© Peuples Noirs Peuples Africains no. 9 (1979) 56-64



Brazzaville, 21 avril 1977.

    Mon cher Mongo Béti,

Voilà déjà plusieurs mois que je suis à Brazzaville où j'enseigne à la faculté des Sciences. Je vous envoie cet article pour publication car voici ce qui s'est passé.

Un journal local, La Semaine Africaine, nous a demandé de collaborer à un dossier sur la littérature congolaise. Je leur ai donné cet article qui est passé une première fois à la Commission de Censure; ladite commission censure tous les textes publiés au Congo. La Commission a donc, après avoir fait sauter plusieurs paragraphes et plusieurs phrases des paragraphes retenus, donné un « bon à diffuser », c'est-à-dire l'autorisation d'imprimer le texte dans sa version expurgée. Le jour de la mise en vente, la Commission a purement et simplement demandé à la rédaction du journal de retirer tout le dossier (il y avait d'autres textes qui n'étaient pas de moi) car, s'agissant de mon article, « on n'avait pas tout compris. » Elle a même fait appel à des sociologues pour le lire parce que j'y ai mentionné la sociologie ! En tout cas, le journal (no. 1347 du 12 au 18 avril 1979) a été obligé de retirer le dossier et l'a remplacé par la note suivante : [PAGE 57]

    « A nos lecteurs

    Nous prions nos lecteurs de bien vouloir nous excuser de ce que le dossier littéraire ne figure pas dans ce journal comme cela a été annoncé en première page.
    La raison en est que la Commission de censure – à laquelle nous avons pourtant préalablement soumis ce dossier – nous a demandé en dernière minute de le supprimer.

La Semaine Africaine. »

Il paraît que les abonnés étrangers auraient reçu le dossier. Voilà. J'aimerais donc que vous publiiez ce texte avec un « chapeau » explicatif de la rédaction. Cet article que je vous envoie est la version intégrale, non expurgée.

Avec mes amitiés.

E.B. Dongala

[PAGE 58]

LITTERATURE ET SOCIETE : CE QUE JE CROIS

Emmanuel Boundzéki DONGALA[1]

On a si souvent débattu de ce que doit ou devrait être la littérature en général et congolaise en particulier que quelqu'un qui aborde le sujet a l'impression que tout a été dit et son contraire. Ce sentiment me semble d'autant plus fort que j'ai l'impression de me trouver en position de franc-tireur, n'étant ni un « littéraire » par profession ni un membre du sérail des écrivains officiels du régime qui disposent de diverses tribunes pour étaler leurs idées. Dans ce bref article, je me limiterai à définir mon « ce que je crois », étant entendu que ce point de vue personnel qui tente d'expliciter mon besoin d'écriture n'est pas nécessairement valable pour d'autres écrivains congolais et c'est tant mieux ainsi; préservons-nous de nouveaux Idanov !

S'il est légitime de parler d'une « littérature africaine », il est de plus en plus évident que les pays autrefois uniformisés par la colonisation se sont de plus en plus différenciés avec les années qui passent, et chacune de leurs sociétés engendre des préoccupations ou du moins des priorités divergentes suivant le type de régime politique qu'elles subissent. Pour le congolais qui écrit, la réalité première est qu'il vit dans [PAGE 59] une société hautement politisée, à parti unique et à idéologie officielle, le marxisme-léninisme (comme l'est également l'organisation unique qui représente les écrivains du pays), où le maître-mot est « révolution » avec tout le cortège de mots, d'images d'Epinal que cela suppose (peuple, masse, héros, science ... ) et de thèmes privilégiés (collectivisme, matérialisme, social-réalisme ... ). Discuter de l'étape actuelle de la littérature congolaise sans prendre ce facteur en considération est faire la politique de la légendaire autruche. De ce fait, le jeune écrivain congolais qui veut qu'on parle de son œuvre ou qui veut réussir se sent piégé, essayant tant bien que mal de se conformer aux canons de la censure officielle qui exige que la littérature congolaise (nous ne parlons ici que des œuvres de fiction), soit révolutionnaire.[2]

Je pense qu'à ce niveau, il faut faire une mise au point sur cet adjectif (et substantif) qui est employé de façon confuse, à propos de tout ou de rien dans notre société congolaise. A mon avis, quand on utilise le mot révolutionnaire, il faut l'employer à propos d'un objet ou d'un projet spécifique; car une personne révolutionnaire dans un domaine ne reste pas nécessairement révolutionnaire une fois transposée dans un autre.

En politique, une révolution est une transformation totale, souvent brusque et violente, dans la structure économique, sociale et politique d'un pays. Est révolutionnaire qui participe à ce bouleversement. Un livre, un roman ou un poème révolutionnaire est un texte qui fait éclater les structures [PAGE 60] de la tradition littéraire, qui apporte une nouvelle sensibilité, une nouvelle façon de voir, de dire, d'appréhender les choses. Ces deux aspects ne sont pas nécessairement convergents. Quelques exemples éclaireront mieux ce que je veux dire : James Joyce a réinventé le roman du XXe siècle, et pourtant cet homme qui a fait œuvre révolutionnaire en littérature était un petit-bourgeois qui s'est tenu à l'écart de tout mouvement politique, évitant de prendre position dans la lutte de son Irlande natale contre les occupants anglais. De même Céline, qui a apporté une nouvelle sensibilité au roman français du XXe siècle, a été pro-nazi pendant la seconde guerre mondiale. A l'opposé, le président Mao, révolutionnaire politique, n'a pas, d'après les connaisseurs, renouvelé la poésie chinoise; ses poèmes sont restés dans les canons les plus traditionnels de la littérature de la Chine. Pour prendre un exemple dans les sciences, s'il est un homme qui a apporté une révolution dans la science du XXe siècle, c'est sûrement Albert Einstein; et pourtant cet homme révolutionnaire en sciences physiques avait une philosophie si conventionnelle qu'effrayé par les résultats de ses propres équations (univers en expansion, rôle du hasard dans les événements physiques ... ) il tenta de « corriger » ces résultats en introduisant un « fudge factor », un facteur inconnu de nous humains, car, disait-il, « Dieu ne joue pas aux dés avec l'univers. » Par contre, Eisenstein fut les deux, un révolutionnaire politique (il a participé à la grande révolution d'Octobre) et un artiste révolutionnaire, car il a renouvelé le cinéma mondial autant par ses chefs-d'œuvre cinématographiques que par ses écrits théoriques sur le cinéma. On voit donc que n'est pas écrivain (ou artiste) révolutionnaire qui veut mais qui peut; par contre est révolutionnaire politique qui veut !

Il convient d'introduire ici la notion d'engagement, autre terme employé à tort et à travers; il y a une confusion souvent entretenue entre l'engagement et la révolution. L'engagement n'est pas nécessairement révolutionnaire. Etre engagé, c'est choisir ses causes, bonnes ou mauvaises. On peut être écrivain révolutionnaire (comme défini plus haut) sans pour cela être engagé et vice-versa. Je me compte personnellement parmi les écrivains engagés mais je ne pense pas que jusque-là mes œuvres soient révolutionnaires. Ces deux notions de révolution et d'engagement étant précisées pour qu'il n'y ait pas d'équivoque dans mes propos, [PAGE 61] revenons-en à notre point de départ, à mon « ce que je crois », c'est-à-dire pourquoi et pour qui j'écris.

L'acte d'écriture est un acte individuel; il me semble donc prétentieux de vouloir codifier la littérature d'un pays, de vouloir décider de ce qu'elle « doit » être. Prenons le roman par exemple; on peut dire que c'est la rencontre d'un auteur (ou d'un personnage) avec une situation (idées, émotions, événements ... ). On ne peut connaître à l'avance comment le personnage vivra cette situation, car les êtres de chair et de sang sont très complexes. Les sciences humaines, même armées d'une théorie qui se veut scientifique, n'analysent que des comportements statistiques, car les données humaines ne sont pas totalement quantifiables. C'est cette marge d'autonomie, de liberté irréductible de l'individu qui fait que les construits sociaux les mieux conceptualisés et théorisés, les mieux élaborés et systématisés sont toujours « détournés » d'une façon ou d'une autre ou, pour parler comme les sociologues, ces construits, une fois en application, sécrètent des « effets pervers » non prévus par la théorie. Alors, au lieu de rêver d'une révolution mythique et millénariste pour le prolétariat congolais qui n'en demande pas tant et pendant ce temps oublier la réalité quotidienne de ce « peuple », de ces « masses » qui font l'histoire, ma préoccupation en tant qu'écrivain est plus modeste, plus immédiate.

J'ai écrit plus haut que l'acte d'écriture était un acte individuel et qu'en même temps je me sentais engagé (je conçois volontiers qu'un bon écrivain puisse être non engagé). Pour moi, le problème se présente de la manière suivante : je vis dans une société et si j'écris, c'est pour être lu par les gens de cette société; cette dernière ne m'est donc pas indifférente. Je me sens en osmose, en symbiose avec elle, avec ces gens que je côtoie dans les rues de Poto-Poto ou de Moungali; nous nous levons ensemble le matin pour aller au travail en empruntant les « foula foula » ou les taxi-bus « cent-cent », nous essayons tant bien que mal de vivre pendant trois mois avec le salaire d'un mois et ce tout en payant nos impôts normaux sur le revenu sans compter l'impôt exceptionnel que nous versons régulièrement, connu sous le nom de Fonds National de Solidarité. C'est mon peuple. Je vis matériellement mieux que certains, d'autres vivent matériellement mieux que moi; mais je vis parmi eux, je les connais, ils me connaissent. Voilà ma réalité, voilà [PAGE 62] la réalité de mon peuple. C'est dans ce milieu que je puise le matériau de ce que j'écris. Aussi, quand les femmes vendeuses au marché de la PV, dont certaines habitent mon quartier, organisent une marche courageuse sur l'hôtel de ville pour protester contre la suppression de leur gagne-pain quotidien, cela me touche au plus profond, mon besoin de création et ma sensibilité vibrent avec cet événement. Quand je sens que l'amitié et la camaraderie sont dangereuses dans mon pays parce qu'il suffit d'être l'ami de l'ami d'un ami impliqué dans une affaire d'Etat pour se retrouver soi-même en état d'arrestation, j'ai envie de célébrer l'amitié et la loyauté dans ce que j'écris; quand on m'interdit de lire certains journaux ou certains livres mettant ainsi en doute ma capacité de réfléchir et de juger par moi-même, quand je vois des innocents arbitrairement arrêtés et torturés autour de moi, quand j'entends un chef d'Etat déclarer que « les Etats africains ont d'autres problèmes à régler que de régler un problème comme celui des droits de l'homme » ou encore « je ne sais pas ce que souvent les gens appellent les Droits de l'homme en Afrique »[3], que peut faire un écrivain sensible aux problèmes de sa société sinon prendre sa plume devenue sa seule arme ? Que peut faire un écrivain vivant cette situation sinon témoigner, crier, ne serait-ce que pour dire que la révolution n'a pas que le côté répressif et dur qu'elle a montré jusqu'ici, mais que la révolution a aussi un côté généreux, fraternel, joyeux qu'il est temps de montrer ? Il ne s'agit pas de faire de l'angélisme ni de prêcher une quelconque morale; c'est tout simplement là que réside ma sensibilité d'homme et d'écrivain, c'est là que se situe mon engagement.

Evidemment je suis solidaire des autres peuples du monde mais encore une fois, j'invoque le droit à l'indifférence. Choisir est, selon la formule consacrée, se limiter. Je n'ai pas à choisir entre la révolution russe, chinoise ou vietnamienne; mais entre Nelson Mandela et le héros d'un kolkhoze soviétique ou de la Longue Marche mon choix se fera sans hésitation; j'écrirai plus facilement sur un paysan tanzanien que sur un ouvrier de Chicago.

C'est donc à partir de ces sentiments profondément [PAGE 63] ressentis, de ces causes existentiellement assumées que je puise mon matériau, que je trouve mon authenticité. Ce que j'écris est politique bien sûr, dans le sens où je participe à la vie de ma cité. Mais entendons-nous bien, je ne suis pas un porte-parole du « peuple », je ne suis le messager de personne et je n'ai point de guide ni de héros (Brecht disait : « Malheur au peuple qui a besoin de héros »). Je ne me fais pas d'illusion, je n'écris pas pour le « peuple », un peuple « historisé », réifié, catégorisé. J'écris tout simplement pour ceux qui savent et peuvent lire (c'est l'évidence même), lycéens, travailleurs, paysans, universitaires, chômeurs, retraités... Si je voulais être un « montreur de conduite » ou un faiseur de révolutions, je me lancerais dans ce que Malraux appelait la politique politicienne, j'écrirais des tracts de combat, je ferais de l'agit-prop, je rédigerais des panégyriques aux guides du jour. Je suis un congolais qui écrit parce que, ayant peut-être plus de facilité et de possibilité qu'un autre pour écrire, j'ai envie de partager mon expérience d'homme dans laquelle d'autres hommes se reconnaîtront éventuellement. Qui sait si cela n'aidera pas certains à mieux appréhender leur expérience jusque-là confuse, diffuse ? C'est à ce niveau que j'aimerais que mes lecteurs se retrouvent dans mes personnages, qu'ils retrouvent un souffle de vie rendu authentique par mon travail d'écrivain, cette vie qui palpite et nous fait apprécier encore plus notre qualité d'homme. N'est-ce point cela, être un écrivain populaire ?

Quant à celui que j'ai appelé plus haut mon peuple, qu'on se rassure, il sait prendre la parole et quand il prend la parole, tous les pouvoirs ont peur. Rappelez-vous ces inscriptions, ces proverbes, ces phrases authentiquement « populaires », ces phrases habiles dans leurs maladresses qui fleurirent un temps sur les cars « foula foula » et certains taxis. Comme leur fraîcheur contrastait avec la rigueur « scientifique » et la monotonie des slogans officiels qui tapissent nos murs ! Ce qui devait arriver arriva, le pouvoir ordonna l'interdiction de ces paroles libres et non censurées.

Pour conclure (et si je peux me permettre une de mes rares affirmations catégoriques), l'écrivain doit partir de ses propres critères. Ce n'est que comme cela que son œuvre aura une authenticité. Peu importe si c'est un roman policier, un roman d'aventures, d'amour, un poème écrit au bord de la mer ou sous un clair de lune. Mon critère n'est pas le [PAGE 64] beau, le laid, le collectivisme, le social-réalisme..., mais ce qui ressort de l'être profond et authentique de l'écrivain. Maïakovski a profondément ressenti la révolution russe car le souffle révolutionnaire qui nous entraîne dans ses poèmes nous fait aimer 1917. G. Greene nous fait aimer et admirer la grandeur de la foi chrétienne dans La Puissance et la gloire par l'authenticité de sa foi, Et pour prendre un exemple congolais, P. Biniakounou dans Chômeur à Brazzaville nous présente l'œuvre la plus authentique, la plus vraie que la littérature congolaise ait peut-être produite jusqu'ici; en tout cas il nous fait découvrir magistralement son peuple avec une sincérité et une fraîcheur dont peu d'entre nous peuvent se réclamer.

Voilà une idée de la littérature que j'aimerais écrire. Comme je suis un être vivant, il se pourrait que mon centre d'intérêt change (il a effectivement déjà changé plus d'une fois), que ce à quoi j'attache beaucoup d'importance aujourd'hui me paraisse insignifiant demain. C'est aussi mon droit d'homme et d'écrivain de changer de critère.

E. B. DONGALA


[1] Auteur entre autres de Un fusil dans la main, un poème dans la poche (Albin Michel).

[2] Voir à ce propos « Bref aperçu sur la Censure au Congo » cité dans le journal du Parti unique, Etumba, no 462, oct. 1977 : « Nos écrivains ayant toute liberté dans le style ne pourraient pas être encouragés dans l'évocation des thèmes qui vanteraient l'individualisme, le capitalisme, le vol, la prostitution, etc. Ils pourront exceller dans les thèmes relatifs à l'ardeur au travail, le collectivisme, l'entr'aide, etc... Pour tout congolais vivant au Congo, rien ne doit désormais se faire sans se référer aux institutions en place. Tout ce qui se ferait en dehors prendrait un caractère de clandestinité. A cet égard, nos organes d'information ne pourront évoquer une œuvre (livre, disque, etc) non soumise à la Commission Nationale de Censure... Ecrivains, musiciens et autres artistes doivent se plier à la rigueur et à la discipline révolutionnaires. »

[3] Etumba 13 juillet 1977, p. 3. Voir au sujet des Droits de l'Homme en Afrique mon article paru dans Le Monde du 6 juin 1977, intitulé « Appel aux intellectuels africains ».