© Peuples Noirs Peuples Africains no. 7-8 (1979) 132-158



NIGERIA: L'AGGRAVATION DE LA CRISE DE LA BOURGEOISIE NATIONALE[1]

Segun OSOBA

INTRODUCTION

La bourgeoisie nationale nigériane, que les colonialistes britanniques ont admis à partager le pouvoir politique dès 1952, a connu depuis lors une situation de crise qui s'est progressivement aggravée. En dépit, depuis cette date, de l'accroissement phénoménal de cette bourgeoisie nationale, et de son appendice, la petite-bourgeoisie, elle n'a pas réussi à remettre en cause les dispositifs du partage du pouvoir mis en place par ses parents nourriciers (les autorités colonialistes britanniques), ni à modifier de façon significative, [PAGE 133] en sa faveur, les rapports de force à l'intérieur des structures héritées de la période coloniale. L'aspect le plus remarquable de ce dispositif de partage du pouvoir réside dans le fait que la bourgeoisie nationale nigériane a, avant l'Indépendance, toujours joué le rôle d'un partenaire inférieur dans ses rapports avec les autorités coloniales et le capital financier britannique, et depuis lors, dans ses rapports avec les tètes de pont européennes et américaines de l'impérialisme international et leurs filiales multinationales. En d'autres termes, le partage du pouvoir entre la bourgeoisie nationale nigériane et la bourgeoisie internationale des pays impérialistes occidentaux, est semblable à celui qui existe, dans l'économie de marché capitaliste, entre un mandataire et son employeur. La bourgeoisie nationale nigériane et, à travers elle, l'économie nationale nigériane, dépendent de la bourgeoisie capitaliste internationale et de l'ensemble du système économique impérialiste, de la même façon précisément qu'un agent d'affaires dépend de son patron, avec toutes les implications d'échange inégal et les relations d'exploitation qui en découlent.

Certains ont avancé l'idée que si ce syndrome de dépendance de notre bourgeoisie et de notre économie nationales s'est perpétué jusqu'à ce jour, c'est parce que ceux qui, en définitive, au sein de notre bourgeoisie nationale, prennent les décisions politiques et économiques, n'ont pas conscience de ces symptômes ou en ignorent les mécanismes. Cet argument nous paraît en fait sans fondement : en effet, dès novembre 1961, le Parlement Fédéral avait ouvert une discussion sur les propositions gouvernementales à propos du Plan de Développement National 1962-1968; deux ministres fédéraux parmi les plus influents, Zanna Bukar Dipcharima[2], Ministre du Commerce, et Waziri Ibrahim[3] [PAGE 134] Ministre du Développement Economique, reconnurent alors ouvertement que l'économie nationale nigériane n'était pas dans les mains des Nigérians, mais était, en réalité, soumise à un contrôle presque total des puissances « impérialistes ». Waziri Ibrahim alla même plus loin en précisant que, bien que le Gouvernement se soit rendu compte que dans le passé le développement économique a eu pour but de répondre aux besoins des « impérialistes », il n'avait pas actuellement la possibilité de faire quoi que ce soit pour modifier ce système de dépendance, à cause des forces gargantuesques dressées contre lui :

    « Vous savez tous très bien », ajouta-t-il, « que si nous voulons aller très vite pour changer notre économie, nous ne pouvons le faire sans susciter des troubles dans ce pays... Les impérialistes possèdent des moyens multiples pour défendre leur monopole. Ils ont leurs journaux, leurs télévisions et rien ne peut les arrêter dans leurs campagnes de mensonges. Si nous tenons vraiment à améliorer l'économie de notre pays dans une direction donnée, ils diront que nous sommes communistes. Ils peuvent amener nos concitoyens à suspecter toutes nos décisions. S'ils n'y réussissent pas en diffusant une propagande mensongère, en nous appelant de tous les noms possibles, s'ils échouent à nous rendre impopulaires, tout ceci pour avoir gain de [PAGE 135] cause, ils pourront recourir à l'assassinat. Ils sont prêts à tout.»

Le sens profond de cette déclaration faite par Warizi Ibrahim en novembre 1961, c'est que la bourgeoisie nationale admettait les liens de dépendance de notre économie nationale vis-à-vis de l'impérialisme international, mais se sentait incapable de faire quoi que ce soit face à cette situation. Le fait d'être capable d'établir un diagnostic correct et, en même temps, d'être paralysée pour trouver les remèdes appropriés aux maux de notre économie nationale, est resté le propre de notre bourgeoisie nationale : cette situation est même devenue plus critique aujourd'hui. Dans son discours d'Ouverture du Colloque sur « Civilisation Noire et Education », au cours du FESTAC, le Chef de l'Etat, le Général Olusegun Obasanjo a reconnu que par suite de la domination coloniale européenne en Afrique, la plupart des pays africains aujourd'hui ne sont rien d'autre que des « avant-postes commerciaux » pour les puissances étrangères impérialistes. Il a aussi identifié quatre catégories d'agents locaux gérant ces avant-postes pour leurs patrons impérialistes étrangers. Ce sont : les « agents commerciaux ou d'affaires » (représentés par les groupes variés d'hommes d'affaires qui forment la Chambre de Commerce, des Industries, des Mines et de l'Agriculture); les « agents bureaucratiques » (i.e. les hauts fonctionnaires, les hauts cadres de l'armée et de la police, et tous ceux qui occupent une fonction officielle depuis les instances politiques locales jusqu'à Dodan Barracks)[4] ; les « agents techniques » (tous les cadres techniques travaillant dans le secteur économique, qu'il sait public ou privé, tels que les ingénieurs, les architectes, les médecins, etc ... ); et enfin, les « agents intellectuels » (ceux qui sont concernés par l'élaboration des idées, tels que les enseignants à tous les niveaux du système d'éducation, les étudiants des Universités, des Ecoles Polytechniques et des Ecoles Normales, les juges, les avocats, etc ... ). Comme s'il pensait nécessaire d'insister sur ce point, le Général Obasanjo a, dans un discours à un récent séminaire tenu à l'Université [PAGE 136] d'Ibadan sur « L'aménagement des Plans de Développement du Nigeria dans les années 80 », repris l'idée que notre économie nous échappe et que le Nigeria est un pays d'agents. Toutefois, l'élément le plus remarquable de ces deux interventions, c'est que le Chef de l'Etat n'a ébauché aucune solution au problème de notre dépendance économique; il s'est au contraire contenté de faire appel aux représentants de ces mêmes « agents des avant-postes commerciaux » pour tracer une stratégie grâce à laquelle les Nigérians contrôleraient leur économie.

On doit cependant admettre que la bourgeoisie nationale nigériane, particulièrement ses chefs de file, a un intérêt objectif à trouver des solutions effectives aux problèmes posés par la dépendance économique et culturelle de la nation vis-à-vis des centres impérialistes. C'est objectivement son intérêt de se révéler capable de créer au Nigeria une économie capitaliste relativement indépendante. Si notre bourgeoisie parvenait en effet à atteindre ce degré d'autonomie vis-à-vis du capital monopoliste international, elle pourrait alors conserver la totalité, ou au moins une grande partie, de la plus-value créée dans l'économie nigériane par le travail des Nigérians. De plus, en admettant qu'elle fasse preuve d'un minimum d'intérêt personnel éclairé et reconnaisse que son maintien au pouvoir dépend de façon décisive de sa capacité d'améliorer les conditions de vie des masses nigérianes, elle aurait alors à sa disposition les ressources massives détournées par l'Europe et les U.S.A. dans le système actuel de dépendance; celles-ci permettraient de financer de véritables programmes de développement pouvant apporter une amélioration substantielle des conditions de vie du peuple.

La faillite de cette classe à retenir et utiliser une partie suffisante de la richesse nationale pour impulser ainsi le développement économique et social du pays, a enlevé aux régimes bourgeois qui se sont succédé au Nigeria toute crédibilité et autorité aux yeux de la majorité des Nigérians : c'est là la raison fondamentale, et bien connue de ses chefs de file, de l'aggravation de la crise de la bourgeoisie nationale nigériane. C'est ce fossé toujours plus large entre les gouvernants et les gouvernés qui a été principalement à la base de l'instabilité des régimes bourgeois successifs, civils et militaires, depuis 1960. C'est à cause de cette absence de légitimité et d'autorité, et de l'instabilité du [PAGE 137] système politique nigérian qui en est résulté, que ces régimes ont été caractérisés par leur renversement rapide, leur caractère éminemment transitoire et le fait que, peu de temps après leur installation, ils sont déjà discrédités aux yeux du public.

Les dirigeants de ces régimes successifs, par leurs beaux discours et leurs prêches, reconnaissent que le capitalisme monopoliste étranger sape leur légitimité vis-à-vis de leur peuple; par ailleurs, l'effondrement répété des régimes devrait normalement aider la classe dirigeante bourgeoise à prendre une conscience plus aiguë de ce problème de dépendance nationale. C'est pourquoi il nous est impossible d'attribuer la paralysie des régimes bourgeois successifs à l'ignorance du problème. Au contraire, nous voudrions suggérer une explication plus correcte de cette paralysie de la bourgeoisie nigériane et aussi de la persistance du problème de la dépendance de notre pays : pour cela, il nous faut analyser les facteurs objectifs et subjectifs qui jouent à l'intérieur de la société nigériane comme au niveau général, et empêchent toute action positive des gouvernements bourgeois. Ces facteurs peuvent être regroupés en quatre catégories principales :

    1- la structure de l'économie impérialiste mondiale, dans laquelle le Nigeria a été effectivement coopté;
    2- le profit que la bourgeoisie nigériane tire de son rôle d'agent du capitalisme international;
    3- les contradictions au sein de la bourgeoisie nationale;
    4- les contradictions entre la bourgeoisie nationale et les masses.

I. – LE NIGERIA EN TANT QUE PARTIE INTEGRANTE DE L'ECONOMIE IMPERIALISTE MONDIALE

Nous avons eu l'occasion d'examiner ailleurs les mécanismes par lesquels, sous la domination coloniale classique, et dans la période de soi-disant décolonisation, l'économie nigériane, ainsi que la bourgeoisie, future classe dirigeante en formation, ont été intégrées dans l'ensemble de l'économie impérialiste. Ce qui nous importe ici, c'est d'examiner les conséquences de cette insertion, sur le rendement de l'économie nigériane et les réalisations de la bourgeoisie [PAGE 138] nationale. Tout d'abord, cette intégration est telle que l'économie nigériane opère principalement pour le bénéfice des économies métropolitaines et répond de façon éminemment visible à leurs exigences. Dans les faits, les activités économiques les plus importantes qui ont cours au Nigeria sont orientées vers l'étranger ou dérivées de l'étranger. Par exemple, l'exploitation du pétrole, qui est de loin l'activité économique la plus importante et déterminante au Nigeria, est presque entièrement dominée par la technologie étrangère, fournie et totalement contrôlée par les trusts multinationaux euro-américains. Plus de 90 % du pétrole extrait au Nigeria est exporté aux U.S.A., en Angleterre, et dans les autres pays capitalistes occidentaux par ordre d'importance. Il en est de même en ce qui concerne l'exploitation des riches réserves d'étain et de colombite du plateau de Bauchi. Quant à notre agriculture, en dehors du secteur des productions vivrières d'ailleurs en déclin, elle fonctionne essentiellement pour satisfaire aux besoins des industries euro-américaines. Dans tous les domaines la situation est identique, qu'il s'agisse du cacao, des arachides, du caoutchouc, du soja ou du bois.

En fait, la place qui nous est attribuée d'avance dans le cadre de l'économie impérialiste est celle d'un exportateur de matières premières et de produits agricoles, et d'un importateur de produits manufacturés finis ou semi-finis. La liste très longue de nos importations comprend des articles industriels tels que : les automobiles, les locomotives, les avions, différentes sortes de machines, les pièces détachées de moteurs, plus de 60 % de produits dérivés du pétrole dont nous avons besoin, des produits textiles, des chaussures et des produits alimentaires (lait, sucre, café, thé, chocolat, poisson, viande, alcools, etc ... ). La logique du système de fixation des prix sur le marché mondial mis au point par les centres financiers capitalistes implique que les produits manufacturés nous soient vendus au prix fort, alors que nos matières premières et nos produits agricoles sont achetés à vil prix. Ainsi donc, nous vendons des produits du travail de notre peuple à des prix relativement faibles et achetons des produits du travail des métropoles capitalistes à des prix relativement exorbitants. Ceci confirme la justesse de la théorie de Samir Amin sur la division inégale du travail sur le plan international et sur les échanges inégaux.

Etant donné ces rapports indéniables de dépendance mis [PAGE 139] en place par les principales économies capitalistes sur le plan mondial, pour s'assurer que les pays ex-coloniaux du Tiers-monde, comme le Nigeria, continueront sans fin à approvisionner les économies métropolitaines par le biais du système d'échanges inégaux, il n'y a que deux options viables : la première, c'est que notre bourgeoisie accepte cette structure de dépendance, et essaye de l'exploiter autant que possible dans son propre intérêt, en arguant du fait que les centres capitalistes de contrôle sont beaucoup plus forts qu'elle, et qu'en conséquence, les heurter de front équivaudrait à un véritable suicide (c'est le « remède » proposé par Waziri Ibrahim). C'est là une position relativement facile, parce qu'elle ne menace pas les super-profits des puissances impérialistes; celles-ci sont de ce fait prêtes à récompenser ce service en garantissant aux représentants de notre bourgeoisie nationale leur pourcentage, insignifiant comparativement aux profits exorbitants réalisés par le capital financier international, mais colossal par rapport au niveau considérablement bas des ressources et à la pauvreté qui prévalent au sein de notre peuple.

La seconde option, l'option révolutionnaire en fait, est très difficile et dangereuse. La bourgeoisie devrait s'atteler à la tâche systématique et ardue de mobilisation des larges masses de notre peuple dans la lutte anti-impérialiste contre le capitalisme monopoliste étranger. Toutefois, cette orientation constitue au sens propre une menace pour les intérêts des entreprises impérialistes opérant dans notre économie; elle risque de provoquer de sévères mesures de rétorsion de la part des impérialistes contre les représentants de la bourgeoisie -nationale qui s'embarqueraient dans ce sens. Ce choix implique aussi la nécessité d'imposer à toute la société le mot d'ordre de compter sur ses propres forces et d'instaurer une réelle égalité; par conséquent, une bourgeoisie, optant pour cette direction révolutionnaire, devrait être prête à abandonner une grande partie des injustes privilèges coloniaux dont jouissent ses membres (primes pour l'achat de voitures et la construction de maisons, salaires très élevés, etc ... ) et les confortables prébendes que perçoivent certains. Les vingt-six années de gouvernement à soi-disant majorité africaine au Nigeria ne permettent pas de tabler sur une quelconque volonté politique de la part de l'actuelle bourgeoisie nationale d'engager, de concert avec et au nom des masses opprimées de notre peuple, une lutte [PAGE 140] sérieuse contre l'impérialisme international. Rien n'indique non plus qu'elle soit capable de faire preuve d'assez de discipline et d'esprit de sacrifice pour renoncer à ses privilèges et à ses profits et permettre ainsi au peuple de mener une existence plus décente.

En réalité donc, dans l'impasse où se trouve la bourgeoisie nationale nigériane, elle ne peut concevoir qu'une seule solution pour elle-même et pour le peuple nigérian : s'accommoder de la structure néo-coloniale de dépendance vis-à-vis du capitalisme monopoliste et de la bourgeoisie internationale. Depuis la période de la Première République[5], notre bourgeoisie nationale s'est abusée elle-même : elle a cru que, même dans le cadre des contraintes nées de notre situation de dépendance, elle avait une certaine marge de manœuvre et pouvait combiner une politique de persuasion, de déclarations d'amitié indéfectible entre le Nigeria et ses « alliés traditionnels », avec une politique de menaces, de tentatives feintes de passer des accords avec les pays communistes, etc...; tout ceci pour obtenir quelques concessions de la part des pays impérialistes occidentaux. Au premier rang des concessions espérées sous la Première République figurait l'investissement de capitaux occidentaux pour financer un programme de développement dans le secteur public nigérian. En dépit toutefois des assurances verbales répétées des porte-paroles gouvernementaux des Etats-Unis, de la Grande-Bretagne et d'autres pays européens, l'exécution du Plan de Développement National 1962-1968 a prouvé sans aucun doute que les espoirs de la bourgeoisie nigériane à cet égard étaient dénués de tout fondement. Alors que les auteurs du Plan 1962-1968 pensaient tirer à peu près 50 % du total des dépenses en capitaux pendant la période du Plan de sources étrangères, « à la fin de la période du Plan, [PAGE 141] les prêts étrangers se montaient seulement à 25 % des investissements sous forme de capitaux ». Par contre, les investissements privés étrangers qu'on avait estimé devoir atteindre 780 millions de nairas pour cette période, dépassaient déjà cette somme de 64 % en 1966, deux ans avant la fin de l'exécution du Plan.

Le sens de cette façon d'agir de la part des pays impérialistes apparaît clairement : ils préfèrent laisser leurs nationaux investir dans les pays du Tiers-monde qui dépendent d'eux, pour que ces investissements soient ainsi effectivement contrôlés, plutôt que d'intervenir en tant que gouvernement dans le secteur public qui, lui, peut être contrôlé plus directement par le gouvernement bénéficiaire. Si les dirigeants politiques au sein de la bourgeoisie nigériane avaient soigneusement analysé la situation politique et économique, ils auraient pu en 1962 formuler un plan plus réaliste, basé sur une réelle indépendance nationale et auraient pu éviter ainsi les affrontements et-les problèmes auxquels ils furent en proie à la fui des années 60 et au début des années 70, Par exemple, dès septembre 1957, la déclaration suivante a été faite par un certain M. Hollister, chef de l'Administration Américaine de Coopération Internationale (prédécesseur de l'Agence Américaine pour le Développement International – USAID) :

    « Un facteur fondamental de la politique de l'Administration de Coopération Internationale est le désir d'utiliser l'aide américaine de telle façon que les pays bénéficiaires puissent sauvegarder le développement du secteur privé de leur économie. »

En 1961, Ludwig Erhard, alors Ministre de l'Economie, et le cerveau derrière le « miracle économique » de la RFA, autour duquel on a fait tant de bruit, proclamait :

    « En fournissant aux pays sous-développés une aide économique et militaire, nous n'entendons pas promouvoir le développement d'un collectivisme capitaliste d'Etat. »

Pendant la Seconde République, particulièrement dans la période de l'illusoire boom pétrolier qui a suivi la fin de la guerre civile en 1970, la concession la plus recherchée [PAGE 142] auprès des pays capitalistes européens a été le « transfert de technologie ». Alors que les auteurs du Plan de Développement National 1970-1974 mettaient l'accent sur le développement du secteur industriel, des industries liées à l'agriculture ainsi que des industries pétro-chimiques et chimiques (destinées à épauler les deux plus importantes activités économiques au Nigeria : l'agriculture et les ressources pétrolières), les investisseurs privés étrangers éventuels montraient un intérêt limité ou même nul pour ces deux secteurs : 0,1 % du total des investissements prévus sous forme d'équipements dans les industries liées à l'agriculture, rien dans les industries pétro-chimiques et chimiques. Il n'y a donc pas de doute, sauf pour les dirigeants politiques nigérians, qu'il n'est pas question pour les capitalistes occidentaux de répondre à de tels besoins : pour eux, cela signifierait perdre un marché d'exportation lucratif pour une vaste gamme de produits, parmi lesquels, entre autres, les produits alimentaires, pétroliers, les fibres synthétiques, etc...

En tenant compte de ces faits bien connus en ce qui concerne cette politique de « transfert de technologie », il est affligeant d'apprendre que l'un des objectifs essentiels de la récente visite du Chef de l'Etat aux Etats-Unis était de plaider auprès du Président et des milieux d'affaires américains, pour obtenir ce « transfert de technologie », par le biais d'investissements massifs dans notre secteur industriel. Plus fâcheuse encore est cette déclaration du Chef de l'Etat, apparemment soucieux de rendre les milieux d'affaires américains plus réceptifs à ses propositions : « L'Amérique est le pays où l'homme est le plus proche du contrôle total de son environnement. » La plupart des Américains, particulièrement les Noirs américains et les autres groupes marginaux, auront bien du mal à comprendre, et encore moins à partager cette assertion : ils ont en mémoire en effet les résultats tout à fait désastreux des activités industrielles militaires du gouvernement des Etats-Unis, les dommages et les ravages causés à l'environnement humain et physique, dans le pays et chez ses voisins.

Voici quelques-unes des idées saugrenues émises par notre bourgeoisie nationale en liaison avec la chimère du « transfert technologique » :

1 – acquérir la technologie nécessaire et l'assistance technique, auprès des pays occidentaux industrialisés, pour développer une capacité nucléaire autonome; jusqu'à maintenant pourtant, nous n'avons même pas réussi [PAGE 143] à obtenir des mêmes sources le transfert des techniques de base, pour la construction des routes, de centrales hydro-électriques, pour l'alimentation en eau potable à usage domestique et industriel ' pour la métallurgie, etc...

2 – expédier quelques milliers de jeunes gens hâtivement sélectionnés et politiquement analphabètes, vers l'Europe et l'Amérique, pour poursuivre des études d'ingénieurs et de techniciens : ceci, à un moment où une confusion presque totale règne chez nous en ce qui concerne nos orientations dans le domaine technique, et alors que la possession presque exclusive des quelques établissements industriels par des étrangers constitue une limite à leur utilisation comme bases d'apprentissage pour nos étudiants;

3 – importer massivement des enseignants américains dans nos universités, dans le cadre du prétendu programme : « Liaisons Nigeria-Etats-Unis dans le domaine de l'éducation supérieure », en dépit du degré déjà insupportablement élevé de dépendance de nos universités vis-à-vis des universités euro-américaines et au mépris d'une véritable politique d'indépendance nationale.

En réalité, il me semble que, étant donné la structure actuelle de l'économie capitaliste mondiale, la forme la plus élevée de « transfert de technologie » que nous soyons capables d'atteindre dans un futur proche se traduira par la multiplication d'unités de montage, où rien d'important n'est fabriqué localement, et dont les produits de qualité inférieure font l'objet de coûts exorbitants. En dehors des complexes d'assemblages pour les automobiles Peugeot et Volkswagen qui fonctionnent depuis lors, la description des activités industrielles au Nigeria telle qu'elle apparaît dans le Plan de Développement 1970-1974, semble devoir rester valide pour une assez longue période :

    « La plupart des activités industrielles dans le pays ne sont pas des industries de fabrication dans le vrai sens du terme, mais de simples industries d'assemblages. Très souvent, tous les matériaux utilisés sont importés et rassemblés derrière la barrière tarifaire. Que ce soit les fabriques de chaussures, de produits de beauté, ou les brasseries, l'histoire en gros est la même... Ce qui se passe pour la plupart des brasseries, [PAGE 144] C'est que tous les éléments importés sont mélangés et mis dans des bouteilles elles-mêmes importées. »

Une autre concession importante que la bourgeoisie nationale nigériane recherche généralement, c'est la possibilité pour les hommes d'affaires nigérians de partager la propriété et le contrôle des entreprises tenues par les capitalistes occidentaux au Nigeria. Cette aspiration est inscrite dans le Décret sur la promotion des Entreprises Nigérianes[6], conçu par le régime de Gowon en 1972 pour prendre effet en 1974 et sa nouvelle forme amendée par le régime actuel en 1978. A chaque occasion, depuis que cette idée brillante a vu le jour sur la scène politique nigériane, les principaux porte-parole du gouvernement ont réaffirmé que l'objectif du décret est, non pas la nationalisation, mais l'indigénisation de l'économie; en d'autres termes, il s'agit d'atteindre un haut degré de participation nigériane dans l'économie nationale, mais non de prendre celle-ci complètement en mains. Mais même cet objectif limité s'est révélé obstinément impossible à réaliser, probablement par suite de la mauvaise volonté de nombreux entrepreneurs étrangers à partager la propriété et le contrôle de leurs entreprises avec des Nigérians; celle-ci a, comme par hasard, coïncidé avec la préférence de nombreux hommes d'affaires nigérians pour la vie aisée et grandement rémunératrice d'agent, au lieu de la vie difficile et incertaine d'entrepreneur.

En résumé, nous pouvons dire que l'intégration de l'économie nigériane et de la bourgeoisie nationale dans le système capitaliste international constitue un obstacle majeur, qui [PAGE 145] rend la bourgeoisie incapable, même si elle le voulait, de modifier cette structure de dépendance. Il est toutefois important de noter que, si cette contrainte objective constitue une condition nécessaire, elle ne représente pas une condition suffisante pour le maintien de la dépendance actuelle de notre économie nationale, par rapport aux centres capitalistes principaux. Il nous faut donc maintenant considérer les autres facteurs qui, associés à la structure de dépendance, fournissent une explication satisfaisante de l'impuissance, de la paralysie de notre bourgeoisie nationale.

II. – LES AVANTAGES TIRES PAR LA BOURGEOISIE NIGERIANE DE SON ROLE D'AGENTS D'AFFAIRES

Nous ne pouvons que souscrire à l'opinion exprimée par le Chef de l'Etat selon laquelle le Nigeria est une nation d'agents d'affaires, mais pour nous seulement dans le sens où la bourgeoisie nationale nigériane, qui a usurpé le pouvoir de décision en ce qui concerne la vie économique, politique et sociale de la nation, est une classe en majeure partie constituée d'agents. Nous savons aussi que, à part le fait qu'ils sont programmés d'avance par le capitalisme monopoliste étranger pour agir en tant qu'agents, les membres de la bourgeoisie nigériane eux-mêmes reconnaissent les avantages attachés à ce rôle et cela renforce leurs liens de dépendance vis-à-vis des centres capitalistes. C'est aussi pourquoi, les régimes successifs ont mis au point des lois créant les conditions les meilleures pour les opérations des capitalistes étrangers au Nigeria. Ces lois, entre autres choses, garantissent aux investisseurs privés des exemptions d'impôts, des exemptions de taxes d'importation sur les machines et autres équipements, la liberté de rapatrier les capitaux et les profits, etc... Un nombre considérable de membres de la bourgeoisie nigériane, recrutés par ces investisseurs étrangers pour faire partie de leurs conseils administration, surtout pour jouer le rôle d'intermédiaires politiques entre eux et les dirigeants nigérians, obtiennent évidemment leur propre part des ressources arrachées au Nigeria d'une manière qui peut leur paraître parfaitement légitime, mais qui en fait relève du vol.

La multiplication dans les dix à quinze dernières années des firmes d'adjudicateurs et d'experts, spécialisés dans [PAGE 146] l'exécution de toutes sortes de projets d'intérêt publie, depuis la construction des routes, des ponts et des immeubles jusqu'au transport, des ports vers l'intérieur, de fertilisants et autres produits importants, a facilité la pénétration plus avant de notre économie nationale par le capital étranger, en étendant la portée des opérations et en accroissant les bénéfices des agents nigérians. Cet élément subjectif d'enrichissement facile a créé une situation dans laquelle il y a un grand nombre de Nigérians (représentants de la Chambre de Commerce, membres du barreau, du Conseil de l'Ordre des Médecins, de l'Association des Architectes et Ingénieurs Agréés par l'Etat, de l'Association Nigériane des Professeurs d'Université, de l'Union Nationale des Etudiants Nigérians, ainsi que la bureaucratie civile et militaire), désireux et même anxieux de collaborer avec les principales firmes étrangères et leurs représentants, pour commettre diverses formes de sabotage économique contre le peuple nigérian. La liste de tels crimes, de 1966 seulement jusqu'à aujourd'hui, n'a pas de fin; qu'il nous suffise d'en mentionner quelques-uns :

1 – la saignée massive de l'économie nigériane par Soleyman Nagatty, escroc de confiance des Etats-Unis, impliquant au moins quatre des douze Etats de la Fédération à ce moment-là;

2 – le scandale des autobus Scania, dans lequel quelques hommes d'affaires véreux de Suède et du Nigeria ont arraché à la Compagnie des Transports Municipaux de Lagos plus de 500 000 nairas;

3 – l'exploitation du pétrole nigérian et des réserves de gaz naturel qui constitue la perte majeure de notre économie;

4 – le scandale de l'importation du ciment en 1973-1975, qui a enrichi un grand nombre d'intermédiaires nigérians, et un nombre encore plus grand de compagnies maritimes et de marchands de ciment, mais a presque ruiné l'économie nigériane;

5 – le trafic illégal de devises, par lequel les représentants de la bourgeoisie nigériane, pour réaliser des profits rapides et faciles, ont aidé des entreprises étrangères aussi bien que de simples individus, à faire évader du Nigeria des millions de nairas;

6 – le scandale des autobus Leyland, qui n'est qu'une partie du scandale du FESTAC, et dans lequel quelques intermédiaires nigérians, en soutirant des commissions royales pour leur intervention dans les hautes sphères politiques, ont volé des millions de nairas (peut-être même des centaines de millions) qu'ils ont sortis en fraude du pays; [PAGE 147]

7 – le système bien connu du gouvernement, par lequel les prix des produits importés des pays capitalistes occidentaux et à destination du Nigeria et des autres pays membres de l'OPEP, sont automatiquement majorés depuis leur point de départ de 25 à 300 %;

8 – l'entreprise de sape délibérée du Décret sur les Entreprises Nigérianes (ou Décret sur l'Indigénisation), par la collaboration effective d'intermédiaires nigérians avec des firmes étrangères opérant au Nigeria.

Une des principales conséquences de l'accroissement de la force et de la multiplication des secteurs d'activités de la bourgeoisie nigériane, dans le cadre de la dictature militaire, est l'accélération prodigieuse du rythme d'accumulation du capital par cette même bourgeoisie. Ces dernières années, on a assisté à l'apparition d'un grand nombre de millionnaires nigérians, à la fois dans le secteur public et privé, pendant que leurs patrons euro-américains empochaient des sommes plusieurs fois égales à celles frauduleusement acquises par eux.

Etant donné ces fuites innombrables dans l'économie nigériane, il est par conséquent impossible au peuple de retirer aucun bénéfice significatif de l'exploitation des vastes ressources humaines et matérielles de ce pays. Rien d'étonnant alors si, moins de dix ans après le boom pétrolier tant célébré, l'économie est la proie d'une crise financière majeure, et si la classe dominante bourgeoise (qui est à la base de cette crise) n'a pas d'autre ressource que de chercher à obtenir, de ceux qui ont collaboré avec elle à la banqueroute de l'économie, un prêt de un billion de dollars américains. C'est là en fait la situation idéale souhaitée par le capitalisme monopoliste occidental, car plus nous sommes dépendants de lui du point de vue des crédits pour étayer notre propre économie pseudo-capitaliste, et plus la liberté d'action est grande pour manœuvrer et contrôler l'ensemble de celle-ci à son avantage bien sûr.[PAGE 148]

III. – LES CONTRADICTIONS AU SEIN DE LA BOURGEOISIE NATIONALE

Même si, au sein des diverses factions de la bourgeoisie nationale, une prise de conscience grandissante de leurs intérêts communs face au peuple se fait jour, celle-ci n'est encore toutefois qu'au stade embryonnaire. Il existe entre ces différentes fractions plusieurs contradictions à des degrés variés d'antagonisme, qui sapent leur cohésion et leur unanimité dans les marchandages auxquels elles se livrent face aux intérêts du capital monopoliste étranger. Quelques-unes des contradictions les plus antagonistes se manifestent entre la bourgeoisie bureaucratique (militaire ou civile) et la bourgeoisie d'affaires. Ceci résulte du fait que la bourgeoisie bureaucratique est constituée de ceux qui prennent en définitive les décisions politiques; quels que soient les moyens par lesquels ils ont accédé à leurs postes (par des élections, à la pointe du fusil ou par nomination), ils font preuve de quelque souci de légitimité face à des masses qu'ils doivent périodiquement apaiser et se concilier, si ce n'est par des actions positives, du moins par des déclarations pour la forme. La bourgeoisie d'affaires par contre, ne ressent pas cette pression, et, prise au piège de son propre mythe d'appartenance au secteur privé de l'économie nationale, elle se sent plus libre que ses partenaires bureaucratiques de prendre des mesures et faire des déclarations qui, quelquefois, entrent visiblement en conflit avec les intérêts clairement définissables et distincts de la grande masse des Nigérians.

Un exemple classique d'une telle contradiction porte sur le problème de la dépendance paralysante de notre économie vis-à-vis des intérêts impérialistes étrangers et le besoin pour les Nigérians de cesser d'être des intermédiaires et de prendre le contrôle de leur économie. A peu près au même moment où le Général Obasanjo développait ces idées dans son discours déjà cité au Séminaire d'Ibadan, en janvier de cette année, le Chef Henry Fajemirokun[7], un des cerveaux [PAGE 149] incontestés de la bourgeoisie d'affaires, tenait un tout autre langage lors d'une soirée de gala à Londres. Fajemirokun, président de la Chambre de Commerce, de l'Industrie, des Mines et de l'Agriculture et Président de la Fédération Ouest-Africaine des Chambres de Commerce, etc., prenait la parole à Londres, à l'occasion de la réunion inaugurale de la Chambre de Commerce Nigéro-Britannique, et en tant que Président de la partie nigériane et Vice-président de la partie britannique. En présence « d'une forte délégation nigériane », à cette réunion où « il y avait foule, et où régnaient la gaieté et un esprit très affairiste », il a insisté auprès des hommes d'affaires britanniques pour :

    « Qu'ils s'intéressent au Nigéria de façon plus dynamique. La Grande-Bretagne devrait excercer une pression pour reprendre la direction commerciale et économique qu'elle semble avoir abandonnée si docilement. »

Cette contradiction flagrante avec la prise de position gouvernementale à propos de l'économie nationale indique que, même si le gouvernement était sincèrement décidé à mettre en œuvre ses déclarations sur, par exemple, l'indigénisation ou le contrôle des devises étrangères, il lui serait bien difficile d'y parvenir, si ce n'est impossible, puisqu'une grande partie de sa réussite dépendrait de la coopération volontaire et active de la bourgeoisie d'affaires nigérianes.

Qui plus est, même si son intérêt objectif implique qu'elle s'attelle à la tâche de création et de renforcement d'une conscience nationale, qu'elle suscite une exigence d'unité nationale, il semble en réalité que la bourgeoisie nationale soit actuellement très éloignée de ces buts. Elle a, il est vrai, objectivement besoin de l'existence d'une « unité nigériane », [PAGE 150] pour renforcer sa position de marchandage vis-à-vis de ses patrons, les capitalistes monopolistes étrangers, et pour pouvoir exploiter au maximum les ressources du Nigeria dans son intérêt égoïste. Mais cet objectif d'un Nigeria « un et indivisible » (si l'on s'en tient au langage du Projet de Constitution[8]) est en contradiction évidente avec l'état de dépendance fondamentale de la bourgeoisie vis-à-vis de ses gardiens et patrons euro-américains, et avec sa propre lutte interne pour se tailler la part du lion dans le partage des bénéfices.

Cette contradiction entre la nécessité objective pour la bourgeoisie d'un Nigeria uni, et son éclatement subjectif entre plusieurs groupes antagonistes, s'exprime sous plusieurs formes, dont nous n'examinerons que les deux plus évidentes. Premièrement, la politique de création d'états depuis les propositions constitutionnelles de Macpherson en 1948[9], a eu peu de chose à voir, si ce n'est même rien, avec le besoin d'apaiser les craintes des minorités ethniques. Au contraire, bien qu'ait été avancée cette ineptie selon laquelle le développement serait ainsi à la portée du peuple, le but principal de cette création a été le désir des bourgeoisies ethniques et régionales de conserver pour elles-mêmes des sphères d'influence exclusives, où elles puissent s'approprier la plus-value tirée de l'exploitation de la force [PAGE 151] de travail du peuple, sans avoir à lutter avec leurs rivaux des autres régions et groupes ethniques. Les représentants de ces bourgeoisies ethniques et régionales à l'Assemblée Constituante étaient si obsédés par la volonté de créer ces empires exclusifs, qu'ils ont défini la nationalité sur la base de l'Etat d'origine en termes biologiques, et beaucoup plus rigoureusement qu'ils n'ont défini la nationalité nigériane. Cette attention excessive que l'Assemblée Constituante a prêtée au problème de la création de nouveaux Etats[10] et les mesquines discussions passionnées auxquelles il a donné lieu parmi ses membres, sont symptomatiques de l'importance du problème de l'Etat, en tant que facteur de division au sein de la bourgeoisie nationale. Toutefois notre expérience depuis 1967, année où sept autres nouveaux Etats furent créés, a démontré amplement que les premiers bénéficiaires, si ce ne sont les seuls, de ces opérations, ont été les bureaucrates dont la carrière a fait un bond prodigieux, les entrepreneurs et les experts de toutes sortes qui se sont enrichis en vendant une variété de produits et de services aux gouvernements des nouveaux Etats. Mais comme nous n'avons pas autant d'Etats qu'il y a de bureaucrates, d'entrepreneurs et d'experts avec des ambitions démesurées, il semble presque certain que la politique de création des Etats et celle qui consiste à garder les « étrangers » nigérians en dehors des Etats déjà existants, resteront pour longtemps encore un élément de division au sein de la bourgeoisie nigériane.

Deuxièmement, la religion (particulièrement le Christianisme et l'Islam) est activement utilisée par les chefs de file de la bourgeoisie nationale et leurs clients, de la même façon que le tribalisme et l'Etatisme, dans des buts égoïstement partisans et personnels. Comme l'a montré très justement Yusufu Bala Usman, dans une récente conférence sur ce sujet, les membres de cette bourgeoisie vendue à l'étranger, se servent des divergences religieuses entre les Nigérians, en partie surtout pour cacher leur identité réelle qu'ils n'osent pas afficher aux yeux du peuple. Au sein des groupes bourgeois et petits-bourgeois qui se battent pour le pouvoir, la religion peut être utilisée, et l'est déjà, pour [PAGE 152] obscurcir les problèmes en suspens. C'est pour de telles raisons que, dans nos universités, des candidats douteux et ambitieux aux postes de responsables étudiants, ont de plus en plus tendance à utiliser cette tactique dangereuse : faire campagne sur la base de leur appartenance au Christianisme ou à l'Islam, et en se dénigrant d'ailleurs les uns les autres.

C'est seulement à la lumière de cette manipulation délibérée de la religion que nous pouvons comprendre les discussions haineuses autour du projet de création d'une Cour d'Appel Fédérale basée sur la Sharia[11] qui se sont déroulées dans les journaux et sur les ondes, ainsi qu'à l'Assemblée Constituante. Sans même nous arrêter au degré douteux d'attachement des combattants des deux bords aux principes éthiques du Christianisme et de l'Islam, nous pouvons remarquer que tous les participants à cette bataille verbale se sont bien gardés de soulever le problème fondamental : la mise au point d'un véritable système judiciaire viable aisément compréhensible par les masses nigérianes, constituant pour elles une défense contre la mystification des lois et l'utilisation arbitraire et oppressive du pouvoir d'Etat par les bureaucrates, les juges, la police, l'armée et toutes les autres soi-disant forces de l'ordre.[PAGE 153]

IV. – LES CONTRADICTIONS ENTRE LA BOURGEOISIE NATIONALE ET LE PEUPLE NIGERIAN

La contradiction principale entre la bourgeoisie nationale et les masses réside dans le fait que cette bourgeoisie est un collaborateur complaisant et actif des forces impérialistes, pour extorquer à l'écrasante majorité des Nigérians les fruits légitimes de leur travail. Les bourgeois nigérians sont des ingénieurs sociaux, alimentant et entretenant les moteurs de l'oppression économique, politique et culturelle qu'exercent sur nous les puissances impérialistes et les firmes multinationales. Leur rôle fondamental est celui de véritables tyrans, obligeant les masses de leur peuple à travailler au service de l'impérialisme international pour une récompense insignifiante ou inexistante. Ils ont plus d'une arme en réserve pour forcer le peuple à se livrer à ce véritable travail d'esclave. Par exemple, ils ont un système d'éducation, fait essentiellement pour les « élites », mais présenté comme populaire et démocratique; ce système leur garantit que la plupart des jeunes Nigérians ne pourront pas espérer atteindre un niveau plus élevé que celui nécessaire pour constituer une force de réserve exploitable dans les centres ruraux et urbains. La bourgeoisie nationale a aussi institué un système de salaires (alias Udoji et Wiliams et Williams)[12], prévoyant que la majorité [PAGE 154] des salariés ne gagnera jamais suffisamment pour, ou bien mener une existence décente, ou mettre en question les profits énormes réalisés par cette bourgeoisie et ses patrons impérialistes occidentaux. Ils ont aussi un système judiciaire, décalque colonial, et dont la fonction principale consiste dans la défense de la propriété privée de la classe capitaliste nigériane et internationale, contre la « convoitise » des masses déshéritées. En d'autres termes, ils ont instauré au Nigeria la pauvreté sur une grande échelle au milieu de l'abondance, et un Etat policier pour protéger l'opulence scandaleuse de quelques riches.

En définitive, la contradiction entre la bourgeoisie nationale et les masses nigérianes, repose sur le soutien que le capitalisme financier international apporte à cette bourgeoisie. Mais comme nous l'avons montré précédemment, la bourgeoisie nationale se révèle incapable de résoudre cette contradiction en faveur du peuple, et en s'opposant aux maîtres capitalistes étrangers. Elle n'est pas non plus capable de dire ouvertement au peuple nigérian que son seul et véritable engagement est vis-à-vis du capitalisme, qu'il soit interne ou externe.

Ses idéologues ont donc pour tâche ardue de cacher ses buts réels et son engagement, derrière des manifestes filandreux et mensongers. Ils prêchent « la fin des idéologies », et appellent le peuple à adhérer à leur mot d'ordre de « Pas d'idéologie ». Ils dénoncent le socialisme comme une idéologie étrangère et se taisent à propos du capitalisme. Tout en colportant le mythe d'absence d'idéologie, ils posent la première pierre d'un immeuble géant de 22 étages, destiné à abriter la Bourse Nigériane, comme si le peuple de ce pays avait l'esprit assez obtus pour ignorer que la Bourse des Valeurs est le pilier de toute économie capitaliste. D'un côté, ils déploient toute leur éloquence pour chanter les vertus de la libre-entreprise et laissent les portes de l'économie grandes ouvertes aux investisseurs privés étrangers, de l'autre, ils gémissent sur l'incapacité et l'inutilité des sociétés publiques qui sont la propriété du [PAGE 155] gouvernement et qui sont contrôlées par lui. Ils oublient fort à propos de mentionner que les sociétés d'Etat sont inopérantes et ne font pas de profits, parce qu'elles ont été mises sur pied par ceux qui s'en sont servis essentiellement comme courroie de transmission, destinées à faire passer l'argent des caisses du Trésor Public vers les coffres privés. La preuve en est faite, par le choix du Président et de la plupart des Conseils d'Administration de ces sociétés : ils font partie du monde des affaires nigérian. Ceux-ci à leur tour considèrent que leur principale mission consiste à accorder des contrats mirobolants à leurs associés étrangers et locaux, même si cela doit mener à la banqueroute.

L'ultime élément qui montre la crise de la bourgeoisie nationale, c'est que, en dépit des allégations de ses idéologues pour cacher sous des formules de rhétorique la sordide réalité de son échec désastreux pour défendre les intérêts réels du peuple, rien, littéralement rien, ne marche dans notre pays. Tous les problèmes hérités de la période de l'Indépendance se sont multipliés à l'infini. Le fossé entre les communautés urbaines et rurales s'est accentué, et continue de se creuser davantage avec les conséquences menaçantes d'un exode sans cesse croissant des villages vers les principales villes, un encombrement inimaginable dans les centres urbains, un déclin alarmant de la production agricole. Dans les villes, des quartiers au luxe scandaleux (appelés Zones Résidentielles Gouvernementales), avec leurs « grappes de millionnaires » et leurs familles aux dix voitures, constituent un spectacle de provocation permanente face aux vastes quartiers surpeuplés, sales, aux bidonvilles « indigènes » où la pauvreté, les maladies endémiques et les crimes règnent en meures. Les membres de la bourgeoisie nationale ont accumulé tant d'automobiles, mais construit si peu de rues carrossables dans les villes, ils sont si incapables d'organiser la circulation qui en résulte (Lagos en est le témoignage poussé à l'absurde), que beaucoup d'entre eux passent plus de temps dans les embouteillages qu'à la maison ou au travail.

Confrontée à cette longue liste d'échecs désastreux, la bourgeoisie, maintenant totalement prisonnière d'une crise qu'elle a elle-même provoquée, fait une dernière tentative pour échapper à ses responsabilités. Elle essaie de faire porter par le peuple nigérian, la responsabilité de sa propre faillite morale. Au lieu que ses porte-parole s'adressent [PAGE 156] humblement au peuple en demandant pardon pour le désordre, la misère et le désastre que les dirigeants lui ont infligés par la faute de leur paresse physique et intellectuelle, leur manque de patriotisme, leur indiscipline et leur décadence morale et spirituelle, ils accusent ce même peuple qui a tant et si longtemps souffert de tous les crimes commis contre lui.

Quand les chefs de file de la bourgeoisie nationale ne sont pas engagés dans ce jeu cynique, ils ont recours à un ensemble de mesures techniques mal avisées et timides, pour faire face à des problèmes dont la résolution réside dans une restructuration énergique et révolutionnaire de la société. Nous avons pu observer comment, avec la sortie des lois sur les loyers en ville, ostensiblement mises au point pour faire baisser le taux des loyers, mais en fait destinées à enrichir davantage les bourgeois suffisamment puissants et influents pour se faire attribuer des parcelles dans les Zones Résidentielles Gouvernementales[13], le prix des terrains a monté concurremment. Pour faire face à l'inflation galopante dans l'économie nigériane, nos dirigeants politiques ont fait surgir deux énormes trompe-l'œil : La Commission du Contrôle des Prix et la Société Nationale d'Approvisionnement. Le résultat n'a pas été une diminution, mais une recrudescence et une augmentation de l'inflation, avec des problèmes toujours [PAGE 157] plus sérieux de survie pour la majorité de notre peuple, sans revenus réguliers.

Enfin, quand tout a échoué, notre bourgeoisie nationale a eu recours à la vieille politique du divertissement, pour détourner l'attention du peuple des problèmes fondamentaux et des difficultés journalières qui sont les siennes. Ce n'est pas par hasard si, en une seule année, nos dirigeants ont dépensé plusieurs centaines de millions de nairas pour l'organisation du FESTAC 77, du Jamboree International du Scoutisme, des Jeux de la CEDEAO et de la Foire Commerciale Internationale. En dehors du fait que ces spectacles exhibitionnistes ont dissipé des ressources qui auraient pu être utilisées pour élever le niveau de vie général de notre peuple, ils ont eu, particulièrement le FESTAC, des conséquences sérieuses pour la santé et l'intégrité de notre culture.

De cette façon, le problème de la culture nationale, dont la solution est liée à l'émergence d'une conscience nationale et à la réalisation de l'unité nationale, est banalisé et détourné par la bourgeoisie. Pour elle, parler de renaissance culturelle, c'est uniquement se prouver à elle-même, et à ses maîtres occidentaux, que les Africains ont leurs propres cultures. Notre bourgeoisie et ses valets, la petite-bourgeoisie intellectuelle, en sont réduits à traiter la culture comme quelque chose qui se limite à la danse, au chant et à d'autres manifestations superficielles. Qui plus est, obsédée par sa recherche grossière du profit en toute chose, elle a progressivement rabaissé la culture populaire en organisant des festivals exotiques, destinés exclusivement à son propre divertissement et à celui de ses hôtes étrangers. Le résultat, c'est que les paysans, seuls véritables gardiens des formes et de l'esprit de leurs cultures, sont cyniquement exploités par les marchands bourgeois de la culture. On les transporte dans les centres urbains de divertissement, et on les fait danser et chanter en dehors de toute référence à la culture vivante à laquelle ils sont liés. Ainsi les festivals culturels vont et viennent sans qu'aucune contribution visible et positive soit faite au développement de la connaissance ou renaissance de notre culture nationale.[PAGE 158]

CONCLUSION : QUE FAIRE ?

Ce n'est pas parce que nous nous préoccupons du problème de l'accentuation de la crise de la bourgeoisie nigériane, que nous voulons l'aider à trouver une voie pour échapper à son propre anéantissement. Au contraire, en tentant cette analyse, nous voulons attirer l'attention sur les dangers que cette bourgeoisie impuissante, mais résolue au suicide, fait courir au bien-être actuel et au développement futur de l'ensemble de notre peuple.

Définir une stratégie s'impose. Je pense que la seule ligne d'action valable est celle de la Révolution au sens propre du terme : Révolution dans le sens où nous devons nous intégrer au peuple, être prêts à apprendre auprès de lui les leçons de sa riche expérience pratique, de même qu'à lui communiquer nos connaissances théoriques, pour qu'ensemble nous puissions créer un mouvement populaire et révolutionnaire, porteur d'une culture matérielle et spirituelle bien supérieure à la culture décadente de la bourgeoisie. Cette organisation populaire révolutionnaire rejettera la bourgeoisie nationale qui, comme l'a écrit très justement Franz Fanon « n'est littéralement bonne à rien ». Maintenant toutefois, en dépit de sa banqueroute, en dépit du fait qu'elle est « incapable d'idées élevées et de créativité », cette bourgeoisie est encore dangereuse; elle a le monopole d'un large éventail d'instruments coercitifs du pouvoir d'Etat, qu'elle peut utiliser contre le peuple avec des conséquences terribles. Pour pouvoir nous opposer avec efficacité à cette bourgeoisie décadente, mais dangereuse, il est impératif que nous nous armions, ainsi que notre peuple, d'une culture et d'une organisation vraiment révolutionnaires, une organisation disciplinée et invincible, attachée fermement aux principes de justice sociale, à la libération du peuple des privations matérielles et culturelles, et se dressant contre toutes les formes d'exploitation de l'homme par l'homme.

Note de la Rédaction : Ce texte, traduit de l'anglais, est celui d'une conférence qui a en lieu à Zaria (Nigeria) en 1978.

Segun OSOBA


[1] Le terme de bourgeoisie nationale est pris ici dans le sens que lui donne Frantz Fanon quand il parle de la bourgeoisie nationale africaine ou classe moyenne (cf. Les mésaventures de la conscience nationale, dans Les Damnés de la terre). Il est employé pour situer le contexte politico-géographique dans lequel cette classe évolue, et n'implique pas une quelconque prise de conscience nationale et patriotique de ses membres ou leurs dispositions à combattre l'impérialisme. L'accent sera mis dans cet article sur le fait que la bourgeoisie nigériane est essentiellement compradore, la plus grande partie de ses membres étant des collaborateurs actifs ou potentiels des capitalistes monopolistes étrangers.

[2] Zanna Bukar Dipcharima était un des chefs de file du Northern Peoples Congress (NPC), le parti politique dominant dans le Gouvernement Fédéral Nigérian jusqu'au coup d'Etat de janvier 1966. Il a été Ministre Fédéral du Commerce et de l'Industrie; il a trouvé la mort dans un accident d'avion à la fin des années 60.

[3] Waziri Ibrahim appartenait lui aussi au NPC et était à la même période Ministre Fédéral du Développement Econornique. Il a été un des premiers initiateurs du Nigeria Peoples Party (NPP), une des nombreux partis politiques bourgeois qui ont émergé depuis septembre 1978, après que le Gouvernement Militaire ait levé l'interdiction frappant les partis politiques depuis janvier 1966. Cependant, à la suite de la tenue de la première Assemblée générale du NPP, en novembre 1978, qui s'est terminée par une crise sérieuse au niveau des dirigeants, le parti a éclaté : d'un côté, le NPP conduit par des éléments anti-waziristes (comme le Dr Azikiwe et le Chef Adeniran Ogunsanya) et de l'autre, le Great Nigeria Peoples Party (GNPP) nettement dominé par Waziri; ce dernier a été officiellement désigné fin novembre à la fois comme Président du Parti (GNPP) et comme candidat aux élections à la Présidence de la République qui auront lieu à la fin de 1979. Le GNPP de Waziri, comme son rival le NPP, est au nombre des cinq partis politiques autorisés par la Commission Electorale Fédérale (FEDECO) à participer, au niveau des Etats et au niveau fédéral, aux élections qui se tiendront dans le courant de l'année 79, dans le cadre du programme de transition pour passer du régime militaire au régime civil.

[4] C'est un ensemble de bâtiments situés à Lagos et initialement utilisés pour abriter des recrues de l'armée, mais réaménagés, étendus et transformés en la résidence officielle des chefs d'Etat militaires nigérians en 1966 par Yakubu Gawon. Depuis lors, c'est le siège de l'oligarchie militaire nigériane.

[5] Appellation donnée à la.période allant du 1er octobre 1963, quand le Nigéria est devenu une République au sein du Commonwealth britannique, au 15 janvier 1966, date du coup d'Etat militaire. Toutefois, en termes d'analyse politique, cette désignation s'applique à la période allant en fait de la création de l'Etat Nigérian le 1er octobre 1960, date de l'Indépendance du pays, jusqu'au 15 janvier 1966, début des régimes militaires. La période de dictature militaire qui S'étend de cette dernière date jusqu'au 30 septembre 1979 est conçue comme un interrègne, inaugurant la Seconde République attendue pour le 1er octobre 1979, avec la restauration d'un régime civil.

[6] Ce décret, populairement appelé « Décret sur la Nigérianisation », a été présenté comme relevant du désir des hommes d'affaires nigérians de participer plus activement à l'économie, et n'envisageait pas la substitution totale des Nigérians aux étrangers. Son objectif était de « nigérianiser », non de « nationaliser ». Selon les termes de ce décret, les entreprises privées au Nigéria sont divisées en deux catégories : les petites et grosses entreprises d'une part qui, à partir du 1er avril 1974, devaient être détenues à 100 % par des Nigérians, et d'autre part les autres entreprises dans lesquelles les Nigérians (en tant qu'individus ou groupes) devaient au moins posséder 40 % des actions. En dépit des amendements apportés à ce décret depuis 1976 par les successeurs de Gowon, les dispositions en ont été plus souvent violées que respectées.

[7] Le chef incontesté de la bourgeoisie commerçante nigériane dans les anées 70 jusqu'à sa mort soudaine en février 1978, à l'âge de 52 ans. Il contrôlait de nombreuses compagnies, sous le nom du Groupe Henry Stephens, dans de nombreux secteurs associés aux activités de la bourgeoisie compradore des pays du Tiers-monde : commerce de gros import-export, compagnies de navigation maritimes et agences de voyages; groupes d'assurances, etc... Au moment de sa mort, il était Président de la Chambre Nigériane de Commerce, des Industries, des Mines et de l'Agriculture; Président de la Fédération Ouest-Africaine des Chambres de Commerce et d'Industries; Président pour la partie nigériane et Vice-Président pour la partie anglaise de la Chambre de Commerce Nigéro-Britannique; et membre influent de la Chambre de Commerce Nigéro-Américaine.

[8] Ce Projet de Constitution a été mis au point par un comité de 50 membres choisis par le Gouvernement Militaire Fédéral en octobre 1975. Le comité a déposé ses propositions, reproduisant en majeure partie la Constitution des Etats-Unis, en septembre 1976; elles ont été soumises à l'Assemblée Constituante qui les a adoptées pour l'essentiel. Le contenu définitif de cette Constitution, incluant quelques amendements de détail de la part du Gouvernement Fédéral, a été promulgué sous forme de décret en septembre 1978 et est destiné à prendre effet le 1er octobre 1979.

[9] Cette Constitution est entrée en vigueur en 1951-52, sur la base des propositions émises par Sir John Macpherson, Gouverneur du Nigéria à partir de 1948. Cette Constitution est considérée comme un événement marquant dans l'évolution du fédéralisme nigérian : en effet il fut décidé pour la première fois que le Nigéria serait gouverné sur la base de trois régions semi-autonomes (Nord, Est et Ouest), avec des assemblées régionales et des conseils exécutifs à Kaduna, Enugu et Ibadan, tandis que la Chambre des Représentants et le Gouvernement Central siégeraient à Lagos.

[10] Par trois fois depuis la Constitution Macpherson de nouveaux états ont été créés. Actuellement le nombre des Etats est de 19.

[11] Il s'agit du système juridique musulman qui est entré en vigueur dans les émirats depuis la guerre sainte (jihad) du XIXe siècle et l'instauration du Califat de Sokoto. Toutefois, il a cessé d'être le système légal et judiciaire dominant avec l'imposition du droit colonial britannique dans la première décennie de ce siècle. En fait, il s'est maintenu en même temps que le système légal imposé par les anglais, mais dans une position subordonnée. Toutefois, depuis qu'en 1975 le problème d'une nouvelle Constitution a été soulevé, un important groupe musulman (essentiellement, mais pas exclusivement venu des Etats du Nord) a tout mis en œuvre pour que soit créée une Cour d'Appel Fédérale, basée sur la Sharia, et qui serait à égalité avec la Cour d'Appel Fédérale, ceci pour garantir les droits des musulmans au niveau fédéral. Leurs adversaires (largement, mais pas uniquement, issus du Sud) ont objecté que le Nigéria était un Etat laïc et ne pouvait donc pas reconnaître au niveau fédéral un système judiciaire fondé sur les croyances et les règles d'une religion particulière. Quelques éléments pro et anti-Sharia ont utilisé cette bataille pour faire revivre les antagonismes Nord-Sud, et les rivalités entre Chrétiens et Musulmans. Ce sont en définitive les éléments anti-Sharia qui ont gagné.

[12] Il s'agit du Comité UDOJI, du nom du Chef Jérôme Udoji, ancien fonctionnaire gouvernemental, bien connu en tant que Président ou Directeur de plusieurs sociétés multinationales installées au Nigéria. Les recommandations de ce comité cru en 1972, déposées en 1974, ont eu pour effet d'élargir le fossé dans l'échelle des salaires. L'énorme augmentation des salaires qui a résulté des travaux du comité et les arriérés payés à toutes les catégories de travailleurs au début de 1975 couvrant la période d'avril à décembre 1974, ont eu pour conséquence un gonflement dramatique de la masse monétaire en circulation et ont contribué à exercer une forte pression inflationniste sur l'économie. Un autre Comité, le Comité Williams et Williams, a été mis sur pied par le Gouvernement Fédéral en 1975, pour effacer les erreurs techniques mineures découvertes dans le fonctionnement du système mis au point par Udoji. Les deux membres du comité sont des frères et d'éminents représentants de la bourgeoisie nationale : le Chef Rotimi Williams, homme de loi, Président du Comité pour la rédaction de la Constitution et en vertu de cette Position, membre de l'Assemblée Constituante; et M. Akintola Williams, un expert-comptable, Directeur d'une importante société de comptables, Président-directeur Général de nombreuses maisons commerciales.

[13] Ces zones ont une faible densité de population, elles sont bien équipées, luxueuses et situées à une distance respectable des quartiers « indigènes », habituellement surpeuplés et sordides. Les premières zones résidentielles, connues jusqu'en 1947 sous le nom de Zones Européennes Réservées, furent créées par les autorités coloniales britanniques; elles étaient destinées aux fonctionnaires coloniaux britanniques et aux hommes d'affaires européens, et étaient le véritable symbole de la discrimination raciale et de la ségrégation au cœur du système colonial britannique au Nigéria. Toutefois, depuis qu'en 1947, sous la pression du mouvement nationaliste nigérian, les autorités coloniales britanniques ont été obligées de renoncer à cette forme ouverte de racisme, les représentants de la bourgeoisie bureaucratique et d'affaires nigériane en sont venus peu à peu à dominer ces zones. En fait, depuis l'Indépendance, les gouvernements successifs, tant au niveau fédéral qu'à celui des Etats, ont créé de nouvelles zones résidentielles pour recevoir les membres en nombre croissant de la bourgeoisie autochtone. Actuellement, l'existence de ces quartiers réservés symbolise essentiellement une ségrégation de classe.