© Peuples Noirs Peuples Africains no. 7-8 (1979) 126-131



IMPARTIALITE, QUE DE CRIMES

Odile TOBNER

Dans ce numéro, un ensemble assez impressionnant d'articles et de documents est consacré à l'exclusion de Mongo Beti de l'organisation Amnesty International Section Française. Un récit linéaire, même exhaustif, aurait en effet forcé la perspective, écrasé les détails, tandis que la réunion des matériaux eux-mêmes fait revivre de façon exemplaire les événements tout en assurant à leur égard, figés qu'ils sont maintenant dans le passé, la distance nécessaire au regard critique. A ceux qui seraient tentés de penser que tout cet appareil est disproportionné avec le fait, je voudrais montrer comment une analyse minutieuse permet pourtant de saisir, en plein fonctionnement, des mécanismes dont les effets sont puissants et l'action quasi imperceptible. Ces mécanismes dépassent largement les personnes en cause, mais il faut avoir le courage d'en parler de la façon la plus concrète possible, sans craindre le reproche d'indiscrétion mesquine ou d'anodine banalité. La censure par la peur de l'inconvenant et de l'insignifiant est une des plus subtiles qui soient. A force d'aseptiser et de tronquer son discours, on obtient peut-être un grand succès dans le genre noble, mais on couvre les plus honteux escamotages de la réalité.
[PAGE 127]

Pour avoir, dans le bulletin d'un comité de soutien aux prisonniers politiques du Cameroun,[1] commis l'inconvenance de parler « d'inertie » de la section française d'A.I. concernant les nombreuses et graves violations des droits de l'homme sur le continent africain en général, dans les pays de l'Afrique noire francophone en particulier et constaté que cette inertie servait objectivement les intérêts du néo-colonialisme français dans ces pays, Mongo Beti s'est retrouvé, au terme d'une procédure particulièrement expéditive dans un premier temps, particulièrement vicieuse dans un second temps, exclu de A.I.S.F.

Sur l'inertie de la section française d'A.I., qu'il suffise de savoir que, d'après des relevés effectués dans 33 chroniques d' A.I.S.F., parues avant mars 1977[2] (date de l'article incriminé), sur 161 interventions faites depuis la création d'A.I., 5 l'avaient été en direction de l'Afrique. Ces quelques interventions seront d'ailleurs présentées, en dehors de tout point de comparaison, comme preuve qu'A.I.S.F. s'est toujours préoccupée au plus haut point de la violation des droits de l'homme en Afrique. Il est dommage que cette préoccupation, constamment « affirmée », se soit traduite dans différents congrès, temps forts de la sensibilisation et de l'information, par des travaux en commissions qui étaient ou confidentiels ou traités à la sauvette, en fin de séance, dans la débandade générale.

Quant aux liens que la direction d'A.I.S.F. pouvait avoir avec le néo-colonialisme français, il est établi que Mme M.J. Protais a été en même temps présidente de A.I.S.F. et rédacteur en chef de la revue Actuel Développement,[3] magazine de propagande du ministère de la Coopération. Que son nom ne figure plus, depuis l'été 77, au sommaire de la revue, ne saurait évidemment venir convaincre d'erreur l'auteur d'un article écrit en mars 77. Il n'empêche que certains trouvent « grotesques » les allégations de Mongo Beti dans son article, étant donné que Mme Protais n'est [PAGE 128] plus inscrite au sommaire d'Actuel Développement. Devant la rigueur cartésienne de certains raisonnements, on reste confondu.

Cependant, c'est avec des raisonnements de ce genre que deux instances successives, habilement manipulées, et le mot est faible quand on sait par quel genre de document elles étaient « informées », ont jugé que Mongo Beti avait « diffamé » la direction d'A.I.S.F. et l'ont exclu.

Mais il y a plus grave. Il semble bien que si Mongo Beti s'est trouvé, sous le premier prétexte venu et avec une étrange précipitation, exclu l'AISF, c'est, paradoxalement, à son action contre l'arbitraire et la violence qu'il le doit. Il a en effet publié un livre consacré au scandale, au regard des droits de l'homme, du procès qui, en 71, au Cameroun, s'est terminé par une série d'exécutions capitales et d'emprisonnements. Tortures, expulsions des avocats autres que ceux commis d'office, preuves constituées par des aveux sur bande magnétique, autant de faits qui y étaient décrits. Le livre fut saisi immédiatement par décision du ministre de l'Intérieur, qui ne tenait pas apparemment à ce qu'on sache ce qui se passait dans un pays « ami de la France ». A la suite de ces faits, Mongo Beti fut interrogé par des militants d'A.I.. Canada qui faisaient un court-métrage sur ces événements; des vues de cette conversation passèrent dans le film. Par un mystère qui reste à éclaircir, le film se trouve, sur la liste des films proposés par AISF, assorti d'un commentaire qui constitue un chef-d'œuvre de tartuferie. Il était recommandé de ne pas projeter le film sans avoir dit préalablement au publie « qui était Mongo Beti », ceci afin de « préserver l'impartialité d'A.I. ». Cette « petite phrase », qui ne veut d'ailleurs rien dire (mais n'en dit-el1e pas assez ?), annulait, en fait, un témoignage qui, à l'époque, était le seul à s'élever contre la violence institutionnalisée des régimes africains. La machine à étouffer fonctionnait alors parfaitement.

L'énigme de ce « qui est Mongo Beti » lourd de sous-entendus infamants, puisque de nature à nuire à l'impartialité d'A.I., se trouve levée dans un document récent produit par un membre du Bureau exécutif d'AISF. Mongo Beti s'y trouve en effet désigné comme « dirigeant d'un mouvement d'opposition au régime de son pays »[4] [PAGE 129] affirmation que son imprudent auteur serait bien en peine de prouver, mais qui est, quel hasard ! exactement celle que le ministère de l'Intérieur et ses polices obliques et parallèles se plaisent à répandre dans les oreilles naïves « dont aucune n'est familière des méandres du combat politique »[5] des gens qu'il importe d'informer utilement afin qu'ils ne compromettent pas leur impartialité. Si les dirigeants d'AISF avaient le courage de préciser qui exactement leur a dit, où ils ont trouvé écrit, sur quels documents leur affirmation se fonde, comment leur conviction s'est formée que Mongo Beti est un dirigeant d'un mouvement d'opposition au régime de son pays, ils découvriraient peut-être de quel genre de pressions ils peuvent être l'objet.

En tout cas, le résultat est qu'une des rares voix qui s'élève avec acharnement pour dénoncer la violence qui règne dans l'Afrique néo-coloniale (et elles ne sont pas nombreuses, les belles âmes de droite, de gauche et d'ailleurs qui s'en inquiètent) se trouve habilement et subtilement disqualifiée. Singulièrement, en effet, qui affirme que l'arbitraire et le mépris de l'homme règnent dans certains états africains, se trouve soumis à un examen particulièrement méticuleux. Est-ce bien vrai tout ça, le témoin est-il digne de foi ? Autant d'exigences au demeurant fort respectables, mais dont on voit assez bien comment une application zélée peut retarder indéfiniment toute action. Si on nous accuse alors de mauvais esprit, de procès d'intention, c'est qu'on juge les gens incapables d'observation et d'esprit critique, incapables de faire la différence entre la prudence et l'atermoiement.

En quelques années, A.I. s'est acquis une réputation considérable par la vigueur de ses interventions qui, dans certains pays, a fait reculer l'innommable. Cette action efficace mais limitée s'est muée en autorité morale par un phénomène de sacralisation qui est en général fatal aux individus comme aux institutions. Le pouvoir justifié acquis par une parole courageuse se trouve alors indûment complété d'un pouvoir exorbitant de se taire, l'un cautionnant l'autre. Après [PAGE 130] plusieurs années d'activité d'A.I., chacun est pleinement en droit d'analyser son action visible et mesurable. Les faits ne sont pas au niveau des intentions, probablement trop ambitieuses. On serait mal fondé à formuler le moindre reproche, sachant qu'en ce domaine il faut déployer des efforts considérables, sans commune mesure avec la minceur des résultats, si le caractère nécessairement partiel de toute action ne la condamnait du même coup à être partiale, c'est-à-dire en contradiction avec sa définition même, dans le cadre d'A.I.

Un ultime fait peut illustrer cette situation. Le Canard Enchaîné, qui ne rate aucune occasion de louer l'action humanitaire d'AISF, salue[6] la publication annuelle du rapport d'A.I. sur l'état des droits de l'homme dans le monde, tel qu'il est dressé par A.I. Après avoir versé une larme sur la triste universalité du mépris des droits de l'homme, le journaliste relève qu'aucun pays n'échappe à la note d'infamie que l'impartialité d'A.I. sait décerner à tout un chacun, à proportion de ses crimes connus contre la personne humaine. A.I. fait fi, semble-t-il, de toute considération des puissances et des réputations, si bien que, en ce qui concerne ce qui est à portée de notre expérience, nous pouvons même voir figurer la France dans ce sinistre palmarès. Deux faits sont cités : l'existence de la peine de mort et des tribunaux militaires spéciaux qui jugent les Corses et les Bretons. Voilà qui est fort bien. Mais pourquoi le silence sur les lois qui permettent de bannir un adolescent, auteur de délits mineurs, loin de sa famille, sous prétexte qu'il est étranger ? Est-ce bien conforme aux droits de l'homme, toute cette législation qui fait de l'immigré du tiers-monde un paria qui n'a droit ni à la vie familiale, ni à l'expression de son opinion ? Voilà tout un groupe social dont la situation à l'égard de la reconnaissance de sa dignité est purement et simplement ignorée par A.I. On vous montrera bien qu'un tel oubli n'en est pas un, qu'il s'agit là, probablement, d'une situation qui échappe à l'action spécifique d'A.I. Mais il est quand même remarquable que ce même groupe humain, qu'il soit chez lui ou ailleurs, échappe finalement toujours à l'action spécifique d'A.I.

L'élimination de Mongo Beti d'AISF ne semble donc pas être le fait d'un concours malheureux de circonstances où [PAGE 131] auraient joué des maladresses et des malentendus. A travers les protestations, les déclarations, mais surtout les actes, s'exprime avec force une de ces attitudes collectives dont les individus sont probablement plus les instruments que les auteurs : c'est qu'il y a droits de l'homme et droits de l'homme, il y a impartialité et impartialité, tout n'est pas égal, il y a des hiérarchies et des priorités. Les droits de l'homme auxquels peuvent légitimement prétendre l'intellectuel soviétique, le syndicaliste argentin et l'autonomiste breton ont, statistiquement, une plus grande chance d'être défendus que ceux d'un paysan bantou. Il faut bien se rendre à l'évidence : les droits de l'homme sont, pour chaque catégorie d'êtres humains, en proportion avec le revenu par tête.

Si A.I. s'est donné pour but réel, et non seulement comme discours, de lutter contre les violations des droits de l'homme où qu'elles se trouvent, la vigueur et le nombre de ses interventions devraient coïncider avec les régions du monde où ces violations sont les plus massives, c'est-à-dire là où des populations tout entières sont soumises à l'arbitraire. Dans cette carte de l'horreur, l'Afrique possède une première place que nul ne lui contestera et que nul ne lui enviera : une impartialité digne de ce nom exigerait, je ne dis même pas l'égalité avec d'autres régions dans les interventions, mais bien la proportion que la réalité exige.[7] L'absence ou le petit nombre des interventions ne peut pas signifier autre chose que la complicité ou l'alibi.

Odile TOBNER


[1] Il s'agit de « SOS Cameroun », bulletin du CDAPPC (Comité pour défendre et assister les prisonniers politiques du Cameroun) Mars 1977.

[2] Il va de soi que toute allégation de faits doit tenir compte de cette date.

[3] Actuel Développement. Revue mensuelle, même adresse qu'AISF, 18, rue de Varenne, 75005 Paris.

[4] Note de M. Odier (voir section IV chap. 8). Après cela si vous combattez pour les Droits de l'Homme, n'allez pas vous étonner de vous retrouver désigné, dans le rapport du commissaire de police de votre quarter comme le Pape d'une nouvelle religion.

[5] Toujours M. Odier. (sans commentaire).

[6] No du 7 février 1979.

[7] En ce moment, après les mouvements de protestation des lycéens et des étudiants centrafricains, dont la répression a fait plusieurs centaines de victimes, on peut être sûr que le régime emprisonne et torture. S'il n'y a pas là le type même de la situation d'urgence qui exige que l'attention de l'opinion soit attirée par les interventions des organisations humanitaires !