© Peuples Noirs Peuples Africains no. 9 (1979) 81-93



TCHAD, MAURITANIE, CENTRAFRIQUE[1] , GABON...
NEO-COLONIALISME = CHAOS

P.N.P.A.

Dès le numéro deux c'est-à-dire dès la première grande livraison de Peuples noirs-Peuples africains, parue d'ailleurs tardivement au mois de mai 1978, nous prophétisons : « Tenant compte de l'impatience des jeunes Africains, de l'ampleur des problèmes, de l'inadéquation des régimes politiques, de l'archaïsme des idéologies qui les sous-tendent, et surtout de l'acharnement et de l'obstination insensés du protecteur impérialiste à conserver ses exorbitants privilèges, n'est-on pas fondé à prédire l'avènement à brève échéance d'une période de chaos ? » C'était à propos du rôle de la France en Afrique dite francophone.

Beaucoup de nos lecteurs, à commencer par les Européens qui tirent profit de la situation actuelle et souhaitent secrètement sa perpétuation (coopérants en activité ou en instance d'expatriation, dirigeants de firmes coloniales ou multinationales, commerçants blancs installés en Afrique, missionnaires, etc.) nous accusèrent comme d'habitude d'exagération, de manque de sens des réalités, de paranoïa, entre autres aménités : le répertoire des appréciations servant à déconsidérer les commentateurs noirs indépendants est bien connu.

D'autres, qui croient voir partout des rivaux lorgnant les [PAGE 82] mêmes fauteuils présidentiels ou ministériels, nous taxèrent de confusion, de gauchisme idéologique, d'aventurisme de plume : là aussi le répertoire est bien connu des appréciations ayant pour destination de marginaliser par le mépris quiconque ne s'avance pas en posant le pied dans l'unique ornière des schémas codifiés et du discours préfabriqué.

Tout indiqua pourtant bientôt que nous étions bel et bien entrés dans l'ère du chaos. En l'espace de quelques mois, ce furent successivement Kolwézi, sur quoi nous avons dit en son temps ce qu'il fallait, puis la pathétique expulsion de près de dix mille Béninois du Gabon, où ils résidaient parfois depuis une génération, puis les cruels affrontements du Rio de Oro avec leurs répercussions sur la Mauritanie marquées par la chute de Moktar Ould Dada, puis les sanglantes émeutes de l'empire-Bokassa et enfin, il y a quelques semaines, l'effondrement exemplaire, à Ndjamena, de l'une des dictatures francophiles africaines les plus typiques.

Quelle éclatante illustration de nos prévisions !

Ni mystère, ni miracle

Encore ne savons-nous pas tout.

Encore la communauté internationale est-elle loin de soupçonner tous les événements qui se déroulent dans ces pays lointains livrés sans recours au capitalisme sauvage du néo-colonialisme français. Combien de gens à travers le vaste monde peuvent se douter de la terreur qui, au moment même où nous écrivons ces lignes, règne en Centrafrique, réserve de chasse préférée de Giscard d'Estaing et fief de son « cousin » Jean-Bedel Ubu ? Quel quotidien objectif français ou autre daigne tenir ses lecteurs au courant des périls qui, au Gabon du Grand Omar Bongo environnent les nombreux Africains originaires des pays lointains, qui avaient cru pouvoir venir s'y fixer – les plus menacés, après le départ des dix mille Béninois, étant les équato-Guinéens et les Camerounais, pour la plupart réfugiés politiques les uns et les autres[2]. [PAGE 83]

Qui dans la presse internationale, si vigilante, si prompte à s'indigner quand il est question des droits de l'homme en Russie ou en Argentine, a daigné révéler à ses lecteurs qu'après être demeuré « vacant » pendant neuf années où le prélat martyr camerounais fut ballotté des locaux de ses tortionnaires au camp de concentration, du camp de concentration à l'exil romain, de l'exil romain à l'exil québécois où se morfond aujourd'hui l'hôte forcé du très libéral Trudeau, le diocèse de Mgr Ndongmo a enfin été pourvu d'un nouveau titulaire le 28 janvier 1979, au cours d'une cérémonie consternante, décrite plus loin dans ce numéro, que n'a pas hésité à présider Mgr Jean Zoa, archevêque de Yaoundé, ce Tschombé mitré, s'il se peut plus impudent encore que son maître ès trahison et qui n'aura pas même dédaigné le tiroir-caisse de la panoplie du Judas noir minable héritée du défunt Katangais[3]. Comme fait remarquer [PAGE 84] l'étudiant qui nous envoie la relation de cet événement, que Mgr Ndongmo, dans le camp de concentration du Nord-[PAGE 85] Cameroun où il était traité en forçat, soit demeuré titulaire de son diocèse au milieu du silence universel de ses supérieurs hiérarchiques, y compris le Vatican, voilà sans doute un fait unique dans les annales de l'Eglise catholique[4].

Tous ces crimes et ceux qu'on nous cache qui sont certainement plus nombreux encore et au moins aussi révoltants, étaient tout à fait prévisibles. Il n'y fallait ni un miracle de divination ni aucun mystérieux don de voyance. Il suffisait d'être tant soit peu averti des formidables contradictions qui marquèrent l'aventure de la décolonisation gaullienne dès le début, c'est-à-dire dès 1960.

Les Africains aspiraient alors, comme aujourd'hui d'ailleurs, à l'unité et à la concorde à l'intérieur des frontières de leurs jeunes Etats. Sur le plan du continent, ils aspiraient à l'unité et à la solidarité des peuples africains, condition. [PAGE 86] sine qua non de leur force face à la menace constituée par les minorités racistes de l'Afrique australe. Les Africains brûlaient de s'engager sur la voie du bien-être, c'est-à-dire du progrès économique; ils rêvaient de bâtir une industrie répondant à leurs besoins, d'être les maîtres de leur monnaie du choix de leur rythme et de leur mode de croissance. En un mot, les Africains voulaient être souverains : c'était le sens des sacrifices qu'ils avaient consentis au cours de longues années de luttes. Pour certains pays, comme le Cameroun, ce combat s'était concrétisé par des dizaines sinon des centaines de milliers de morts.

Mais M. de Gaulle ne l'entendait pas de cette oreille. Ce qu'il fallait à M. de Gaulle, c'est une Afrique divisée à l'intérieur autant qu'à l'extérieur des Etats, conditionnée pour être réduite au rôle exclusif de fournisseur de matières premières et de débouché d'une production industrielle qui, souvent, ne trouvait pas à s'écouler ailleurs. Conseillé par les Cornevin et tous les laissés pour compte de la colonisation qui restaient sur leur faim, tels des chacals malencontreusement interrompus dans leur festin répugnant, il se persuada que, moyennant un peu de savoir-faire, il pouvait plus que jamais modeler, triturer à sa guise cette Afrique sans histoire donc sans avenir, sans langue donc sans ressort, sans âme donc sans droits, sans nations donc sans dignité. Il fit rédiger par ses juristes des accords appelés de coopération par antiphrase, qui, en réalité, organisaient l'étranglement des peuples africains dans cette zone où il venait d'obtenir des deux super-grands l'autorisation de renforcer l'influence française à sa guise. En effet, et il ne s'est trouvé jusqu'ici aucun commentaire assez courageux pour le dire ou assez lucide pour le comprendre, ce jus utendi et abutendi de la France sur l'Afrique décrétée francophone en dépit de l'évidence, ne se conçoit pas sans l'acquiescement au moins tacite des deux Grands, et notamment de l'Union Soviétique, sans ces innombrables petits Yaltas à la petite semaine dont les lendemains, loin de chanter, se teignent toujours de plus de sang, se hérissent toujours de plus de miradors pour les petits peuples.

Dissimuler la situation hideuse créée par ces accords en la couvrant d'une façade de présidents noirs ne fut pour le nouveau Machiavel qu'un jeu subalterne, qui n'est même pas hors de la portée du fruste lan Smith qui, lui aussi, vient de dégager en la personne d'un certain Muzorewa, évêque [PAGE 87] de son état, le right man at the right place, l'incarnation, le Senghor ou l'Ahidjo des accords de coopération rhodésio- zimbabwéenne de son cru. M. de Gaulle a fait école en Afrique australe, ce n'est pas un hasard. Pour les historiens futurs, le vingtième siècle en Afrique sera peut-être celui des bantoustans « Indépendants » du centre et du sud du continent.

Qu'était-ce en effet que l'Afrique aux yeux du général ? Ce qu'elle est pour lan Smith, pour son ami et protecteur J.B. Vorster, pour tous les mégalomanes paranoïaques blancs y compris Robert Cornevin le mandarin présomptueux de Paris : une sous-humanité, une Galatée qui n'a pas trouvé et ne trouvera jamais de Pygmalion sur sa route, une sorte de filet d'eau au fond d'un cañon. Il suffit d'un bon petit barrage, accessoirement appelé coopération franco-africaine, pour verrouiller à jamais ce fantôme d'existence dans l'abîme de sa crevasse. Qui s'aviserait jamais de venir l'y découvrir ?

Qu'ainsi coincé ce filet d'eau, au lieu de remonter son cours comme l'eût souhaité M. de Gaulle, pût devenir un torrent, ce torrent se transformer en flot, ce flot en lame, cette lame en une houle dont la marée viendrait battre tumultueusement en coups de boutoir au pied de la citadelle de la coopération franco-africaine, M. de Gaulle n'en avait cure. Après moi le déluge, devait-il se dire. Ou peut-être manquait-il d'imagination après tout.

Congolisation à la française

Il y a vingt ans, le spectre du chaos politique, de l'effondrement brutal de l'appareil administratif d'un jeune Etat tropical s'associait automatiquement au Congo ex-belge, qui ne s'appelait pas encore Zaïre. Des événements navrants s'y déroulaient en séquences interminables mais toujours renouvelées d'un filin de cauchemar, L'inconscience des colonisateurs belges conjuguée avec le brusque réveil de populations africaines trop longtemps tenues en lisière avait entraîné sur tout l'immense territoire de la jeune République un embrouillamini inextricable de sécessions, de révoltes régionales, d'insurrections ethniques, de guerres civiles, de massacres, de coups d'Etat, en un mot une anarchie généralisée à la faveur de laquelle devait d'ailleurs être assassiné [PAGE 88] Patrice Lumumba, Premier Ministre légitime, mais grand leader noir authentique, à ce titre, détesté des Belges, de la C.I.A. et de leurs serviteurs africains, dont Mobutu, l'actuel dictateur « charismatique » du pays.

On peut parier à coup sûr que, bientôt, au mot chaos s'associera automatiquement un type de situation hautement pittoresque que l'opinion internationale devra s'habituer à observer dans les Républiques noires placées sous l'égide de la coopération franco-africaine.

Ainsi, qui au juste gouverne présentement à Nouakchott, capitale de la République Islamique de Mauritanie ? Après la chute de Moktar Oul Dada, nous crûmes un temps que l'homme fort du pays était un certain colonel Mohamed Ali ben Salef (ou quelque chose dans ce genre-là). Cependant, un mois plus tard environ, on nous apprit qu'à la faveur d'un coup d'Etat blanc (sic) venait d'accéder au pouvoir là-bas un certain colonel Salef Ali ben Mohammed, qui n'était pas tout à fait le même, comme son nom l'indiquait, ni tout à fait un autre, puisque son prédécesseur n'avait pas vraiment été évincé. Gageons que d'ici un mois environ, l'homme fort de Nouakchott sera un certain colonel Ali ben Salef ben Mohammed, qui ne sera pas tout à fait le même, ni tout à fait un autre, etc.

On aurait tort de se figurer que cela fait rire les populations mauritaniennes. Les populations mauritaniennes, dans leur immense majorité, n'ont pas le cœur à rire, car elles sont dévorées de misère, elles crèvent littéralement de faim et même de soif. Les populations mauritaniennes aimeraient bien qu'on leur laisse le temps d'élever leur maigre bétail, de cultiver leurs maigres céréales et de se partager fraternellement ces maigres fruits de leur modeste labeur, loin des colonels, loin des avions français qui sillonnent leur ciel en quête de colonnes du Front Polisario à mitrailler.

En un mot comme en quatre, les populations mauritaniennes aimeraient que les colonels putschistes et les avions français leur foutent la paix. Malheureusement, les colonels sont là et veulent apparemment y rester. Et au terme de chacun de leurs ballets de pitreries granguignolesques, ils n'omettent jamais de déclarer qu'ils vouent à la France giscardienne le plus ardent amour, la plus profonde piété filiale. Convenons que C'est quand même là l'essentiel : pardi ! C'est Giscard qui les protège, avec ses avions [PAGE 89] mitrailleurs de colonnes du Front Polisario. Que seraient les colonels-fantoches de Nouakchott sans Giscard ?

A N'Djaména, capitale du Tchad, le spectacle n'est pas moins surréaliste, attestant plus que partout ailleurs encore de l'héritage de bon sens cartésien, de sérieux et de compétence légué par la colonisation française et cultivé avec zèle pendant les vingt années de coopération franco-tchadienne qui viennent de s'écouler. On croyait, par exemple, que le nord du pays était constitué de vastes étendues désertiques, c'est-à-dire, en bon français, à peu près vides d'habitants. C'est pourtant cette banquise brûlante qui secrète la plus prodigieuse quantité d'armées que l'on ait jamais observée dans une guerre de résistance et de maquis : sixième armée du Nord de M. Hissène Habré, troisième armée du Nord de M. Goukouni, quinzième armée du Nord de M. Ibrahim Acyl (ou quelque chose comme cela), vingtième année du Nord de M. X, trentième armée du Nord de M. Y, etc.

Mais où est donc passée la seule armée régulière du pays, l'armée du général Félix Malloum et du lieutenant-colonel Abdelkader Kamougué, appelée, si notre mémoire est fidèle, Forces Armées Tchadiennes (AT), et composée d'une trentaine de milliers de ces braves Saras dont on n'a cessé de nous vanter les mérites ? Cette armée-là était pourtant encadrée et entraînée par les assistants techniques français, les meilleurs entraîneurs des jeunes années, comme chacun devrait savoir – et de plus redoutablement équipée, et surtout épaulée par un corps expéditionnaire, modeste, certes, mais français, c'est tout dire. Eh bien, rien n'y a fait. Evanouies, les Forces Années Tchadiennes de Félix Malloum lui-même ! Evanoui aussi le lieutenant-colonel Kamougué, malgré sa réputation de faucon. Evanouis apparemment les Saras eux-mêmes, ethnie nombreuse, guerrière, laborieuse, inébranlable comme un rempart, derrière laquelle la France avait cru pouvoir se retrancher pour demeurer éternellement maîtresse des matières premières du pays.

Qui perd gagne ?

Mais alors, le régime Malloum s'étant écroulé comme château de cartes, ne voilà-t-il pas le corps expéditionnaire français nu comme le roi de la fable, dépouillé de tout prétexte à demeurer au Tchad et contraint de déguerpir ? [PAGE 90]

Que voilà bien une conclusion tout à fait contraire à tous les cartésianismes passés, présents et futurs. Tenez, ce n'est pas « Le Monde », quotidien objectif s'il en fut, donc parfaitement cartésien, qui tomberait dans le piège de cette hâtive déduction, ce qui n'exclut pas qu'il ait traversé des états d'âme pour le moins heurtés. Il a, par exemple, connu un moment de bien noire morosité : ne titrait-il pas fort significativement son bulletin de l'étranger du 11-12 mars 1979 : « Le Tchad à l'encan » ? A l'encan, tel un Oncle Tom malgré une longue vie de dévouement au service de familles blanches aux rejetons blonds. Lamentable destin de l'Afrique et de ses enfants.

Mais le 25 avril, coup de théâtre ! Un encadré triomphal nous révèle que le Tchad est sauvé, puisque Paris y jouit désormais de la cote d'amour, Hurrah !

Sceptique, vous aimeriez savoir ce que c'est exactement que la cote d'amour et de quelle façon cela se concrétise ? Voici un extrait de cet encadré qui va vous édifier : « Les jeunes dirigeants (tchadiens) comprennent mal l'embarras français (à les aider dans une guerre contre la Libye). – C'est le pétrole libyen que vous avez peur de perdre ? nous dit un proche collaborateur de M. Goukouni Oueddeï. Mais nous avons du pétrole et de l'uranium au Tchad. Vous pouvez le prendre ».

C'est ça, la cote d'amour. A croire que ça se contamine vite, la charmante naïveté de ces grands enfants que sont les Noirs.

Tel est donc le nouveau calcul de Paris, celui qui l'a persuadé de lâcher Malloum et ses Saras, sinon même (on peut tout imaginer) de les sacrifier à Hissène Habré et à Goukouni, transformés au préalable en héros du nationalisme africain, autant dire en partenaires présentables, en seuls interlocuteurs valables par une orchestration astucieuse des medias d'Etat. Ce calcul consiste donc désormais, au lieu de la diplomatie des postures obscènes où Paris s'était mis trop souvent jusqu'ici, pressé par la fringale de pétrole et d'uranium (sans compter les autres matières premières), à manœuvrer pour se faire offrir sur un plateau par des hommes nouveaux, dirigeants moins démonétisés, ces mêmes avantages.

Mutatis mutandis, les Tchadiens se retrouvent donc en somme vingt ans en arrière – et nous avec eux. Rappelez-vous l'euphorie quasi délirante des premières années [PAGE 91] soixante, l'épiphanie de la communauté franco-africaine et de la francophonie, la mythologie flamboyante de la décolonisation idéale, la France couvant avec une générosité toute maternelle les premiers balbutiements des jeunes Etats noirs. Le thème de la cote d'amour occupait déjà une place capitale dans cette féerie; cela allait de soi, c'était une évidence du cœur et du bon sens.

Avec ces splendides mensonges, c'est vrai, on a pu berner longtemps les populations africaines, désarmer leur vigilance, les enveloppant dans un placenta de tyrannie par l'installation de dictatures soi-disant charismatiques. C'est vrai qu'on a pu ainsi mystifier l'opinion internationale et lui dissimuler les bains de sang qui noyaient les oppositions progressistes.

Apparemment, les nouveaux dirigeants tchadiens, sur lesquels certains avaient misé un peu imprudemment, sous prétexte que passage dans les maquis et pratique révolutionnaire étaient forcément synonymes, ont donc accepté de se prêter à ce jeu ! Pourquoi ? Aux oreilles de leurs prédécesseurs inexpérimentés, les voix des sirènes néo-coloniales n'avaient pas chanté très longtemps l'air des investissements, de l'assistance technique indispensable et de la francophonie fraternelle. Il faut croire que les Habré, Goukouni et tutti quanti ne résistent pas, quant à eux, au cri de : « Gare Khadafi ! ». Il faut reconnaître que l'Idi Amin arabe leur en a fait voir vraiment de toutes les couleurs, leur octroyant ou retirant son aide militaire sans apparence de cohérence, les lançant les uns contre les autres, occupant brutalement la fameuse bande d'Aouzou. Alors, ils se sont rangés à la sagesse de ce merveilleux proverbe qu'on dit arabe : « Au risque de te noyer, accroche-toi même à un serpent. Ont-ils eu raison ? »

Parions que leur aventure reproduira sans aucun doute celle de leurs prédécesseurs Tombalbaye et Malloum. On va amuser les nouveaux francophiles avec des Mercédès, des réfrigérateurs, des visites en fanfare à Paris et ailleurs : les journaux objectifs français vont les ériger en héros gonflés de charisme bidon. On va détourner leur énergie dans la consommation effrénée ou, au mieux, dans d'interminables oppositions tribales, d'autant plus insolubles qu'elles sont en grande partie artificielles. Pendant que les grands enfants seront ainsi occupés à leurs hochets, le big business néo-colonial va à nouveau pouvoir s'en donner à [PAGE 92] cœur joie : pillage des matières premières, surexploitation des paysans et des salariés africains, extorsion massive des capitaux par les établissements financiers français seuls autorisés à collecter l'épargne africaine, massacres indolores (pas pour tout le monde) des populations récalcitrantes. Voilà les techniques éprouvées de l'Occident dans son entreprise millénaire de domination du nègre; on voit mal pourquoi, à moins d'y être contraint par la violence armée des Africains, il y renoncerait tout à coup. Il en sera de nouveau ainsi au Tchad jusqu'à ce que se lève une nouvelle guérilla pour balayer les nouveaux corrompus.

La domination étrangère, notre malheur...

Car, par-delà les massacres de la coopération franco-africaine, la logique de la présence d'un tuteur abusif, c'est de se chercher une justification, donc de diviser les populations en exaspérant des antagonismes mineurs, d'armer l'esprit de vengeance en désespérant les opposants, d'acculer à la révolte même les plus pacifiques.

La fatalité maudite du tuteur, c'est d'élire une ethnie et de s'efforcer, par la flatterie et la corruption, de l'identifier à son jeu, en l'utilisant en même temps comme bouclier de ses calculs pervers et de ses exactions, et, au sein même de cette ethnie, de privilégier une petite classe sur laquelle placer toute sa mise.

Là où les populations africaines, laissées en tête à tête, pourraient élaborer des modalités de coexistence, trouver des terrains d'entente pour coopérer, une faction, forte de l'appui inconditionnel du néo-colonisateur, se croit en mesure d'écraser les autres factions, de leur imposer impunément sa loi. Flagrant hier à Madagascar où Tsiranana, qui l'incarnait, a sombré dans la déconfiture que personne n'a oubliée, ce phénomène s'observe aujourd'hui au Tchad, bien entendu, mais aussi au Cameroun, au Gabon, en Centrafrique, et même en Côte d'lvoire, de même qu'au Mali, au Niger. Dans tous ces pays, il provoquera, tôt ou tard, des effets identiques à ceux dont la Grande de fut le théâtre.

La prétendue stabilité dont la presse française, toujours complaisante aux menées impérialistes de Paris en Afrique, ce qui n'exclut pas de sa part la plus grande sévérité à l'égard des agissements des autres puissances [PAGE 93] expansionnistes, au nom des plus purs idéaux humanistes, faut-il le préciser, crédite aujourd'hui certains de ces pays, est une imposture dramatique qui, loin de conjurer des désastres trop assurés dont, malheureusement, nos populations seront les premières victimes, y précipite au contraire les satellites africains de la France.

C'est qu'une jeunesse nombreuse et avertie se lève, qui n'éprouve pas les terreurs de ses aînés face à la torture et aux camps de concentration, qui n'a plus les mêmes résignations, les mêmes découragements face à la répression multiforme, qui n'a plus les mêmes complexes devant les perspectives d'une action de longue haleine. Quelques périls qu'elle encoure à faire connaître sa détermination à l'opinion internationale, cette génération-là ne supportera plus la persistance de l'oppression néo-coloniale, ayant désormais appris que la tyrannie obtuse et intraitable justifie d'avance toutes les violences, persuadée par son expérience de ces vingt dernières années qu'elle est condamnée Par sa situation actuelle à la mort lente, à ce type de génocide auquel l'entreprise bantoustanesque voue les jeunesses sœurs de l'Afrique australe soumises à la loi de fer de l'Apartheid.

PNPA


[1] Ce numéro était sous presse quand le monde a appris les affreux massacres d'enfants perpétrés par Bokassa. Nous ne traiterons donc de cette abominable affaire que dans le prochain numéro.

[2] Ceci était écrit et avait été envoyé à la composition quand le trop exceptionnel Jean-Claude Pomonti a passé un savon mémorable à la marionnette de Foccart dans « Le Monde » du 13-14 mai 1979. Il est vrai qu'une hirondelle ne fait pas le printemps, ni un Jean-Claude Pomonti, si courageux soit-il, une révolution au « Monde ».

[3] A ce propos, des lecteurs fort sympathiques nous font reproche de trop centrer la revue sur l'Afrique noire, et particulièrement sur le Cameroun, au risque de négliger les Noirs de la diaspora. Nous répondons que cette apparente indifférence n'est pas la traduction d'un choix délibéré, mais le reflet d'une situation objective, tout à fait indépendante de notre volonté et que nous espérons momentanée. Dès que le projet de cette publication eut atteint sa phase de réalisation, nous ne manquâmes pas de solliciter, en même temps que les intellectuels et les militants africains, nos frères des autres continents. Il n'a pas dépendu de nous que leur réponse fût plus prompte et plus enthousiaste.

Nous pouvons offrir une tribune à tous les Noirs du monde : c'est même là notre raison d'être. Mais nous ne pouvons pas nous substituer aux gens et mener leur combat à leur place.

En ce qui concerne le Cameroun, il est vrai que nous considérons ce pays comme exemplaire, au sens étymologique du terme, c'est-à-dire comme celui dont l'observation se révèle une source inépuisable des plus éclairantes leçons. C'est, surtout compte tenu de son histoire de ces vingt-cinq dernières années, celui où se dévoilent le plus irréfutablement les visées et les stratégies du néo-colonialisme français en Afrique. Sans revenir sur son caractère de laboratoire de la violence impérialiste, sur quoi beaucoup a déjà été dit dans cette revue et ailleurs, considérons un moment le Cameroun en tant que révélateur par excellence de l'engrenage où le néo-colonialisme se trouve nécessairement entraîné, pour se perpétuer, et qui consiste à organiser plus ou moins instinctivement la régression des masses africaines.

Avant l'indépendance, les bourses de l'enseignement supérieur étaient attribuées sur le seul critère du mérite, sans considération des origines ethniques des candidats. Aujourd'hui, le sudiste qui sollicite une bourse de l'enseignement supérieur doit avoir été reçu au baccalauréat au plus tard à 18 ans ! Point de considération d'âge, en revanche, pour le nordiste, c'est-à-dire pour le coréligionnaire (et frère d'ethnie) du président de la République. De même, un nordiste entre dans les écoles formant les fonctionnaires des grands Corps de l'Etat (Ecole Nationale d'Administration, Ecole Nationale de la Magistrature, Ecole Militaire Inter-Armes...) par une filière réservée qui l'exempte de l'obligation d'être bachelier imposée aux citoyens des autres ethnies. On peut étendre ces exemples à tous les autres domaines.

Sous la colonisation, les hôpitaux publics remplissaient vaille que vaille leur office au bénéfice des masses pauvres. Il n'en est plus rien aujourdhui et les soins médicaux et hospitaliers ont disparu, du moins pour les plus déshérités. Car, en cas de maladie, les grands du régime ainsi que les membres de leurs familles sont évacuées dans les hôpitaux ou les cliniques de France (on imagine aux frais de qui).

Sous la colonisation, l'administration n'osait exproprier les faubourgs indigènes des grandes villes qu'en s'entourant d'un grand luxe de précautions. Aujourd'hui, quand M. André Fouda, maire inamovible, et pourtant jamais élu, de Yaoundé, la capitale, grand promoteur immobilier soutenu par la B.I.A.O., filiale africaine de la B.N.P., a jeté son dévolu sur un terrain, ce gangster francophile ne s'embarrasse d'aucun scrupule : il donne deux semaines aux misérables habitants pour déguerpir. Sitôt expiré ce délai, il fait venir ses bulldozers pour faire place nette en rasant les modestes habitations. Les opposants progressistes et révolutionnaires camerounais devraient, à propos de ce personnage, publier une déclaration sans ambiguïté, dans laquelle ils s'engageraient à restituer à leurs propriétaires tous les terrains ainsi usurpés par la violence, aussitôt la dictature des fantoches francophiles renversée.

A quoi bon poursuivre cette fastidieuse énumération ?

Ce qu'il faut bien voir, c'est que cette régression tous azimuts ne présente que des avantages pour le protecteur impérialiste, qui d'ailleurs la programme dans la coulisse. Voici un pays africain non seulement potentiellement riche, mais encore en proie il y a vingt ans à une fièvre de créativité indigène, engagé de ce fait dans la voie d'une authentique croissance, mais qui est tout à coup happé par une spirale de paupérisation ayant pour effet de l'aligner sur la misère de pays voisins tels le Tchad et le Centrafrique. Quelle meilleure justification pour l'idéologie de l'aide aux pays sous-développés, c'est-à-dire pour la coopération franco-africaine.

D'autre part, l'appauvrissement des masses, synonyme d'affaiblissement de la nation, n'est-il pas, pour le protecteur néocolonial, la meilleure garantie de jours tranquilles, d'une exploitation soulagée de toute perspective d'une contestation africaine ? Nous aurions bien tort de ne pas vulgariser des observations aussi riches, aussi significatives.

[4] Le problème du destin des Noirs au sein du monde chrétien, c'est-à-dire occidental, n'est pas moins explosif aujourd'hui qu'à l'époque d'un Montesquieu. Et il est probable qu'il ne le sera pas moins dans cent ans, dans deux cents ans... sans doute parce qu'il est la pierre de touche de la volonté de salut, de l'aptitude au salut de cette civilisation. C'est en tout cas le critère qui, aux yeux de la postérité, servira à disqualifier rédhibitoirement l'Occident.

Dans l'affaire Ndongmo, qui dure depuis 1970, et qui est le test auquel se référeront les générations futures, nous avons pu voir les autorités morales et spirituelles de l'Occident se résigner à l'infamie d'une hypocrisie subalterne et céder au mensonge flagrant ou par omission. Tout se passe comme si les tenants des institutions religieuses et civiles les plus respectables avaient brûlé leurs dernières cartouches face à l'armée des révoltés noirs.