERYTHREENNE

Si l'intervention de l'Union Soviétique aujourd'hui en Erythrée entraînant avec elle Cuba, provoque la réprobation dans une partie de l'opinion progressiste d'Afrique et d'ailleurs, elle ne contribue pas moins à semer la confusion dans l'esprit de certains. Or quelle a été sa position au moment où se décidait le tragique sort de l'ancienne colonie italienne ?

Lors des débats sur le statut juridique des anciennes occupations italiennes en Afrique, deux thèses s'affrontaient aux Nations Unies : la thèse occidentale regroupant les États-Unis, la Grande-Bretagne, la France, d'une part, et la thèse de l'Union Soviétique de l'autre.

La thèse occidentale : bien que les décisions de l'O.N.U., comme il a été montré précédemment, aient été celles voulues par les puissances occidentales, il n'est pas superflu de préciser ici les thèses qui ont conduit à ces décisions. Ceci permettra d'ailleurs de comprendre plus loin pourquoi l'occident n'a jamais voulu, ne veut et ne voudra jamais que le continent vive en paix pour se construire.

La thèse occidentale n'est ni homogène ni permanente bien que gardant la même constante : dominer le monde à partir des points stratégiques. En effet, au départ des négociations, à savoir en 1945, la France proposait l'adoption d'un régime de tutelle avec désignation de l'Italie comme autorité administrante, sous réserve d'une annexion possible d'une partie de l'Erythrée à l'Ethiopie; les Etats-Unis, après avoir en septembre 1945 proposé un régime de tutelle collective des Nations Unies, adoptèrent rapidement une position identique à celle du Royaume Uni, élément moteur en cette question de la position occidentale. Le Royaume Uni, dès le départ, proposait d'une part l'adoption d'un régime de tutelle pour les divers territoires constitutifs de la Libye et pour la Somalie avec comme autorité administrante de Royaume Uni en Cyrénaïque et en Tripolitaine, la France au Fezzan et l'Italie en Somalie, et d'autre part la cession à l'Ethiopie des provinces érythréennes orientales. [PAGE 106]

La thèse occidentale se résume en quatre volets : le premier est la préoccupation de contrôler la Mer Rouge illustrée par la déclaration de John Foster Dulles. Le second porte sur l'accord anglo-américain sur la Cyrénaïque et la Tripolitaine à savoir que le Royaume Uni autorise les Etats-Unis à occuper la grande base aérienne de Mellaha, et à remplacer par du personnel américain le personnel britannique des aéroports de Castel Benito, Tripoli, Benina, Bengasi et Tobrouk. Le troisième volet est constitué par l'accord négocié par l'Italie avec les autres puissances occidentales, car depuis longtemps le Royaume Uni contesterait la solution qui consisterait à proposer une tutelle de l'Italie sur la Tripolitaine. En effet, le comte Sforza avait déclaré avant la signature du traité de l'OTAN que « son pays serait heureux de mettre des bases à la disposition de ses alliés de l'Atlantique Nord, dans un moment de péril commun, et que ceci s'appliquerait non seulement au territoire métropolitain mais également aux anciennes colonies africaines à la condition que l'Italie en obtienne le retour en s'en voyant confier la tutelle ». Enfin, le quatrième volet confirme la volonté d'une subordination des propositions occidentales à des fins d'occupation stratégique des territoires africains litigieux. Le 22 mai 1953 fut signé à Washington un traité entre le gouvernement U.S. et le gouvernement impérial éthiopien aux termes duquel les deux gouvernements « prenant en compte les bonnes relations entre les deux gouvernements et la présence dans l'Empire d'Ethiopie de certaines installations américaines, désirent contribuer au maintien de la paix et de la sécurité internationale, convaincus que le développement de certaines installations et facilités dans l'Empire d'Ethiopie serviraient cet objectif... » C'est donc sur cette base que les pays occidentaux œuvreront de toutes leurs forces pour rattacher l'Erythrée à l'Ethiopie.

La thèse de l'Union Soviétique

Dans un premier temps, l'U.R.S.S., s'opposant à la proposition américaine d'une tutelle collective des Nations Unies, successivement proposa l'idée qui bien plus tard sera reprise par les occidentaux à savoir celle d'une répartition, des anciennes colonies italiennes entre les puissances et, à ce titre, revendiquera l'administration de la Tripolitaine; par la suite, en avril-juin 1946, elle proposera l'idée d'une tutelle de l'Italie pour l'ensemble de ses anciennes colonies [PAGE 107] subordonnée à la co-assistance à chaque fois d'une autre puissance alliée[8].

Dès septembre 1948 à l'O.N.U., l'URSS avança l'idée de la création d'un régime de tutelle des Nations Unies pour la Libye, l'Erythrée et la Somalie Italienne. A cet effet, devant la première commission de l'Assemblée Générale, elle déposa le projet de résolution suivant[9] :

« L'indépendance sera accordée à la Libye à l'expiration d'un délai de 10 ans. Pendant ce délai, elle sera administrée conformément aux stipulations de l'accord de tutelle de l'O.N.U., par un administrateur investi de la plénitude du pouvoir exécutif qui sera responsable devant le conseil. Il sera assisté d'un comité consultatif de sept membres composé des représentants du Royaume Uni, de l'Union des Républiques Socialistes Soviétiques, de la France, de l'Italie, des USA, et de deux habitants de la Libye, un Européen et un Arabe, ces deux derniers élus par les cinq représentants ci-dessus désignés.

« Il sera pris à l'égard de l'Erythrée des mesures identiques à celles qui concernent la Libye. Toutefois, le comité consultatif comprendra dans ce cas deux habitants de l'Erythrée, nommés par les cinq gouvernements intéressés. Il sera toutefois consenti une cession territoriale en faveur de l'Ethiopie de manière à lui ménager un accès à la mer au port d'Assab.

« Pour ce qui est de la Somalie italienne, il sera établi un régime de tutelle identique sans toutefois fixer de délai pour l'octroi de l'indépendance en sa faveur. Il sera créé un poste d'administrateur nommé par le conseil de tutelle de l'O.N.U. et responsable devant lui, ainsi qu'un comité consultatif qui aura pour membres, outre les représentants des cinq gouvernements déjà nommés, deux habitants de la Somalie.

« En ce qui concerne tous les trois territoires coloniaux en question, il appartient au conseil de Sécurité de l'O.N.U. de déterminer s'il le juge nécessaire, les points stratégiques qui seront administrés par lui en qualité de zone [PAGE 108] stratégique dans l'intérêt de la sécurité internationale »[10].

Par la suite, la délégation soviétique modifiera quelque peu sa position en ramenant de 10 à 5 ans, la durée de la tutelle proposée pour la Libye et recommandant que le régime de tutelle proposé pour la Somalie prenne fin à l'expiration d'un délai de 10 ans. Enfin, suite à l'échec du projet de résolution anglo-américain au cours de la 3e session ordinaire de l'Assemblée Générale, l'URSS modifia de nouveau au débat de la 4e session, sa proposition de statut dans le sens suivant :

« L'Assemblée générale recommande ce qui suit :

1. L'indépendance sera accordée immédiatement à la Libye. 'Toutes les troupes et tout le personnel militaire étrangers devront être retirés du territoire de la Libye dans un délai de trois mois, et toutes les bases militaires devront être liquidées.

2. « L'indépendance sera accordée à l'Erythrée à l'expiration d'un délai de cinq ans. Pendant ce délai, l'Erythrée sera administrée par le Conseil de tutelle. Le Conseil de tutelle nommera un administrateur investi de la plénitude du pouvoir exécutif et responsable devant le conseil. L'administrateur sera assisté d'un comité consultatif composé des représentants des membres permanents du conseil de sécurité, de l'Italie, de l'Ethiopie, ainsi que d'un résident européen et de deux habitants autochtones de l'Erythrée. Ces trois derniers étant nommés par les sept représentants ci-dessus désignés.

« Une partie du territoire de l'Erythrée sera cédée à l'Ethiopie de manière à lui ménager un accès à la mer par le port d'Assab.

3. « L'indépendance sera accordée à la Somalie italienne à l'expiration d'un délai de cinq ans. Pendant ce délai, la Somalie italienne sera administrée par le Conseil de tutelle de l'organisation des Nations Unies conformément à un accord de tutelle.

« Le Conseil de tutelle nommera un administrateur investi de la plénitude du pouvoir exécutif composé des représentants des membres permanents du conseil de sécurité, de l'Italie, de l'Ethiopie, ainsi que d'un résident européen et de deux habitants autochtones de la Somalie italienne, ces trois [PAGE 109] derniers étant nommés par les sept représentants ci-dessus désignés. »[11]

La question qui vient immédiatement à l'esprit après les informations qui précèdent est celle de savoir pourquoi ce changement d'attitude de la part d'un pays qui est resté très longtemps respecté par les peuples qui luttent contre la domination impérialiste. Cette question est d'autant plus pertinente que, pour rester conséquente avec elle-même, l'URSS a été amenée à aider la lutte du peuple érythréen jusqu'à une date relativement récente, après l'échec de sa proposition à l'O.N.U. visant à résoudre comme la justice l'imposait, le problème des anciennes colonies italiennes.

Pour répondre à cette question deux thèses au moins s'affrontent :

La première est que Moscou veut tout simplement étendre ses positions en Afrique et imposer à celle-ci une idéologie étrangère. Cette thèse est essentiellement occidentale mais aussi Chinoise, au nom de « l'anti-social impérialisme ». Elle nous laisserait indifférents si elle ne trompait pas certains intellectuels honnêtes. La réalité est que, même si l'intervention soviétique avait quelques justifications idéologiques comme il sera évoqué plus loin, la Chine se rangerait résolument à l'opposé. Ne l'a-t-on pas vue lutter la main dans la main avec les racistes d'Afrique du Sud contre le MPLA lorsque tous les Africains progressistes savaient que le sort de l'Afrique se jouait en Angola ? Ne l'a-t-on pas vue se précipiter au secours de Pinochet ? Beaucoup de cas de ce genre peuvent remplir des pages. L'évidence ici est que Chinois et Occidentaux ont fait front commun contre l'Union Soviétique, lorsque celle-ci défendait une cause juste.

La seconde, qui mérite qu'on s'y arrête un peu parce qu'elle est d'importance, est que : « après le renversement du régime féodal d'Hailé Sélassié et le démantèlement de la base militaire américaine d'Asmara, il fallait aider le nouveau régime socialiste et dans ce contexte, la revendication de l'indépendance érythréenne n'avait plus de sens. »

Une remarque préalable s'impose ici. Aucun progressiste n'a jamais prétendu que le renversement du régime de misère d'Hailé Sélassié n'est pas une révolution en tant que telle; donc qu'on ne prenne pas le propos qui va suivre [PAGE 11O] comme la négation d'un pas en avant vers la libération des peuples africains. Ce qu'il faut cependant constater c'est qu'après la chute du régime féodal le DERG a pris à son compte la guerre contre les revendications légitimes du peuple érythréen : droit à son indépendance comme la Libye et la Somalie. On assiste d'ailleurs à un certain changement de langage. Au temps d'Hailé Sélassié, la partie progressiste de l'armée impériale qui fut même à l'origine du renversement du régime féodal, soutenait la lutte du peuple érythréen. Quand l'armée est arrivée au pouvoir, elle a changé de langage en maintenant l'Erythrée sous la domination éthiopienne au nom du socialisme.

Si aujourd'hui l'Union Soviétique soutient le nouveau régime d'Addis Abéba « afin que soit préservée l'intégrité du territoire éthiopien », cela veut-il dire qu'elle soutenait à tort que l'Erythrée soit indépendante ? Un fait important est que, pour la première fois, on a vu des généraux soviétiques diriger des opérations militaires contre un peuple qui se bat pour son indépendance, les alliés sont devenus des ennemis.

Lorsqu'on soutient que « ce qui est vrai, c'est que l'Union Soviétique et Cuba n'ont participé ni de près ni de loin aux massacres perpétrés à Kassinga, à Zouérate, au Shaba », on semble affirmer du même coup que les Cubains sont politiquement myopes puisqu'ils refusent de se battre actuellement en Erythrée alors qu'ils ont, au moment où il fallait, consenti des sacrifices suprêmes en Angola. Ils ont tout simplement pris conscience qu'il s'agit en Erythrée de la lutte d'un peuple et, comme celle-ci est invincible, ils ne voudraient pas cautionner le génocide perpétré injustement sur le peuple de cette partie d'Afrique. Il faut affirmer sans complaisance que les bombes soviétiques en Erythrée ont la même signification et les mêmes effets que les bombes américaines au Vietnam.

L'ERYTHREE ET L'UNITE AFRICAINE

Les pages qui précèdent ont montré que sur le plan du droit international, l'indépendance de l'Erythrée s'imposait. Comme au moment où il fallait décider de l'avenir de ce pays les puissances occidentales ne craignaient rien et que le peuple érythréen ne pouvait pas se défendre, c'est la loi du plus fort qui fut la meilleure. [PAGE 111]

Sur le plan strictement africain, le problème n'a pas non plus eu la solution qui s'imposait. A Addis Abéba, au cours de la conférence de mai 1963, la question des frontières fut soulevée. Les chefs d'Etat ou de gouvernement africains, réunis à cette occasion, avaient à prendre position sur la question suivante : les pays du continent nouvellement indépendants devaient-ils ou non remettre en cause les frontières établies par le colonisateur ?

La réponse fut, en général, négative. Au nom du Mali, Modibo Keita proposa de prendre l'Afrique « telle qu'elle est ». Il suggéra de renoncer aux « prétentions territoriales ». « L'unité africaine, déclara-t-il, exige de chacun de nous le respect intégral de l'héritage que nous avons reçu du système colonial : c'est-à-dire le maintien des frontières actuelles de nos Etats respectifs. »[12].

Quant à la charte qui donne naissance à l'organisation de l'Unité africaine, elle ne mentionne pas expressément le principe de l'intangibilité des frontières. C'est seulement au cours du « sommet » du Caire, le 21 janvier 1964, que sera adoptée une résolution liant le respect de l'intégrité territoriale et le maintien des frontières imposées par le colonisateur[13], « Considérant que les problèmes frontaliers sont un facteur grave et permanent de désaccord, consciente de l'existence d'agissements d'origine extra-africaine visant à diviser les Etats africains, considérant, en outre, que les frontières des états africains au jour de leur indépendance constituent une réalité tangible », la Conférence des chefs d'Etat et de gouvernement « déclare solennellement que tous les Etats membres s'engagent à respecter les frontières existant au moment où ils ont accédé à l'indépendance ».

Sur le plan strictement juridique, l'Ethiopie n'est en rien concernée par cette résolution. Elle n'a jamais été une colonie puisqu'à aucun moment il n'y a eu débats sur sa décolonisation. Sur le plan politique, le sommet d'Addis Abéba de 1963 avec son prolongement au Caire en 1964 n'était pas l'Unité des peuples africains. C'est ce qui explique sa transformation en syndicat de chefs d'Etat. Les classes bourgeoises africaines au pouvoir vont s'empresser de [PAGE 112] s'organiser contre les masses africaines au nom de l'unité africaine. C'est ainsi qu'on passera sous silence la question érythréenne en invoquant l'intangibilité des frontières héritées des colonisateurs alors que ce pays a existé comme colonie de 1890 à 1950.

Ceux qui, aujourd'hui, considèrent que l'indépendance de l'Erythrée est contraire à l'esprit de l'unité africaine, admettent du même coup que l'unité africaine est réalisée or l'avènement de l'Angola a montré qu'il n'en est rien. Qu'auraient dit ceux-là si en 1950 les Etats Unis avaient décidé l'accession de l'Erythrée à l'indépendance ?

Les pays progressistes qui se refusent au hésitent à se prononcer clairement pour l'indépendance de l'Erythrée, qu'ils le veuillent ou non, s'inscrivent aussi contre l'indépendance du Sahara Occidental. L'impérialisme aura ainsi gagné son pari : maintenir des foyers de tension dans les pays africains pour justifier sa présence, pousser les peuples africains à des affrontements permanents et pendant ce temps il pille le continent, s'enrichit pendant que ceux-ci s'appauvrissent.

L'histoire nous a montré que lorsqu'un peuple est libre de disposer de lui-même, il trouve toujours à ses problèmes des solutions durables et conformes à ses intérêts. La Tanzanie vit aujourd'hui en paix et se construit; or ce pays est né de l'union des peuples de Tanganika et de Zanzibar. Elle serait en guerre ruineuse et coûteuse si l'union avait été imposée par la volonté des impérialistes quand cela les arrangeait.

L'Erythrée n'est ni un Katanga ni un Biafra éthiopien.

L'Afrique a connu des manœuvres de tous genres. Tantôt c'est la division, tantôt c'est l'union des territoires africains suivant les intérêts en jeu. C'est ainsi que le Congo de Lumumba a dû faire face pendant les années soixante à la sécession du Katanga avec pour marionnette le pittoresque Moise Tshombé, à cause des fabuleuses richesses de cette région. Le Nigeria connaîtra le même problème pendant les années soixante-dix avec les folles ambitions d'Odjuku manipulé par les puissances impérialistes afin de pouvoir contrôler aisément le pétrole de la région de Port-Harcourt.

Lorsqu'on affirme sans expliquer que « l'Afrique a déjà souffert de beaucoup de cas de sécession », en parlant de l'Erythrée, on continue ainsi à favoriser les interventions étrangères en Afrique. L'Erythrée n'est ni le Katanga, ni le [PAGE 113] Biafra. Ces régions du Congo et du Nigeria n'ont jamais existé en tant que colonies, par conséquent n'ont jamais eu de statut juridique. Nous considérons donc que la tendance à cette confusion n'est rien d'autre qu'une manœuvre de diversion pour empêcher de voir le vrai problème : celui de l'indépendance réelle de l'Afrique. Que la bombe vienne de l'Ouest ou de l'Est, un fait est là, c'est qu'elle écrase la lutte de libération d'un peuple.

Le droit à l'indépendance de l'Erythrée est inaliénable; c'est pour cet objectif fondamental que près de 4 millions d'Erythréens consentent depuis 18 ans les sacrifices les plus lourds. Ils ont été acculés à la solution armée, seul moyen qui leur restait pour faire entendre leur voix. Le Front Populaire de Libération de l'Erythrée (FPLE) et le Front de Libération de l'Erythrée (FLE), représentants légitimes des aspirations du peuple érythréen, ont montré leur attitude hautement responsable, pour éviter les massacres des êtres humains, en se prononçant clairement en faveur d'une solution pacifique et de l'ouverture de négociations sans conditions préalables entre les deux fronts d'une part et le DERG d'autre part.

Comme a dit le représentant du FPLE, « Si la complicité de l'impérialisme américain dans le génocide contre notre peuple ne sera jamais oubliée, celle de l'Union Soviétique restera la plus ignoble qu'ait connue notre peuple au cours de son histoire »[14]. L'ultime question qui est posée ici est celle de savoir aujourd'hui quels sont les amis des peuples africains. L'Erythrée tourne l'arme et contre l'impérialisme et contre un pays socialiste qui a soutenu fermement hier son indépendance. Les pays progressistes d'Afrique qui hésitent encore à se prononcer clairement pour l'indépendance de l'Erythrée doivent savoir qu'ils ne pourront pas le faire pour la République Arabe Sahraoui Démocratique sans faire deux poids deux mesures. Qu'ils comprennent que s'ils ne posent pas ce problème aux Nations Unies pour amener cette organisation à revenir sur sa décision de 1952, ils ne peuvent pas prétendre œuvrer pour l'indépendance véritable et pour l'unité des peuples africains. Que tous les [PAGE 114] progressistes africains comprennent que, tant qu'ils ne s'appuieront pas sur le matérialisme historique pour imposer une solution juste au problème érythréen, ils feront le jeu des grandes puissances. Et si Cuba, d'après des témoignages, semble avoir compris qu'il était en train de s'enfoncer dans le marécage érythréen, il reste à l'Union Soviétique de comprendre que la lutte du peuple érythréen, comme toutes luttes populaires, est invincible. Pour un certain temps, le Kremlin peut encore tromper le peuple soviétique (comme l'ont fait les administrations qui se sont succédées au Pentagone à propos de la guerre au Vietnam) et d'une partie de l'opinion internationale; il ne pourra le faire tout le temps. Que l'Union Soviétique laisse les peuples éthiopien et érythréen trouver eux-mêmes une solution au problème qui leur a été imposé par l'impérialisme à moins que...

Nous saluons l'unité de lutte qui est en cours de réalisation entre le FLE et le FPLE. Elle s'impose comme condition fondamentale pour la victoire finale qui aurait pu être arrachée en 1977-1978 si les forces armées populaires étaient unies.

VICTOIRE AUX MASSES !

Yves NGAPIT


[1] E. Jouve : « l'Erythrée et le problème des frontières en Afrique », travaux de la ournée d'Etudes et de solidarité avec la lutte de libérationdu peuple Erythréen, Paris, Décembre 1978.

[2] A. Traveski, Erytrea, a colony in transition : from 1941 to 1952, London, 1961.

[3] US News and World Report 1950.

[4] Alain Fenet : « Les Nations Unies et les Questions de l'Erythrée » in Journée d'Etude... Op. cit.

[5] Assemblée Générale : Documents officiels de la cinquième Session, supplément no 8 (A/1285) New York, 1950.

[6] J.-P. P. Ennenou : « Les origines du Mouvement National Erythréen » (1941-1978) in Journée d'Etudes ... Op. cit.

[7] « Rapport de la Commission des Nations Unies sur l'Erythrée, » Op. cit., p. 22.

[8] On peut se référer à ce propos à l'intervention de M. Gromyko dans les documents officiels de la troisième session de l'Assemblée Générale, deuxième partie, première commission, 240e séance, p. 17

[9] Réf. A./C.L/433. Texte original en russe, daté du 9 avril 1949.

[10] Documents de l'Assemblée Générale, 3e session, 2e partie, Ire Commission Annexe, Doc. A/C.I./433 p. 263.

[11] Documents officiels de l'Assemblée Générale 4e session, Première Commission, Annexe Doc.; A/C.I./487 Rev. 1, p. 22

[12] Addis Abéba, mai 1963, Paris, Présence Africaine 1964.

[13] Résolution AGH : Rés. 16 sur l'intangbilité des frontières africaines adoptées par le « sommet » du Caire, 21 juillet 1964 (Annuaire français de droit international, 1964, p. 625).

[14] Nafi H. Kurdi.« Erythrée : Une nation, une lutte libératrice légitime. » Journée d'Etudes... Op.cit.