© Peuples Noirs Peuples Africains no. 7-8 (1979) 235-280



MALAISE DANS LA BARBARIE

ANGE-SEVERIN MALANDA

Chrétiens d'Afrique du Sud face à l'apartheid, récits et textes présentés par Anne-Marie Goguel et Pierre Buis, éditions L'Harmattan.

Il n'est pas inutile de commencer par un rappel cette évocation de l'enfer sud-africain. Rappelons donc qu'en 1977 est sorti aux éditions François Maspéro L'Afrique du Sud. Histoire d'une crise, de René Lefort. Foisonnant d'enseignements et de renseignements sur l'histoire sud-africaine, sur l'héritage légué aux souteneurs de Vorster et de Botha par les premiers colons qui, en avril 1625, débarquèrent dans la baie du Cap, il (le livre de René Lefort) est la manifestation concrète d'une défense de valeurs qui là-bas sont rayées et bannies du paysage politique, valeurs dont la jouissance est refusée à l'immense majorité des habitants, jouissance devenue exclusive à une race de maîtres accrochés au socle du « pouvoir pâle ». L'avenir du racisme n'est pas distinct de celui d'un capitalisme brutal et sauvage, de même qu'il ne diverge pas de la destinée d'une pensée religieuse manichéiste et puritaine, ségrégationniste dans son essence.

L'effondrement du système raciste ne résultera pas d'une dynamique propre aux classes qui extorquent aux Noirs, aux [PAGE 236] Métis et aux Indiens sud-africains le produit de leur travail, le souffle de leur vie. C'est la révolte des opprimés (la conquête par eux d'une pensée libératrice – pensée de leur histoire et de leur société, pensée révolutionnaire) qui légitimera leur identité reconquise. L'Afrique du Sud est l'un des terrains où peut encore se lire l'acuité de ce qu'écrivait Frantz Fanon : « Le monde colonial est un monde manichéiste. Il ne suffit pas au colon de limiter physiquement, c'est-à-dire à l'aide de sa police et de sa gendarmerie, l'espace du colonisé. Comme pour illustrer le caractère totalitaire de l'exploitation coloniale, le colon fait du colonisé une sorte de quintessence du mal. La société colonisée n'est pas seulement décrite comme une société sans valeurs. Il ne suffit pas au colon d'affirmer que les valeurs ont déserté, ou mieux n'ont jamais habité, le monde colonisé. L'indigène est déclaré imperméable à l'éthique, absence de valeurs, mais aussi négation de valeurs »[1].

Lefort analyse l'infrastructure aussi bien que la superstructure du ghetto sud-africain, s'intéressant au rôle fondamental de l'idéologie, à la place de la religion dans la culture afrikaans. Constatant l'accélération de la prolétarisation de la population noire, il en reconnaît l'origine dans le fait que « l'économie traditionnelle des Réserves s'effondre, les stratifications sociales qui s'y accentuent rendent les structures de pouvoir « tribales » de plus en plus artificielles et, dans les villes, le nombre de Noirs « détribalisés » se multiplie. » Mettant en liaison l'évolution du rapport des forces en Afrique Australe avec les lézardements visibles dans les remparts de la forteresse raciste, Lefort y voit la principale cause de la réactivation du mouvement de révolte que déclenchèrent en juin 1976 les lycéens de Soweto. Sachant le rôle joué par la Conscience noire durant ces journées, on s'étonnera de lire dans L'Afrique du Sud. Histoire d'une crise que les interventions de la Conscience noire partent quelquefois de « ses positions ultra nationalistes exprimées dans un discours ultra-idéologique. En caricaturant à [PAGE 237] peine, elles apparaissent comme le décalque inversé, le symétrique noir, des positions du Parti nationaliste »[2]. Rien moins que cela ! Cette comparaison (caricaturale, avoue-t-il in extremis) est bien peu fondée. Il ne faut pas confondre les victimes et les bourreaux, indexer les arguments de ceux-là sur les arguties de ceux-ci.

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Le jugement de Lefort surprendra encore plus quand on lira les thèses et thèmes autour desquels s'organise la « théologie noire » impulsée par la Conscience noire. Les présentateurs des textes réunis dans Chrétiens d'Afrique du Sud face à l'apartheid en notent l'originalité : « Si elle accentue certains aspects du message chrétien, la théologie noire en met d'autres en veilleuse, quand elle ne les rejette pas explicitement. On voit ainsi contestés :

« – la réalité du péché, au moins sous la forme envahissante qu'elle a prise dans certains courants du protestantisme, trop attachés à la lettre de Rm 1-3;

« – le jugement de Dieu (thème central de la prédication des prophètes) et surtout ses corollaires : punition divine du péché, enfer, etc. Il est à remarquer que les théologies de la libération latino-américaine ont essayé de réinterpréter ces thèmes, par exemple en faisant de la révolution l'agent du jugement de Dieu contre le monde capitaliste. Les Sud-Africains ne semblent pas s'être engagés dans cette voie;

« – la nécessité d'une conversion exigeant d'importantes ruptures dans la vie de tous les jours (soulignée surtout par les Evangiles);

« – l'ascétisme modéré prôné par le judaïsme du premier siècle et les premières générations chrétiennes, qui a été importé en Afrique du Sud sous la forme de divers puritanismes;

« – certaines représentations de Dieu. Tous les auteurs refusent qu'on le présente sous la figure d'un homme blanc. Certains rejettent aussi la représentation biblique sous forme masculine, le titre de Seigneur et l'idée même d'une souveraineté de Dieu »[3].

L'intérêt de la démarche observée dans Chrétiens d'Afrique [PAGE 238] du Sud face à l'apartheid est de montrer que le sentiment de révolte peut puiser dans le sentiment religieux, et qu'il trouve souvent en ce dernier son point d'appui, sa source. Ce peuple qui évolue sur le « sentier du tonnerre » et « au bas de la deuxième avenue »[4] se repense aussi à partir des prismes chrétiens, bien que dans « l'éducation bantoue », l'endoctrinement religieux prépare l'enfant africain à la subordination. On l'a vu, le christianisme peut aussi être l'un des recours de l'homme en révolte.

Les compounds (sorte de version adaptée et dégradée du panoptique de Jeremy Bentham)[5] où sont enrégimentés les travailleurs migrants, la violence raciste, composent le réel à partir duquel croît et prolifère la réflexion de la « théologie noire ». Oshadi Jane Phakathi, rescapée de cet empire qui n'échappera pas au déluge, déclare « Notre théologie, nous la trouvons dans notre pratique : les gens vivent, ils souffrent, ils agissent, et c'est dans l'action que la théologie s'écrit »[6] Elle précise : « La violence, nous ne l'avons pas choisie : c'est le gouvernement sud-africain qui nous l'impose. Il faut bien reconnaître le fait que L'Afrique du Sud traverse une révolution violente. Nous ne pouvons pas, nous chrétiens, rester les bras croisés. Il n'y a pas d'autre issue. Si chaque mouvement organisé des Noirs se heurte aux fusils, le choix, c'est soit de l'accepter et de continuer à souffrir indéfiniment, soit de se battre »[7]

Ange-Séverin MALANDA


[1] Frantz Fanon, Les damnés de la terre, éditions François Maspéro, p. 10. Sur la violence, le racisme, l'acculturation, voir « Violence et acculturation - Introduction à une ethno-psychanalyse du messianisme.» de Christian Delacampagne, in La violence, actes du colloque de Milan, 1977, volume I, UGE,10/18.

[2] L'Afrique du Sud. Histoire d'une crise, p. 113.

[3] Chrétiens d'Afrique du Sud face à l'apartheid, p. 125.

[4] Peter Abrahams, Le sentier du tonnerre, Gallimard, et Ezekiel MPhahiele, Au bas de la deuxième avenue, éd. Présence Africaine.

[5] La description des compounds, page 52, induit ce rapprochement.

[6] p. 117.

[7] p. 119.