© Peuples Noirs Peuples Africains no. 7-8 (1979) 239-280



LA RUINE PRESQUE COCASSE D'UN POLICHINELLE

(fin)

MONGO BETI

Dans une République africaine francophone récemment « décolonisée » par la Cinquième République du Général de Gaulle, le parti Progressiste Populaire, mouvement révolutionnaire, a décidé de poursuivre le combat pour une émancipation totale.

Un trio attachant de maquisards improvisés a été chargé de libérer une province excentrée de l'ancienne colonie. Après de nombreuses vicissitudes, tantôt pittoresques, tantôt pathétiques, les trois combattants ont enfin découvert la tactique qui doit leur assurer la victoire. Les voici donc triomphant de leurs ennemis.

Amère victoire, dénouement trompeur, puisque, aussitôt, de nouveaux obstacles, qu'ils n'avaient point imaginés, se dressent sur leur chemin.

La révolution serait-elle un perpétuel recommencement ? [PAGE 240]

Il fallut pourtant se réveiller de cette nuit inimaginable et s'adonner aussitôt à la vaine tâche de démêler rétrospectivement sa part de réalité et sa part de songe. Même la plus longue conversation avec des complices ne suffisait pas à rassurer les protagonistes sur leur propre lucidité. Ainsi, il arriva si souvent dans l'infirmerie le lendemain matin à Jo Le Jongleur d'avoir le regard fixe que Ngwane-Eligui la Jeune et le sapak Evariste devaient fréquemment interrompre leur besogne ou leur réplique pour se pencher sur le premier héros de cette nuit.

– Tu es sûr, que tu te sens bien, Jo ? lui disait tristement l'un ou l'autre.

– Vous m'agacez ! leur répondait-il invariablement, je me sens très bien; seulement, je réfléchis à tout ce qui se raconte.

– Moi non plus, je n'en crois rien, renchérissait le sapak Evariste. D'abord comment avez-vous fait pour réduire un si rude gaillard ? On dit que vous l'avez surpris, bon, bon ! Le géant a été attaqué de partout par les nains : pendant que cinq ou six d'entre vous lui broyaient les testicules, technique de torture dont les femmes partagent la science raffinée avec les missionnaires, cinq ou six autres se chargeaient de le mordre aux mollets, aux fesses, aux bras, aux cuisses, je vois ça d'ici, et le gros de la troupe se mettait en devoir de le culbuter, de le plaquer au sol, de lui ligoter les membres, jusque-là je veux bien, je suis bon prince, moi; vous devez en avoir des yeux pochés, des ecchymoses, des bras cassés peut-être, bien que toi, Ngwane-Eligui la Jeune, tu ne portes aucune trace du combat, tu devais donc te contenter de surveiller la manœuvre. Mais après ? Il se raconte que vous l'avez alors tranquillement transporté dans un endroit assez vaste, cour ou salle peu importe, pour que le plus grand nombre de gens possible puisse assister au supplice du fouet. Alors, vous avez arraché les dernières guenilles qui le couvraient. Alors, là je n'arrive pas à y croire ?

– Pourquoi donc ? demanda Ngwane-Eligui la Jeune.

– Devant un tel déchaînement de cruauté, personne ne s'est interposé ?

– Pauvre Nourédine ! répondait Ngwane-Eligui la Jeune, [PAGE 241] comme tu manques d'expérience. Tu as encore bien des choses à apprendre, décidément. Comme quoi il ne suffit pas de lire des livres. Tu as souvent rencontré, toi, des gens assez téméraires pour s'interposer entre le bourreau et la victime ? On voit bien que tu n'as pas souvent été victime – ni bourreau d'ailleurs.

– Ainsi chacune est venue lui administrer sa part de coups de nerf de bœuf.

– Oui ! et alors ?

– Et il poussait des hurlements de douleur.

– Même pas ! il pleurait à chaudes larmes, il chialait comme un petit garçon qui se fait sévèrement corriger par un autre plus fort. Pas la moindre dignité. Il aurait pu au moins cracher son venin, injurier. Même pas. Il suppliait.

– Et il est couché à cette heure, le dos couvert de zébrures.

– Couvert de zébrures, c'est exactement cela.

– Mais il n'osera plus jamais se montrer devant les gens

– Ma foi, ça c'est son problème; tu peux toujours aller lui poser la question.

– Mais les armes ? demandait Jo Le Jongleur, en sursautant comme un homme qui se réveille.

– Nous les avons, répondait la jeune femme; nous vous les remettrons bientôt. Patience.

– Et qu'allez-vous faire maintenant ? reprenait le sapak.

– Patience, Nourédine, tu ne vas pas tarder à le savoir.

Quand le soleil fut au zénith, des rebelles de la mission catholique qui s'étaient substituées au crieur public et avaient ajouté à ses attributs habituels les deux fusils de chasse pris au palais, se mirent à sillonner la cité en proclamant que le lendemain dimanche, sous le hangar du stade, commencerait la grande confession des femmes, à laquelle chacun était invité.

– Qu'est-ce que c'est que cette histoire de confession des femmes ? Et pourquoi portent-elles des fusils pour l'annoncer ? fit le sapak.

– Patience, Nourédine, tu verras bien demain, répondit la jeune femme.

– C'est quand même étrange que ce soit les femmes qui fassent la révolution, conclut le sapak.

Mor-Zamba ne parut à l'infirmerie que vers la fin de l'après-midi.

– Il faut que je te parle, Jo, fit-il d'une voix abrupte; [PAGE 242] mettons-nous à l'écart, avec Ngwane-Eligui la Jeune, si elle veut bien.

– Je n'y tiens pas, dit la jeune femme; réglez donc entre vous vos affaires d'hommes, comme nous réglons entre nous nos affaires de femmes.

– Sois raisonnable, je t'en supplie, dit Mor-Zamba.

– Dans ce cas, fit la jeune femme en les suivant.

– Dans cette cité, commença Mor-Zamba en s'adressant tout particulièrement à Jo Le Jongleur, les vrais dépositaires de l'autorité, ce sont les vieillards, ceux qu'on appelle le Conseil des Anciens. J'ai eu des entretiens avec eux toute cette journée. Les Anciens désirent que nous rendions leurs armes aux Blancs. Selon eux, les Blancs ne nous veulent pas de mal, mais ils ne peuvent pas se passer de leurs armes.

– Et qu'est-ce que tu en penses, toi, Le Péquenot ? Dis-nous le fond de ta pensée : nous veulent-ils ou ne nous veulent-ils pas du mal ?

– Jo, écoute-moi bien; peu importe ce que je pense. En ce moment, je me contente d'être l'interprète des Anciens.

– C'est ainsi que tu conçois ton rôle de Chef ?

– C'est ainsi, en effet, si tu veux savoir.

– Alors, tu me surprends beaucoup, mon vieux. Ecoute-moi bien à ton tour : il y a environ huit mois, nous avons manqué nous faire assassiner ici, le sapak et moi, et nous n'avons dû notre salut qu'à cette petite femme, qui n'est d'ailleurs qu'un enfant. Est-ce qu'à cette époque-là aussi les Anciens étaient dépositaires de l'autorité ? Si oui, que firent-ils donc pour nous arracher aux oubliettes et aux coups des brutes du Palais ?

– Oui, c'est vrai, Zoabekwé terrorisait la cité, concéda Mor-Zamba.

– Et qui l'aidait à terroriser la cité ?

– Ecoute Jo, ce n'est pas le moment d'en discuter.

– Réponds, Le Péquenot, je t'en supplie : je veux connaître le fond de ta pensée. Ces deux enfants aussi, sans doute. Il paraît que les deux Blancs ne nous veulent pas de mal, et cependant ils ont aidé un brigand à terroriser la cité, à assassiner ses enfants, je t'épargne le reste. Ah, elle est jolie l'autorité à Ekoumdoum, quand ce sont les Anciens qui en sont les vrais dépositaires. Libre à toi de négocier ton pouvoir avec ces vieux crapauds. Il y a une chose dont je ne les laisserai jamais disposer, moi, ce sont ces armes [PAGE 243] que nous avons conquises de haute lutte, à la demande d'Ouragan-Viet.

– Je peux dire un mot ? fit le sapak Evariste, après tout, j'ai contribué à la conquête de ces armes. Pourquoi ne pas marchander leur restitution ? Que nous donnerait-on en échange ? J'ai lu dans un livre qu'en diplomatie tout est négociable, à condition que ce qu'on offre en compensation soit d'égale valeur. Que nous offre-t-on ?

– Rien ne peut avoir une valeur comparable à celle de ces armes ! proclama Jo Le Jongleur. Ces armes, c'est, comme je disais hier soir, une question de vie ou de mort.

– Tu t'enflammes, Jo, tu t'enflammes, et tu ne m'écoutes même pas, dit le sapak en se fâchant. Est-ce que le départ des Blancs, ce n'est pas aussi une question de vie ou de mort ? Si Sandrinelli et tous ses petits copains partaient tout à coup, imagine quel visage prendrait aussitôt Fort-Nègre. Y as-tu pensé ? Sinon, ceux-ci vont rester là, finalement. Et tu sais bien qu'ils refont toujours la même chose avec nous : ils trouveront un nouveau truc pour nous réduire en esclavage.

– Ce n'est pas bête, ce que tu dis là, galopin, pas bête du tout. Eh bien, Le Péquenot, propose ce marché-là aux vieux crapauds : nous rendons les armes, mais les toubabs foutent le camp.

– Vous êtes complètement dingues ! protesta Mor-Zamba.

– Alors pas d'armes ! s'écrièrent en chœur les deux plus jeunes rubénistes.

– C'est bien ce que je pensais, marmonna Mor-Zamba, vous êtes ligués contre moi et vous me traitez comme si je n'étais plus des vôtres. C'est tout juste si vous ne m'accusez pas d'être un traître.

– Qu'est-ce que tu vas chercher, dit le sapak; tu devrais être payé pour connaître ces gens-là mieux que personne. Tu sais parfaitement que s'ils restent ici, en disposant de leurs armes, peu importe ce qu'ils promettent aujourd'hui, ils vont fatalement finir par rétablir leur domination.

– Je vais toujours proposer votre marché aux Anciens; bien entendu, ils n'y souscriront pas. Si d'aventure ils acceptent quand même, vous rendez les armes, n'est-ce pas ? c'est sûr.

– C'est sûr ! répondirent en chœur Jo Le Jongleur et Evariste.

– Curieux bonhomme, votre ami ! soupira Ngwane-Eligui [PAGE 244] la Jeune quand Mor-Zamba se fut éloigné. Si j'avais imaginé qu'il avait cette mentalité-là... Que dira-t-il demain si les Anciens décident qu'il faut restituer leurs femmes à Zoabekwé et à son père ? Et vous, après tout, que répondriez-vous dans une telle circonstance ? Proposeriez-vous qu'en échange de la restitution de leurs femmes ces deux-là débarrassent le plancher ? Franchement, vous envisagez de rendre aux Blancs leurs armes ? c'est sérieux ?

– Oh non, répondirent en chœur le sapak et Jo Le Jongleur, nous nous sommes donné bien trop de mal à nous en emparer. Ces choses-là n'arrivent qu'une fois dans la vie.

– Le Simsimabayane de Tambona était un type assurément sympathique, mais en quelle lavette il aura transformé Mor-Zamba, le lion de Kola-Kola, déclara le sapak.

– Penses-tu ! fit Jo Le Jongleur, il a toujours été comme cela, mais ça se voyait peu à Kola-Kola, parce que là-bas, il était obligé de rugir, de mordre, de lacérer, sous peine de ne pas survivre. C'est tellement différent ici.

– Je vous aime bien tous les deux, fit la jeune femme en se jetant à leur cou successivement et en les embrassant. Vous, au moins, vous êtes intraitables. Venez assister demain à la confession des femmes, cela vous plaira, Allah !

La confession publique des femmes, rite de profanation imaginé par des esprits quasi sataniques, fut l'occasion pour Ngwane-Eligui la Jeune et ses sœurs les rebelles de la mission catholique de montrer qu'elles n'étaient pas seulement intraitables, mais enragées aussi. Elles avaient organisé une liturgie dont les traits saillants cherchaient apparemment à frapper les esprits et à remuer l'âme des spectateurs dispersés sur des sièges de fortune à travers le hangar, mais dont les rangs se faisaient de plus en plus compacts, de plus en plus serrés au fur et à mesure que la journée s'écoulait.

A côté d'une table solennelle où trois femmes graves étaient assises face au public, on en voyait une autre plus modeste et un peu écartée où avait pris place un jeune maître de l'école de la mission ayant un cahier sous la main et à sa portée un encrier et un porte-plume.

Audience ! articula tout à coup en français celle des trois femmes qui, sans doute, allait faire fonction de présidente et qui était assise entre deux autres.

Le silence ne tarda pas à régner. [PAGE 245]

– Qui veut commencer ? demanda alors la présidente, les bras croisés posés sur la table.

– Moi ! cria dans l'assistance une très jeune femme, levant d'abord la main puis se dressant brusquement.

– Avance-toi vers nous, lui ordonna la présidente.

Comme dans une scène réglée, la jeune femme s'avança sans émotion et quand elle se trouva dans l'espace libre ménagé entre le publie et les juges, la présidente lui dit sur un ton de commandement :

– Tourne-toi vers le publie. Et maintenant, dis-nous lentement ton nom, très lentement pour que le greffier puisse l'inscrire dans son registre.

La jeune femme, qui semblait de plus en plus avoir répété son rôle, articula lentement son nom ainsi que celui de son père, ce qui était la manière traditionnelle de décliner son identité dans le domaine de l'ancien Chef.

– De quelle contrée es-tu originaire ? demanda la présidente.

– Du pays de Mackenzieville, comme beaucoup d'autres d'entre nous. C'est là-bas que les rabatteurs de l'ancien Chef sont venus m'acheter à mes parents avant de me ramener ici.

– Quelques mois seulement après ton arrivée ici, tu t'es révoltée.

– Oui, je me suis révoltée.

– Pourquoi ?

– Parce que je veux être l'épouse d'un homme jeune, d'un homme que je désire chaque jour pour la beauté et la vigueur de son corps, d'un homme avec lequel je prenne plaisir à faire l'amour. Je ne veux plus subir les rides d'un vieillard immonde; je ne veux plus être contrainte.

– Mais si on t'avait proposé le fils du Chef, un homme jeune et vigoureux, l'aurais-tu accepté ?

– Non, je ne l'aurais pas accepté.

– Pourquoi ?

– Parce que l'époux de plusieurs femmes n'est celui d'aucune en vérité. Il m'aurait fallu attendre des semaines, des mois parfois avant qu'un homme me prenne dans ses bras. Non que les hommes manquent, bien au contraire. J'en verrais partout autour de moi, chaque jour, dont le regard gonflé d'amour me déchirerait comme une griffe. Je serais comme la source défendue par une clôture, délaissée mais inaccessible, délectable mais inutile, que contemple en [PAGE 246] vain le voyageur brûlant de soif. Ce me serait un tel plaisir de l'assouvir, mais il ne pourrait m'approcher et s'accroupir pour tremper ses lèvres dans la fraîcheur de mon sein.

– Pourtant, nos pères aussi prenaient plusieurs femmes ? demanda la présidente.

– Nos pères eurent leurs usages, qui étaient ce qu'ils étaient, nous avons les nôtres qui se distinguent de plus en plus des leurs; ainsi va la vie. J'ai connu un chasseur adroit et avisé, qui avait longtemps manié l'arbalète en s'en félicitant sincèrement, déclarant : « Quel merveilleux instrument ! Avec lui combien j'aurai écumé bois et forêts. » Mais un jour il découvrit le fusil et apprit à s'en servir; il ramena plus de gibier qu'il n'avait fait auparavant. Alors, il abandonna l'arbalète : « L'une fut utile, disait-il, l'autre est un prodige. » Nos pères avaient plusieurs épouses, ce fut sans doute utile comme l'arbalète; quant à nous, quelque prodige point à notre horizon, qui nous détourne à juste titre des anciennes coutumes.

– Avais-tu une liaison dans la cité ? demanda la présidente.

– Bien sûr, j'avais une liaison et nous devions déployer des prodiges d'imagination pour nous rencontrer sans nous trahir.

– Est-ce un homme marié ?

– Point, je ne l'aurais jamais aimé.

– Puisque des événements récents ont modifié notre situation, cet homme a-t-il exprimé le désir de t'épouser 7

– Oui, il veut m'épouser.

– Quel est son nom ? Attention, greffier, prends note, Quel est son nom ?

Quand la jeune femme eut révélé le nom de sa liaison, l'assistance, déroutée jusque-là et angoissée, éclata en applaudissement qui se muèrent en cris de joie et de triomphe. Ces liaisons n'étaient pourtant pas un véritable secret; chacun les devinait depuis longtemps dans la cité et la tradition s'était établie d'en faire des gorges chaudes. Mais leur aveu publie, assuré de l'impunité, révélait brusquement le miracle de la transformation dont la cité venait, presque sans s'en apercevoir, d'être le siège.

– Tu peux disposer ! dit enfin la présidente à la jeune femme.

Toujours gaie, accaparant les regards, faisant tourner les têtes, elle alla s'asseoir auprès d'un homme robuste, très [PAGE 247] jeune aussi, qui l'accueillit d'un sourire. Les confessions se poursuivirent toute la journée, faisant défiler la plupart des rebelles de la mission catholique qui étaient presque toujours de très jeunes épouses du vieux Chef révoltées dès les premiers mois de leur séjour au bois aux chimpanzés.

Mais il s'en fallut que toutes les confessions fussent aussi innocentes et aussi anodines en quelque sorte et, au début de la soirée, alors que les femmes juges avaient obtenu une lampe-tempête pour s'éclairer, comparut une rebelle un peu plus âgée que ses sœurs qui l'avaient précédée, et mère de deux petits enfants. Répondant à une question de la présidente, elle confia :

– Dès que je me suis rebiffée, et avant même que je me réfugie à la mission catholique, on m'a enlevé mes deux enfants; c'est une autre mère qui les a élevés pendant ces longs mois qui viennent de s'écouler. Mais, j'ai retrouvé mes enfants dès le premier jour de l'insurrection.

Ces enfants ont-ils été procréés par le vieux Chef, ton mari putatif ?

– Absolument pas.

– Comment peux-tu être si catégorique ? Comment peux-tu le savoir ?

– Il est trop vieux, il ne m'a jamais pénétrée ! comment m'aurait-il fécondée ? Son membre est toujours au repos, mort pour ainsi dire; ce n'est plus qu'une ride comme des milliers d'autres. Comment pourrait-il procréer ?

– Alors, sais-tu de qui sont tes enfants ?

– Je le sais parfaitement; d'ailleurs il suffit de les voir et de voir ensuite leur vrai père.

– Dis-nous son nom.

Bien que l'opinion publique de la cité se doutât de tels faits, cette révélation aussi provoqua des applaudissements, des exclamations attendries, des cris de joie.

Comparaissant immédiatement après la précédente et parlant dans le même sens, une jeune femme, mère elle aussi, enchérit crûment :

– Je ne crois pas que l'âge seul soit en cause dans l'inaptitude du vieux Chef à procréer. Je pense même que l'âge n'y est pour rien du tout.

– Que veux-tu dire ? demanda la présidente. Explique-toi.

– Eh bien, c'est un homme impuissant. Il a toujours été impuissant, cet homme-là. Ce n'est certes pas d'hier. [PAGE 248]

– Impuissant, qu'est-ce que cela veut dire ? demanda la présidente.

– Cela veut dire que même lorsque, jadis, son membre pouvait se dresser, eh bien, cet homme-là était quand même incapable de procréer. C'est dans sa semence même qu'il y a un vice, je ne sais pas, moi. Un médecin pourrait peut-être expliquer cela. D'ailleurs, je tiens la chose d'une autre épouse du vieux Chef, bien plus âgée que moi, et qui s'y connaît. Ses propres enfants sont presque adultes aujourd'hui. Eh bien, savez-vous ce qu'elle m'a confié ? Qu'ils n'étaient pas du vieillard.

Cette déclaration fracassante fut saluée tumultueusement par une assistance partagée entre la stupéfaction outragée, les huées de la vengeance assouvie, les rires retentissants de la jeunesse victorieuse, les grondements du doute et de la pudeur. La tempête fut à la mesure de l'événement; c'était la première révélation réelle de cette confession publique, mais de quelle taille !

Un homme se dressa dans l'assistance et s'écria :

– Se peut-il que ce soit la vérité ? Ainsi tous les enfants de cet étranger seraient, en réalité, l'authentique progéniture de notre cité, la noble descendance de nos ancêtres ? Est-ce possible qu'en tentant de nous asservir, cet homme ait servi à notre prospérité ? Nous voulons la vérité. Qu'on nous dise le nom de cette mère d'enfants presque adultes, qui vient d'être évoquée. Qu'elle soit immédiatement convoquée pour comparaître.

Il se faisait tard, malheureusement, et, après discussion, acteurs et spectateurs convinrent de se retrouver le lendemain après la journée de travail, c'est-à-dire au début de la soirée.

Ainsi fut fait et, au cours de cette nouvelle séance, on entendit et débattit deux longs témoignages, aussi irrécusables l'un que l'autre, qui, renforcés par la ressemblance découverte tout à coup d'enfants du vieux Chef avec des habitants de la cité, dont certains étaient d'ailleurs morts entre temps, ôtèrent le doute même aux esprits les plus incrédules.

Plus longues désormais, parce qu'elles étaient faites par des femmes qui avaient une plus grande expérience de la condition d'épouse du vieux tyran, les confessions se poursuivirent au rythme de deux par jour ouvrable et d'une dizaine seulement les dimanches. Les autres événements, [PAGE 249] fussent-ils d'une extrême gravité, semblaient se dérouler dans la coulisse de cette scène scandaleuse où se dépeçait l'autorité traditionnelle vouée à une mort apparemment inéluctable. L'affaire obsédait à ce point les esprits que, après quelques jours de grande confusion, la cité s'était à nouveau scindée en deux camps, mais suivant des clivages bien différents maintenant. Dans l'un s'étaient rangés spontanément et inconsciemment, derrière les deux plus jeunes rubénistes, Ngwane-Eligui la Jeune et les femmes rebelles de la mission catholique, les jeunes gens qui avaient servi de main-d'œuvre gratuite à Van den Rietter, la plupart des épouses du Chimpanzé Grabataire et du Bâtard, toutes les mères de jeunes enfants, ainsi que de nombreuses veuves de tous âges, par solidarité avec Ngwane-Eligui l'Ancienne, la vieille mère d'Abéna, puisque les maquisards se disaient les soldats de ce dernier. Dans l'autre camp, d'ailleurs très minoritaire, on comptait surtout le Conseil des Anciens et ses diverses clientèles se recrutant principalement dans les clans satellites du plateau, ainsi que les missionnaires qui, bien que n'osant plus se montrer en public, encourageaient sous main les Anciens à résister à ce qu'ils appelaient le coup de folie des femmes et des Jeunes trompés par des agents britanniques. L'accordéoniste et sa bande, ainsi que tous ceux qui avaient servi le régime de terreur de Zoabekwé, se dissimulaient parmi les clans satellites du plateau ou dans les paillotes et les bâtisses désaffectées de la mission catholique, mais leurs émissaires occultes venaient assurer fréquemment les Anciens de leur appui, espérant ainsi échapper au châtiment mérité par leur complicité dans le meurtre d'Ezadzomo et d'Ezabiemeu.

Entre les deux camps, Mor-Zamba essayait vainement de servir de passerelle.

– Le Conseil des Anciens a raison, suppliait-il, il faut rendre leurs armes aux Blancs, sans condition. Tant que vous les retiendrez, toute la cité voudra prendre modèle sur votre attitude de défi à l'égard de l'âge et de l'autorité traditionnelle; elle poursuivra ses désordres et son indocilité. Il y aura peut-être effusion de sang. On ne peut trouver de solution à rien avant que cessent ces désordres.

– Ah, c'est ça ? s'écriaient les deux plus jeunes rubénistes, tu parles maintenant le langage du Bituré et des Sandrinellis. Ordre d'abord, ensuite on causera – peut-être. Tu n'as pas honte, Le Péquenot ? Eh bien, que les Blancs partent [PAGE 250] d'abord, alors, tu verras, l'ordre reviendra de lui-même, comme par enchantement. Autrement, l'ordre avec les Blancs, tu sais comment cela s'appelle, Le Péquenot ? L'esclavage, na !

– Ecoutez, camarades, il faut comprendre les Anciens. Ils sont vieux et las, il faut les ménager. Tout leur fait peur. Par exemple cette interminable confession des femmes, c'est une chose incompréhensible. Que veulent-elles au juste ?

– Si les Anciens et les Blancs leur avaient donné la faculté de se faire entendre par des juges impartiaux, il n'y aurait pas de confession des femmes en ce moment. Les femmes sont en train de juger leur vieux mari, un personnage odieux, criminel et méprisable, parce que les Blancs et les Anciens n'ont jamais osé le juger, eux.

C'est sur ces entrefaites que survint Noël. Van den Rietter, dont les déboires n'avaient nullement entamé la présomption, voulut à tout prix célébrer une messe de minuit, comme il l'avait toujours fait les années précédentes; il espérait peut-être cette fois mettre à profit la ferveur déversée dans les âmes et l'attendrissement répandu dans les imaginations par la naissance de l'enfant-Dieu dans une étable fétide, entre la rumination d'une vache et le braiment d'un âne, pour surprendre l'émotion des assistants et capturer en quelque sorte l'allégeance qu'ils avaient indûment retirée aux autorités établies. Le camp de l'insurrection et de la dissidence ne manqua pas de flairer le danger.

Massés au fond et à l'entrée de l'église, les femmes rebelles de la mission catholique et les jeunes gens qui s'étaient placés sous la bannière de Jo Le Jongleur laissèrent d'abord la messe se poursuivre dans la sérénité. Mais à la consécration, ils levèrent des calebasses de vin à chaque tintement de la clochette agitée par l'enfant de chœur, en burent de grandes gorgées en psalmodiant d'une voix tonitruante. qui provoquait le fou rire ici et là : « Voici le sacré sang de nos ancêtres. Buvons ensemble, frères et sœurs, et que leur vigueur revienne parmi nous. »

A la communion, le malheur voulut que, au moment où il s'éloignait du tabernacle pour se diriger vers la sainte table, le ciboire rempli d'hosties à la main, Van den Rietter manquât la dernière marche de ciment et s'étalât au grand émoi de l'assistance immédiate de femmes âgées et de tout jeunes écoliers, répandant malencontreusement sur le sol [PAGE 251] les rondelles inviolables découpées dans le corps martyrisé de Jésus-Christ.

Apprenant l'incident, le public du fond de l'église, qui avait momentanément cessé de s'intéresser à la Nativité du Rédempteur pour s'abîmer dans les mystères d'une cérémonie païenne venue du fond des âges, se précipita vers la sainte table entraînant une meute de badauds de tous âges et des deux sexes impatients de voir de près en quelle merveille inouïe se transformait le sol d'un modeste temple africain jonché d'hosties consacrées. Les rebelles de Ngwane-Eligui la Jeune et les adolescents partisans de Jo Le Jongleur s'approchaient le plus qu'ils pouvaient du missionnaire accroupi et ramassant les hosties l'une après l'autre avant de les disposer révérencieusement : dans le ciboire; ils tiraient Soumazeu par un pan de l'aube ou par l'étole, se penchaient comme pour lui faire une confidence à l'oreille et lui disaient à mi-voix :

– Voilà le signe de Dieu, Van den Rietter. Cette fois, c'est bien fini, tu n'as plus qu'à t'en aller. Tu es désavoué même par ton maître Jésus-Christ. Alors, que te reste-t-il à faire ici ? Désormais souillées, tes hosties ne sont plus bonnes que pour les cochons ou pour ceux qui leur ressemblent.

Le fait est que la sainte table, croulant avant la mésaventure de Soumazeu sous des grappes de fidèles où se remarquaient les employés de la mission catholique et leurs familles, s'était étonnamment dégarnie quand le missionnaire, qui avait enfin réparé les dégâts de sa chute, voulut distribuer la communion.

Des circonstances si peu favorables ne découragèrent pas Soumazeu de faire un sermon à la fin de la messe comme il en avait institué la tradition. Mais il était dit, pour parler comme Van den Rietter lui-même, qu'il boirait le calice d'amertume jusqu'à la lie et parcourrait son chemin de croix jusqu'au Golgotha. Comme il se trouvait au pied de la chaire et qu'il se disposait à gravir la première marche, les femmes rebelles de Ngwane-Eligui, précédemment pensionnaires contraintes de la mission catholique, et les adolescents partisans de Jo Le Jongleur se massèrent devant lui pour lui barrer le chemin, lui disant :

– Pendant de trop longues années, tu t'es arrogé le privilège de pérorer seul du haut de cette estrade. Pour une fois, laisse donc la parole aux autres; tu la prendras [PAGE 252] seulement à la fin s'il reste du temps et si l'assistance désire vraiment t'entendre.

Soumazeu, qui opposait désormais à l'agressivité et à la détermination de ses adversaires un visage nouveau fait d'humilité résignée et d'infinie patience à l'image des saints apôtres voués au martyre, se tint sagement à l'endroit qu'on lui indiqua. Il offrait enfin, mais un peu tard, avec sa longue barbe qui achevait de blanchir, avec ses ornements étranges, presque fantasques, avec son regard attristé de jardin des oliviers, avec la couronne d'épines qu'on était tenté de chercher sur son crâne blême, le spectacle bouleversant de l'abnégation sublime et de la chair vaincue à force de mortifications qui lui eût attaché à jamais les cœurs de la cité s'il ne s'était si longtemps complu dans le rôle d'allié de tyrans brutaux et cruels.

Mor-Kinda, appelé par ses partisans, arriva, sortant de libations auxquelles la mystique et la spiritualité étaient étrangères. Bien que parlant d'abondance, il improvisait indiscutablement, n'en déplaise à Mor-Zamba dont l'imagination n'a cessé d'échafauder depuis on ne sait quelle mise en scène combinée de concert par les adolescents, les rebelles de Ngwane-Eligui et Jo Le Jongleur. Voici à peu près le discours que fit Mor-Kinda à l'assistance :

– Van den Rietter vous a souvent dit qu'il était venu ici pour nous apprendre à fuir le péché. Il a souvent déclaré que tout le malheur de l'homme noir vient de ce qu'il vit dans le péché et le vice. Il vous a souvent assuré qu'un vice comme la paresse dont nous nous délectons, nous autres selon Van den Rietter, est inconnu dans son pays. Je suis persuadé que Soumazeu aurait poursuivi ces fariboles longtemps encore si la Providence ne nous avait envoyé un homme, un des nôtres, un fils d'Ekoumdoum, un combattant terrible, qui a vécu au pays de Van den Rietter, pour nous dire la vérité sur les compatriotes de cet homme dont les paroles mensongères vous ont fréquemment blessés.

« Eh bien, le Commandant Abéna, le noble fils d'Ekoumdoum, qui a guerroyé sur les Cinq Continents, affrontant et terrassant les tyrans, libérant les peuples, protégeant la veuve et l'orphelin, sera bientôt là lui-même. Ne me demandez pas de vous dire avec précision quel jour il paraîtra dans cette noble cité qui lui a donné le jour; je ne saurais vous le préciser. Car, le Commandant Abéna est un grand [PAGE 253] général militaire qui ne communique pas ses desseins profonds à ses humbles soldats, à ceux qui, comme moi, méritent à peine l'honneur de lui délacer la sandale du pied gauche. Mais quand vous verrez le Commandant Abéna, il vous dira lui-même ce qu'il m'a dit à moi qui l'ai vu et qui ai eu de longs entretiens avec lui.

« Le Commandant Abéna, le noble fils de votre illustre cité, vous dira comment, dans le pays de Van den Rietter, règnent des vices horribles, abomination de la désolation, tels que le vol, la rapine, le meurtre, la violence, le mensonge, l'injustice, la goinfrerie, l'abandon des enfants, l'assassinat sournois de vieux parents qui retardent l'héritage, la guerre permanente. Tous ces crimes, chez nous, sont l'exception, je vous en prends à témoin. Quant à leur paresse, écoutez plutôt : pendant des centaines d'années, les frères de Van den Rietter sont venus sur notre continent, ils ont fait des razzias dans les villages, dans les cités, ils ont volé des jeunes filles, ils ont enlevé des jeunes gens, ils les ont transportés par milliers en Amérique. Pour quelles raisons ? Demandez-le donc à Van den Rietter. Pour les faire trimer dans leurs plantations, tout comme Van den Rietter lui-même, sous vos yeux, a fait trimer vos jeunes gens dans sa plantation, sans jamais les rémunérer. Voilà pourquoi aujourd'hui l'Amérique est peuplée de gens qui ont notre peau. Ce n'est pas le Saint-Esprit qui les a transportés là-bas. Le pays n'était pas primitivement habité par leurs ancêtres, Ces Noirs-là viennent d'ici, ce sont nos frères. Voilà une chose que ne vous a pas dite Van den Rietter.

« Eh bien, pendant qu'ils travaillaient dans les champs et dans leurs maisons, que faisaient donc les propres frères de Van den Rietter ? Ils jouaient aux cartes, ils dansaient avec leurs belles dames, ils se livraient à la débauche. Alors, père Van den Rietter, dis-nous de quel côté est la paresse ? Père Van den Rietter, si ton souci est véritablement de sauver un peuple du péché et du vice, alors retourne dans ton pays. Ton peuple a besoin de Jésus plus qu'aucun autre sur la terre; il croupit dans l'ivrognerie, la goinfrerie, le vol, la paresse et dans toute sorte de vices abominables dont l'idée, parfois, ne viendrait même pas à l'esprit d'un habitant d'Ekoumdoum.

« Dirai-je pour autant que tout est parfait dans nos mœurs à nous ? Je vous mentirais alors, comme le Père [PAGE 254] Van den Rietter vous a menti durant ces longues années qui viennent de s'écouler. Des maux affreux nous rongent aussi, que d'ailleurs le Père Van den Rietter ne nous a point aidés à guérir. Considérons, par exemple, la polygamie. Des vieillards au bord de la tombe, dont le muscle n'est plus qu'une ride parmi des milliers d'autres rides, accaparent les plus jeunes femmes, réduisant les jeunes hommes à la pénurie. Est-ce juste ? Si le Christ avait eu le temps de venir jusqu'à nous, si ces gens-là ne l'avaient pas assassiné dans la fleur de la jeunesse, n'est-ce pas la première iniquité contre laquelle il serait parti en guerre ?

« Chers frères, chères sœurs, j'ai appris de mon jeune camarade Nourédine qui a fait de longues études dans d'innombrables livres, que, dans d'autres pays, quand le gouvernement des cités passe des tyrans à la masse du peuple, on commence par distribuer la terre à ceux qui la travaillent. Chez nous un seul homme accaparait la terre; sa cause étant entendue, la terre redevient libre, comme elle l'a toujours été avant que les frères de Van den Rietter envahissent notre continent. En revanche, nous inaugurerons cette ère nouvelle, cette aube de notre liberté retrouvée en procédant à une distribution juste et équitable des femmes. Faisons ensemble le serment de ne plus jamais tolérer qu'un seul homme, surtout un vieillard dont le muscle est aussi inerte qu'une ride, possède plus d'une femme. C'est cet évangile que le Commandant Abéna m'a chargé de vous annoncer.

« Faisons ensemble le serment de contraindre le nouveau Chef à respecter et même à sanctionner solennellement, le moment venu, les volontés que les femmes manifestent au cours des séances de confession qui se déroulent sous le grand hangar du stade. Répétez donc après moi cette formule inventée par le Commandant Abéna lui-même : un homme, une femme. Un homme, une femme. Dites-le à votre tour.

– Un homme, une femme ! scanda la foule; un homme, une femme ! un homme...

Jo Le Jongleur s'époumona encore quelque temps à hurler son slogan en s'efforçant d'entraîner l'assistance, mais après la première minute d'ivresse universelle, l'unanimité s'effrita vertigineusement et il n'y eut bientôt plus pour lui faire chorus que les femmes rebelles de Ngwane-Eligui la Jeune et ses propres jeunes partisans massés au pied de la chaire. [PAGE 255] L'église s'était transformée en champ de foire où cent camelots haranguaient simultanément leur entourage immédiat, où des attroupements se formaient et crevaient comme des bulles, où erraient des hommes et des femmes bouleversés quêtant quelque sérénité, des femmes et des hommes comblés dispensant la jubilation, des hommes et des femmes désespérés quémandant une consolation.

« J'étais loin de jouir de toute ma lucidité, racontera plus tard Jo Le Jongleur, c'est le moins que l'on puisse dire; néanmoins, je ne tardai pas à réaliser que j'étais comme l'apprenti sorcier provoquant des phénomènes qu'il ne peut ensuite contrôler. » Voulant savoir où en était l'opinion publique ainsi fouettée par son prône et avisant une femme âgée qui allait d'un groupe à l'autre en secouant la tête, en proie à la perplexité horrifiée, Jo Le Jongleur l'interpella ainsi :

– Vénérable grand-mère, je vois bien que tu as quelque chose à dire à cette assemblée. Viens ici, approche-toi, oui, monte en chaire. N'aie pas peur, la chaire d'une église appartient à tout le monde, et en premier lieu aux fidèles. Jésus n'a jamais interdit à personne de monter en chaire, je le sais, je l'ai lu dans les livres. Monte et fais-nous part de ton sentiment.

La femme âgée monta en chaire en s'immobilisant à chaque marche pour guetter le geste d'encouragement de Jo Le Jongleur. Enfin, elle parvint sur l'estrade.

– Comment croire, fils, articula-t-elle, hagarde, apparemment dans un état second, comment croire que Van den Rietter n'a fait que nous mentir ? Non, fils, il n'est pas possible qu'il ait seulement menti. Il a dit la vérité parfois. Quand il nous contait la souffrance de Jésus-Christ abandonné de tous, cloué sur la croix pour sauver les hommes, je sentais, je savais qu'il nous disait la vérité. C'est tout comme toi, fils, quand tu nous as fait part de la pérégrination de notre enfant, Abéna, de son exil pour nous sauver, j'ai senti que tu disais la vérité.

« Mais c'est vrai que, d'un autre côté, j'ai toujours eu le sentiment pendant ces longues années que Van den Rietter nous cachait aussi quelque chose, qu'il ne nous disait pas toute la vérité. Je me doutais bien, au fond de moi, que nous avions aussi un deuxième messie, noir celui-là, comme nous. Nous devinions bien que ce pourrait être notre enfant Abéna; cela se murmurait parfois; mais nous n'en étions [PAGE 256] pas assurés et nous restions sur notre faim. Alors, je me tracassais, en me demandant pourquoi Van den Rietter se refusait à nous révéler cette vérité-là aussi.

« Fils, tes paroles m'ont enfin ouvert les yeux; je comprends maintenant, grâce à toi : un messager blanc ne peut annoncer qu'un messie blanc; que le messie noir soit donc annoncé par un messager noir. C'est pourquoi il faut toujours deux messagers, et non un seul – un messager noir et un messager blanc, afin que tous les messies soient également annoncés. Fils, je suis heureuse que tu sois monté aujourd'hui sur cette estrade. Montez donc en chaire chaque dimanche désormais, l'un et l'autre, Van den Rietter et toi, et annoncez-nous l'un après l'autre votre messie et votre part de vérité.

D'abord surpris, Jo Le Jongleur commençait à imaginer un stratagème pour abréger ce radotage malencontreux; mais, d'un autre côté, la rumeur joyeuse montant de la foule en enflant, l'oscillation acquiesçante des têtes, de nombreuses exclamations de franche approbation ne laissèrent bientôt aucun doute sur les sentiments de l'assistance. Mor-Zamba, qui était entré dans l'église au début du discours de la femme âgée, se mit bientôt à l'approuver avec ostentation; inquiète du tour imprévu que prenait la messe de minuit, une femme âgée, peut-être Ngwane-Eligui l'Ancienne, était allée l'alerter et lui demander de venir participer à un débat capital tout en garantissant par sa présence la discipline des échanges oratoires.

Van den Rietter monta en chaire, sans doute poussé par Mor-Zamba, dès que la vieille femme en fut descendue et se plaça humblement aux côtés de Jo Le Jongleur, qui, après l'avoir considéré un moment, lui dit :

– Père Van den Rietter, si tu as quelque déclaration à nous faire, eh bien, nous ne ferons pas comme toi, nous n'accaparerons pas la parole, nous te la donnons bien volontiers. Parle.

Il avait miraculeusement dépouillé toute morgue, toute arrogance; sans devenir aussi douce que le miel, sa voix avait perdu ses épines et cessé d'écorcher l'auditeur; ses paroles n'étaient plus tressées d'acier pour courber les habitants d'Ekoumdoum et les enchaîner; au lieu de balayer comme l'ouragan, de broyer comme le pilon de l'éléphant, ses gestes déversaient la paix, la bonté, l'amitié, toutes les vertus qui lui avaient tant manqué pendant les vingt [PAGE 257] années qui venaient de s'écouler. Il assura interminablement ses auditeurs qu'il ne serait plus jamais que l'apôtre du Christ et qu'il s'abstiendrait à l'avenir, comme du péché mortel le plus impardonnable, de tout autre rôle. « Serment d'ivrogne ! » pensait Jo Le Jongleur en lui-même.

Enfin Mor-Zamba à son tour monta en chaire et, sans préciser qu'il était l'incarnation nouvelle de l'autorité dans la cité, comme si cela avait dû être entendu depuis longtemps, il donna l'assurance que, aussitôt que les armes des missionnaires leur seraient rendues, toutes les mesures décidées par les femmes à leurs états généraux du stade seraient entérinées. Cet heureux dénouement, insista-t-elle, ne dépendait donc plus que de la bonne volonté de ceux qui détenaient indûment ces armes; qu'ils concrétisent enfin leur alliance tant proclamée avec les femmes en facilitant leur libération définitive.

– Jures-tu que tu entérineras les mesures décidées par les femmes pour leur libération ? lui demanda Jo Le Jongleur.

– Je le jure ! fit Mor-Zamba.

– Alors, nous rendons les armes immédiatement, déclara Jo Le Jongleur.

*
*  *

Dès le 26 décembre, les états généraux des épouses du Chef reprirent leurs séances sous le grand hangar du stade. Maintenant que l'approbation quasi universelle était acquise aux insurgées ainsi d'ailleurs qu'à toutes les femmes du Palais, la confession publique tourna bien vite à la kermesse aux fiançailles. Les rebelles de Ngwane-Eligui la Jeune, femmes fort jeunes et fort appétissantes, même quand elles étaient mères, n'avaient terminé leur témoignage que pour se jeter aussitôt dans les bras d'un homme aussi jeune et impatient qu'elles étaient elles-mêmes vives et pénétrées de leur séduction. Il en alla de moins en moins ainsi à mesure que venaient comparaître des femmes de plus en plus âgées, appelées à témoigner surtout à propos de la filiation des enfants supposés du vieux tyran, et amenées finalement par une sorte de contagion à se ranger dans le camp de leurs sœurs les plus jeunes.

Les hommes qui les avaient aimées jadis reconnaissaient [PAGE 258] volontiers la paternité des enfants issus de leur union; mais c'était pour arguer aussitôt d'engagements, vrais ou fictifs, contractés depuis cette époque lointaine et se détourner de leur amie; ou bien ce sont les femmes elles-mêmes qui prenaient l'initiative de rire de ce passé en déclarant que tel fut un amant agréable, qui serait un époux exécrable aujourd'hui.

Chaque confession révélait maintenant des filiations de plus en plus surprenantes parce qu'elles concernaient des enfants de plus en plus grands dont la ressemblance avec tel habitant mâle de la cité, après avoir intrigué jadis quelqu'observateur clairvoyant, avait été finalement précipitée dans l'oubli par l'accoutumance. Cette évolution tenait tellement la cité en haleine, elle accaparait tellement son attention que le départ des missionnaires, tramé par Jo Le Jongleur et le sapak Evariste à l'insu de Mor-Zamba, passa à peu près inaperçu. Les spectateurs accouraient aux confessions principalement dans l'espoir d'apprendre de qui Zoabekwé, bourreau fratricide, était le fils naturel, ainsi que ses deux frères cadets qui faisaient alors leurs études à Oyolo et n'étaient pas revenus à Ekoumdoum depuis près d'une année maintenant. Leur mère était morte, mais on soupçonnait deux vétérans du harem du vieux tyran d'en connaître tous les mystères et tous les secrets et l'attente de leur témoignage avait mis la cité en émoi.

Le jour de leur confession, le grand hangar du stade fut envahi par une foule houleuse et palpitante, mais elles attribuèrent unanimement la paternité de Zoabekwé et de ses frères à un personnage disparu, lui aussi, à la grande déception des spectateurs qui s'étaient délectés en imagination de l'embarras où la révélation de ce lien aurait plongé à la fois le père et le fils barbouillé du sang des siens. Le public se consola en s'émerveillant de l'intuition extraordinaire de la cité qui avait tôt affublé Zoabekwé du sobriquet du Bâtard.

Toujours est-il que le 31 décembre 1960, comme par un fait exprès, tous les enfants prétendus du vieux Chef étaient nantis de leur véritable filiation grâce aux états généraux des femmes insurgées, grâce surtout aux confessions des épouses du vieux tyran. C'est donc le 1er janvier 1961, jour de nouvel an, que Mor-Zamba, fidèle à sa promesse et satisfait de la restitution effective de leurs armes aux missionnaires, organisa une cérémonie solennelle pour conférer [PAGE 259] aux enfants leur nouvelle identité de membres à part entière de la cité d'Ekoumdoum et donner une nouvelle vie à leurs mères en les proclamant libres et en mariant sans délai celles qui avaient un fiancé. Un seul des enfants, Zoabekwé, manquait à l'appel, qui n'osait pas sortir du palais où il se terrait de honte et de peur. Ses femmes aussi furent émancipées, mais, à la différence de celles du vieux tyran, elles n'avaient jamais eu de liaison dans la cité. D'ailleurs, elles ne laissaient pas de regretter parfois leur mari dont les muscles avaient une verdeur inoubliable et la paternité une évidence éclatante.

Aussitôt, il fallut aider à organiser leur vie les femmes qui n'avaient pas voulu se marier si précipitamment, parmi lesquelles on comptait Ngwane-Eligui la Jeune ainsi que la mulâtresse, et celles qui n'avaient pu trouver un compagnon en raison de leur âge ou de leur manque d'attraits. Avec le soutien de Jo Le Jongleur et du sapak Evariste, qui avaient réussi à mettre sur pied une modeste force de police recrutée parmi leurs jeunes partisans, elles s'installèrent dans les bâtisses de la mission catholique maintenant abandonnée. Mais l'attribution des salles et des pièces était une cause permanente de frictions entre elles et les jeunes rubénistes leur suggérèrent de réunir une assemblée générale dont les séances se prolongèrent pendant près d'une semaine, mais qui dénoua heureusement le conflit larvé.

Encouragées par ce premier succès de la libre discussion, elles réunirent une nouvelles assemblée générale dans l'intention d'organiser leur vie quotidienne. Elles se répartirent par groupes de six; dans chacun, trois femmes travaillaient un jour dans les champs, communs au groupe, pendant que les trois autres assuraient la garde et le maternage des enfants, le cas échéant, la préparation des repas ainsi que les autres soins du ménage. Le lendemain, cette division des tâches était inversée. Elles recevaient librement toutes les visites, leurs sorties et leurs retours n'étaient restreints par aucun règlement, à moins qu'un groupe ne s'impose volontairement une discipline toujours révocable. Cette organisation n'avait été adoptée qu'après d'interminables débats et après que l'on eut retenu comme principe directeur, à la suggestion des deux jeunes rubénistes, qu'il suffirait de prendre en tout le contre-pied de ce qui se faisait sous la tyrannie du vieux Chef et des missionnaires.

Le vieux tyran s'éteignit au milieu du mois de janvier [PAGE 260] sans que Mor-Zamba eût même songé à lui arracher un seul de ses nombreux secrets.

– C'est malin ! lui dit Jo Le Jongleur en colère, quelle belle occasion tu as dédaignée là. Alors, tu ne sauras jamais la vérité sur la mort du Chef précédent, ton aïeul ? Depuis que tu as entamé tes amours avec les vieux crapauds, tu oublies toutes tes responsabilités, Le Péquenot. Tu comptes peut-être sur ces muets du sérail pour te promener un jour dans les sinistres arcanes d'un pouvoir exécrable dont ils étaient eux-mêmes partie prenante ? Tu comptes peut-être sur eux aussi pour t'aider à affronter les périls de demain ? Te figures-tu, par exemple, que Le Bituré attendra un siècle avant de dépêcher à Ekoumdoum ou dans une cité voisine des mamelouks armés jusqu'aux dents, avec des mitrailleuses, des mortiers et autres joujoux rassurants, avec peut-être à leur tête un Brède brûlant d'en découdre avec ses ennemis jurés les rubénistes ? C'est le propre d'un gouvernement de s'assurer le contrôle parfait de son territoire, en installant des garnisons dans les contrées les plus reculées. Si Baba Toura sort vainqueur de sa confrontation avec les successeurs de Ruben, c'est ce qu'il va tenter de faire. Et s'il avait jamais vent de ce qui vient de se passer ici, compte sur lui pour donner la priorité à Ekoumdoum. Alors, comment envisages-tu d'accueillir ces charmants garçons ? Avec le calumet de la paix, comme les Indiens des westerns ? Tu sais comment ils ont fini, les Indiens ? Demande donc au sapak de te raconter cette histoire-là, elle est assez passionnante.

« Ou bien comptes-tu les accueillir comme un homme, c'est-à-dire en les arrosant d'une pluie de feu ? Alors, vieux, il serait peut-être temps que tu commences à te préparer, parce que, si tu veux mon avis, cette histoire, contrairement aux apparences, n'est pas près de se terminer, elle commence seulement. C'est Ouragan-Viet qui l'a dit, d'ailleurs, souviens-toi Ah la la, laisser crever le vieux chimpanzé sans le cuisiner !...

– On ne pouvait plus rien en tirer, assurait Mor-Zamba; cela faisait je ne sais combien de semaines qu'il n'ouvrait plus la bouche.

– Taratata ! répliqua Jo Le Jongleur, je lui ai parlé, moi, et l'ai entendu parler figure-toi, et quelques jours seulement avant le départ des missionnaires; alors, n'essaie pas de me la faire. [PAGE 261]

– Tiens, tiens, tu ne m'en avais pas fait la confidence, fit Mor-Zamba soupçonneux. Alors, tu lui as parlé quelques jours seulement avant sa mort; à quelle occasion donc ?

– Et comment te figures-tu que les deux toubabs ont fini par se persuader qu'ils devaient décamper, alors que pendant longtemps ils n'avaient rien voulu entendre ? Je suis monté là-haut, moi, un soir, accompagné du sapak; les débris ne nous inspirent pas la terreur mystique, à nous deux. Il faisait presque nuit déjà, de telle sorte que peu de gens ont dû nous voir arriver, à moins qu'il ne s'en soit point trouvé du tout à ce moment-là pour nous apercevoir excepté le dauphin, bien sûr, qui, comme prévu, se trouvait dans ses appartements, au premier étage; je l'y surprends sans peine. Je lui dis : « Mène-moi sans tarder auprès de ton père. » Et l'autre de s'exécuter, sans une hésitation. Parvenu au chevet du vieillard, je dis au Bâtard : « Qu'est-ce que tu attends ? ta mission est terminée. » Tu aurais dû voir s'escamoter le capon.

« Alors, m'adressant au père, une ruine c'est vrai, mais pas du tout à l'agonie et même plutôt alerte ce jour-là, je lui ai dit : « Fais venir les deux Blancs le plutôt possible ici chez toi et prie-les de s'en aller. Précise-leur bien que le maintien de leur présence enveloppe la cité d'une nuée grondante d'où peut à chaque instant fondre la tornade de malheurs immenses ; qu'ils partent et la splendeur du soleil baignera à nouveau le firmament d'Ekoumdoum. » « Qui es-tu donc, toi-même, pour venir me parler ainsi ? » me fait-il dès que je m'interromps.

« Je lui réponds que je ne suis qu'un modeste combattant des vaillantes cohortes du Commandant Abéna, l'homme qui s'avance la main droite brandissant la foudre de l'indépendance; que c'est le Commandant Abéna lui-même qui m'a dépêché ici avec mes deux camarades, car il a voulu que nous précédions sa venue dans la noble cité qui lui donna le jour, de même que l'aube fraie d'abord la voie où l'aurore la suivra; que c'est le Commandant Abéna lui-même, le plus noble enfant de la cité d'Ekoumdoum, qui lui fait dire par ma bouche : « 0 Mor-Bita, vieux chef blanchi sous harnais du commandement, de graves fautes, il est vrai, ont été commises en ton nom, pourtant il n'y a rien d'irrémédiable entre la noble cité d'Ekoumdoum et toi, mais à une condition : réglez vos affaires entre vous seuls, comme en famille, à l'abri de toute intrusion d'un étranger. [PAGE 262] Même criminel, jamais un père ne fut transformé en allogène par son indignité; un mystère sacré de sa nature toujours le soustrait à la malédiction définitive. Qui pourra jamais faire qu'un sang commun cesse d'être partagé, que la nuit devienne le jour, que l'eau renonce à cacher le poisson ! »

« Tu vois, Le Péquenot, si tu veux toucher les gens jusqu'aux larmes, c'est très simple : tu n'as qu'à leur prodiguer en paroles ce que la réalité leur refuse. Qu'est-ce que ça te coûte ? Le Chimpanzé Grabataire s'est mis à me manifester sa gratitude – avec quelle effusion tu aurais dû voir ça. Il essayait de se dresser sur sa couche mais retombait aussitôt; il sanglotait et reniflait comme un enfant en proie au plus vif remords. Il m'assurait que je venais de prononcer des paroles dont la profonde sagesse dépassait mon âge. Enfin, il m'a dit : « Retire-toi, mon fils, et tiens-toi prêt à répondre à mon appel demain soir, à peu près à cette même heure. » Le lendemain soir, en effet, nous avons pu assister, le sapak et moi, à son dramatique entretien avec les toubabs; il a alors montré une autorité que je ne lui aurais pas soupçonnée. Les deux missionnaires lui disaient : « Vieillard, nous sommes ton seul et véritable bouclier. Dès que nous aurons tourné le dos, tes ennemis ne tarderont pas à se jeter sur toi et à t'égorger. » – « Mais non, leur répondait-il, ce n'est pas si simple, et vous ignorez toute la vérité, vous autres. Vous n'avez jamais voulu savoir vraiment, car vous ne croyez que ce que vous inventez vous-mêmes. Alors, sachez enfin la vérité : j'étais un Chef assis sur un mort, le cadavre de l'homme qui commandait avant moi dans cette cité. Il avait été placé là par les Allemands, mais ils l'avaient choisi parmi les siens; c'est pourquoi ils n'avaient pas tardé à l'accepter... » - « Chef, lui a demandé Van den Rietter, dis-nous alors toute la vérité : qui, au juste, a tué cet homme ? Le sais-tu ? »

« Bien entendu, je le sais, mais je m'en expliquerai devant mon peuple, puisque mon peuple consent à me rendre justice. Je fais confiance à l'homme qui s'avance, la main droite brandissant la foudre de l'indépendance. Je lui exposerai toute la vérité, telle que je la connais. Au nom de Dieu, allez-vous-en; laissez-nous nous arranger comme en famille. Vous n'avez cessé de nous diviser; vous vous êtes ingéniés à cela; votre seule joie, votre unique satisfaction, c'était de nous voir dispersés comme les fragments d'un [PAGE 263] pot de terre fracassé dans une chute irréparable. Allez-vous-en, au nom de Dieu. Nous sommes las du malheur que vous nous avez apporté... »

– C'est ça qu'il leur a vraiment dit ? vous en êtes sûrs ? fit Mor-Zamba au comble de la stupéfaction.

– Pourquoi te raconterions-nous cela si ce n'était pas vrai ? fit en s'indignant le sapak Evariste.

– Dis donc, fit Jo Le Jongleur, pour persuader les deux pots de colle de décamper, il y avait des paroles plus appropriées ? Dis-les, nous t'écoutons.

– D'accord, le Chimpanzé Grabataire a dit cela; et ensuite ? fit Mor-Zamba au bord de l'agacement.

– Comment ensuite ! s'étonna Jo Le Jongleur.

– Il n'y a pas eu de suite ? demanda Mor-Zamba.

– Quelle suite ? répliqua Jo Le Jongleur. C'est-à-dire : forcément il y a eu une suite. Tu la connais; dès le lendemain, les deux pots de colle ont commencé à faire leurs bagages, voilà la suite.

– Mais alors, nous connaissons la vérité sur la mort du Chef précédent ! s'écria Mor-Zamba.

– Quelle est-elle donc ? fit Jo Le Jongleur.

– Tu viens de la dire en rapportant les paroles du Chimpanzé Grabataire ! s'exclama Mor-Zamba.

– Ah ! c'est ça que tu appelles la vérité maintenant ? s'indigna Je Le Jongleur. Et cela te suffit vraiment ! Eh bien. tu n'es pas difficile. Peu t'importe le nom de celui qui a pris la décision d'assassiner ton grand-père, ni quels supplices lui ont été infligés, ni où ils ont enterré son corps, si toutefois ils lui ont fait l'honneur d'une sépulture. Ce sont là de trop sordides détails; les nobles préoccupations de monsieur Mor-Zamba planent désormais bien loin des petites affaires quotidiennes.

– Pourquoi toujours revenir sur le passé ? soupira Mor Zamba.

– Tu es devenu fou ! s'écria le sapak, ressaisis-toi, Le Péquenot, s'il est encore temps. Pourquoi toujours revenir sur le passé ! tu en parles comme si c'était un vice et non une démarche indispensable en même temps qu'un exercice salutaire. Nous accuseras-tu aussi de revenir sur le passé chaque fois que nous évoquerons l'assassinat de l'immortel Ruben par les Brède et les Sandrinelli ?

– Soit, soit, soit ! intervint Jo Le Jongleur conciliant. Les morts sont bien morts, comme on dit, laissons-les où ils [PAGE 264] sont. Sépulture ou pas sépulture, en quoi le sort actuel du Chimpanzé Grabataire est-il plus enviable que celui de ton grand-père ? Encore une fois soit. Laissons le passé et penchons-nous sur le présent. Que ferons-nous du rejeton ? Je suis d'avis de le faire juger par un tribunal populaire et, après sa condamnation inévitable, de le faire fusiller sur la place publique.

Fusiller sur la place publique ! marmonna Mor-Zamba avec un haut-le-corps, comment pouvez-vous articuler de telles horreurs sans frémir ? Tout, tout ce que vous voudrez, sauf fusiller froidement les gens. Tout, sauf ça. Fusiller, non, non, non !

– Ah si ! fit fermement Evariste le sapak.

– Alors, toi aussi ! dit Mor-Zamba avec une compassion désolée. Evariste ! Un enfant ! Il t'a donc totalement perverti ?

– Réfléchis donc un peu, Le Péquenot, reprit Mor-Kinda; d'abord, le Bâtard mériterait mille fois d'être fusillé, compte tenu du nombre et de l'atrocité de ses crimes. Mais surtout quelle extraordinaire leçon, mon vieux, quel merveilleux souvenir dans la mémoire collective d'Ekoumdoum ! Un salaud s'affaissant sur la place, sous les balles d'un peloton du peuple ! un bandit frappé aux yeux de tous par la justice des humbles ! les esclaves enfin maîtres de leur tyran et bourreaux de leur tortionnaire ! voilà une scène qui tantôt les travaillerait, et tantôt les exalterait de génération en génération au cours des siècles et des siècles. Comment crois-tu qu'ils s'y sont pris, eux, pour nous briser, pour nous transformer en ce que nous sommes maintenant, c'est-à-dire ces misérables tas de loques ? Hein, comment crois-tu que les toubabs s'y sont pris à leur arrivée dans nos pays ? Te figures-tu qu'ils ont rassemblé nos aïeux pour une distribution de bonbons avant de leur déclarer « Nous vous aimons à la folie; aimez-nous aussi, car nous sommes merveilleux. Mais surtout soyez bien sages, les enfants. »

« Non, mon vieux, ce n'est pas ainsi que cela s'est passé. Partout dans nos cités, les vieux crapauds transmettent là-dessus des récits qui font frémir; j'en ai entendu des dizaines dans le temps où j'allais passer mes vacances près des vieux de ma vieille. C'est vrai que les toubabs rassemblaient les gens sur la place, non pour leur distribuer des bonbons, hélas ! mais pour choisir au hasard quelques spécimens de la population locale qu'ils abattaient aussitôt, [PAGE 265] sans autre forme de procès, à moins qu'ils ne les enterrent vivants sous les yeux de toute la communauté. C'est ainsi que cela se passait, crois-moi, et pas autrement.

– C'est tout à fait vrai ça ! renchérit le sapak Evariste. – Crois-moi, Le Péquenot, reprit Jo Le Jongleur, voilà un langage que toute communauté comprend parfaitement. Voilà un spectacle dont l'image hante très longtemps la mémoire collective. Regarde bien tes vieux crapauds d'Ekoumdoum : ce n'est pas une illusion, s'ils te paraissent si souvent plus ahuris que nature; il y a quelque chose dans leur regard, une lueur d'épouvante fugitive dirait-on, la fixité panique de ceux qui ont vu ou croient voir la suprême horreur. Cet atout-là, c'est dans les mains du peuple que nous devons le placer désormais, afin que les nôtres à leur tour, cessent de courber l'échine, perdent ce réflexe désespérant qu'ils ont de tendre la fesse pour qu'on la botte. Alors le sapak Evariste ne connaîtra plus le tourment de voir toujours le Blanc se comporter en maître partout et le Noir en esclave. Il faut fusiller le Bâtard sur la place publique; alors, Le Péquenot, tu verras le calme revenir et la paix inonder à nouveau la cité comblée.

– Que Zoabekwé soit jugé, déclara Mor-Zamba après de longues minutes de réflexion et avec une solennité inhabituelle dans la voix, qu'il soit même condamné. Mais Zoabekwé ne sera pas fusillé, Georges; je ferai tout pour lui épargner le poteau d'exécution. Je ferai tout, tu m'as bien compris, Georges ? tout, absolument tout. Je prendrai publiquement parti contre toi, je dénoncerai ton goût du sang et ton obsession de la violence; je ne dissimulerai rien de ta monstruosité; je trancherai le dernier fil de notre fraternelle amitié. Au besoin, Georges, je te déclarerai la guerre.

C'est ce qui manqua advenir deux semaines plus tard alors que se préparait dans la fièvre et la passion le procès du Bâtard et de tous ceux qui avaient trempé dans ses crimes s'ils avaient refait surface depuis la défaite des tyrans. Cet après-midi-là, Jo Le Jongleur, qui n'avait pas tardé à dérober ses secrets à l'ancien infirmier du camp de travaux forcés Colonel Leclerc, s'activait comme à l'accoutumé dans le local définitivement affecté aux fonctions de dispensaire. On y soignait maintenant toutes sortes de malades, et non plus les seuls enfants frappés par l'épidémie. L'ancien mauvais garçon de Kola-Kola était entouré d'une nombreuse équipe à laquelle sa volubilité infatigable dispensait des ordres [PAGE 266] catégoriques : c'étaient là ses premiers amis de la cité, les compagnons de l'accordéoniste toujours en fuite, que le croyant d'Allah n'avait pas hésité à réduire à la triste condition de manœuvres et d'hommes à tout faire, voulant peut-être ainsi se venger de leur trahison.

Il n'avait pas lésiné sur leur peine pour aménager l'infirmerie et ses dépendances. La couverture de chaume avait été entièrement refaite, les murs exhaussés et percés de vastes ouvertures, puis crépis et peints à la chaux. Un mobilier hétéroclite de rangement, armoires, commodes, buffets, prélevés comme butin de guerre à la mission catholique et au palais, se pressait aux quatre coins du local. Conformément aux instructions de Jo Le Jongleur, qui se souvenait d'un meuble semblable observé dans l'infirmerie Ericsson de Tambona, le menuisier des missionnaires, dont l'équipement et l'efficacité magique fascinaient le sapak Evariste, avait confectionné un établi incliné, que les Koléens avaient ensuite revêtu d'une feuille de tôle lisse obtenue en taillant dans les tinettes à essence garnissant tout un hangar de la mission catholique.

Jo Le Jongleur venait précisément d'étendre sur cette table un vieillard chenu, cachexique et toussotant dont le mollet était rongé par une sorte d'ulcère, sur lequel un aide fit couler un jet d'eau sans vigueur. Puis, armé d'une pince récupérée dans la chambre à coucher de Frère Nicolas, Jo Le Jongleur se mit en devoir de nettoyer la plaie purulente en dardant sur ce personnage qui lui semblait symboliser toute la gent des vieux crapauds un œil dépourvu d'aménité. Il commençait à barbouiller la misérable jambe de bleu de méthylène quand le sapak pénétra en trombe dans le dispensaire où l'essoufflement l'étrangla d'abord longtemps.

– Dis donc, put enfin articuler l'ancien collégien, j'en connais un qui va être bien étonné, qu'est-ce que tu paries ?

– Je sais déjà, c'est moi qui vais être stupéfait, n'est-ce pas ? dit l'arsouille. Qu'est-ce qu'il y a encore ? Est-il arrivé du nouveau ?

– La péniche est de retour ! déclara le sapak.

– Qu'est-ce que tu as dit ? fit Jo Le Jongleur; la péniche est de retour ? Alors là, oui, sacré sapak de mon cœur, je suis stupéfait, je bée d'admiration et de gratitude. Je suis émerveillé, je suis transporté d'enthousiasme, et tu ne croyais pas si bien dire. Le vieux Monadjo a donc pu [PAGE 267] ramener la péniche tout seul ? Le vieux Monadjo n'a donc pas fait naufrage ? Il n'a pas été pris de panique en se retrouvant seul maître à bord ? Sapak, c'est le plus beau jour de notre vie. Cette fois, ça y est définitivement; nous allons enfin pouvoir nous passer des troubabs puisque ce vieux Monadjo a pu ramener la péniche tout seul et sans encombre. Ne va surtout pas t'imaginer que je doutais de lui, je veux dire de nous. J'ai toujours su que nous y arriverions. Le vieux Monadjo m'avait dit : « Ne t'en fais pas pour moi, Jo, j'en ai vu d'autres ! » Dès ce moment-là, j'étais persuadé qu'il s'en tirerait. Je lui faisais confiance, crois-moi. N'empêche : la première fois, ça fait quelque chose quand même. Sacré Monadjo ! il a ramené la péniche à bon port, cette vieille canaille. La première fois, cela fait quelque chose, n'empêche...

– Tu causes, tu causes, Jo, et tu ne m'écoutes pas, réussit enfin à dire le sapak Evariste. Justement, ce n'est pas Monadjo qui a ramené la péniche, vois-tu ? mais Frère Nicolas.

– Comment ça, Frère Nicolas ? rugit Jo Le Jongleur. Frère Nicolas ici à nouveau ? Non, ce n'est pas vrai ! Evariste, dis-moi que ce n'est pas vrai. Rassure-moi, dis-moi que ce n'est pas Frère Nicolas qui a ramené la péniche. Tu ne me feras pas croire...

– C'est pourtant la vérité, soupira le sapak Evariste. Frère Nicolas ramène la péniche : c'est comme ça et pas autrement. Si tu veux en savoir davantage, Jo, tu ferais mieux de venir au débarcadère, comme tout le monde.

– Nom de Dieu ! pesta Jo Le Jongleur, nous ne serons donc jamais débarrassés de ces gens-là. Allez, grand-père, c'est terminé pour aujourd'hui : va te reposer maintenant; je te reverrai d'ici deux ou trois jours. En attendant, pas d'alcool, pas de tabac, pas de femmes. Tu as bien compris ? Sinon, vieil homme, sais-tu bien ce qui pourrait se passer ? On pourrait être contraint de creuser un trou derrière ta maison, et de t'y enfouir comme une bouture de manioc. Tu vois ça d'ici ? Viens avec moi, sapak. Frère Nicolas... Frère Nicolas... qu'est-ce que nous en avons à foutre, de frère Nicolas ? Nom de Dieu, quelle malédiction !

Frère Nicolas était en effet revenu avec la péniche et dirigeait de sa présence et de son regard fixe et attristé la manœuvre désordonnée et tumultueuse du débarquement de [PAGE 268] paysans empêtrés dans les emplettes commandées par leurs concitoyens.

Dans la foule plus compacte qu'un mur qui grouillait autour du débarcadère et en interdisait l'accès, l'agitation de l'imprévu et la curiosité du mystère répandaient des rumeurs offrant des versions contradictoires des événements ayant entraîné le retour du missionnaire dans une cité où il n'avait pas laissé seulement des amis ou des admirateurs. Pour en avoir le cœur net, Jo Le Jongleur et les femmes insurgées convoquèrent une assemblée générale des habitants d'Ekoumdoum, sous le hangar du stade et improvisèrent aussitôt un interrogatoire du missionnaire, si rigoureux que les assistants ne pouvaient s'empêcher de songer à une comparution.

Le vieil homme exposa comment Van den Rietter, à peine arrivé à Mackenzieville, tandis que s'activaient les préparatifs d'embarquement en prévision du voyage de retour en Europe, était mort brusquement, après avoir mangé une conserve avariée. Cependant, rapportait avec insistance Frère Nicolas, les quelques instants de l'agonie de son compatriote avaient laissé à celui-ci, dont le sang froid et le courage étaient bien connus et firent alors merveille, bien qu'il fût conscient de la proximité de l'heure suprême, le loisir de faire à son compagnon quelques confidences poignantes.

« – Frère Nicolas, lui avait-il murmuré, je te le dis en vérité et solennellement, je suis heureux de mourir sur cette terre africaine que j'ai si longtemps et si généreusement servie, et qui a confisqué tant de belles années de ma misérable existence. A défaut de pouvoir reposer à jamais dans le cimetière chrétien d'Ekoumdoum, cette cité chérie où j'ai laissé de si nombreux enfants, je veux être enterré ici, à Mackenzieville, qui est quand même encore terre africaine, en dépit des Anglais. »

Telles étaient, assurait Frère Nicolas, les dernières paroles de Soumazeu au moment de sa mort.

Les assistants les plus âgés, les vieilles femmes en particulier, avaient déjà le visage baigné de larmes; les plus jeunes, au contraire, ricanaient bruyamment chaque fois que Frère Nicolas, qui avait toujours négligé de perfectionner sa connaissance de la langue parlée à Ekoumdoum, commettait une confusion de vocabulaire ou trébuchait très malencontreusement sur une intonation. [PAGE 269]

Excédée sans doute par la compassion qui envoûtait peu à peu la foule désarmée par la surprise, Ngwane-Eligui la Jeune interrompit brusquement le vieux missionnaire et déclara :

– Frère Nicolas, nous te remercions avec effusion pour ce récit vraiment bouleversant. Toutefois, nous serions peut-être plus émus encore si tu daignais enfin nous révéler pour quelles raisons tu es revenu; car c'est là ce qui nous préoccupe le plus, tous comptes faits. Tu avais peut-être oublié ici un objet auquel tu accordes un grand prix, et tu as voulu le récupérer ? Peut-être auras-tu décidé, finalement, qu'il est de ton devoir de persuader ta fille de t'accompagner dans ton pays ? Nous voulons savoir pourquoi tu es revenu ici, Frère Nicolas.

– Pourquoi Frère Nicolas est revenu ? s'écria Jo Le Jongleur qui venait de bondir aux côtés du missionnaire, acclamé par les adolescents de la cité et par les compagnes insurgées de Ngwane-Eligui la Jeune; je sais, moi, pourquoi il est revenu. Je vais vous dire, moi, pourquoi Frère Nicolas est là, aujourd'hui, au milieu de nous, mais malgré nous. Il n'est pas là dans l'intention de récupérer un objet de grand prix ni pour persuader sa fille de le suivre dans son pays. Pensez donc, ce serait trop beau.

« C'est que vous ne les connaissez pas, ces gens-là : il y a toujours chez eux, le désir, la passion devrais-je dire, de nous guider, d'être à la tête de nos communautés, de cornaquer les hardes de chimpanzés que nous sommes, selon eux.

« Mais ce n'est pas cet aveu-là qu'il vous fera, Frère Nicolas, oh ! non. Je les connais, ils n'avouent pas ces choses-là, pas plus que le petit verre d'alcool qu'ils s'envoient chaque soir dans le gosier, au moment de se coucher; car, tenez-vous bien, c'est là un vice. On n'avoue pas un vice; on le dissimule soigneusement. Chaque fois que leur conduite vous paraît mystérieuse, étrange, n'hésitez pas, elle dissimule leur passion maladive de nous dominer.

« Il va vous dire qu'il s'est tout à coup avisé que le vieux Monadjo est incapable, malgré la formation qu'il lui a prodiguée, de ramener seul la péniche à Ekoumdoum. Alors il a été saisi de compassion en songeant à ces pauvres habitants d'Ekoumdoum qui verraient les jours s'écouler sans que les leurs reviennent de Mackenzieville ou qui les verraient revenir à pied après de longues semaines de marche et de [PAGE 270] périls de toute sorte. Du moins, c'est ce qu'il s'apprête à vous dire. Mais que de périls et combien plus graves, souvenez-vous, ont dû affronter vos adolescentes naguère, qui ont dû aller jusqu'à Tambona et en ramener des médicaments, quand l'épidémie exterminait vos enfants en bas âge ! Où était alors Frère Nicolas et quel usage faisait-il de sa compassion ?

« Monadjo est-il capable de ramener seul la péniche ? Ecoutez-moi bien : j'ai posé mille fois cette question à Monadjo lui-même. Mille fois Monadjo m'a répondu : « Comment pourrait-il se faire que je ne la ramène pas ? Depuis longtemps, Frère Nicolas se borne à surveiller mon travail de loin de sorte que, depuis longtemps, le vrai pilote de la péniche, c'est moi, » Voilà ce que m'a toujours répondu le vieux Monadjo lui-même. Voulez-vous l'entendre ? Il ne doit pas être bien loin.

« La vérité, c'est que Frère Nicolas mourrait d'envie et de chagrin s'il savait Monadjo seul maître à bord sur la péniche; car Frère Nicolas doit considérer cette machine comme faisant partie intégrante de son patrimoine personnel. Mais, vous le savez tous, c'est un bien de la mission catholique, autant dire de la cité d'Ekoumdoum. La péniche est votre bien à tous. Mais Frère Nicolas mourrait d'envie et de chagrin...

– Laissons quand même parler le vieux Blanc, crièrent des voix de femmes âgées qu'étayait un organe viril à l'évidence, résonnant dans le dos de Jo Le Jongleur, et que celui-ci n'hésita pas à identifier pour la basse profonde de Mor-Zamba.

– Pas la peine de nous laisser tourmenter davantage par ce gros vieillard, protestèrent les adolescents de la cité dispersés dans l'assistance. Ne l'avons-nous pas assez vu ? Ne connaissons-nous pas déjà, d'avance, son boniment de charlatan ? Qu'il retourne le débiter dans son pays.

– Laissons quand même parler le vieux Blanc, reprit le chœur de femmes âgées; c'est un être humain, après tout. Pourquoi n'aurait-il pas droit à la parole ? Pourquoi le traiter si cruellement ? A toi, Frère Nicolas ! à ton tour maintenant de parler.

– Je suis revenu, commença Frère Nicolas en bredouillant, je suis revenu parce que je n'ai pas eu le courage de partir.

– Et pourquoi donc ? s'écrièrent les adolescents de la cité [PAGE 271] dispersés parmi les spectateurs; quel rocher barre donc le chemin de ton pays ?

– Laissons quand même parler le vieux Blanc, fit en vibrant la voix de Mor-Zamba que Jo Le Jongleur, cette fois, reconnut parfaitement. A toi, Frère Nicolas, parle donc.

– C'est vrai, reprit Frère Nicolas, avec une onction empreinte de timide humilité, c'est vrai que le chemin de mon pays était barré par un énorme rocher, par un obstacle insurmontable, mon âge ! Je suis trop vieux, mes enfants; j'ai trop longtemps vécu en Afrique, ici chez vous, ailleurs... Qui trouverais-je là-bas à m'attendre ou à s'inquiéter de moi ? Quelle vie serait la mienne ? Dans un pays froid, sous un ciel toujours sombre et bas, imaginez les murs humides et aveugles d'une longue bâtisse, la maison mère de notre congrégation. Imaginez l'ennui d'interminables heures monotones, toujours semblables, toujours égales, le sentiment d'être inutile et de tout devoir à la charité, alors qu'on possède encore des bras vigoureux ne demandant pas mieux que de rendre service, de transformer les objets, de créer la vie. Et, dans cinq ans, dix ans au plus, la maladie suprême, une chambre d'hôpital nue, au milieu de vieillards inconnus et désespérés, qu'on ne quittera plus que les jambes devant, dans un cercueil ou quelque chose de ce genre.

« Alors, je me suis dit : « J'ai longtemps appartenu à une cité populeuse, et vécu au milieu d'amis cordiaux comme des frères, que je servais par mon travail quotidien, avec lesquels je bavardais pendant des heures dont nous ne sentions pas la longueur, tant nous étions heureux de nous trouver ensemble. Il y a même parmi eux un enfant de mon sang, une jeune fille dont je suis quasiment le père, en tout cas l'unique parent connu d'elle. Je retournerai donc à Ekoumdoum, je demanderai à ses habitants de passer l'éponge sur notre passé commun d'erreurs et d'oubli des leçons du Christ; je les supplierai de m'accueillir à nouveau afin que nous repartions à zéro. » Voilà ce que je me suis dit cent fois avant de me décider.

« Vous qui êtes à la fois mes enfants et mes frères, me refuserez-vous cette faveur ? »

Dans l'assistance, les femmes âgées, loin de retenir leurs larmes, reniflaient maintenant sans pudeur. Ceux qui s'esclaffaient en jouant la farce toujours appréciée de Soumazeu et de Simsimabayane l'emportaient, certes, par le succès [PAGE 272] populaire, mais non pas, sans doute, par le nombre. L'un d'eux provoqua même une tempête indignée en adressant au vieux missionnaire cette apostrophe insultante dont la faveur ne s'était pourtant jamais démentie auparavant :

– Frère Nicolas, c'est vrai qu'une main de bananes coûte une petite fortune chez toi, dis ? La vie est quand même plus belle ici, non ?

C'est à cet instant, comme il l'a avoué plus tard, que Jo Le Jongleur sentit la partie perdue; pourtant, il ne voulut pas baisser les bras et s'adressa en ces termes à Frère Nicolas :

– Si nous consentons à t'accueillir de nouveau, Frère Nicolas, promets-tu de laisser désormais Monadjo seul maître à bord sur la péniche ?

– Croyez en un vieil homme, cela ne fait aucun problème pour moi, répondit sans hésiter Frère Nicolas : que Monadjo soit désormais le capitaine de la péniche, il a suffisamment de compétence pour cela. Je le sais bien, c'est moi-même qui l'ai formé.

Forts de ce serment, les deux plus jeunes rubénistes suivis des femmes insurgées quittèrent la partie et la foule se dispersa.

Dès que les deux Koléens se furent retrouvés seuls à l'infirmerie, Jo Le Jongleur confia à Evariste :

– Puisqu'il veut absolument rester avec nous, eh bien ! qu'il reste. De toutes façons, c'est décidé et nous n'y pouvons plus rien. A quoi cela aurait-il servi de tenir tête à cette foule piégée par les trémolos d'un vieillard sournois ? Mais, pour rendre service, galopin, il faudra qu'il rende service, je te le garantis. Nous en ferons un véritable esclave, c'est bien son tour, c'est un bâtisseur. Par quoi commencerons-nous ? Par un hôpital ? J'en imagine un magnifique là-bas, sur cette butte là, tu vois ? avec un bloc opératoire et une maternité même. Qu'en dis-tu, galopin ? Ce vieil hypocrite fignolait des oubliettes pour un tyran, il lui faudra désormais édifier des hôpitaux pour le peuple.

« Même ainsi, il faudra quand même l'avoir à l'œil, galopin; souviens-toi en effet de ceci : lui, jamais, ne cessera de nous épier, de nous guetter. Au moindre signe de relâchement, hop ! avec quelle vivacité il se défera de sa bible comme d'un fardeau encombrant.

– Et avec quel sot empressement nous nous en chargerons, je sais; c'est vrai que c'est toujours ainsi que cela [PAGE 273] s'est passé. Au début, ils brandissent la Bible et nous autres nous avons la terre. Cent après, c'est nous qui brandissons la Bible, c'est-à-dire du vent, et eux ils ont la terre, notre terre. C'est vrai, c'est l'histoire des Indiens d'Amérique, c'est celle de nos frères d'Afrique du Sud, c'est peut-être bien la nôtre aussi, en train de se réaliser,

« Mais quand même, Jo, un vieux con tout seul ! tu crois vraiment qu'il peut nous ramener l'esclavage ?

– Alors, toi aussi, galopin ! même toi, tu te seras laissé prendre au piège de la pitié, comme les culs-terreux. Toi aussi, tu te seras laissé corrompre par la bave putride de ce vieux charlatan ? Tu as donc oublié toutes les leçons apportées par leurs livres et que tu m'as si souvent dispensées durant notre longue marche au point qu'il me semble parfois en avoir lu autant que toi ? Vais-je croire finalement que l'instinct, mon misérable instinct l'emporte sur la science ? Ne m'as-tu pas mille fois dit, toi-même, rappelle-toi, galopin : « Ces gens-là ne doutent de rien, et nous, nous doutons de tout et d'abord de nous-mêmes. Voilà leur force » ? Est-ce que tu le figures que, parce qu'il est seul au milieu de nous, il a changé ? Au contraire, galopin.

« Alors, toi aussi, tu en es à douter de leur malignité ? Alors, écoute-moi bien, galopin; non que je me propose de te convaincre par un long discours, je crois que je n'aurais pas assez d'arguments. Simplement, à partir de ce jour, premier de notre nouvelle cohabitation avec Frère Nicolas, ouvre les yeux, observe bien ce qui va se passer quotidiennement. N'oublie quand même pas de participer aussi au combat. Mais sur ce point, je te fais confiance, car, malgré ton âge, tu es le plus vaillant soldat que j'aie rencontré et Ouragan-Viet serait fier de toi, tel que je le connais, sous-lieutenant Evariste.

-A vos ordres, mon Commandant !

C'est ainsi que cela a commencé, mais nous autres nous ne l'avons su que plus tard, beaucoup plus tard. Car, en dépit des apparences, c'est ici que commence véritablement cette histoire, drame aux mille retournements, visage de femme ruisselant tantôt de larmes comme la cascade mélodieuse, tantôt de rires comme un ciel ensoleillé, écho retentissant un jour de salves, un autre de chants, destin de notre peuple voué aux déclins répétés, mais se réveillant toujours, se redressant quand même chaque fois... [PAGE 274]

Après avoir pathétiquement divergé et même paru devoir se séparer irrémédiablement, les sentiers de Georges Mor-Kinda et de Mor-Zamba se rejoignirent brusquement un soir, somme par miracle, chez Ngwane-Eligui l'Ancienne, la vieille mère d'Abéna plus connu à travers la République sous son nom de guerre d'Ouragan-Viet. Ceci se passait moins d'un mois après le retour de Frère Nicolas.

Mor-Zamba se comporta comme le maître de maison et, après avoir placé les nombreux invités et leur avoir offert à boire, c'est lui qui, le premier, prit la parole, s'exprimant avec solennité comme s'il eût attendu de ces retrouvailles on ne sait quelle issue apaisante, peut-être une réconciliation.

– Voici Ngwane-Eligui l'Ancienne, la mère d'Abéna, déclara-t-il d'une voix qu'il venait d'éclaircir avec application, en s'adressant à ses deux camarades rubénistes auxquels il semblait s'efforcer de sourire. Oui, voici la mère de notre chef et bien des citoyens de la République nous envieraient le privilège qui nous est donné cette nuit de voir en chair et en os la mère de ce merveilleux héros. Trop sollicités par les circonstances, vous n'avez guère eu jusqu'ici le loisir de faire sa connaissance. Personnellement, je suis venu m'entretenir pour ainsi dire chaque jour avec elle, depuis que notre présence dans la cité est devenue notoire.

– Tu n'y avais guère de mérite, fit remarquer Georges Mor-Kinda, puisque c'est là ta fonction naturelle à un double titre – en tant que fils de cette cité où nous ne sommes, nous autres, que des hôtes, et surtout en tant que son guide désormais. Au fait, as-tu déjà été finalement reconnu ? C'est vrai que cet interminable tintamarre nous avait un peu fait perdre l'essentiel de vue.

– Bien sûr que nous l'avons reconnu, proclama avec quelque précipitation la voix de la vieille femme au visage ravagé de rides. La difficulté n'était pas vraiment que nous le reconnaissions, mais qu'il nous accepte en nous pardonnant. Tant de temps avait passé, voyez-vous ! Après cette longue absence, après un tel tranchage, comment recoller deux tronçons de l'existence tout en leur redonnant vie ? Des deux côtés, ne sommes-nous pas à jamais les deux tronçons raidis d'un serpent tranché net ? [PAGE 275]

Elle venait de placer une lampe-tempête sur son genou droit et, penchée tout près du verre rebondi dont la chaleur peut-être lui brûlait la joue, elle examinait d'un air dubitatif l'image de son fils que lui avait donnée Mor-Zamba : c'était une photographie prise de trois quarts sur laquelle elle distinguait avec peine un homme aux cheveux ras, à l'imperméable garni d'épaulettes militaires, dont le sourire sans arrière-pensée creusait sur la joue visible une immense fossette, et c'est cette fossette qui la fascinait, la transportait bien des années en arrière, lui rappelant une autre fossette immense que le sourire sans arrière-pensée d'un nourrisson nu creusait sur ses deux joues.

Elle reprit :

– Tenez, même s'il revenait un jour, mon fils ne trouverait en mai qu'un fantôme. Mais je sais maintenant qu'il ne reviendra pas, du moins qu'il ne me reverra pas vivante. Tout n'est-il pas mieux ainsi ? Dans sa propre famille, ceux qui l'ont connu sont bien moins nombreux désormais que ceux qui ne l'ont pas vu, ou qui l'ont vu sans pouvoir se rappeler : pour eux, il sera toujours un homme venu d'ailleurs. C'est comme la deuxième moisson de l'année : ce sont toujours de grandes tiges vertes, de longues palmes dolentes, mais ce n'est pas le même maïs. Le paysage semble exactement le même, et pourtant rien n'y est plus pareil.

« Bien sûr, nous avons reconnu Mor-Zamba; mais lui nous a-t-il vraiment reconnus ? Quoi de commun, à y regarder de près, entre les visages qui peuplent aujourd'hui Ekoumdoum, presque tous nouveaux pour lui, inconnus, étonnés de l'apercevoir, et ceux qu'il voyait jadis, petit enfant errant ? A supposer qu'ils n'aient pas encore disparu, ceux qui lui furent familiers se sont tellement transformés qu'ils lui font davantage l'effet d'un songe, sinon d'un cauchemar, que d'un doux souvenir.

« Il a aimé deux femmes ici, autant qu'il m'en souvienne – une très jeune fille d'abord, qui était du même sang que lui d'ailleurs, sans pourtant qu'à l'époque personne s'en doutât. De la sorte, c'est la Providence elle-même qui a dû souffler au père cette opposition farouche où nous ne vîmes alors que la manifestation d'une malignité foncière, mais qui a eu pour effet de préserver ces deux enfants de la malédiction incestueuse, la plus horrible. Elle est mariée aujourd'hui, dans une cité lointaine dont nous avons oublié le chemin. Qui de nous peut dire si du moins elle est encore [PAGE 276] de ce monde. L'autre femme est justement morte en couches, peu après la capture de Mor-Zamba par les soldats étrangers.

« Bien des gens t'ont détesté et tourmenté, mon pauvre Mor-Zamba; d'autres t'ont aimé et soutenu. Où sont-ils, les uns et les autres ? Pourquoi devons-nous traîner le boulet de tant de morts ? Engamba n'est pas seulement disparu, lui : il est totalement oublié. J'ai peine à me persuader qu'il ait vraiment existé. Quant à sa femme, c'est une vieille bête, plus sourde qu'un pot : à peine doit-on la ranger dans le monde des vivants. Et ce fils si redoutable jadis, et qui te fit tant de mal, si tu revoyais cette loque rongée de syphilis, que de larmes de compassion fraternelle ne verserais-tu pas sur lui, mon cher enfant ! Songe que ton féroce adversaire de jadis peut à peine arracher aujourd'hui quelques malheureux, poissons à l'extrême bord du fleuve.

« Oui, mon fils vous a dit la stricte vérité : il n'était question ici que de Mor-Zamba, il y a vingt ans, quand Abéna est revenu dans la cité pour nous faire ses adieux. En effet, quelques jours auparavant seulement, nous avions eu la révélation stupéfiante de l'étroite parenté, de l'identité du sang unissant à la cité d'Ekoumdoum cet enfant que nous avions haï sans raison, torturé et même trahi en le livrant aux soldats étrangers qui l'avaient capturé. Alors, nous brûlions de racheter, si faire se peut, tout ce mal monstrueux que nous lui avions fait et qui pouvait déchaîner bien des malédictions sur nous. Mais, peu à peu, que voulez-vous, le temps a passé et l'herbe folle de l'oubli a étendu son épais tapis sur l'absent; c'est la vie, n'est-ce pas ?

– Ce que vient de dire notre vénérable mère est certainement vrai, mais en partie seulement, déclara le porte-parole des jeunes maîtres d'école qui assistaient à l'événement. Peut-on poser comme règle que les absents sont toujours victimes de l'oubli, et que c'est là une loi de la vie ? Nous pensons que ce serait assez inexact. Prenons le cas d'Abéna, nous l'avons certes oublié quelque temps, nous serions mal venus de le contester. Mais il faut nous comprendre. Nous étions si jeunes au moment de son départ. De plus, tant de choses, tant de transformations, tant de nouveautés sont survenues depuis. Songez donc : le Père Van den Rietter, déjà installé, a été rejoint par Frère Nicolas, ce magicien dont les mains enchantées ont fait surgir ici le palais du Chef, là une merveilleuse résidence des missionnaires, dont [PAGE 277] nous étions tous fiers à Ekoumdoum, même si cela peut vous paraître étrange aujourd'hui, ailleurs les bâtisses d'une école. La construction d'une grande église était en cours quand la crise dont nous sortons à peine s'est déclenchée. Frère Nicolas poursuivra-t-il son entreprise jusqu'à son terme ? Nul ne peut le dire. En ce qui nous concerne, nous verrions un tel développement d'un très bon œil.

« En tout cas, tout cela sollicitait et mobilisait notre attention, nos rêves, notre imagination. C'est vrai, le monde, longtemps, s'est borné pour nous au spectacle de ces travaux avec lesquels le génie de nos pères ne nous avait point familiarisés. Et même la prospérité grandissante de la famille du Chef nous ravissait, parce que nous croyions nous reconnaître en elle, ignorant encore que notre Chef n'était qu'un tyran étranger imposé par d'autres étrangers. C'est vrai, nous avions oublié notre Abéna.

« Mais cet oubli a été provisoire; après les récents événements, nous avons recommencé à rêver de notre Abéna, de ce héros qui est le sang de notre sang; d'ailleurs nos jeunes élèves ne cessent de nous interroger à son sujet. Alors nous vous posons les mêmes questions que nos jeunes élèves nous adressent, à nous, quotidiennement. Les réponses que vous apporterez nous feront, certes, plaisir à nous-mêmes; mais elles nous aideront surtout à assouvir la curiosité de nos jeunes élèves qui brûlent d'en savoir toujours davantage sur leur illustre aîné. Ainsi, est-il vrai qu'Abéna va bientôt revenir ? Répondez-nous avec précision sur ce point

Les deux rubénistes les plus âgés se consultèrent et s'encouragèrent interminablement du regard.

– Réponds-leur, toi, fit soudain Mor-Zamba à Jo Le Jongleur.

– Non, c'est à toi de répondre, répliqua ce dernier, c'est vraiment ton rôle. Dans un moment comme celui-ci, personne ne saurait se substituer à toi.

– Eh bien, fit Mor-Zamba après avoir toussoté plusieurs fois, Abéna va certainement revenir.

– Mais quand insistèrent ses interlocuteurs.

– Quand ? je ne puis le dire en toute certitude, répondit Mor-Zamba. La dernière fois que nous l'avons rencontré, Georges que voici et moi-même, c'était au milieu d'une bataille acharnée, à Kola-Kola, faubourg de la capitale. La fusillade était assourdissante, des hommes tombaient, [PAGE 278] d'autres se lançaient à l'assaut. Notre conversation avec lui n'a pas pu durer autant que nous l'aurions souhaité. Il nous a cependant assuré qu'il reviendrait bientôt, je veux dire aussitôt que ses écrasantes responsabilités militaires lui en laisseraient le loisir.

– Il va certainement revenir, intervint Jo Le Jongleur, et même très bientôt, je peux l'assurer. C'est une affaire de mois, peut-être de semaines, à condition de lui préparer la voie. Comment ? En combattant. Le Commandant Abéna est un grand général militaire, et son rôle est de libérer les peuples opprimés par les tyrans, et notamment les peuples noirs – mais par le combat, et pas autrement. Mor-Zamba est revenu ici pour retrouver les siens et se mettre à leur tète. Quant à nous autres, ce jeune Evariste et moi-même, comment croyez-vous que se justifierait notre présence ici, à moins d'avoir été dépêchés dans cette cité par le Commandant Abéna lui-même, en avant-garde militaire chargée d'éclairer la voie de son retour triomphal et des combats à venir ? En vérité, je vous le dis, chaque fois qu'il y a un combat à mener, partout où ce combat peut se livrer, c'est toujours en l'engageant sans hésiter qu'on peut être assuré d'exécuter les volontés de ce grand héros.

– Sauf peut-être en ce qui concerne la destinée de sa cité natale, précisa Mor-Zamba en hésitant et non sans bafouiller quelque peu. Nous devons tous veiller à la survie d'Ekoumdoum, nous abstenir de toute imprudence qui pourrait la compromettre. Je suis personnellement persuadé qu'Abéna souhaite retrouver un jour intacte cette cité, qui est son berceau, et décider lui-même, au besoin, s'il vaut mieux la sacrifier sur l'autel de l'indépendance ou utiliser les prodigieuses ressources d'Ekoumdoum pour nourrir son généreux combat.

– Mais est-il aussi fort qu'on le dit ? demandèrent les jeunes maîtres d'école.

– Le Commandant Abéna est très, très, fort, répondit fièrement Io Le Jongleur; dites cela sans hésiter à vos jeunes élèves, et avec toute l'assurance qui convient quand on évoque la puissance d'un tel homme. Sa force réside, certes, dans les armes de ses combattants, mais autant et peut-être davantage dans son cœur généreux et dans sa tête toujours en éveil. Le Commandant Abéna, qui aime les humbles, les pauvres, les petits, les femmes et les enfants plus que Jésus-Christ lui-même, voit de très loin, avec son [PAGE 279] regard perçant, toutes les menaces qui pèsent sur eux; il voit aussi de très loin toutes les combinaisons qui peuvent lui permettre de ruiner ses adversaires, les oppresseurs des humbles, sur lesquels il finit immanquablement par l'emporter. Et alors, il est sans pitié dans le choix et l'exécution de leur châtiment.

– Pour autant, intervint timidement Ngwane-Eligui l'Ancienne, convient-il nécessairement de tuer Zoabekwé ? Il s'est rendu coupable de graves fautes, c'est vrai, mais plutôt par ignorance que par méchanceté, ne pensez-vous pas ? Oubliez-vous que, comme tous les enfants supposés du défunt Chef, Zoabekwé est un authentique enfant de notre cité et que le sang le plus pur d'Ekoumdoum coule dans ses veines .

– Est-ce bien assuré ? demanda un jeune maître d'école qui s'était tu jusque-là.

– Si c'est assuré ? s'étonna vivement Mor-Zamba, mais cela ne fait pas le moindre doute.

– Et alors ? répliqua aussi vivement Jo Le Jongleur; depuis quand un sang, quel qu'il soit, exempte-t-il le coupable de payer le prix de ses crimes ?

– Très juste ! renchérit le même maître d'école; Ezadzomo et Ezabiemeu avaient aussi notre sang dans leurs veines, et plus pur encore que celui de quiconque. Ils ont pourtant payé de leur vie, eux, pour un crime imaginaire.

– De terribles malheurs se sont abattus ces derniers temps sur Zoabekwé, intervint Mor-Zamba; pourquoi ne formeraient-ils pas déjà un châtiment suffisant ?

– On ne peut se prononcer d'avance, opina le porte-parole habituel des maîtres d'école. C'est vrai que rien ne peut excuser tant de crimes abominables; mais c'est vrai aussi que, aussi loin que l'on remonte dans les souvenirs d'un habitant vivant, fût-il le plus âgé, de notre cité, jamais on n'y a décidé de la mort d'un homme. L'usage était de laisser cette barbarie aux Blancs ou aux étrangers. A l'idée d'une telle responsabilité, n'êtes-vous pas, comme moi, saisis de terreur ? Des sueurs froides ne vous coulent-elles pas déjà le long du dos ?

– Quand Zoabekwé passera-t-il en jugement ? demanda d'une voix suppliante Ngwane-Eligui l'Ancienne.

– Dès que toutes les conditions auront été réunies, répondit évasivement Jo Le Jongleur. [PAGE 280]

- Et en particulier, précisa Mor-Zamba, quand les témoins qui pourraient déposer en sa faveur auront reçu l'assurance garantie qu'il leur est permis de se montrer et même de prendre la parole en public sans s'exposer à la lapidation.

– Tiens, tiens, voici du nouveau ! s'écrièrent en chœur les deux plus jeunes rubénistes.

FIN

Mongo BETI