© Peuples Noirs Peuples Africains no. 6 (1978), 87-158.



LA RUINE PRESQUE COCASSE D'UN POLICHINELLE

(suite)

Mongo BETI

1960 !

C'est, à travers toute l'Afrique noire, hier encore française, la "drôle d'indépendance" (comme on disait, en d'autres temps en France, la -drôle de guerre") pour des populations en proie au désarroi et au désespoir, tant les événements auxquels elles assistent impuissantes leur paraissent aussi stupéfiants qu'inintelligibles.

Dans cette ancienne colonie, le P.P.P., mouvement clandestin qui fut à la pointe du combat contre la colonisation et qui entend le demeurer face au nouvel avatar de l'oppression des Africains, a confié à un maigre commando, d'ailleurs peu aguerri, la mission de libérer la province la plus excentrée de la jeune République.

Aux prises, sur le terrain, avec l'éternelle servitude des Noirs, sous son masque le plus rustique et le plus pittoresque, les trois militants ont essuyé de sensibles revers.

Brusquement, une faille dans le mur ennemi, insuffisamment exploitée jusquelà par leur inexpérience, leur livre la clé d'une victoire inespérée, dont le lecteur va connaître ici les prémices. [PAGE 88]

L'ECLAT LUNAIRE EMBRASE AUSSI

La revanche que le destin offrit aux trois rubénistes, vaincus malgré tant de bravoure généreusement prodiguée, prit d'abord le visage insoupçonné, quasi facétieux, d'une contrariété de champ de foire. Au lieu de le provoquer et de le canaliser, nos trois héros allaient le plus souvent être emportés désormais par le torrent des événements; et même, quand le cours de l'aventure se fut renversé au détriment de leurs adversaires, les rubénistes paraîtront débordés au point de manquer d'esprit dà-propos et d'initiative. Un observateur clairvoyant aurait pu les juger aussi indécis et gauches qu'un homme assis sur une splendide monture, mais ignorant de l'équitation, inapte même à tirer les rênes.

C'est ce que laisse souvent entendre, à sa manière, Georges Mor-Kinda, appelé aussi Jo Le Jongleur et, depuis l'heureux dénouement de cette insolite aventure, Le Commandant. Il raconte qu'il fut prédit à deux frères engagés dans une cruelle rivalité qu'un trésor dissimulé dans l'épaisseur des bois se découvrirait à celui qui témoignerait le plus d'acharnement dans sa recherche, pourvu que ce fût à l'heure où s'illumine le firmament. La nuit tombait au moment de cette révélation, et le premier de ses bénéficiaires s'installa dans l'attente des mille embrasements de l'aurore. Dans la limpidité du rayonnement lunaire découpant des lignes saillantes sur la géométrie luxuriante du paysage, il ne vit qu'un bain de grisaille bavant sur un songe. Les coquettes éclipses de l'astre derrière la nuée, ses brusques retours, plus enjoués qu'un gracieux clin dœil, l'obstination des ses œillades pleines d'humilité, rien ne l'émut; il s'endormit.

– Quant à son frère, conclut alors Jo Le Jongleur, il avait soupçonné que l'éclat de la lune embrase aussi; il s'était mis à l'œuvre sans délai; il fut récompensé de cette pénétration en faisant main basse sur le trésor caché.

– Au juste, ça veut dire quoi, mon Commandant ? demande toujours le sapak à cet endroit de l'apologue. Explique-nous.

– Depuis notre arrivée à Ekoumdoum, reprend alors Jo Le Jongleur, l'astre méconnu n'avait cessé de nous faire des [PAGE 89] clins d'œil. Que de signaux ne nous adressa-t-il pas, dès notre entrée dans la cité, souviens-toi ! Succédant aux éclipses causées par notre dédain, chacune de ses brusques réapparitions retentit comme un tonnerre, jusqu'à cet éclair miraculeux qui embrasa notre fuite hors des oubliettes du Chimpanzé Grabataire. N'a-t-il pas fallu que son obstination nous poursuive jusqu'à Tambona pour briser les maudites écailles de la prévention qui nous aveuglait, malgré l'enseignement de l'immortel Ruben et du non moins immortel Ouragan-Viet ?

– Point de révolution sans la participation des femmes sur un pied d'égalité avec les hommes ! articule alors sentencieusement le sapak Evariste. Mais cela veut dire quoi, au juste, mon Commandant ? Je parie que, comme moi, tu n'en sais rien, à vrai dire. Les vieux guignols du conseil des anciens prétendent que ça serait la catastrophe si on permettait aux femmes pour de bon d'apporter leur grain de sel, J'avoue que, comme toi, je ne vois pas pourquoi. Au moins, sur ce point-là, nous sommes d'accord, toi et moi, et je pense que nous voyons clair. C'est vrai, ça ! au point où en sont les affaires de notre race, tu as raison, ça ne peut pas aller plus mal. Alors, où serait la malédiction apportée par les femmes puisque, sans elles, je veux dire alors qu'elles ne se mêlaient de rien, nous étions déjà une race d'esclaves ? Au contraire, je fais comme toi le pari que ça irait plutôt mieux.

– Les vieux guignols ne manqueront jamais d'arguments pour te démontrer que la femme, c'est la malédiction. Compte sur eux et sur l'autre qui est en train de basculer dans leur camp. Quel péquenot !

– Il est bien étrange, celui-là. Et ce n'est pas d'aujourd'hui. Tu ne trouves pas que, tout au long de notre route déjà, il était étrange ?

– Qui n'a pas été étrange dans toute cette affaire ? Toi, peut-être, galopin ?

Tout recommença donc par le désagrément répété qu'infligea au colporteur Jo Le Jongleur ce qui lui parut d'abord une bande de gamines délurées. La première fois qu'il les vit, il s'escrimait à forcer l'attention d'une foule de jour de marché ordinaire, assez clairsemée, plus encline à s'ébaubir qu'à mettre la main à sa bourse. Il crut s'apercevoir qu'il était dévisagé et même toisé par un attroupement d'adolescentes semblables, au premier abord, à toutes [PAGE 90] celles qui arrivaient chaque matin des villages environnant Tambona, pour proposer en plein air la production traditionnelle de leurs familles : elles étaient, selon la coutume, peu habillées; il les trouvait trop trapues, rustiques. A l'examen, elles lui parurent plus grisâtres que la moyenne des gens observables sur le marché, comme les écolières de Kola-Kola vivant loin de leurs mères, peu soigneuses et mal nourries. Elles en avaient surtout les lèvres desséchées, l'œil jauni. Le lendemain, la troupe d'adolescentes s'était grossie et l'observait avec la même expression mystérieuse. En les retrouvant devant lui le surlendemain, jour de foire, le camelot koléen fut vraiment intrigué. Il interrompit plusieurs fois son boniment et se surprit à bégayer tandis que son regard, froncé par l'angoisse naissante, scrutait à la dérobée l'attroupement qui le cernait maintenant et dont l'œil enhardi évoquait des volatiles de cauchemar guettant une curée.

Cette agressivité sournoise lui parut plus sensible encore lorsque le sapak Evariste, qui venait de se frayer la voie dans leurs rangs compacts, l'eut rejoint près de son étalage. Jo Le Jongleur, parlant à voix basse, entre deux apostrophes professionnelles adressées à la foule des badauds, lui décrivit la situation.

– A mon avis, opina sombrement Evariste, ces enfants-là te reprochent quelque chose, une entourloupette quelconque, par exemple un carottage sur un gobelet de sel, peut-être un paquet de Bastos vendu plus cher qu'ailleurs. Mille fois rien, bien entendu. Mais tu sais comment sont les culs-terreux, avec leur caboche impénétrable. Attends-toi à tout. Ils rêvent peut-être de te faire la peau. Ils attendent le meilleur moment. Tu te figures que tu n'as affaire qu'à des filles. Ruse de guerre, mon cher. Les garçons sont embusqués quelque part, tout près d'ici. Un petit signal, et hop ! tu en auras cent d'un seul coup sur le dos. Quels drôles de gens ! Qu'ils ne s'y risquent pas, sinon on leur fout la plus mémorable tournée de leur vie, d'accord ?

– Tu es cinglé, grommela Jo Le Jongleur; tu ne rêves plus que plaies et bosses. Tu veux te battre à un contre cent, tu te prends pour Zorro ?

Aussitôt, il se lança dans une harangue véhémente, allègre, solennelle qui, par-dessus le bastion d'adolescentes, interpellait une matrone de belle stature dont, à vrai dire, le colporteur d'occasion ne songeait pour l'instant qu'à [PAGE 91] tirer un parti purement tactique: dans l'hypothèse où, cédant aux séductions de son éloquence, la grosse femme désirerait s'approcher de lui, il l'imaginait en bulldozer faisant voler en éclats le rempart de jeunes paysannes où Jo Le Jongleur commençait à se sentir piégé. Le fait est que l'immense personnage se laissa placidement harponner et entreprit, avec des grâces d'éléphant, d'enfoncer le mur d'adolescentes qui la séparait de l'objet de sa convoitise, sous l'œil de Jo Le Jongleur, de plus en plus ravi à mesure que la pachyderme progressait victorieusement.

Chose étrange, les adolescentes ne parurent jamais contrariées par l'intrusion du mastodonte; on eût dit, au contraire, qu'elles s'en amusaient; elles ne lui opposèrent aucune résistance, abstraction faite d'une inertie en quelque sorte oscillatoire inévitable dans ce genre de rencontre entre forces de nature si évidemment opposée. Elles semblèrent mettre tout à coup ce tumulte à profit pour se débander joyeusement en petits groupes qui babillaient en s'animant, Elles ne tardèrent d'ailleurs pas à reparaître, mordant qui dans une galette d'arachide, qui dans un beignet de maïs, qui dans une banane cuite à l'huile de palme, toutes victuailles qui s'achetaient sur le marché. Toujours aux prises avec la grosse femme à la voix suave et au regard langoureux, Jo Le Jongleur et le sapak purent un moment se désintéresser du retour des adolescentes.

Quand ils furent enfin libérés, la place s'était vidée de la plus grande partie de son monde; les chalands regagnaient leur foyer; les paysans reprenaient le chemin de leurs hameaux; leur journée terminée, le bagage de leur marchandise pliée, les colporteurs se dirigeaient les uns vers un antique véhicule à moteur en route pour une autre foire, d'autres vers un entrepôt pour y laisser leur ballot à l'abri pour la nuit. Il ne resta bientôt plus autour des deux amis que la meute muette et mystérieuse des adolescentes dont la contemplation paraissait s'être alourdie et la vigilance acérée.

A leur tour, les deux Koléens se mirent en devoir d'emballer leur pacotille en se forçant à la nonchalance des gens exempts de toute émotion. Ils allèrent porter leur ballot dans l'entrepôt qui l'accueillait habituellement jusqu'au lendemain. Puis, ils se mirent en route, les bras ballants, à pied comme d'habitude, vers le quartier de leur domicile. Groupées, en formation pour ainsi dire militaire, les [PAGE 92] adolescentes, qui les avaient attendus de loin, s'ébranlèrent pour les suivre, marchant très en retrait d'abord, puis se rapprochant peu à peu. Les deux rubénistes ne cessaient d'échanger leurs impressions, alors même que leur visage était un monument d'impassibilité; ils décidèrent de ralentir leur pas et de se laisser rattraper pour obtenir le fin mot de l'énigme. Alors, les gamines suspendirent leur marche, observant le duo d'un œil où les Koléens crurent lire comme une extase insolite qui les troublait. Ils reprirent leur allure normale en hochant la tête avec condescendance, comme il convient en présence d'une farce enfantine qui ne saurait avoir de conséquence. Les adolescentes se mirent à leur tour en mouvement, non sans s'efforcer, avec une prudence extrême, de combler leur retard, sans doute de peur d'être semées dans une venelle de Newtown, faubourg réservé aux non-aborigènes, dans lequel ils venaient de pénétrer. On fut bientôt en vue de la maison des rubénistes.

Comme il arrivait souvent, Mor-Zamba se tenait sur la chaussée de terre battue de la grande artère de Newtown, où le passage d'un véhicule à moteur était un événement et sur laquelle donnait leur habitation : il guettait l'apparition de ses jeunes compagnons, sachant que c'était l'heure habituelle de leur retour. Dès qu'ils se montrèrent, il les accueillit de loin avec des démonstrations de joie et de tendresse qui ne durent laisser aux adolescentes aucune illusion sur les liens unissant le monstrueux géant, qu'elles ne connaissaient point et qui les effraya, aux deux colporteurs qu'elles s'étaient amusées à agacer.

Saisies de panique comme si l'ogre avait pris des dispositions pour les croquer l'une après l'autre, la troupe de jeunes filles se débanda avec une précipitation sournoise; baissant le nez, les bras retombés, le visage figé, les adolescentes s'abandonnèrent à une fuite furtive, et ce fut au tour des deux plus jeunes rubénistes de les prendre en chasse; il les eurent bientôt rattrapées.

– Voilà une bien curieuse plaisanterie, leur dirent les deux jeunes gens; non mais qu'est-ce qui vous a pris ? A quoi prétendiez-vous jouer ?

– Alors, tu ne nous reconnais vraiment pas, Nourédine ? dit d'une voix ironique une adolescente qui s'était approchée du sapak et lui caressait successivement la joue, les cheveux et le cou. C'est pourtant bien toi, n'est-ce pas, Nourédine ? Pas d'erreur possible. c'est bien toi ») [PAGE 93]

– Comment Nourédine vous reconnaîtrait-il ? s'écria une autre en éclatant de rire. Nourédine a tant changé qu'il n'est pour ainsi dire plus Nourédine. Il parle même notre langue à la perfection. Tu apprends vite, mon petit Nourédine.

– Ignorez-vous que les croyants d'Allah ont des dons particuliers ? déclara emphatiquement une troisième jeune fille.

– Vraiment ? reprit la première adolescente, petit bout de femme plus trapue encore que toutes les autres, les cheveux coupés ras, vraiment, Nourédine, tu ne reconnais pas tes amies d'Ekoumdoum ? Il y a seulement quelques mois pourtant tu venais chaque jour à la fontaine te joindre à nous, quand le soir tombait. Tu portais toujours une gargoulette de grès que tu venais remplir d'eau pour les ablutions de ton maître El Khalik. Tu te souviens maintenant ? A propos, ce personnage-là, tout près de toi, bien qu'il ait dépouillé son ample robe dans laquelle il était si comique, on dirait que c'est justement El Khafik lui-même.

– Mais oui, c'est El Khalik lui-même ! répétaient les adolescentes à l'envi.

– Allah est grand, braves gens ! s'exclama la première adolescente décidément la plus hardie. Allah est grand et El Khàlik est son prophète.

– Tu blasphèmes, malheureuse ! gronda Jo Le Jongleur en roulant des yeux comme un épouvantail grotesque. Ce n'est pas El Khâlik qui est le prophète d'Allah, pauvre El Khâlik ! mais Mohamed.

– Cela ne change rien, répliqua le petit bout de femme. Qu'as-tu fait de ton ample robe ? Ne serais-tu plus l'homme d'Allah ?

– Si, si, mon enfant, répondit Jo Le Jongleur; ce n'est pas moi qui ai changé, mais Allah. C'est vrai, les enfants, Allah n'est plus ce qu'il était.

– Vous prétendez que vous venez d'Ekoumdoum, intervint enfin le sapak. Ce serait la chose la plus extraordinaire et même la plus extravagante que j'aie jamais entendue. Alors, moi, je n'en crois rien.

– Quelles preuves te faut-il, Nouredine ? s'écrièrent les jeunes filles en chœur. Les nouvelles les plus récentes de votre ami l'accordéoniste ? Il est devenu un séide du Bâtard; il est, dans la milice du Chef, chargé d'aboyer derrière ses propres frères, sur les chantiers du Chimpanzé Grabataire et de Soumazeu. Nous pouvons aussi vous parler de [PAGE 94] Ngwane-Eligui. A vrai dire, rien n'a changé pour elle. Du moins à peu près rien...

Par quelles autres paroles, par quelles actions, par quels gestes se poursuivit et se dénoua la fureur de ces retrouvailles ? Aucun des acteurs n'est aujourd'hui capable de le dire exactement, comme si aucun d'eux n'était définitivement sorti de ce tourbillon. Ainsi en va-t-il des pitoyables victimes du cyclone dévastateur; avec des gestes aussi fébriles qu'instinctifs, ils ont paré, en tâtonnant désespérément, à la désagrégation de leur maison; spaspodiquement, ils se sont agrippés à leur parent, à leurs enfants, à la compagne fidèle; le calme est revenu et le jour levant découvre des automates accomplissant les gestes vitaux qui les ont sauvés, mais qu'ils étaient bien incapables de méditer.

Par quelles révélations commencèrent Ngwane-Azombo et ses sœurs ? Pourquoi fut-il tout de suite question de cela parmi tant de sujets aussi pressants les uns que les autres ? Quelles décisions furent prises ? Comment se fit l'enchaînement des actes aux paroles ?

Selon le sapak Evariste, ce que les adolescentes leur contèrent immédiatement, ce fut – cela va de soi –, la révolte des mères. Selon lui, cet enchaînement coulait de source, et le récit de cette affaire sans précédent à Ekoumdoum s'imposa de lui-même à la suite de l'évocation de la malheureuse Ngwane-Eligui. Elles leur avaient donc confié que Ngwane-Eligui s'était longtemps morfondue dans la solitude, la quarantaine et la haine du bois aux chimpanzés et qu'elle n'en avait été libérée, en quelque sorte providentiellernent, que par l'épidémie et les nombreux décès que celle-ci avait tout de suite provoqués, malgré les ressources des innombrables guérisseurs attitrés d'Ekoumdoum. Il avait bien fallu, en fin de compte, solliciter la jeune femme qui, à peine arrivée dans la cité et alors qu'elle était accablée d'avanies, avait naguère déjà frappé les mères d'admiration en exerçant avec succès ses talents de rebouteux sur les articulations foulées ou les os luxés des enfants et des adolescents de la cité; on disait alors que c'était un don naturel et que, dans sa tribu, les familles se le transmettaient de génération en génération. Le Bâtard avait bien voulu la laisser sortir de sa prison, mais en la flanquant, pour la surveiller, de deux femmes du Palais, choisies parmi celles qui lui étaient le plus hostiles. [PAGE 95]

A peine entrée dans la maison du premier petit malade, Ngwane-Eligui avait exigé qu'on en éloigne tous les hommes présents. Quand les femmes s'étaient retrouvées entre elles, Ngwane-Eligui avait demandé qu'on la laisse s'enfermer dans une pièce, seule avec le petit malade et la mère infortunée.

– Je veux bien tenter de soigner ton fils, avait-elle chuchoté à la mère éplorée. Je t'ai apporté là quelques herbes, je te dirai dans un instant comment les préparer. Auparavant, retiens bien ceci: ton fils a peu de chances d'être sauvé. Je sais que je te tiens là des propos d'une extrême cruauté, mais l'heure est grave, c'est la survie même d'Ekoumdoum, et non pas d'un seul petit garçon, qui est désormais en jeu. Transmets tout à l'heure mon message aux autres femmes, quand nous nous serons éloignées, mes surveillantes et moi. Ne leur dis surtout pas que c'est de moi que tu tiens ces révélations, je n'ai pas besoin de t'exposer en détail ce qui m'arriverait alors. Ecoute-moi donc. N'as-tu pas observé que cette épidémie décime de préférence les enfants mâles ? C'est un complot, chère sœur, oui, un complot. Laisse les corbeaux et toutes les sales bêtes déterrer la semence dans ton champ et la dévorer, où trouveras-tu, demain, la moisson habituelle de mais ? Combien d'années faut-il à une cité spoliée tout-à-coup de sa plus jeune génération mâle, si riche soit cette cité en ce moment en hommes mûrs, pour ne plus procréer et se dessécher comme un tronc sans racines ? Combien d'années lui faut-il pour disparaître et abandonner ses terres fertiles aux étrangers ? Ce mal nous est inconnu, parce que son germe vient d'ailleurs; c'est une malédiction étrangère. Retiens bien cela.

– Que faut-il faire ? demanda la mère avec, dans la voix, une angoisse insoutenable. La pénicilline ? Ils ne veulent plus nous en vendre à Mackenzieville, nous a assuré Frère Nicolas; ils nous disent : « Allez donc demander la pénicilline à vos maîtres les Français, puisque vous les aimez tant que vous voulez les garder à tout prix. » Les gens de Mackenzieville n'ont pas de cœur.

– Ce n'est pas vrai, et Frère Nicolas est un fieffé menteur. La pénicilline ne se délivre à Mackenzieville que par l'intermédiaire d'un docteur; les Anglais leur ont enseigné que c'est un médicament trop dangereux pour être mis entre toutes les mains. Si tu montres la lettre d'un docteur [PAGE 96] disant qu'il te faut de la pénicilline, et que c'est lui-même qui va l'administrer, alors, à Mackenzieville, on te vend de la pénicilline. Voilà la vérité. Mais, par malheur, nous n'avons pas de docteur ici, à Ekoumdoum. Il aurait mieux valu que Van den Rietter fût un docteur qu'un vobiscum. A quoi vous sert-il qu'il vous dise chaque matin : « Vobiscum, vobiscum... », tandis que vos enfants se raidissent dans vos bras ?

» Ecoute bien ceci : tout n'est peut-être pas perdu pour le peuple des Ekoumdoum, sinon pour les enfants atteints à cette heure du mal maudit. Il n'est pas impossible qu'à Tambona, à une semaine de marche d'ici environ, ce médicament se vende au marché libre; Tambona est en relation quasi quotidienne avec une grande ville; en s'abouchant avec un trafiquant de Tambona, à défaut d'oser pousser une pointe jusqu'à la grande ville même, on doit pouvoir se procurer de la pénicilline. Je tiendrai ces mêmes propos toute la soirée aux autres mères d'enfants malades. Tâchez de tenir conseil au plus tôt, d'abord entre vous, puis avec les autres mères qui doivent savoir que tous les enfants de la cité sont menacés, hormis peut-être ceux du palais; et, enfin, débattez-en avec les autres femmes de la cité...

Comme l'avait prédit Ngwane-Eligui, il n'y eut point de rémission dans les ravages du mal monstrueux. Groupées en association et enhardies au spectacle de leurs propres cohortes, les mères d'Ekoumdoum s'étaient un jour rendues auprès du Bâtard et avaient sollicité la formation d'une caravane qui irait se procurer des médicaments à Tambona. Zoabekwé avait, bien entendu, renvoyé les mères, après avoir rejeté leur requête en ces termes:

– Je n'ai déjà pas assez d'hommes pour toutes les besognes auxquelles je devrais faire face; où irais-je en trouver pour les dépêcher à Tambona ?

Alors les mères lui avaient dit avec tristesse :

– Pourquoi ne pas libérer nos jeunes gens, ces nobles descendants des fondateurs d'Ekoumdoum que tu fais travailler comme des forçats sur tes chantiers de défrichage ?

Le Bâtard avait alors répondu, non sans colère, cette fois :

– Libérer vos enfants ?... Il ne saurait en être question. Ce sont des prisonniers, toute la cité est prisonnière, pour expier le crime d'avoir accueilli à mon insu de fourbes étrangers. Vous êtes tous enfermés derrière les barreaux [PAGE 97] de fer d'un enclos sans doute invisible, mais implacable. Si je les laissais s'évader de leur cage, qui me répondrait de leur loyauté ?

Les mères s'étaient alors avisées de donner à leur démarche la caution à la fois religieuse, amicale et prestigieuse du Père Van den Rietter; elles s'étaient donc rendues en cortège au presbytère où Soumazeu leur avait tenu ces propos:

– Prenez en considération les sages avis de l'homme que, dans son infinie bonté, Dieu a placé à votre tête et dont le père, élu par votre cité, est d'ailleurs toujours vivant. Pour la bonne marche de votre cité, n'oubliez jamais que c'est à lui qu'il convient de vous en remettre, en dernier recours. Non, croyez-moi, mes pauvres enfants, il ne sert à rien d'envoyer des gens à Tambona. Soumettons-nous au destin que Dieu nous fait, acceptons sa volonté. Venez demain à la messe dominicale, nous prierons ensemble, afin que Dieu nous fasse encore mieux connaître ses désirs.

C'était vraiment plus que les mères n'en pouvaient supporter. Le lendemain, les mères chrétiennes décidèrent unanimement de s'abstenir d'aller à la messe et même sommèrent les autres femmes, chrétiennes ou non, de les imiter, ce que firent d'ailleurs la plupart.

Réunies à peine le jour levé, les femmes de la cité avaient consacré toute la matinée de ce dimanche à l'examen des paroles inhumaines que Soumazeu leur avait tenues la veille. Au fil des heures, les esprits s'étaient échauffés dans ces assises improvisées; le trouble des consciences s'était traduit par des allégations de plus en plus accusatrices, comme si le sel de la cité d'Ekoumdoum eût seulement commencé enfin à comprendre la vraie nature de Van den Rietter.

– C'était donc vrai ? avait bientôt déclaré une mère avec un accent de poignante surprise. Le Bâtard a donc formé un véritable complot avec les missionnaires pour nous réduire définitivement en esclavage en exterminant nos jeunes enfants mâles, le fer de lance de notre cité demain, le futur rempart de nos vies, le garant de nos forêts et de nos rivières ? C'est donc vrai, tout ce qu'on raconte ? C'est donc vrai qu'une nuit ils ont déversé derrière nos maisons des outres pleines de germes abominables afin de nous accabler d'épidémies ? C'est donc vrai que l'épidémie qui décime aujourd'hui nos fils vient tout droit de ces manigances ?

Dans la journée, on aurait dit que, à proportion que le [PAGE 98] soleil déclinait sur un versant du ciel, la fureur féminine S'élevait sur l'autre. On entendit des Mères se mettre à ululer pathétiquement Comme des chiens hurlant ensemble à la Mort; on en vit d'autres se rouler sur le sol en s'arrachant les cheveux ou se couvrir de cendres en signe de désespoir. Comme le soir tombait, elles se rassemblèrent en une horde Menaçante, armée de flambeaux avec lesquels des centaines de bras frénétiques faisaient mine de mettre le feu à la cité. Pas un homme ne parut tenté de se mêler aux rangs de ces esclaves résolus, pour la première fois dans cette cité, à tenir tête au maître.

Elles pénétrèrent tumultueusement dans l'enceinte du palais et en proclamèrent l'occupation jusqu'à ce que leur sait ménagée une entrevue avec le vieux Chef lui-même. Le Bâtard n'imaginait pas sans affolement d'avoir à rendre compte à son père des affaires de la cité, et, de plus, en présence de témoins ainsi disposés qu'ils auraient pu lui porter la contradiction et sans doute même le mettre en accusation.

– Si c'est au sujet de la caravane, dit-il aux femmes, pourquoi ne discuterions-nous pas afin de rechercher entre nous un accord, plutôt que d'importuner un vieil homme à bout d'endurance ?

Il fallut encore de longs jours de palabres et même de marchandages. Le Bâtard soufflant tantôt le froid, pour se dégager d'un assaut pressant de ses interlocutrices, tantôt le chaud dès qu'elles demandaient d'accéder auprès du vieux Chef. A la fin, il fallut conclure; alors Zoabekwé, qui disait être allé au bout des concessions, imposa une solution qui n'avait point de pareille dans l'histoire du peuple d'Ekoumdoum, mais il coupa court à toute objection supplémentaire en disant que c'était à prendre ou à laisser. Et voici cette situation inédite, mais consacrant la défaite du maître. Seules, des jeunes filles de la cité d'Ekoumdoum étaient autorisées à se former en caravane pour se rendre à Tambona; simplement, Zoabekwé placerait à leur tête un de ses hommes, avec mission de veiller à la sauvegarde des adolescentes pendant tout leur voyage, et de les ramener au bercail saines et sauves. On sut, quelques instants plus tard que cet homme serait Ndogdam Tsibuli, un personnage dévoué corps et âme au Bâtard, mais peu propre à inspirer la sympahie,

C'est sur ce dernier point que la version de Jo Le Jongleur [PAGE 99] contredit le plus formellement le récit du sapak Evariste. Selon Georges Mor-Kinda, la première révélation des adolescentes, celle qu'elles leur firent tout de suite, se rapportait bien à Ndogdarn Tsibuli, et pour cause. Il avait observé chez elles, depuis les débuts, une sorte d'effarement chronique, comme si elles avaient craint d'être suivies ou surveillées de loin. Aussi, dès les premiers instants des retrouvailles, lui, Jo Le Jongleur, ne fut pas surpris de voir Ngwane-Azombo se rembrunir tout-à-coup tandis qu'elle déclarait, en baissant la voix:

– Prenons garde ! Ndogdam Tsibuli n'est peut-être pas loin d'ici en ce moment, peut-être nous observe-t-il.

Sur quoi, Jo Le Jongleur avait demandé à l'adolescente:

– Mais qui est donc Ndogdam, Tsibuli ?

Ngwane-Azombo avait commencé d'exposer que c'était un séide du Bâtard, un brigand, un homme sans scrupule, mais elle parlait de plus en plus bas et ne cessait de se retourner pour jeter un coup d'œil d'un côté ou de l'autre, comme fait un chiot qui vient d'être battu. C'est ainsi que les rubénistes avaient décidé d'emmener dans leur maison, d'ailleurs toute proche, la bande de jeunes filles, si nombreuses qu'elles devaient se serrer les unes contre les autres pour trouver une place sur les sièges et les nattes de la grande salle au sol de ciment.

Elles avaient alors achevé le portrait plutôt détestable de l'homme dont la férule leur avait été infligée par Le Bâtard, en insistant sur ses penchants vicieux et scabreux dont, pendant leur voyage, il avait obstinément tenté de leur imposer les exorbitantes exigences. Il venait justement de donner à celles-ci un couronnement digne de lui; trois jours auparavant, il avait décidé de confisquer tout l'argent avec lequel elles avaient ordre de se procurer des médicaments à Tombona, et qui lui avait été confié en dépôt au fur et à mesure qu'elles l'avaient gagné.

Car elles l'avaient gagné, et même durement. Chaque adolescente s'était vu remettre par sa mère dix kilos d'arachide qu'elle avait dû coltiner dans une hotte, sur le dos, tout au long des sept jours de leur voyage. Puis, à Tombona même, il avait fallu venir au marché chaque jour, exposer la denrée au soleil et en vanter la qualité à une population qui en était bien moins friande que les habitants de Mackenzieville, au demeurant bien plus nombreux et bien plus fortunés. [PAGE 100] Ndogdam Tsibuli avait attendu que le dernier lot ait été cédé et que sa contrepartie en argent lui ait été confiée pour énoncer un monstrueux chantage. II y a donc trois jours, il leur avait dit :

– Même quand vous aurez trouvé des médicaments à acheter, je ne vous rendrai pas cet argent sans que vous m'ayez préalablement fait plaisir. Réfléchissez: plus vite vous vous décideriez, plus vite vous pourrez vous procurer des médicaments, et plus vite nous serons retournés à Ekoumdoum. Décidez donc vous-mêmes. J'attendra ! sans impatience.

Avec leur gardien, si peu digne de ce nom, elles étaient hébergées là-bas, dans un quartier habité par des autochtones, mais où on louait facilement des maisons entières, se jouxtant les unes les autres au besoin, aux hôtes qui n'étaient que de passage. C'est là, qu'en attendant, Ndogdam menait la vie d'un pacha, dormant toute la journée et toute la nuit, ne se réveillant que pour se régaler de conserves de poissons, se gorger de bière de maïs ou fumer du haschich. Les enfants craignaient qu'il ne restât bientôt plus rien de leur bel argent si durement gagné.

Jo Le Jongleur, qui avait écouté d'un air grave le récit des adolescentes, leur avait alors dit:

– Ecoutez, les enfants, nous allons d'abord vous nourrir; vous paraissez avoir des estomacs aussi creux que vos regards et vos voix sont languissants. Eh bien, nous allons d'abord vous nourrir pour vous redonner des forces, car vous en aurez bien besoin. Ensuite, retournez auprès de votre gardien, comme si de rien n'était. Demain ou après-demain, quand nous vous aurons donné le signal, dites-lui que vous avez pris votre décision. Faites-le de préférence au milieu de la journée. A partir de cette heure-là, ne lui laissez plus de répit, accablez-le des mets et des boissons qu'il préfère. Nous pourvoirons au reste. Mais voici le plus important: d'ici-là, préparez-vous à lever le camp d'un moment à l'autre et à vous mettre en route pour Ekoumdoum...

En somme, Jo Le Jongleur n'avait pu résister à la tentation de mettre à contribution la ruse dont il avait tiré tant de triomphes. Mor-Zamba avait accès aux somnifères de la pharmacie du docteur Ericsson, mais il refusa longtemps de favoriser les trames douteuses de Jo Le Jongleur, qui ne dut qu'à sa diabolique obstination de surmonter les scrupules [PAGE 101] du géant. Le jour fixé, il munit les adolescentes des minuscules pastilles que le -sbire du Bàtard avala sans s'en douter dans les plats et les boissons qui lui furent servis toute la soirée. Une, ou peut-être même deux heures avant minuit, Ngwane-Azombo et trois autres représentantes des adolescentes vinrent annoncer aux rubénistes que Ndogdam Tsibuli venait de s'écrouler et qu'ils le tenaient désormais à leur merci. Un débat s'engagea aussitôt et la mort du sbire fut décidée malgré la vive opposition de Mor-Zamba; en conséquence, celui-ci ne voulut plus prêter la main à l'exécution qu'il qualifiait de lâche assassinat. Jo Le Jongleur dit alors aux adolescentes :

– Ne vous troublez pas; Mor-Dzomo, notre ami que voilà, est un pasteur protestant, un Simsimabayane. Dès qu'ils entendent parler de sang, ces gens-là entrent en transes. Soyez sans inquiétude, il faudra bien que cela lui passe.

Accompagné du sapak Evariste, qui était muni de plusieurs longueurs de corde, et des adolescentes, Jo Le Jongleur, qui avait tout prévu, traversa la bourgade dans les ténèbres et gagna la maison où gisait Ndogdam Tsibuli. Il dit aux adolescentes:

– A vous l'honneur, les filles ! J'aimerais savoir si vous pouvez être bonnes à quelque chose.

Elles étaient si nombreuses, outre leur zèle plus naturel, eût-on dit, que dû à leur désir de vengeance, qu'elles exécutèrent ses directives sans aucune peine. Elles ligotèrent les bras et les jambes du prisonnier de telle sorte qu'il ne pût point se débattre; dans sa bouche dont ils tenaient les deux mâchoires écartées, elles enfournèrent un volumineux bâillon qu'elles enfoncèrent en poussant à plusieurs, et rageusement. Enfin, elles resserrèrent autour de son cou la ceinture de cuir du sapak jusqu'à ce qu'elle se bloque, et l'auraient tenue ainsi toute la nuit si Jo Le Jongleur, qui observait les convulsions du supplicié, ne leur avait dit, après quelques instants :

– Il est mort, vous pouvez lâcher. Nous venons de faire une chose merveilleuse ensemble, les enfants ! Il vaudra pourtant mieux ne pas trop nous en vanter encore, du moins pour le moment, en attendant le jour où nous aurons fait subir le même sort à Zoabekwé et à son chimpanzé de père.

Le fait est que, pour la première fois, les militants koléens venaient d'assassiner délibérément un adversaire. [PAGE 102]

Cette même nuit, adolescentes et rubénistes se mirent en route Pour Ekommdoum. Jo Le Jongleur ne cessait de répéter à Mor-Zamba pour le consoler et l'arracher à une mélancolie inquiétante

– De toute façon, tu sais ?... nous n'avions pas le choix. Nous devons garder coûte que coûte l'avantage de la surprise. Sinon, adieu la revanche, adieu la victoire ! Alors, imagine ce type vivant: quelles acrobaties, quelles jongleries pour ne pas être vus, pour ne pas être reconnus... En somme, autant valait renoncer à tout tout de suite. Et pourquoi ne pas nous en retourner tout de suite à Fort-Nègre ?

– Et puis, intervint le sapak, ils ne se gênent pas, eux; pourquoi nous gênerions-nous, nous autres ?

A en croire Mor-Zamba, c'est de la terrible épidémie que Ngwane-Azombo et ses sœurs parlèrent en tout premier lieu aux rubénistes. Quoi de plus naturel, en effet ? L'image des siens, livrés à l'épouvante d'une tragédie est une obsession dont nul ne se défait aisément. C'est vrai que, dès les premiers instants de sa rencontre avec les adolescentes, celles-ci lui parurent en proie à un effarement chronique; elles devaient frémir sans cesse au souvenir des ravages de l'épidémie qui durait depuis plus d'un mois et n'avait pas fait moins d'une cinquantaine de petites victimes, sans jamais paraître devoir relâcher son étreinte, Elle frappait exclusivement les nourrissons et les très jeunes enfants, de préférence de sexe masculin, comme si elle avait voulu tarir la cité à la source en moissonnant ses plus jeunes pousses.

Les deux premiers jours, l'enfant frappé vomissait à intervalles irréguliers; puis, le malade, cessant de s'alimenter, sombrait lentement dans une sorte de léthargie, en même temps qu'il était envahi d'une fièvre brûlante sous J'effet de laquelle le petit corps pantelant grelottait, tout en exhalant, de temps en temps, une plainte faible mais soudaine. Quoique dégagées, les narines laissaient couler une humeur terne, de peu de consistance. C'était bientôt l'amaigrissement irréversible; l'œil globuleux se révulsait; les membres inertes, jetés en désordre, évoquaient un pantin désarticulé. Cette évolution s'étalait sur deux ou trois semaines. Alors le malade était pris tout à coup d'agitation, se tortillant lentement dans son lit, tournant la tête tantôt dans un sens, tantôt dans l'autre, symptôme d'une souffrance [PAGE 103] d'autant plus poignante qu'elle était muette. A la fin, une interruption inattendue du petit souffle, après quelques spasmes menus, à peine perceptibles, témoignait que le jeune malade venait de rendre l'âme. Telle fut la description que les adolescentes donnèrent de la maladie.

Laissant ses deux amis à leurs projets, dont il ne se rappelle plus aujourd'hui le détail précis, bien qu'il déclare que leur nature était répréhensible, Mor-Zamba s'était précipité auprès du docteur Ericsson qu'il avait informé de ces symptômes. « C'est une grippe ! », avait diagnostiqué le missionnaire (pour autant que ce terme de diagnostic pût s'appliquer à la situation). Il avait ajouté que cette affection, au moins sous cette forme, était inconnue dans ces contrées africaines, qu'elle était sans doute venue de Mackenzieville et, au-delà, d'Europe ou d'Asie, continents où ce virus pouvait déjà causer des dommages redoutables à des populations pourtant mieux nourries et, dans l'ensemble, mieux protégées par les progrès de l'hygiène et de la médecine.

– Avec nos populations d'ici, il y a lieu de craindre le pire, avait-il finalement conclu comme se parlant à luimême.

Mor-Zamba doute qu'en disant que le virus était probablement importé d'Europe ou d'Asie, le docteur Ericsson ait voulu laisser entendre, comme se figurèrent par la suite Jo Le Jongleur et le sapak Evariste, qu'il accusait lui aussi les maîtres d'Ekoumdoum. d'avoir sciemment et délibérément répandu la maladie dans la cité. C'est pourtant vrai que le docteur Ericsson se conduisit comme si, en cette circonstance encore, il eût eu à cœur de prendre le contrepied de ses frères les missionnaires français d'Ekoumdoum, ses rivaux quoi qu'il en pensât. Sa générosité stupéfia même Mor-Zamba ainsi que, quand ils en furent informés, ses deux camarades, bien que les rubénistes plus que quiconque en connussent déjà l'étendue.

Il les dota d'un matériel sommaire de soins, composé surtout de seringues et d'aiguilles pour faire des piqûres, ainsi que de bandes, de coton, de compresses et de pinces pour les pansements. Ignorant qu'ils possédaient euxmêmes des médicaments, il leur en fournit un lot considérable dans lequel figurait une petite quantité d'antibiotiques.

– C'est bien peu de choses, confia-t-il à Mor-Zamba avec [PAGE 104] un accent de regret. Mais, avec ce peu, si tu sais le montrer habile, tu peux sauver des dizaines d'enfants, et pourquoi Pas davantage encore ? Dans les situations désespérées, n'hésite pas à fractionner une dose en deux ou trois prises. Suivant les circonstances et les résultats, fais-toi tantôt généreux, tantôt avare. Personne ne connaît vraiment les vertus potentielles des antibiotiques sur des populations aussi neuves et, par conséquent, aussi sensibles. Je suis persuadé qu'on peut obtenir de véritables miracles ici. Qui sait si, dans certains cas, une seule petite goutte d'ami'biotique, injectée dans la fesse d'un petit malade, ne suffirait pas à le sauver ?

Si l'auditoire s'attend alors à assister aux préparatifs de départ du groupe, s'il s'interroge ici sur d'autres détails matériels, comme le sort réservé à la marchandise du colporteur de fortune Georges Mor-Kinda, ou l'état actuel de la Raleigh, aucun des trois rubénistes n'apportera de soulagement à son anxiété. Ngwane-Azombo, en revanche, le satisfera peut-être. Elle seule semble avoir été frappée par la singularité des circonstances matérielles qui entourèrent ces trois dernières journées passées à Tambona dans l'attente irréelle d'une mise à mort et d'un départ nocturne.

Selon elle, les rubénistes réussirent l'exploit admirable d'harmoniser les préparatifs de départ avec les mesures prises en vue de mettre hors d'état de nuire le sbire du Bâtard; ils le firent avec un tel bonheur que tout le monde était sur le pied de guerre à l'heure précise où expirait Ndogdain Tsibuli. A aucun moment, pendant ces trois derniers jours à Tambona, les allées et venues des adolescentes entre le domicile des rubénistes, auprès desquels elles allaient chercher des directives, et leur propre maison, qu'elles partageaient avec l'homme de main, et où elles exécutaient ces consignes, n'inspirèrent de crainte à cet être abhorré le revirement proclamé des jeunes filles à son égard l'avait à ce point mis en confiance que dans le détail de chaque geste, de chaque acte, il ne voyait qu'une promesse nouvelle d'un délice inconnu. Le dernier jour seulement, et même quelques heures à peine avant que tombe la nuit qui allait être fatale à Ndogdam Tsibuli, les rubénistes rassemblèrent enfin leurs nombreux effets, parmi lesquels figurait justement la marchandise colportée naguère encore par Jo Le Jongleur, ils les répartirent en minuscules bagages que les adolescentes, sous les yeux de leur [PAGE 105] gardien aveugle, se répartirent et dont elles garnirent leur hotte, C'est ainsi, précise Ngwane-Azombo, que, sur le chemin menant de Tambona à Ekoumdoum, il devait toujours y avoir deux rubénistes marchant bras ballants pendant que le troisième poussait sans effort la Raleigh réparée depuis les premiers jours des vaincus à Tambona.

Mais, quel que soit le narrateur, et aussi longtemps que le récit se fera par chaque acteur séparément, il restera toujours pour l'auditoire un détail oublié, un point obscur et même çà et là un sursaut inattendu ou un retournement incompréhensible. L'auditoire est alors contraint de combler lui-même ces manques, soit dans le vif de l'action, soit, plus souvent encore, avec un décalage, parce qu'un nouvel épisode, un fait jusque-là non explicité, une allusion inattendue viennent tout à coup éclairer brusquement une ombre dépassée depuis longtemps, de la même façon que le voyageur, en abaissant ou en élevant soudain le flambeau, illumine un fourré jusque là noyé de ténèbres.

Qu'arriverait-il si les divers protagonistes s'accordaient pour offrir à l'auditoire une relation concertée des événements ? Peut-être lui en montreraient-ils mieux non seulement le sens, mais aussi la rigueur de la succession et la continuité; ils en atténueraient peut-être la marche en sauts de puce, en araseraient les escarpements et couvriraient les précipices. Mais auparavant ils devraient tant se battre entre eux qu'il y aurait grand risque qu'ils ne se brouillent irrémédiablement et ne comparaissent jamais.

Formant désormais une communauté libre, étroitement unie au souvenir du sang versé, invincible à force d'entrain et d'assurance, les rubénistes et les adolescentes reprirent la route d'Ekoumdoum dès l'instant même où Ndogdam Tsibuli eut rendu l'âme. Les huit jours d'une marche fort précautionneuse, qui les conduisit jusque dans les parages de la cité décimée par l'épidémie, se déroulèrent sans surprise, et les trois maquisards eurent ainsi le loisir d'apprendre par le menu le cauchemar où s'était enfoncé Ekoumdoum depuis qu'ils en avaient été coupés par l'accident du sapak suivi du repli précipité du trio à Tambona.

La découverte dans le fleuve des cadavres d'Ezadzomo et d'Ezabiemeu avait été suivie de la période la plus sinistre, la plus cruelle jamais vécue par les habitants d'Ekoumdoum. Elle devait d'ailleurs se prolonger, peut-être même le malheur de la cité s'était-il aggravé, et les adolescentes disaient [PAGE 106] frémir d'avance à la pensée de replonger dans cet enfer plus effroyable que celui avec lequel l'enseignement de Van den Rietter les avait familiarisées.

On aurait dit que les maîtres de la cité avaient comploté de mettre à profit l'accablement d'Ekoumdoum pour conjurer notre réveil dans l'avenir aussi loin que pouvait se porter l'imagination. Comme on était loin maintenant de la délation massive qui suivit l'évasion des deux étrangers, loin aussi du treillage invisible, de la prison de terreur où les habitants de la cité s'étaient retrouvés parqués du jour au lendemain sans les stigmates de la claustration. C'était l'ère du bagne.

Dans leur récit, les adolescentes s'émerveillaient ironiquement de l'extrême docilité, de la complaisance même avec lesquelles, disaient-elles, les habitants mâles d'Ekoumdoum, au lieu de se donner en modèle d'orgueil ancestral et en illustration de témérité comme voulait la tradition, s'étaitent prêtés à la fantaisie d'une poignée d'individus dont plusieurs étaient essoufflés par l'âge. Elles exposaient que les nouveaux bagnards avaient à plusieurs reprises paru tenir à l'honneur de devancer les désirs pervers des bourreaux, là où une chiquenaude collective eût suffi en une heure à les mettre en déroute. Sans cesse elles ponctuaient leur relation d'exclamations proférées d'un ton où la joie se mêlait étrangement au mépris :

– Et dire que, dans leur jeune âge, les femmes ont la sottise d'envier les individus de l'autre sexe ! Songeons que les petites filles rêvent de devenir de petits garçons s'écriaient-elles de temps en temps.

Il devenait chaque jour plus éclatant que Van den Rietter, à peine masqué désormais derrière Zoabekwé Le Bâtard, était le seul, le vrai maître de la cité. Il avait l'œil à tout, il s'imposait à tous, ils inspectait les corps, il sondait les âmes, il s'était assuré des actions et des volontés, il contrôlait la vie et même la mort. Il semblait se gorger de la direction des hommes comme d'autres se repaissent sans se lasser de nourriture ou s'abreuvent de boisson – comme le vieux Chef, disait-on, se gavait des caresses de ses jeunes épouses, au risque d'en éclater comme une baudruche.

Soumazeu avait commencé par diviser la cité en quartiers à la tête desquels il avait placé un homme hostile par nature aux habitants. C'est ainsi que les ressortissants des quartiers du centre d'Ekoumdoum, noyau primitif de la [PAGE 107] cité et berceau de nos plus illustres ancêtres, avaient eu la révélation consternante et douloureuse de la haine que leur vouaient les petits clans du plateau, leurs satellites immémoriaux. Ces derniers, aux yeux d'un étranger peu perspicace, pouvaient se confondre avec nous; en réalité, ils en étaient différents à plus d'un égard et avaient longtemps habité la forêt entourant notre cité; ils y étaient alors regroupés en villages de paillotes. Ekoumdoum s'était gonflé et même hypertrophié de telle sorte que, au lieu de se fragmenter en cités sœurs ainsi qu'il arrivait ailleurs, il avait peu à peu attiré puis en quelque sorte happé ses satellites, les tenant simplement confinés loin de la route, vers le haut, sur un plateau reculé où leurs hameaux s'éparpillaient parmi les bois ainsi que des étangs au milieu d'un vaste marécage. Réservoir d'épouses pour Ekoudoum, qui n'était en définitive qu'un clan parmi d'autres, mais dilaté jusqu'à l'obésité par les singularités oubliées de son histoire, ils avaient tissé avec nous, au cours des siècles, un réseau d'alliances, un lacis de cousinages et de parentèles que nous croyions inextricables, mais dans lesquels Van den Rietter, que guidaient infailliblement le temps et sa manie diabolique de traquer les faiblesses secrètes des êtres humains pour mieux les assujettir, avait fini par déceler les tumeurs du ressentiment, éternel lot du petit livré par la nature à la tyrannie d'ailleurs inconsciente du gros. Ulcérés quotidiennement par la friction du géant, ses clients étaient secrètement inconsolables de leur nanisme.

Promus veilleurs, gardiens, surveillants de nos quartiers, ces hommes ne tardèrent pas à étaler le désir de prendre leur revanche sur nous; dès leur entrée en fonctions, ils nous réunissaient et nous déclaraient, la bouche tordue par un rictus :

– Ne vous avisez plus, désormais, de poser en descen. dants des fondateurs héroïques d'une noble cité. Il n'y a plus de fondateurs, même héroïques; et il n'y a plus de noble cité. Vous n'êtes rien, car vous n'avez jamais rien été.

Les plus odieux de ces espions furent ceux que Van den Rietter et le Bâtard recrutèrent en grand nombre dans l'enceinte du Chef ou à la mission catholique, parmi une population mêlée d'hommes de peine ou de main, d'ilotes, de gendres et cousins par alliance du Chef et de son fils. La veulerie et l'inconscience domestique de Zoabekwé l'avaient retenu de pratiquer une coupe claire parmi ses [PAGE 108] gens et ceux de son père en renvoyant la plus grande partie selon la promesse faite à Van den Rietter, mais les deux compères se félicitaient maintenant de cette impuissance, en observant que le nouveau cours des événements leur offrait le moyen rêvé de tirer parti d'une populace auparavant bien embarrassante. Venus presque toujours de plus loin que Mackenzieville même, se situant à mi-chemin entre l'esclave et l'homme libre, ces animaux-là étaient si étrangers à nos mœurs et à nos croyances qu'ils ignoraient même notre langue, ou bien ne la parlaient qu'en l'écorchant, comme Ndogdam Tsibuli, qui avait espionné les adolescentes jusqu'à Tambona, et que celles-ci venaient d'assassiner par strangulation, après l'avoir drogué. Ces hommes se comportaient dans nos quartiers en reîtres imposant leur outrageuse loi à un pays conquis de haute lutte, en butors toujours entre deux vins ou deux bouffées de haschich, en ribauds acharnés à surprendre les femmes et même les petites filles seules.

La cohabitation de nombreux alguazils avides et arrogants avec nos jeunes gens, alors qu'ils n'étaient pas encore tout à fait oublieux de leur honneur, n'avait pas tardé à susciter une rixe et Van den Rietter en avait pris prétexte pour mettre à exécution un plan sans doute élaboré de longue main. Il avait proclamé que tout le mal d'Ekoumdoum venait de l'oisiveté chronique de ses hommes les plus jeunes qu'une tradition monstrueuse, inconnue partout ailleurs dans le monde, exemptait de l'obligation de travailler. La paix et la concorde seraient définitivement acquises lorsque le travail des jeunes gens serait devenu une habitude naturelle, comme de se lever le matin avec le soleil et de se coucher la nuit tombée. Avec l'autorisation du Chef, lui, Van den Rietter, allait se mettre en devoir d'inculquer cette discipline salutaire à une cité à laquelle elle manquait cruellement.

Il fixa aussitôt le jour à compter duquel tout habitant mâle, qui n'était ni chef de famille ni écolier, à l'exception de ceux qui exerçaient déjà, par aventure, une activité régulière, devait se présenter, dès huit heures, à la mission catholique, d'où il serait dirigé, après appel, sur un chantier de défrichage afin d'y mettre sa force au service du Chef, personnification bien-aimée de la cité d'Ekoumdoum. simultanément, il fit annoncer par le crieur qu'il convenait de ressusciter une coutume sacrée de nos ancêtres, tombée [PAGE 109] en désuétude bien avant l'arrivée de l'enfant errant, dont l'abandon indigne, faisait savoir Van den Rietter, ne pouvait que présager la décadence de notre peuple. En conséquence, les hommes les plus jeunes de la cité devaient, comme jadis, ouvrir la saison des défrichages en déboisant un vaste terrain qui, plus tard, après essartage, serait fractionné en champs que chaque épouse du Chef ou du Bâtard ferait houer par les femmes de son entourage – le plus souvent des parentes venues habiter quelque temps avec elle.

Nous comprîmes alors brusquement que Van den Rietter avait mis à profil l'invasion de la cité, son quadrillage et sa surveillance constante par ses hommes et ceux du Bâtard pour se doter d'indices, de rapports, de toutes données pouvant l'aider à dresser une comptabilité rigoureuse de la population mâle, tous âges confondus, d'Ekoumdoum.

Les adolescentes disaient avec raison que tout se joua le premier jour du défrichage. L'atmosphère était tendue et les nombreux jeunes gens qui se présentèrent de bonne heure à la mission arboraient un visage où le courroux le disputait à la curiosité, comme fait une jeune fiancée non consentante. Debout dans la cour du presbytère, on les vit attendre patiemment, leur sabre d'abattage sous l'aisselle ou au bout du bras. Tout semblait si onirique, si irréel, tellement invraisemblable que, dans l'assistance anxieuse, une rumeur courut avec insistance, selon laquelle Sournazeu avait organisé une bonne plaisanterie, une espèce de farce sans doute pour établir jusqu'où allait son emprise sur les esprits des habitants d'Ekourndoum. Cette hypothèse d'une épreuve sembla se vérifier en partie lorsque, à huit heures, on annonça que le Père Van den Rietter, momentanément retenu, rejoindrait ses troupes sur le chantier dans deux heures environ. Nos jeunes gens furent emmenés par une poignée de surveillants qui faisaient mine de les encadrer.

Enfin, on arriva à l'emplacement du chantier de défrichage, un immense coteau qui s'inclinait imperceptiblement vers le fleuve. Quand leurs gardes-chiourme leur donnèrent l'ordre de se mettre au travail, nos jeunes gens eurent l'air si humiliés et si dépités qu'on put espérer un moment qu'ils allaient se révolter, mais ils n'en firent rien, et on les vit s'exécuter, quoique de bien mauvaise grâce.

La main gauche appuyée sur le long bâton de défrichage, [PAGE 110] ils levaient mollement leur machète, ils se baissaient lourdement jusqu'à paraître cassés en deux, la tête enfouie dans les arbustes; alors, ils abattaient avec une maladresse soigneusement calculée leur outil, le plus souvent à plat, sur les lianes d'un buisson.

Peu avant midi, en effet, parut Van den Rietter, il dut être frappé par le silence des travailleurs et leur manque d'enthousiasme, mais il n'en laissa rien paraître, conscient sans doute qu'il était imprudent, à ce stade de l'aventure, d'exaspérer des jeunes gens dont une révolte éventuelle serait partagée par la cité tout entière. Quelques secondes d'observation lui avaient d'ailleurs suffi pour juger que la moitié seulement des effectifs auxquels s'adressait formellement son ordre de mobilisation y avaient répondu.

– Il y a bien des absents ! cria le missionnaire pour être sûr d'être entendu de tout le chantier.

Il avait les mains aux hanches, les jambes écartées, les lèvres serrées.

Interrompant l'un après l'autre leur mol effort, nos jeunes gens tournaient successivement un visage inexpressif vers le Père Van den Rietter.

– On dirait, reprit Van den Rietter quand tous les jeunes gens eurent suspendu leur travail, on dirait que beaucoup de vos frères ne montrent aucun empressement à venir travailler pour votre Chef. Comment expliquez-vous qu'il y ait tant d'absents ?

Le missionnaire posa plusieurs fois cette question, quoiqu'en la formulant toujours différemment, sans obtenir d'autre réponse que le même assaut répété de regards vides. Enfin une voix anonyme lui répliqua:

– Qui donc a bien pu te faire croire que nous ayons jamais été empressés à travailler pour celui que tu appelles notre Chef ?

Jaillie comme la pierre d'une fronde brandie par la main d'un enfant innocent, la réponse frappa de plein fouet le missionnaire qui, sous le choc, parut vaciller. Il eût peut-être suffi d'une autre pierre lancée d'une main pareillement cruelle pour assommer Van den Rietter et dessiller les yeux à cet homme présomptueux qui voulut tout contrôler, tout sonder, tout scruter, mais à qui échappa jusqu'à la fin le seul mystère digne d'être éclairé, celui des vrais rapports du Chef, son ami et allié, avec notre cité,

– Sans compter le mystère de la femme ! s'écrièrent les [PAGE 111] adolescentes de concert et en éclatant d'un rire gouailleur, comme elles l'avaient déjà fait plusieurs fois après avoir entonné cette formule relative au mystère de la femme, qui était dans leur relation comme une sorte de refrain.

Et, cette fois encore, comme toujours auparavant, lorsque Jo Le Jongleur voulut en savoir plus sur le sens de cette formule à la fois énigmatique et inquiétante, elles lui répondirent non sans vivacité, mais sans se départir de leur gouaille :

– Vous, les hommes, ne comptez pas sur nous pour vous livrer nos secrets. Jouez votre partie, tant que vous voudrez, nous jouerons la nôtre de notre côté.

Malheureusement, les jeunes gens, par lâcheté ou peut-être saisis de stupéfaction, eux, qui entendaient pour la première fois de tels propos, s'en tinrent là, tournèrent le dos au tyran barbu venu d'au-delà des mers, et recommencèrent à asséner sur la broussaille des coups aussi vains que redondants.

– Comment ! comment ! bégayait Van den Rietter. Voulez-vous me faire croire qu'il n'est pas dans vos traditions de travailler avec joie pour votre Chef, un homme que votre cité a élu ? Quand on se choisit un Chef, eh bien, la moindre des choses, mes enfants, c'est tout de même de le servir dans l'enthousiasme.

Il arrive qu'un dément surgisse capricieusement au milieu d'une réunion de famille et y sème la panique en balbutiant des fables indéchiffrables, en évoquant des contrées fantastiques, en interpellant des fantômes, en barbotant dans l'incohérence désolée de ses songes. D'abord, la surprise et l'étonnement ont suspendu les chants, figé les regards, arraché des exclamations d'effroi. Mais l'évidence, qui a vite fait d'éclater aux yeux de tous, ramène le soulagement apitoyé ou la dérision. La fête familiale repart de plus belle et le fou, enfin reconnu, est bientôt abandonné à sa fantasmagorie solitaire.

– Vous voyez bien, poursuivait imperturbablement Soumazeu, vous reconnaissez que c'est votre Chef bien-aimé, Comment feriez-vous autrement, d'ailleurs ? Car, enfin, c'est une chose clairement établie que c'est votre Chef bien-aimé, choisi par vous-mêmes – je veux dire, naturellement, par vos pères – mais, n'est-ce pas la même chose ? Alors, que diable ! servez-le avec plus d'entrain. Autrement, on irait se figurer que vous ne le chérissez pas, ce brave vieil homme, [PAGE 112] ce qui serait aux antipodes mêmes de la vérité, convenez-en. Ne vous préoccupez de rien d'autre, mes enfants. Je vais vous chercher des renforts, par exemple.

Il repartit vers la cité, emmenant avec lui, outre la troupe de séides dont il était en permanence environné maintenant, quelques jeunes gens pris parmi les défricheurs pour lui indiquer les endroits où pouvaient se trouver ceux de leurs frères qui avaient dédaigné son appel et, éventuellement, pour l'y conduire, car il était résolu à traquer les insoumis, comme il les appelait, ou les déserteurs.

– Halte ! fit-il tout à coup, une fois parvenu sur une place, au milieu de la cité, en même temps qu'il tendait la main à un de ses acolytes qui y mit un grand registre.

Sous le soleil, Van den Rietter, qui avait chaussé des lunettes fumées, se mit à égrener des noms et, à chaque fois, les jeunes gens pris parmi les défricheurs devaient lui fournir une indication précise. D'ailleurs, ils le firent la plupart du temps, car nos jeunes gens connaissent parfaitement les habitudes, le caractère et les ressources les uns des autres. Lorsque, d'aventure, il leur arrivait de ne pouvoir satisfaire le missionnaire, ils se rendaient dans la maison du jeune homme recherché par Soumazeu, ou dans une maison voisine, assurés d'y trouver au moins un vieillard ou des enfants en bas âge qui les informeraient.

Chaque fois que le secret d'une retraite lui était livré, Van den Rietter y dépêchait aussitôt un commando en disant :

– Ramenez-le ! Qu'il résiste, et son cas s'aggrave...

Il se réserva, l'on ignore sur quels critères, quelques récalcitrants qu'il tint à débusquer lui-même :

– Mais, Bon Dieu ! que font les adultes pendant ce temps ? avait demandé le sapak aux adolescentes à ce moment du récit, sans hésiter à agacer ses deux aînés par cette interruption.

– Les femmes, avaient répondu les adolescentes, peinaient dans leurs champs, comme d'habitude. Et, comme d'habitude, elles furent tenues à l'écart du drame par les servitudes mêmes de leur rôle. Quant aux hommes, un très petit nombre d'adultes étaient aussi absents, vaquant à quelque besogne familiale d'appoint dans la forêt, près du fleuve ou ailleurs. En vérité, la plupart d'entre eux demeurèrent claustrés dans leurs tanières ou dans leurs [PAGE 113] bauges, glissant de temps en temps par l'ouverture entrebaillée un regard fugitif, jouant à se désintéresser d'affaires que leur classe d'âge avait dépassées depuis bien longtemps.

Ce qui nous glace tous aujourd'hui et qui, pourtant, à l'époque, n'étonna apparemment que les adolescentes de la cité, et sans aucun doute aussi leurs mères dont les opinions, nécessairement, façonnent leur mentalité, c'est que, au même moment, les membres du Conseil des Anciens, c'est-à-dire tous les vieillards, tous les hommes dont l'âge avancé était unanimement reconnu, fraternisaient avec les autorités de la cité, rendant ainsi hommage à une tyrannie étrangère et criminelle. Les adolescentes ne manquèrent pas de relater cette forfaiture aux trois rubénistes insatiables.

Le Père Van den Rietter s'était apparemment juré de n'avoir de cesse qu'il n'eût rendu au rite ancestral, ainsi qu'à un arbre desséché, toutes les ramifications de sa racine et toute la vigueur de son tronc. Il avait ainsi persuadé au Bâtard et à son père quasi grabataire, quoi qu'il en coûtât à l'avarice de l'un et à la sénilité de l'autre, d'accueillir et de traiter fastueusement ce jour-là les membres du Conseil des Anciens. Ceux-ci avaient été informés de l'invitation du palais l'avant-veille. Ils avaient salué cet honneur avec émotion, trop imbus de ces vaines prérogatives et niaisement attachés aux coutumes dont s'était nourrie leur jeunesse doublement révolue désormais.

Ils s'étaient donc rendus au palais peu après l'aurore, comme cela se faisait jadis, soit claudiquant l'un derrière l'autre comme une procession de cloportes à bout de souffle, soit par volées guillerettes qui piaillaient, pareils à des moineaux chenus voletant en rase-mottes. Ainsi, pendant que leurs enfants ou petits-enfants s'épuisaient en arrosant de leur sueur les terres ayant appartenu autrefois à leurs ancêtres, dont ces vieillards auraient dû avoir la charge, mais que l'usurpateur n'avait pas tardé à arracher à leur pusillanimité, les guides supposés de la cité se goinfraient dans le palais du vil tyran. Enfermés toute la journée dans l'enceinte du Chef, ils ignorèrent tout des graves événements dont la cité fondée par leur aïeux était le théâtre.

Pour conclure cette péripétie, Ngwane-Azombo avait déclaré :

– Les hommes de la cité d'Ekomdoum se sont déshonorés à jamais ! [PAGE 114]

– Oui, mais qui le leur dira ? avait rétorqué le chœur des autres adolescentes, en pouffant de concert sur le mode burlesque, comme elles aimaient à le faire.

Pour en revenir au Père Van den Rietter, ce fut pour le missionnaire un jeu d'enfant de surprendre les insoumis, isolés ou, plus rarement, en groupe, quand ils étaient demeurés à l'intérieur de la cité, simplement assis dans un fauteuil de rotin de la maison familiale ou étendus dans leur lit, ainsi qu'ils l'avaient toujours fait jusqu'à une heure tardive; mais ce furent là, de loin, les moins nombreux.

Ce lui fut plus malaisé lorsque les récalcitrants pêchaient au bord du fleuve, parfois très loin en amont ou en aval de la cité, dans les criques surplombées d'une végétation luxuriante et où grouillaient reptiles et poissons de toutes tailles.

L'outrecuidance du missionnaire dut surmonter ou contourner de cruels obstacles quand il tenta, sans aucun succès au demeurant, de rejoindre ceux des récalcitrants qui étaient allés chasser dans la forêt. Bien que la crise eut inspiré aux maîtres de la cité une politique consistant à décourager sans cesse les activités mettant les habitants mâles en position d'échapper à leur contrôle, toutefois il n'avait encore jamais été question et peut-être l'idée n'était-elle encore venue à personne d'interdire la chasse, se fît-elle dans la forêt la plus reculée. Peut-être craignait-on confusément qu'une disette intolérable de viande n'acculât Ekoumdoum à un soulèvement.

A chaque insoumis qu'il venait de débusquer, et même quand il l'avait trouvé étendu dans son lit, Van den Rietter déclarait :

– Ce n'est pas cette activité-là qui était prévue pour ce jour, mon vieux. Allez ! debout, fainéant. Au travail, petit coquin, et vivement.

Pris de court, le jeune homme renonçait à sa besogne du moment ou bien s'habillait à la hâte et suivait Van den Rietter dont le cortège de captifs grossissait sans cesse de ses propres apports et de ceux des commandos dépêchés aux quatre coins du terroir d'Ekoumdoum et qui avaient reçu pour instruction, non pas de gagner le chantier de défrichage, niais de rallier Soumazeu mission accomplie.

Les adolescentes s'émerveillaient que même lorsqu'ils n'avaient pas adopté la religion qu'il prêchait, ce qui était [PAGE 115] la position de la grande masse, les habitants de notre cité se soient donné comme règle d'obtempérer aux injonctions impérieuses de Van den Rietter. Quand il nous avait dit: « Renoncez donc enfin à cette manie satanique de gigoter de tous vos membres, de vous tortiller comme des fous furieux la nuit au clair de lune; vos sacrés tam-tams font alors un raffut du diable qui m'empêche de fermer lœil ! », c'est vrai que nous lui avions obéi et renoncé à danser la nuit dans la cité même. Si d'aventure l'envie nous tenaillait d'assouvir l'instinct de notre atavisme, nous gagnions quelque clairière au fond de la forêt à une distance telle que le roulement de nos tam-tams se dissipait dans les fourrés et les frondaisons avant de venir effleurer l'ouïe auguste de notre hôte imposé. C'est une époque aujourd'hui si lointaine, et tellement irréelle !

Quand il nous avait dit : « Renoncez donc enfin à l'habitude de laisser vos filles et vos épouses aller et venir les seins à l'air, dressés comme une invitation permanente à la luxure: comment ne voyez-vous pas que c'est là une coutume indécente et barbare ? », c'est vrai que nous nous étions inclinés, nous efforçant, avec des fortunes certes inégales, d'habiller les seins dressés ou non de nos femmes.

Quand il nous avait déclaré: « Quel scandale de voir des hommes si jeunes, et bien portants de surcroît, ne se lever chaque matin que pour rester assis toute la journée sur leur terrasse, tandis que leurs femmes s'échinent dans la brousse afin de pouvoir nourrir ces fainéants sans honneur ! », il faut bien convenir que nous avions été affectés et même bouleversés par la pertinence de cette remontrance – en conséquence de quoi, confièrent les adolescentes en s'esclaffant en chœur, les hommes de la cité s'étaient fait une règle d'accompagner de loin leurs femmes allant aux champs.

A cause de cet homme autoritaire, impatient, coléreux, jamais satisfait, nous avions dû renoncer aux dés, bien que nous raffolions du jeu, nous buvions même notre bon vin de palme en nous dissimulant. Peu à peu, sous prétexte de nous élever au-dessus des animaux, il s'était ingénié à substituer à nos coutumes si douces des usages extravagants, qui n'étaient même pas ceux de son pays, mais tout simplement le produit délirant de son imagination dépravée ou, peut-être, de quelque livre écrit par un esprit morbide, car, ainsi que Jo Le Jongleur allait bientôt lui en faire honte, les [PAGE 116] traditions en honneur dans son pays sont bien plus perverses, bien plus bestiales que les nôtres : ne dit-on pas que la rapine, le viol, le meurtre de vieux parents qui retardent le moment d'hériter, l'abandon de nourrissons innocents, l'usurpation de terres, qui ne sont chez nous qu'accidents rares, font là-bas partie de la vie quotidienne ?

C'est donc vrai que nos jeunes gens, qui consentaient ainsi sans l'ombre d'une hésitation, à suivre Soumazeu, sacrifiaient à une loi que la cité tout entière avait tacitement adoptée depuis l'arrivée chez nous de l'homme à la longue barbe. Cette docilité sans borne et si inexplicable a manqué nous perdre. Qui eût cru que nos adolescentes, ces jeunes êtres qui, aux yeux de leurs familles, n'étaient encore que des enfants, y étaient rétives ?

Que dire, en revanche, du revirement du Père Van den Rietter ? Savait-il encore lui-même où il en était ? Son esprit n'était-il pas plutôt en train de se détraquer comme la mécanique rouillée d'un vieux réveille-matin exposé pendant de trop nombreuses années aux intempéries de nos cieux ? Après nous avoir si longtemps exhortés à désapprendre nos usages, voilà qu'il prétendait nous contraindre tout à coup à y revenir. Quelle démence s'était donc emparée de lui – ou quelle frayeur ? Et comment ne voyait-il pas que le désastre suprême pour la tradition des Noirs, c'était d'être commandés par un Blanc, puisque pour chaque peupIe, la tradition première est la liberté, et que toute atteinte à celle-ci vicie toutes les autres traditions ?

Van den Rietter reparut sur le chantier de défrichage au début de l'après-midi. Sans triompher outre-mesure, en homme dont la vie avait connu d'autres victoires, il poussait devant lui un troupeau compact de jeunes mâles, réduits apparemment à se demander quel personnage il convenait de jouer – du banal et inoffensif tire-au-flanc ou du rebelle impavide et distant.

– Bravo, les gars ! s'écria-t-il, les deux mains jointes audessus de la tête et s'adressant aux défricheurs. Bravo, mes enfants ! vous êtes absolument merveilleux. Mais il est temps de vous arrêter, mes petits, et de venir toucher la récompense de votre ardeur et de votre loyauté. Vous êtes conviés au plus beau festin que vous ayez vu de votre vie, grâce à la générosité du Chef et de son fils, et grâce à la mienne aussi un peu. Ecoutez bien, les gars : les mets ont été mitonnés dans l'enceinte de votre Chef bien-aimé, [PAGE 117] un brave vieil homme ma foi, mais c'est moi qui ai pourvu à la boisson, qui vient, pour la plus grande partie, de Mackenzieville, un délice pour le palais – vous m'en direz des nouvelles. Eh bien, mes petits, suivez-moi. Mais auparavant, prétez donc vos instruments aux nouveaux-venus, ils vont vous relayer. Qu'ils nous montrent donc s'ils feront aussi bien que vous.

Ainsi fut fait. Dans une très vaste pièce du palais, ouverte à tous les vents, dont les menuiseries poussiéreuses et les ferrures rouillées évoquaient une salle de classe, ils se trouvèrent devant des tables portant d'innombrables plats de viande en sauce et de légumes divers pour les accompagner, des cruches de vin rouge d'Europe, des calebasses de vin de palme, des bouteilles de bière de Mackenzieville. Après la bénédiction de Soumazeu, les jeunes gens prirent place et mangèrent d'abord avec retenue et discipline; mais bientôt, la boisson leur montant à la tête, et bien que le Père Van den Rietter présidât le repas, avec une extrême indulgence il est vrai, ils ne tinrent plus en place, ils se laissèrent aller à une gaîté confuse et agitée, ils se mêlèrent en une cohue bruyante.

Soumazeu s'éclipsait de temps à autre pour rectifier un détail du repas, ajouter ici, retrancher là, comme préoccupé par la pureté d'une liturgie, ces agapes n'étant sans doute dans son esprit qu'une étape dans un long cérémonial. Il réapparaissait brusquement, l'œil inquisiteur et soupçonneux, il toisait les convives, il fouillait dans les regards, il se penchait pour ausculter les intonations d'une voix et s'assurer qu'il avait bien aperçu ce personnage sur le chantier de défrichage. Il se gardait ainsi des resquilleurs qui, protégés par la complaisance proverbiale de leurs frères, ne pouvaient manquer de recourir à la ruse pour prendre part à la bonne chère sans avoir été à la peine. Il en découvrit bien deux et les traita sans ménagement. Puis, emporté par son élan, mais éprouvant bien de la difficulté à distinguer nos jeunes gens les uns des autres, il lui arriva de s'en prendre à des sujets honnêtes, qui n'avaient pas ménagé leur peine sur le chantier; sa véhémence leur infligea chaque fois une humiliation cuisante.

Van den Rietter donna congé aux jeunes gens dès que le repas fut consommé et s'en fut vers le chantier, seul et à bicyclette, pour voir travailler l'autre équipe. Chose à peine croyable, à l'orée de la trouée ouverte par une journée de défrichage, grouillait un fourmillement de jeunes gens. [PAGE 118] Van den Rietter sut tout de suite que ce n'était point un miracle qui avait ainsi multiplié par deux les insoumis débusqués un à un au cours de la matinée. Après être passés par les mailles de son filet, des récalcitrants avaient finalement préféré rallier spontanément le chantier, alléchés par le fumet de la bâfrée qui récompenserait l'effort de leurs frères. C'est que la rigueur du contrôle exercé par Van den Rietter sur ces repas avait très vite été connue et à défaut de pouvoir compter sur aucun stratagème pour figurer parmi les convives, ils s'étaient résignés à venir travailler.

Ce second repas eut lieu à la nuit tombée et il fallait de nombreuses lampes à huile placées le long des murs pour éclairer la vaste salle. Il semble que Van den Rietter souhaita pour ce second repas que le Chef se montre aux convives, comme il s'était montré pendant la journée aux membres du Conseil des Anciens, et leur adresse l'allocution ancestrale; mais le Chimpanzé Grabataire, dit-on, s'y refusa catégoriquement, disant qu'après cette dure journée, il ne lui restait plus de force pour se traîner jusqu'à une salle si éloignée de son lit. Les adolescentes précisèrent en pouffant de concert, comme elles aimaient à le faire, que Van den Rietter fut extrêmement contrarié par cet accroc à la pureté de la tradition, qui lui gâcha toute la soirée et même la journée du lendemain qui fut cependant pour lui celle de l'apothéose.

Ce matin-là, en effet, tous nos jeunes gens, sans exception, se présentèrent dès huit heures à la mission catholique et furent aussitôt dirigés en rangs jusqu'au chantier de défrichage où les attendait Van den Rietter assis à une table couverte de feuilles de papier. Soumazeu entreprit de faire l'appel en parcourant des listes couchées sur des feuillets qu'il tournait avec application. Chacun de nos jeunes gens répondit avec une sorte de fierté sinon même un soupçon d'enthousiasme.

Puis, les recrues de Van den Rietter se répandirent sur le chantier de défrichage et se mirent résolument à l'ouvrage. Toute cette journée-là, on put donc contempler un spectacle qui aurait arraché des larmes de rage, de honte, de pitié tour à tour aux fiers fondateurs de notre cité: sous l'œil narquois de leurs gardes-chiourme, engence recrutée parmi les clans hier encore soumis à la férule des plus nobles de leurs enfants et même dans la racaille des étrangers peuplant le domaine du Chef et la mission catholique, dont bien peu auraient pu dire où ils étaient nés et de qui ils étaient issus, [PAGE 119] leurs descendants les plus jeunes et les plus beaux s'exténuaient à défricher leur propre terre pour le compte d'un maître étranger, en s'encourageant les uns les autres et en s'exaltant sans retenue à l'évocation des misérables réjouissances qui allaient récompenser leur labeur servile.

Bien entendu, l'adroit Van den Rietter se garda bien de décevoir une telle attente; il la combla au contraire au-delà des espérances de ses nouvelles troupes. Quand, vers quatre heures de l'après-midi, il déclara la journée terminée, ce fut pour ajouter qu'un succulent repas attendait les jeunes défricheurs dans une bâtisse de la mission. Les jeunes gens s'y précipitèrent aussitôt et se gorgèrent de mets et de boissons, inférieurs à ceux du jour précédent, qui étaient composés sur la base de denrées exotiques, telles que le riz, l'huile d'olive, ou la viande de zébu, venues de Mackenzieville et dont la saveur inconnue ravissait leur palais trop fruste.

De plus, le missionnaire organisa des réjouissances qui durèrent une partie de la nuit, et au cours desquelles il permit à nos jeunes gens de laisser libre cours à leur besoin de fête, de joies sensuelles et même de plaisirs charnels. Il les encouragea à danser, à boire, à jouer aux dés. Ce fut le retour au paganisme intégral dans notre cité et, chose troublante, sous le patronage du Père Van den Rietter lui-même.

Pour couronner cette extraordinaire journée, Van den Rietter tint ce discours aux jeunes gens de la cité au moment de prendre congé d'eux:

– Je vous félicite, mes enfants; vous êtes de braves gars et vous avez fait du bon travail jusqu'ici, et il n'y a aucune raison pour que cela s'arrête, au contraire. Demain samedi, pas de travail, exceptionnellement, car j'accompagne Frère Nicolas à Mackenzieville, je ne pourrai donc pas vous diriger moi-même. Dimanche non plus, pas de travail, bien entendu. Mais, lundi, rendez-vous à huit heures sur le chantier.

» Comme je viens de dire, vous êtes de braves gars, doux, prévenants, inoffensifs. C'est comme cela que je vous préfère, et c'est ainsi que vous devez toujours vous montrer. Laissez-vous modeler par vos supérieurs comme un vase entre les mains du potier, qui pétrit la glaise à sa guise, sans rencontrer de résistance, car la moindre indocilité de la glaise gâcherait son ouvrage. Je suis le potier, et vous, vous êtes la glaise. C'est Dieu qui l'a voulu ainsi; alors, quel plus beau rôle y a-t-il pour chacun de nous, que de suivre la voie tracée pour nous par Dieu lui-même ? Vouloir [PAGE 120] qu'il en soit autrement, c'est s'exposer à la colère du Créateur et à de très grands malheurs.

» Oui, je sais que de faux prophètes ont tenté récemment de troubler vos âmes innocentes en venant vous dire : « Tout doit changer, tout doit être mis sens dessus dessous. La vie sera meilleure quand les pères obéiront et que le fils coinmanderont, quand les maîtres serviront et que les serviteurs donneront les ordres. Changeons les choses de fond en comble, et tout sera facile, et tout sera mieux.

» Voilà ce qu'ils vous ont dit et qu'ils vous rediront peut-être un jour.

» Mes petits, voici au contraire ce que vous dit au fond de vous-mêmes votre bon sens. Il vous dit : « Qui contraindra les maîtres à servir quand Dieu même a voulu qu'ils soient les plus intelligents, les plus riches, les plus forts ? Qui les dépossédera des biens que la science profonde et l'infinie justice du Créateur leur ont impartis ? Qui les dépouillera des avions et des autres armes terrifiantes dont leur ingéniosité les a dotés ? Qui empêchera ces bombes d'anéantir d'un seul coup cent cités pareilles à la vôtre ? Qui contraindra ceux qui ont des avions et qui sont les maîtres à y renoncer pour se transformer en serviteurs ?... » Voilà ce que vous dit votre bon sens; tendez-lui seulement l'oreille de votre conscience, et voilà l'enseignement qu'il vous dispensera toujours.

» N'écoutez donc pas les mauvais prophètes. Quand ils reviendront, car ils ne manqueront pas de revenir, dites-leur bien ceci: « Messieurs les faux prophètes, passez donc votre chemin. Laissez-nous mener notre paisible et modeste mais heureuse existence, sous la protection paternelle de ceux que Dieu a mis à notre tête. Laissez-nous honorer les frustes mais pourtant sages traditions léguées par nos ancêtres : ce sont elles qui nous prescrivent de nous serrer autour de nos supérieurs, comme les poussins autour de la mère poule, de nous écarter des mauvais bergers qui nous mèneraient tout droit vers l'abîme du malheur et de la vaine souffrance. Notre destin est d'obéir humblement, Dieu, qui fait bien tout ce qu'il fait, n'a-t-il pas donné le lion pour roi aux animaux de la forêt ? de même, Il a voulu que les enfants de Cham honorent les enfants des enfants de ses frères et leur soient soumis, comrne les animaux de la forêt honorent le lion et lui sont soumis. » Dites bien cela aux faux prophètes quand ils reviendront... car ils reviendront, je le sais, je les connais. [PAGE 121]

» Allez néanmoins dormir en paix, pour vous préparer à achever la semaine prochaine le beau travail que vous avez si vaillamment entamé. Et, quand ce chantier-là sera achevé, nous en entreprendrons un autre; et, quand cet autre sera achevé, nous en entreprendrons un troisième, et ainsi de suite. Nous édifierons ensemble un stade de football, une jetée de débarquement et d'embarquement pour la péniche, des plantations modèles. Aussi loin que peut se porter votre imagination, mes enfants, ce n'est pas la besogne qui risque de nous manquer... »

Le chantier de défrichage s'acheva bientôt, il en fut de même quelques semaines plus tard du stade de football commencé aussitôt. Nos jeunes gens, conduits cette fois par Frère Nicolas, venaient d'entreprendre la jetée de débarquement de la péniche lorsque l'épidémie s'était déclarée.

La troupe des rubénistes et des adolescentes n'était plus qu'à une journée de marche d'Ekoumdoum et les jeunes filles arrêtèrent là leur récit, disant que telle était la situation au moment où elles étaient parties de la cité.

Il fallut une question de Mor-Zamba, qu'elles appelaient Mor-Dzomo ou Simsimabayane sur la foi de ce que leur avait dit Jo Le Jongleur par dérision, pour qu'elles donnent une conclusion à cette relation. Les décès poignants des enfants en bas âge, la consternation de la cité, le désespoir des mères infortunées, rien, disaient-elles, n'avait persuadé les maîtres de la cité d'interrompre les travaux, ni leurs frères de se révolter ou seulement de renâcler. Toute la gent virile d'Ekoumdoum avait été on eût dit émasculée. C'était comme si on avait injecté dans leur sang un poison porteur d'hébétude, qui les eût à la longue transformés en animaux insensibles livrés à une motricité purement mécanique. Rien ne semblait pouvoir les réveiller et leur rendre la conscience de leur dignité, ni la voix d'une mère, ni encore moins celle d'une sœur. Maternés par Van den Rietter et ses nombreux bataillons d'alguazils, de délateurs, d'espions et de sbires de toute sorte, ils ahanaient le jour, ils dormaient la nuit tout au long de la semaine; le dimanche, ils s'étourdissaient en buvant, dansant et forniquant.

Enfin, ce fut le jour prévu de l'arrivée à Ekoumdoum, et on se leva bien avant l'aube. Les adolescentes firent savoir aux rubénistes qu'il convenait maintenant d'abandonner la piste qu'ils avaient suivie jusque-là, c'est-à-dire la route [PAGE 122] désaffectée; c'était la moindre précaution pour éviter de mauvaises rencontres. Après avoir caché la Raleigh dans un fourré, les rubénistes, sans hésiter, suivirent leurs compagnes dans l'épaisseur obscure des bois ou les adolescentes se faufilaient silencieusement comme une file d'écureuils. Elles les entraînèrent ainsi pendant des heures qui parurent interminables et de plus en plus angoissantes aux Koléens, exception faite de Mor-Zamba, excellent connaisseur de la géographie du terroir et qui conservait sa sérénité, parce qu'il pouvait deviner les intentions des jeunes filles. Quand elles firent halte, enfin, l'éclat du soleil, aperçu fugitivement au travers des dômes de frondaison, paraissait indiquer que l'astre était au zénith.

– Erreur, dirent les adolescentes, il fera nuit dans trois heures au plus. C'est à ce moment-là que nous autres nous nous proposons de pénétrer dans Ekoumdoum; nous pourrions le faire plus tôt, mais nous n'y tenons pas, pour des raisons de discrétion. Nous voulons que nos mères, informées cette nuit, se rassemblent et s'organisent avant que le Bâtard et Soumazeu se doutent de quoi que ce soit. Demain matin, bien sûr, ils nous convoqueront, ils nous interrogeront pour connaître les détails de notre voyage; nous leur raconterons une fable que le long chemin du retour nous a permis d'échafauder minutieusement. Ndogdam Tsibuli, -prétendrons-nous, s'est volatilisé après nous avoir extorqué l'argent rapporté par la vente des arachides; nous ne ramenons par conséquent point de médicaments. Voilà la fable que nous avons comploté de leur servir demain, quand ils nous interrogeront.

» Entre-temps, nous aurons pénétré en tapinois dans la cité, nous nous serons faufilées dans les ténèbres, l'une après l'autre, de préférence sans être vues par les espions et les alguazils du Bâtard et de Van den Rietter. N'ayez crainte, cela se passera vraiment ainsi. Et même, si l'lune ou l'autre d'entre nous était aperçue par un garde ou une patrouille de miliciens, cette présence ne les frapperait pas. Il y a tant de petites filles comme nous à Ekoumdoum que leur vue ne saurait étonner, à quelque moment de la journée ou de la nuit que ce soit. Mis à part les vicieux et les débauchés, qui donc regarde une petite fille ? Si j'entrais ce soir dans le palais pour tuer le Chef dans son lit, je serais certainement aperçue, mais qui s'inquiéterait de ma présence ? Qui prendrait au sérieux une adolescente, [PAGE 123] ombre supposée de sa mère, doublure d'une doublure ?

» On dit que vous êtes des hommes d'Abéna. Peu de gens le croient à Ekoumdoum; Ngwane-Eligui, elle, en est convaincue; pour vous dire toute la vérité, c'est elle qui a deviné votre présence à Tambona, c'est elle qui nous a mises sur votre piste. Voici ce qu'elle a réussi à nous faire dire la veille de notre départ: « Les deux étrangers sont sans doute à Tambona; il n'y a que là qu'ils peuvent s'être retirés. Ouvrez l'œil pour les reconnaître. Dites-leur de revenir sans délai, que la cité a besoin d'eux. »

» Ainsi donc, Abéna qui est devenu, grâce à vous, comme le Jésus-Christ d'Ekoumdoum, bien que peu de gens l'aient jamais vu et que, même ceux-là ne se souviennent plus de lui, Abéna ne vous a-t-il donc jamais enseigné que dans notre cité il fallait fuir à toutes jambes les accordéonistes, mais rechercher les petites filles qui,n'étant point vues, voient tout, savent tout et peuvent tout ?

» Voici donc ce qui va se passer exactement cette nuit, écoutez bien. Peu après notre discrète infiltration dans Ekoumdoum, nos mères vont se rassembler; sous prétexte de rites secrets de femmes, elles vont venir en cortège jusqu'ici, par un chemin qui longe le fleuve, car vous êtes ici presque sur la rive du fleuve. Elles porteront des flambeaux, ainsi vous ne pourrez pas vous y tromper; d'ailleurs elles seront guidées par l'une d'entre nous. Elles vont vous déguiser et vous entourer de telle sorte que, quand elles vous ramèneront vers la cité, personne, sur le chemin, ne puisse vous distinguer de vos compagnes. Vous travaillerez beaucoup la première nuit, si, comme il est probable, l'épidémie poursuit ses ravages; chaque mère d'un petit malade voudra éprouver votre pouvoir sans retard. De toute façon, vous déménagerez chaque nuit pour tromper la vigilance soupçonneuse des délateurs et des miliciens de Zoabekwé et de Van den Rietter.

» Ayez confiance en nous; nous nous y connaissons nous aussi, en clandestinité la clandestinité, c'est la vie quotidienne de la femme; nous naissons, grandissons et mourons pour ainsi dire dans la clandestinité. Il ne vous arrivera rien tant que vous serez protégés par les femmes. Pourvu que vous sauviez leurs enfants, c'est-à-dire notre race dont la survie est en jeu, il n'est point de mort qu'elles n'endurent pour vous. Pour le reste, remettez-vous-en à Ngwane-Eligui. [PAGE 124]

Malgré leur surprise et leurs réserves, les rubénistes ne purent refuser de se plier à cette tactique.

Restés seuls, les rubénistes se reprochèrent d'abord l'accord qu'ils venaient de donner aux adolescentes. Ils doutaient qu'il fût conforme aux préceptes de prudence chers à Ouragan-Viet de s'exposer tous trois à un tel risque.

– Ce n'est pas la vraie question, opina finalement MorZamba. La vraie question, la voici : peut-on avoir confiance ou pas dans le sérieux de ces adolescentes pour l'avenir ?

– Affirmatif ! répondit Jo Le Jongleur; sur ce point, comme sur tous les autres d'ailleurs, je ne les ai pas prises en défaut une seule fois depuis deux -semaines que nous réalisons des coups fumants en leur compagnie. Je suis prêt à les suivre n'importe où.

– Alors, il faut y aller tous les trois, trancha Mor-Zamba. Mon petit doigt me dit que nous courrons peu de risques au milieu des femmes qui vont venir nous chercher, et même que le dénouement n'est pas loin.

– Explique-toi, grand père, fit Jo Le Jongleur. Dis-nous comment tu t'y es pris pour apercevoir le dénouement avant moi.

– Van den Rietter a tout vaincu jusqu'ici, reprit MorZamba; mais surmonterait-il aussi facilement une révolte de femmes ?

– Moi, déclara le sapak, je ne partage pas votre optimisme. Sérieuses, ces filles-là le sont, tant que vous voudrez. En revanche, elles manquent incroyablement d'imagination; ce sont de vraies cruches. Je n'ai pas cessé de les observer, moi, depuis qu'elles sont avec nous. Je me disais sans arrêt: « Ce n'est pas possible, il y en a bien une qui va finir par reconnaître Mor-Zamba ! » Oui, oui, je sais ce que vous allez me dire: elles n'étaient même pas nées, etc. Raison de plus, au contraire.

– Alors, là, mon petit vieux, je ne te suis plus, objecta Jo Le Jongleur.

– Mais si, poursuivit le sapak. Ecoute bien : un physique comme le sien, avoue quand même que ce n'est pas ce qu'on appelle un gabarit ordinaire; cela doit forcément frapper une imagination normalement constituée. Et l'histoire de son départ, son rapt par des tirailleurs, cette extraordinaire légende plus étonnante que toutes celles qui font rêver les enfants, le soir, avant de s'endormir, personne ne la leur a donc jamais racontée ? Et que dire du caractère [PAGE 125] de Mor-Zamba, auquel, avoue-le, aucun autre ne ressemble : la douceur de sa voix, la bonté de son regard, la sollicitude inlassable pour les plus faibles, le souci de leur bien-être et de leur sauvegarde, l'abnégation, tout chez cet homme devrait intriguer, laisser songeur le premier venu. Il n'est pas permis d'être oublieux à ce point, même vingt ans après.

Jo Le Jongleur demeurant silencieux et perplexe, c'est Mor-Zamba qui répondit au sapak Evariste.

– C'est ce que ma mère devait croire aussi, lui dit-il. Voilà une histoire que je ne vous ai jamais racontée, ni à personne d'ailleurs, pas même à Abéna avec qui j'ai pourtant longtemps grandi, mais que je raconterai certainement un jour. Ma mère, avant de mourir, m'a dit: « Que ma mort ne t'arrête surtout pas; poursuis ton chemin sans regarder derrière toi. Et, quand tu seras arrivé à l'endroit dont je t'ai si souvent parlé et où j'aurais tant souhaité que nous nous rendions ensemble, pénètre hardiment dans la cité, approche-toi de ses habitants. Il suffira qu'ils te voient et te regardent pour que, reconnaissant leur sœur dans cette image vivante d'elle, ils te pressent sur leur sein et versent sur ta tête les larmes apitoyées de l'affection.» Hélas, quand je suis arrivé à Ekoumdoum, personne ne m'a reconnu. Il n'y avait pourtant pas vingt ans, loin s'en faut, que leur sœur était partie. Dans cinq ans seulement, je ne dis pas vingt, mais seulement cinq, essaie de reparaître à Kola-Kola, tu verras bien.

– C'est vrai ! approuva Jo Le Jongleur, dans cinq ans seulement, je te fiche mon billet que même tes vieux ne te reconnaîtraient pas, à supposer qu'ils soient encore en vie.

– Et pourquoi ne seraient-ils plus en vie ? rétorqua l'enfant en sursautant et avec dans la voix comme un frisson d'indignation.

– Et pourquoi seraient-ils toujours en vie ? lui répondit cruellement Jo Le Jongleur; les vieux, c'est fait pour mourir, tu l'ignores peut-être ? Ecoute bien: quand on a de grands enfants, on est un vieux et alors on peut clamser d'un jour à l'autre. Tu reconnais que tes parents ont de grands enfants, oui ou non ? Eh bien, ce sont des vieux ! Alors, ils peuvent clamser d'un jour à l'autre, même s'ils ont l'air en bonne santé comme ça. La mienne aussi, de vieille, tu sais ? peut clamser d'un jour à l'autre. Un beau matin, hop ! plus personne. Ni vu ni connu. Eh bien, quoi ! [PAGE 126] c'est la vie, mon petit vieux. Faut-il que tu sois moutard quand même. Ce n'est pas le tout. occupons-nous maintenant de choses sérieuses. Débarrassons-nous des guenilles de la route, revêtons nos plus beaux effets, de préférence tout ce qui est kaki et d'apparence un tant soit peu rnilitaire. N'oubliez pas que nous sommes avant tout des soldats, c'est notre premier travesti, et le plus facile au demeurant. Nous lui superposerons celui que nous réservent nos camarades féminines.

– Je suis curieux de le connaître, fit le sapak Evariste avec lassitude.

– Cela ne sera pas bien compliqué, déclara Mor-Zamba. On va nous revêtir de robes ou emmitoufler de pagnes. C'est toujours ainsi que les femmes déguisent un homme. Nous devrons aussi ôter nos sandales pour être pieds nus comme tout le monde. Avez-vous bien réfléchi à ceci, les enfants: j'en suis cette fois ? C'est formidable, non ? Parlez, je vous écoute. Qu'en dis-tu, mon cher Georges ? Et si j'étais reconnu ?

– Il n'y a pas à tortiller; c'est sûr, il faut que tu viennes. A vrai dire, il est inconcevable que tu ne viennes pas. Toi seul peux faire les piqûres. Si tu es reconnu, ma foi, les circonstances nous inspireront la conduite à tenir. Ces sacrées gamines ne nous ont laissé aucune marge de manœuvre. Les garces ! Et toi, sapak, que conseilles-tu à grand-père ?

– De déployer des trésors de ruse pour dérober son visage à tous les regards sans exception, le plus longtemps qu'il pourra – il me semble que ceci vaut aussi pour nous. Pendant ce temps, nous prendrons le pouls de la cité. Ensuite, nous aviserons en tenant compte de toutes les données. Quant au reste...

C'est, en effet, la reconnaissance de Mor-Zamba par la mère d'Abéna, Ngwane-Eligui l'Ancienne, qui allait précipiter les événements et déclencher le dénouement de cette singulière aventure. Mais cette reconnaissance tarda longtemps. Les femmes dépêchées à la rencontre des maquisards, au nombre de vingt environ, avaient été choisies parmi de jeunes mères nées et élevées dans les clans satellites, sur le plateau où le séjour dramatique de l'enfant errant n'avait pas étendu ses remous tumultueux, ou venues du pays de Mackenzieville, dans la colonie voisine. Elles étaient bien loin de pouvoir reconnaître Mor-Zamba. [PAGE 127]

Comme Mor-Zamba l'avait prévu, elles travestirent les rubénistes en les enveloppant de pagnes des pieds à la tête et en leur Ôtant leurs sandales de plastique. Elles éteignirent alors les tisons avec lesquels elles avaient fait des moulinets pour s'éclairer, en en frottant l'extrémité rougeoyante contre la terre humide et c'est en entraînant leurs nouveaux amis par la main à travers les ténèbres qu'elles les guidèrent vers la cité.

Vérifiant la prédiction des adolescentes, Mor-Zamba se dépensa toute la nuit à la lueur fuligineuse d'une lampe à huile fort rustique, tandis que ses deux camarades, épuisés, s'abandonnaient au sommeil dans une pièce contiguë. Il ne s'était défait d'aucun des voiles de son travesti; toutefois, il s'était ménagé, à la naissance du nez, une fente étroite par où filtrait son regard, non sans avoir chaussé des lunettes de soleil prêtées par Jo Le Jongleur. De la sorte, non seulement il décourageait toute curiosité, mais encore, avec sa stature monstrueuse et comme fantomatique, il paraissait un sorcier mystérieux, redoutable et inaccessible. Cet accoutrement embarrassait ses mouvements sans les entraver. C'était aussi le stratagème idéal pour affecter une sévérité implacable et obtenir que chaque mère pénètre seule dans l'infirmerie, son enfant dans les bras. Ainsi, loin de songer à l'observer, la pauvre femme s'abandonnait à la fascination angoissée et même horrifiée des manipulations préalables de stérilisation, de montage de l'aiguille sur la seringue, d'expulsion de l'air, de remplissage de la seringue.

Elle retroussait ses lèvres et montrait des dents frémissantes quand l'aiguille s'approchait des fesses flasques du petit malade. Une horrible grimace fermait ses yeux et contractait ses paupières quand la pointe de l'aiguille crevait la peau de son enfant; le même spasme qui le convulsait la crispait; un gémissement plaintif s'exhalait en même temps de leurs deux seins. En se levant pour s'en aller et emporter le petit être prostré, elle reniflait à fendre l'âme et son visage ruisselait de larmes. Sans les lumières d'un diagnostic, Mor-Zamba, qui se doutait que les enfants qu'on lui amenait étaient très inégalement atteints, répartissait les doses au jugé. Avant le lever du jour, il avait fait une trentaine de piqûres et achevé sa tâche. Il dormit une grande partie de la journée suivante, pendant que ses deux camarades veillaient à leur tour. [PAGE 128]

En regardant par les interstices d'une porte de bois grossièrement assemblée, Jo Le Jongleur et le sapak Evariste s'aperçurent qu'ils se trouvaient dans une maison située au beau milieu de la cité, à quelque dix jets de pierre du quartier où ils avaient été accueillis naguère. Peu avant le déclin du jour, comme Mor-Zamba venait de se réveiller, la rumeur et le piétinement d'une foule les jetérent avec précipitation vers leur observatoire obligé et ils virent Van den Rietter couvert d'ornements et encadré de deux grands enfants de chœur en compagnie desquels il marmonnait des incantations en latin, descendre l'artère principale à pas cérémonieux en direction de la route. Il était suivi, à quelques mètres, d'une nombreuse affluence d'écoliers que surveillaient leurs jeunes maîtres placés en serre-files et qui récitaient le chapelet, ainsi que d'adultes muets qui écarquillaient les yeux.

Une petite heure plus tard, le cortège redéfila devant les trois rubénistes, mais en sens inverse. Cette fois, entre le groupe de Soumazeu et des enfants de chœur, qui chantaient maintenant à gorge déployée, toujours en latin, et les premiers rangs de la foule des écoliers s'avançaient précautionneusement deux hommes de haute taille portant un cercueil de bois blanc sur leurs épaules. L'extrême gravité des visages, le recueillement des fidèles, les yeux mouillés de larmes trahissaient une profonde émotion collective présageant l'oubli momentané des affaires immédiates. C'est ainsi que dut aussi en juger Ngwane-Azombo, car quelques instants après le passage du cortège funèbre, à peine la nuit tombée, elle se glissa auprès des rubénistes et put leur apporter des nouvelles impatiemment attendues.

L'enterrement était celui d'une chrétienne que les deux plus jeunes maquisards connaissaient bien. C'était, parmi les vieilles veuves qui les avaient recueillis sur le bord de la route, alors qu'ils s'appelaient encore El Khalik et Nourédine, et qui, par la suite, s'étaient liées d'amitié avec eux, la plus vive, la plus enjouée, la plus loquace et la plus généreuse. Elle était morte, non point victime de l'épidémie, mais d'une affection anodine, ainsi qu'il arrive souvent aux vieillards. La nuit précédente, Van den Rietter qui, à cause de l'agonie soudaine de la malade, avait dû successivement et en quelques heures venir confesser la vieille veuve, lui administrer la communion et, peu après, l'extrême-onction, était passé plusieurs fois devant la maison qui abritait les [PAGE 129] rubénistes, à quelques mètres de Mor-Zamba occupé à faire des piqûres aux nourrissons atteints par l'épidémie. Ainsi ces adversaires implacables s'étaient coudoyés sans s'en douter.

L'adolescente raconta ensuite avec malice l'accueil que la cité avait réservé à leur retour. A l'exception de ses maîtres que la fable imaginée par les jeunes filles avait laissés de glace, Ekoumdoum avait été bouleversé en apprenant les péripéties traversées par ses tendres enfants pendant leur odyssée. Irréfutable confirmation de leur récit, leurs jeunes corps amaigris avaient inspiré un surcroît d'indignation aux mères et de démoralisation aux pères et aux frères; stimulant les imaginations, leurs visages creusés peignaient mieux qu'aucun mot les épreuves que leur jeune âge avait dû endurer. Les turpitudes et la cruauté de l'homme qui aurait dû les guider et les protéger, et qui les avait odieusement abandonnées après les avoir terrorisées, consternèrent.

L'adolescente leur donna aussi des informations sur l'état d'esprit de la cité. Selon elle, la situation, sans être tendue à proprement parler, n'était cependant pas vraiment exaltante pour les maîtres d'Ekoumdoum, et plus particulièrement pour Van den Rietter qui, pour la première fois, avait buté sur une velléité de résistance chez ses jeunes travailleurs, avec lesquels il venait de se lancer dans la création d'une plantation de cacao modèle. Les jeunes gens y travaillaient huit heures par jour, sans compter le trajet, car ils devaient traverser le fleuve pour se rendre à pied d'œuvre. Ils n'en revenaient qu'à la nuit tombante, exténués. Mais ils n'avaient plus la consolation d'un bon repas pris en commun, leur journée terminée, car Van den Rietter avait tenté de duper nos jeunes gens en s'engageant à les rémunérer en bon argent, mais seulement à partir du jour où la production de la cacaoyère serait écoulée auprès des négociants anglais de Mackenzieville, c'est-à-dire au mieux dans quatre ans. Alors, pour la première fois, nos jeunes gens avaient ouvertement rechigné, poussant l'audace jusqu'à demander fermement le retour au précédent système de rémunération, qui signifiait, à la fin de la journée, un bon repas confectionné à partir des denrées à la saveur mystérieuse importées de Mackenzieville.

Selon l'adolescente, si le retour des hommes d'Abéna dans la cité était connu, le sourd mécontentement des travail [PAGE 130] leurs de Van der Rietter pourrait se muer en révolte ouverte. Mais, d'autre part, il était prévisible qu'alors Zoabekwé recourrait, sans hésiter, une nouvelle fois aux solutions extrêmes.

– C'est étrange, conclut l'adolescente. Chacun, dans la cité, semble persuadé qu'il va se passer quelque chose. Il court toute sorte de rumeurs. Il paraît que quelques jours avant notre retour des chasseurs ont observé, sur une rive du fleuve, des traces de pas multiples, comme si un groupe d'hommes armés était passé par là. D'autres prétendent avoir vu les vestiges d'un bivouac, mais on dit que la description pourrait très bien correspondre à celle d'un campement de gorilles. Etes-vous sûrs d'être les seuls hommes d'Abéna, dans notre contrée ?

– Nous n'avons jamais dit que nous étions les seuls hommes d'Abéna dans le pays, répondit précipitamment Jo Le Jongleur. Le commandant Abéna est un grand général militaire; il ne fait pas part de tous ses projets à de petits exécutants comme nous. S'il a dépêché d'autres troupes vers votre cité, nous n'en savons rien, nous autres.

Alors, Mor-Zamba s'adressa ainsi à la jeune fille:

– La nuit prochaine, il faut que nous quittions la cité avant le lever du jour. C'est impératif car, quand j'aurai fait de nouveau trente piqûres ce soir – et peut-être devrai-je en faire davantage – il ne nous restera plus d'antibiotiques, sinon ceux que nous avons stockés dans nos caches. Comment comptes-tu organiser notre sortie ?

– Je vais vous expliquer, répondit le petit bout de femme sans hésiter. Pour vous garder de telle sorte que personne ne puisse vous approcher, il y a constamment, de jour et de nuit, trois cordons de femmes autour de vous; elles ont l'air d'aller et de venir, de s'activer, de s'être isolées pour dire leur chapelet ou pour des raisons intimes. Mais, si quelqu'un faisait mine de s'approcher de la maison qui vous héberge, et qui sera différente chaque nuit, il serait aussitôt intercepté. Mais, bien entendu, si Zoabekwé faisait incursion avec cinquante ou cent brutes, nous ne pourrions leur opposer qu'une résistance dérisoire; telle est la situation. Vous partirez donc d'ici suivant la même technique que celle qui vous a permis d'entrer dans la cité. Quelques dizaines de femmes formeront autour de vous un rassemblement compact et se dirigeront vers la forêt sous couleur d'un rite secret. Il y aura un relais à chaque jet de pierre [PAGE 131] pour s'assurer que le chemin est exempt d'embûche. Vous voyez, ce n'est pas bien compliqué.

– Je doute, reprit Mor-Zamba, que nous soyons revenus avant trois jours. Nos caches sont éloignées d'ici et dispersées. Alors, outre celle-ci, comptons encore deux nuits et, à la troisième, nous vous attendrons au même endroit et à la même heure. Explique bien aux mères que, de toute façon, nous ne leur étions plus d'aucun secours, puisque nous manquions de médicaments.

– Ekoumdourn serait une cité maudite sans les femmes, dit Mor-Zamba en soupirant dès qu'ils furent à nouveau seuls. Décidément, les femmes sont le sel de cette terre.

– C'est extraordinaire, renchérit Jo Le Jongleur, jamais je ne me suis senti aussi bien niché, autant en sécurité et en confiance qu'au milieu de ces bonnes femmes. Je suis comme entouré d'une muraille protectrice tissée par leur discipline, leur discrétion et leur dévouement. Remarque pourtant bien que seules les plus jeunes sont vraiment dans le coup, c'est-à-dire celles dont l'âge aurait dû nous inquiéter le plus. Sans fièvre, sans jactance, sans hâblerie, elles se jouent des mouchards, des délateurs, des curieux...

– Cela te change des individus, plus bêtes que méchants d'ailleurs, auxquels tu t'es fié dans ta première tentative, hein, Georges ? fit Mor-Zamba.

– Parlons sérieusement, reprit Jo Le Jongleur. Comment expliques-tu qu'elles soient si différentes de leurs hommes ? Tu devrais les connaître, toi. Après tout, tu es un des leurs. Comment expliques-tu cela ?

– Elle te l'a dit, répondit Mor-Zamba. Tu aurais dû l'écouter. Tu vois, seules les femmes cultivent la terre, ici. Elles sont seules à veiller, chaque saison, sur la semence. Les enfants, c'est aussi une semence. Avec l'épidémie qui leur exterminait la semence, elles se sont persuadées que la survie de la race était en jeu. Je te répète que c'est ce qu'elle nous a dit elle-même: plus de semis, plus de moisson.

– Finalement, c'est logique, approuva le sapak. A ce propos, ce qu'elle nous a confié concernant les jeunes travailleurs réquisitionnés par Van den Rietter est stupéfiant, vous ne croyez pas ? Franchement, est-ce qu'elle a voulu dire réellement que ces jeunes gens travaillent désormais sans aucune compensation ?

– C'est tout à fait cela, répondit Mor-Zamba. C'est une [PAGE 132] main-d'œuvre gratuite. Personne mieux que moi ne sait ce que c'est.

– Alors, c'est l'esclavage, en somme

– Tu l'as dit, galopin ! fit Jo Le Jongleur.

– Toujours l'esclavage des Noirs ! s'écria l'ancien collégien de Kola-Kola, comme en Amérique, comme en Afrique du Sud. C'est drôle, les toubabs refont toujours la même chose avec nous. Partout où il y a un Blanc et un Noir, il y a un maître et un esclave. Le maître, c'est toujours un Blanc; l'esclave, c'est toujours un Noir. Moi, c'est ça qui m'a frappé dès que j'ai commencé à lire des livres. Pourquoi est-ce toujours nous qui sommes des esclaves ? Pourquoi est-ce toujours eux qui sont des maîtres ? Vous pouvez m'expliquer cela, vous ? Je voudrais rencontrer quelqu'un qui puisse m'expliquer cela. Prenons un type comme Sandrinelli. Tu te sens inférieur à Sandrinelli, toi, Jo ? Non, bien sûr. Et cependant, il était le maître, et toi, en somme, tu étais l'esclave, avoue ? Comment expliques-tu cela ? Oui, je sais, tu t'en fous.

– Je m'en fous, moi ? protesta Jo Le Jongleur. Non mais, tu t'es regardé, galopin ? Ça sert à quoi, tes jérémiades ? Si tu veux prouver que tu es un homme, eh bien, galopin, tu n'as qu'à agir. Fais aussi bien que les Blancs, et tu ne seras plus leur esclave. Les toubabs ne s'épuisent pas en jérémiades, eux, ils agissent, voilà leur secret. Je les connais bien, moi. Et il y a une chose que je peux te jurer tout de suite: les toubabs ne seront plus jamais les maîtres du vieux Jo et le vieux Jo ne sera plus jamais leur esclave. Plutôt crever...

– Ne te fâche donc pas ! intervint Mor-Zamba; le petit te posait une question, c'est tout.

A partir d'ici, les événements vont être marqués par une sorte de démence qui fait de leur récit une gageure, à telle enseigne que nous ne nous les expliquons pas encore très bien nous-mêmes. Ainsi, comment, en dépit de la loi du silence imposée aux mères des petits malades et d'ailleurs respectée par ces dernières, la présence des rubénistes dans la cité se répandit-elle, lentement mais irrésistiblement ? Car c'est à ce moment-là que se leva cette brise dont le souffle allait sans cesse s'enfler et se transformer finalement en ouragan.

L'ivresse n'est d'abord qu'un léger trouble de la vue, tout est comme caressé d'un imperceptible frissonnement; on [PAGE 133] croit encore pouvoir se ressaisir en s'ébrouant un peu ou en pressant ses yeux de la main. Voici pourtant que le vertige s'accélère; les voisins, les objets, le firmament même, tout se met à tourbillonner. Aucun appui où s'accoter alors que s'avance la nuit de l'étourdissement. Il faut renoncer à lutter, se laisser glisser avant l'écroulement funeste. Comment le vertige s'empara-t-il d'Ekoumdoum. Bien des versions ont circulé, plus improbables les unes que les autres. Selon les uns, Mor-Eloulougou et ses acolytes, miliciens zélés de Zoabekwé désormais, jouèrent le rôle décisif. ils sont familiers des hommes et des habitudes de cette partie de la cité qui avoisine la route puisqu'ils y sont nés et qu'ils y ont grandi. Ils mirent donc leur expérience à profit non seulement pour flairer la fourberie dans la fable racontée par les adolescentes, mais aussi pour filer les jeunes filles et particulièrement Ngwane-Azombo. Ils n'auraient pourtant obtenu la confirmation formelle de leurs soupçons que lorsque les maquisards, qui avaient quitté la cité avant le lever du jour et se dirigeaient en file indienne vers leur première cache, Fort-Ruben III, passèrent près du fourré où ils s'étaient eux-mêmes embusqués, alors qu'il faisait grand jour. Voici l'objection habituellement opposée à cette hypothèse : étant partis d'Ekoumdoum avant le premier chant du coq, les maquisards, quand il fit grand jour, devaient se trouver au-delà de la zone de jungle jusqu'où Mor-Eloulougou et ses acolytes peuvent oser s'aventurer.

Aussi en est-il qui soutiennent que c'est, non pas Mor-Eloulougou et ses complices, mais le vieux chasseur Mor-Afana qui, entendant marcher devant lui, se serait prestement tapi dans un buisson et aurait ainsi vu passer les trois rubénistes. Bien que, dans son cas, ces faits fussent innocents, le vieux chasseur Mor-Afana les a pourtant toujours niés,

Pourquoi chercher si loin une vérité certainement jetée à nos pieds ? Combien de temps des hommes, en quelque sorte dépêchés par la Providence pour arracher de tendres nourrissons aux mâchoires d'ogre de l'épidémie et leurs pauvres mères au martyre du désespoir, pouvaient-ils rester ignorés dans une aussi vaste cité ? Au contraire, tout ne concourait-il pas à ébruiter leur présence ? Les mères des petits malades s'interrogeaient et s'encourageaient mutuellement avec des intonations de voix inconnues auparavant de leur famille et des voisins. Elles avaient longtemps [PAGE 134] traîné une prostration hagarde, une lueur d'intelligence brillait maintenant dans leur regard ferme; leur visage auparavant affaissé de rides, s'animait et même s'éclairait d'une esquisse de sourire; hier insoucieuses de leur corps, oublieuses de toute coquetterie, elles arboraient maintenant quelque soupçon de parure au poignet ou à la cheville. Quiconque les surprenait sous ce masque insolite ne pouvait laisser de se dire: «Qu'est-il donc arrivé ?»

Sera-t-on troublé sous prétexte que, par une coïncidence qui inclinerait à les confirmer, les anecdotes imaginant une rencontre à peine manquée des habitants mâles d'Ekoumdoum avec les trois maquisards au fond de la jungle, soient datées du même jour ? Il n'y a là rien de surprenant, quand on revit les heures les plus mémorables de cette journée. En entendant annoncer l'absence pour quelques jours du sorcier à la seringue, les mères sentirent à nouveau monter vers leur visage le poison entêtant du désespoir. Les exhortations de Ngwane-Eligui ne suffirent pas à combler ce vide glacé brusquement rouvert. Elles laissèrent libre cours à leurs imaginations enfiévrées par la haine, vieille blessure prompte à saigner. L'homme à la seringue avait fui quelque menace des maîtres de la cité, il ne s'était pas éloigné volontairement, sans avoir accompli sa tâche. Ainsi donc les criminels étrangers du palais et de la mission catholique n'avaient pas renoncé à leurs projets d'extermination d'Ekoumdoum !

Ici et là, voyant passer un serviteur du Chef, milicien de Zoabekwé, alguazil ou délateur, des mères lui lancèrent comme un aboiement: « Souviens-toi d'Ezadzomo ! » ou encore: « Abéna ne tardera plus ! ». Comme les mouches qu'attire la charogne, ces actes d'hostilité provoquèrent un afflux de délateurs et de miliciens dans ce quartier où le deuil récent avait paru entraîner un relâchement de la pression policière. Mor-Eloulougou et ses hommes s'y répandirent toute la journée, pénétrèrent dans les maisons qu'ils soumirent à une fouille sournoise, accueillis par les sarcasmes des mères et des adolescentes qui, l'air de parler à la cantonade leur disaient: « Pourquoi tant de groins de cochons là où il n'y a pas d'excréments ? » On voit bien maintenant l'erreur de ceux qui expliquent par une rencontre avec des maquisards dans la forêt la recrudescence subite du zèle de Mor-Eloulougou et de ses acolytes.

Ce même jour, au déclin du soleil, un des petits malades [PAGE 135] traités par Mor-Zamba parut brusquement au plus mal et les veuves et épouses de tous âges accoururent selon la coutume de la cité pour assister leur compagne éprouvée et veiller l'enfant jusqu'à sa mort de l'imminence de laquelle personne ne doutait. Tout à coup, les plus jeunes mères décidèrent de se rendre en cortège au Palais où elles demandèrent que Ngwane-Eligui la Jeune vienne au moins imposer les mains au petit malade, à défaut de le sauver. Le Bâtard parut fort embarrassé, comme s'il n'avait su quelle contenance prendre; sans doute avait-il déjà eu vent de la sourde agitation qui, encore une fois, minait le crédit et l'autorité des dirigeants de la cité dans ce quartier dit de la route, où l'indocilité, avec l'épidémie, s'était installée à l'état chronique, et il hésitait entre la rigueur et le masque de l'indulgence et de la bonhomie.

Il tergiversa d'abord, comme un homme qui tient à sacrifier à une superstition, puis consentit à la requête des mères, dont la procession lamentable s'en revint à pas tristes auprès du petit moribond. Quand elle eut satisfait à l'attente de ses compagnes, la jeune femme parcourut longuement l'assistance des yeux, puis s'approcha à tâtons de Ngwane-Eligui l'Ancienne, la vieille mère d'Abéna accroupie dans les ténèbres d'une encoignure, loin du foyer, et lui parla ainsi:

– On rapporte qu'il y a un troisième homme, de stature gigantesque. Quoi qu'on m'en ait dit, ce nouveau venu demeure pour moi un mystère. Est-ce ton fils ?

– Un homme de stature gigantesque ? Vraiment ?

– Je le sais de source tout à fait sûre. Est-ce ton fils ?

– Un homme de stature gigantesque ? Non ce n'est pas mon fils, à proprement parler, mais c'est à peine différent, c'est même pire en quelque sorte.

– Je ne comprends pas. Cet homme n'est pas ton fils, mais tu le connais.

– Si je le connais ? Voici tout ce que je peux te dire, pour le moment, ma fille, et contente-toi de cela : si c'est vraiment l'homme auquel je pense et si son retour parmi nous n'est pas une fable, c'est le crépuscule du passé et l'aurore de l'avenir.

– Il peut changer notre vie ?

– Du tout au tout !

– Même celle des femmes ?

– Il le peut. Ecoute-moi bien, que je te confie un secret, mais ne le répète point: il le peut, parce qu'il est notre vrai [PAGE 136] Chef; l'autre n'est qu'un usurpateur étranger. Il le peut, mais auparavant que d'épreuves, que de sang versé peut-être, lorsque sa présence aura été dévoilée. Il est exposé au sort funeste d'Ezadzomo et de son compagnon inséparable.

Tu te souviens encore de ces deux-là, n'est-ce pas, ma fille ? Si ce malheur revenait, sache que tu pourrais encore en être tenue responsable. Il faut le sauver à tout prix. Que faire ?

– D'abord t'assurer que c'est bien lui.

– Comment ?

– Je te le ferai savoir demain. Après-demain même, il sera encore temps, rassure-toi. Pas de panique. Je puis beaucoup, bien plus que tu ne crois.

Si passionnée, si haineuse, si entière, si illuminée que fût Ngwan-Eligui, l'idée d'une épreuve de force entre les femmes et les maîtres de la cité n'avait même pas encore effleuré l'esprit de la rebelle. A ce moment-là, elle en était encore à rêver de compromis, de tolérance, d'un état miraculeux, né d'un brusque revirement, d'une convulsion qu'elle se figurait très confusément, qui, violente pendant quelques jours, et pourquoi pas un peu sanglante ? se dénouerait heureusement. Le Bâtard et son père rendraient la liberté aux épouses qui l'auraient revendiquée. L'homme à la seringue s'installerait dans la cité pour sauver les enfants, soigner et guérir les adultes, prodiguer à son peuple tous les progrès conquis dans sa longue pérégrination. Comme elle avouera plus tard, il aura fallu que les pensionnaires de Van den Rietter, en se ruant hors de leur enclos pour se joindre à la marée des femmes, assomment à mort quelques-uns de leurs gardiens, pour juger, à l'énormité du crime, que la ligne de non-retour était franchie, et que les femmes devaient assumer la révolte devant quoi les hommes avaient abdiqué. Tout à coup, la jeune femme, dont l'ombre venait de se redresser, parla à voix haute :

– Chères mères, chères sœurs, dit-elle, sommes-nous bien entre nous ?

– Oui ! entre nous, répondit le chœur des veuves et des épouses de tous âges,

– Alors, écoutez-moi bien. Je vous annonce ceci, que vous ignoriez: en ce moment même, vous avez barre sur le Palais. Parvenue près du terme de sa grossesse, la favorite de [PAGE 137] Zoabekwé vient de s'isoler dans l'attente des premières douleurs de son premier enfantement. I'attente peut donc être longue. Pour son septième enfant, le Bâtard espère voir naître enfin son premier fils. Jusque-là, Zoabekwé se gardera de tout acte de violence, ou je ne le connais pas; il a trop peur que la malédiction n'en retombe sur sa femme en couches ou, pire encore ! sur l'enfant à naître, l'être le plus vulnérable à l'exécration. Sans l'acquiescement du Bâtard, Van den Rietter ne se mêlera de rien. Mettez à profit votre avantage. D'ici deux jours, quand l'homme à la seringue sera de retour, montrez au Palais que vous êtes prêtes à payer de votre vie la poursuite de son œuvre dans la cité. Montrez bien que vous lui faites une muraille de vos corps et que, pour l'atteindre, il faudra escalader l'amoncellement de vos cadavres. Ayant le nombre et l'amour de vos enfants, vous avez la force à condition d'affronter l'adversaire serrées les unes contre les autres. Vous avez appris à ne pas compter sur vos hommes; si vous manquez à la défense du sang de votre sang, de la chair de votre chair, qui y pourvoira ?

Après cette exhortation, la jeune femme s'approcha une nouvelle fois à tâtons de Ngwane-Eligui l'Ancienne, la mère d'Abéna; elle se pencha pour lui parler à l'oreille et retourna auprès du petit moribond auquel elle imposa les mains une dernière fois avant de demander aux plus jeunes mères présentes dans l'assistance de la raccompagner dans sa prison du Palais.

De quelle énigmatique et dramatique résolution était empreint le visage de la jeune femme quand, revenue une dernière fois près du petit malade, elle s'était exposée à nouveau à la lueur du foyer, où se consumait un amas de braises ? Dans quelle tragique immobilité, dans quelle poignante fixité du regard l'effroi avait-il figé le corps sec et noueux de la vieille mère d'Abéna quand, un peu plus tard et alors que Ngwane-Eligui la Jeune venait de prendre congé, la flamme d'une bûche jetée soudain au milieu des tisons, l'illumina comme un éclair ? C'est à partir de cet instant que l'on commença à se persuader que l'empire d'Abéna étendait désormais son ombre sur Ekoumdoum et que les hommes du héros rôdaient peut-être déjà dans les parages de la cité, à moins que, comme la rumeur en courait, celle-ci ne fût cernée.

Cela ne fit plus de doute le lendemain pour toutes les mères qui avaient vu le géant à la seringue soigner leur enfant, [PAGE 138] surtout lorsqu'il apparut que le petit moribond de la veille n'avait pas seulement surmonté sa défaillance, mais donnait des signes de retour de son appétit. Ce fut l'occasion pour les autres mères de petits malades de témoigner que de semblables observations avaient été faites sur l'état de leurs enfants soignés par le géant.

Cela ne fit, bien entendu, aucun doute pour les adolescentes qu'un voyage mouvementé avait conduites à Tambona et ramenées à Ekoumdoum, et qui d'ailleurs gardaient jalousement leur secret. Touchées par la jubilation et l'arrogance de celles qui savaient, celles qui n'avaient pas le privilège d'être dans le secret des dieux, contractèrent elles aussi la foi, bien que dépourvues de preuves tangibles. Les jeunes maîtres de l'école de la mission catholique se précipitèrent chez Ngwane-Eligui l'Ancienne et s'efforcèrent de lui arracher des révélations. Comme elle protestait vivement de son ignorance, ils ne virent dans cette attitude que la sage loyauté d'une vieille mère prisonnière des consignes de réserve d'un fils avec qui elle devait communiquer fréquemment.

Nous ne nous doutions nullement alors à quel point le camp adverse était envahi par l'incertitude, la lassitude et le doute. Sans la singularité de l'angoisse mêlée d'une indéfinissable espérance qui tantôt nous déprimait et tantôt nous, exaltait, nous nous serions certainement dit :

« Quelle tactique nouvelle les maîtres de la cité ont-ils donc adoptée tout à coup ? Ou bien quelle étrange paralysie les retient donc reclus chez eux ? En d'autres circonstances, Soumazeu et le Bâtard auraient déjà pris diverses initiatives pour enrayer la montée des alarmes; ils auraient organisé une démonstration de force pour établir qu'ils tiennent la cité bien en main; pour persuader que la forêt est exempte de tout péril et ne recèle aucun maquisard, ils auraient mené des bataillons d'hommes dans d'interminables battues; pour étouffer dans l'œuf toute velléité séditieuse, ils auraient conduit des patrouilles nocturnes qui auraient fait sentir leur omniprésence et auraient fait éclater leur clairvoyance. Mais ils ne font rien de tout cela. La scène demeure vide des protagonistes accoutumés. Qu'est-il donc arrivé ? »

Grâce à Ngwane-Eligui la Jeune, une partie des habitants de la cité savait, certes, que Zoabekwé était ligoté par des craintes superstitieuses; mais nous avons été informés après coup seulement qu'à la même époque Frère Nicolas s'efforçait de remontrer au Père Van den Rietter qu'il s'était jeté [PAGE 139] tête baissée dans une impasse dont il convenait de se dégager en se résignant à une reculade.

– Crois-moi, Père, c'est un guêpier, grondait le gros homme. Je te le répète: tu te ruines si tu tentes de leur offrir le repas quotidien qu'ils exigent; la caisse de la mission n'y résisterait pas, et ton allié refuse de mettre la main à sa bourse. Mais, d'un autre côté, si tu persistes à leur promettre du bon argent dans quatre ans, crois-tu que ces jeunes gens puissent accepter longtemps de travailler si durement ? Ils sont mécontents, tu n'y peux rien; bientôt, ils seront en colère, ils se rebelleront. Comment comptes-tu réduire l'émeute de tant de gens, de tout le pays peut-être ? Crois-moi, Père, ton autorité n'y suffirait pas, cette fois. Alors, comment comptes-tu les réduire ? Où sont tes batteries de mitrailleuses ? Te prends-tu pour le Gouverneur ?

– Tu retardes, Frère Nicolas, railla Van den Rietter, il n'y a plus de Gouverneur.

– Raison de plus ! raison de plus justement. Non, je te dis, les travaux forcés, la corvée, c'est bien fini même avec nos nègres; c'est une époque révolue, ça. Résigne-toi à un acte d'humilité, Père, et de charité en même temps. Offre-leur un dernier petit gueuleton et annonce que tu leur fiches la paix. Prends-en l'initiative pour éviter l'explosion. Tiens, annonce dimanche prochain, par exemple, que tu n'as plus besoin d'eux. La sagesse consiste parfois à reculer, Père.

– Mais je perds la face.

– Oui, tu perds la face, et après ! Tu préfères l'émeute, peut-être ?

En somme, la situation était telle que tout pouvait concourir à l'effondrement brutal de l'autorité qui nous tyrannisait, mais nous l'ignorions. Aussi la facilité de notre victoire allait-elle stupéfier même les plus clairvoyants d'entre nous. Ngwane-Eligui la Jeune, qui fut pourtant l'âme de l'insurrection, avoue elle-même que plusieurs semaines après les débuts du soulèvement des mères, elle n'en croyait encore ni ses yeux ni ses oreilles.

– Il m'arrivait de me dresser la nuit dans mon lit, raconte-t-elle, sans pouvoir discerner si je venais de passer du songe à la réalité ou de la réalité au songe.

– C'est vrai que j'ai en quelque sorte donné le signal. C'est à ma demande que Ngwane-Azombo, quelques heures avant la nuit du retour des maquisards, est allée dire à Ngwane [PAGE 140 ] Eligui l'Ancienne: « Si tu veux être des nôtres tout à l'heure, prépare-toi. Ainsi, tu pourras rencontrer et examiner à loisir l'homme à la seringue. J'interromps mon message à cet endroit; je le complèterai cette nuit si tu reconnais l'homme à la seringue. » J'ai suggéré d'emmener la vieille lampe-tempête que la vénérable femme a dû lever très haut et tenir longtemps d'une main tremblante à la hauteur du visage dont elle n'en finissait plus de scruter chaque trait en sanglotant, et en chuchotant: « C'est bien lui, c'est Mor-Zamba ! Dieu, comme il a grandi. Mais oui, pas de doute, c'est bien lui... » Alors la petite Ngwane-Azombo, qui suivait mes instructions, c'est vrai, a complété ainsi le message: « Ne perds pas de temps à verser des larmes; il y va de sa vie, de celle de nos enfants, fer de lance et semence de la cité, garant de la survie de la race. Reviens promptement vers la cité, sonne le rappel des épouses, des mères, des veuves, des adolescentes et même des plus petites filles pourvu qu'elles soient en âge de rendre service. Rassemblez-vous sans tarder. Faites à l'homme à la seringue une muraille de vos corps afin qu'il soit à l'abri de tout péril. Mais attention ! que cette affaire soit notre unique affaire, l'affaire des femmes. »

» C'est vrai que j'ai donné le signal. Mais pouvais-je imaginer tant de fureur chez une femme de cet âge ? Pouvais-je deviner tant d'énergie dans ce corps noué par les ans, séché par l'attente à la prunelle jaunie ? Pouvais-je m'attendre à cette autorité ? Quelle stupéfaction quand on vint m'informer que c'étaient les plus âgées qui s'étaient refusé le moindre instant de sommeil : elles qui s'étaient dévouées toute la nuit pour dresser autour des deux maisons la première enceinte en treillis de branchages; elles encore qui, à l'aube, apportaient des pieux coupés dans la forêt pour doubler cette première enceinte d'une palissade plus résistante, à l'épreuve d'un assaut des brutes que Zoabekwé n'allait pas manquer de mener contre l'homme à la seringue et ses amis.

» J'ai donné le signal, c'est vrai, mais le reste, comment aurais-je pu le prévoir ? »

*
*  *

Dès l'aurore, les anciennes furent rejointes par les jeunes épouses; elles apportaient des plats chauds pour le premier [PAGE 141] repas des vaillantes troupes conduites par la mère d'Abéna, niais elles ne les quittèrent plus. Les mères de petits malades arrivèrent en un seul groupe quand, le brouillard matinal s'étant dissipé, le soleil, montant de plus en plus haut dans le ciel, eut réchauffé la cité en l'embrasant. On les installa dans celle des deux maisons du fortin qui allait servir d'infirmerie, l'autre hébergeant les maquisards qu'il n'était plus question de changer de gîte toutes les nuits.

Les autres mères de jeunes enfants arrivèrent en ordre plus dispersé les unes après les autres, elles s'asseyaient en tailleur sur les terrasses en terre battue des maisons avoisinant le fortin, sur le gravier à gros grains de l'artère principale, dans la poussière des cours et des places.

– A quoi bon vivre ? soupiraient-elles en plaçant leur enfant le plus jeune entre leurs jambes ou, si c'était encore un nourrisson, en lui fourrant le bout du sein dans la bouche. Oui, à quoi bon vivre s'il faut assister à l'extermination de nos fils, de ce que nous avons de plus cher ? Mourons plutôt avec eux; ainsi il ne restera plus rien d'Ekoumdoum, puisque c'est cela qu'ils ont résolu. Nous ne craignons pas la mort si c'est pour accompagner nos enfants adorés.

Avec l'approche de la mi-journée, arrivèrent en désordre les adolescentes ainsi que les femmes de toutes les catégories d'âge restantes, veuves qui n'étaient pas encore âgées, mères dont tous les enfants avaient dépassé la puberté, épouses sans enfants. Presque toutes portaient une écuelle de bois ou un chaudron de fonte où fumait un ragoût de venaison, une purée d'arachide, ou des épinards bouillis à l'eau, victuailles qu'elles offraient à la cantonade à celles de leurs compagnes qui avaient quitté leur maison sans avoir eu le temps de cuisiner.

Tout ce quartier de la cité, jusqu'à la route désaffectée, se couvrit en quelques heures de femmes dont la vague, fluant et refluant, eut vite transformé en îlot ballotté par les flots le petit fortin protégeant l'infirmerie et la maison des rubénistes. L'attraction exercée par ce rassemblement devint telle que plus rien dans la cité, sans excepter les animaux domestiques, ne parut devoir y résister désormais. Alors un événement insensé vint transformer cette kermesse débonnaire en horde trépignante et convulsionnaire. On vit soudain apparaître, dévalant l'artère principale au pas de charge et poussant des clameurs, un régiment de furies que les femmes rassemblées, avec un mélange d'incrédulité et [PAGE 142] d'enthousiasme, reconnaissaient, au fur et à mesure que se rapprochait cette insolite cohorte, pour les prisonnières de la mission catholique. Leurs bouches étaient tordues par l'imprécation, leurs yeux exorbités par la haine; leurs robes de cotonnade en lambeaux témoignaient qu'elles venaient de livrer un combat féroce. Dès que ces fauves se diluèrent dans la cohue, ils y insufflèrent une fièvre dont le feu dévorant fit en quelques instants des ravages effroyables. Il ne fut plus question que de clôtures pulvérisées, de corps à corps avec les gardiens, de crânes défoncés, d'ennemis assommés, et même tués. Combien de morts ? deux certainement, puisqu'elles avaient vu leur cervelle répandue comme de la morve sanguinolente par terre; peut-être trois, peut-être davantage. Dommage que Soumazeu lui-même ne se soit pas trouvé à portée de main; on lui aurait très bien réglé son compte, à cet eunuque.

Il n'y eut plus dès lors des femmes assises et devisant fraternellement ou des femmes qui allaient et venaient en se coudoyant pacifiquement, mais des femmes qui s'exhortaient mutuellement, des femmes qui tantôt pleuraient et tantôt riaient en se roulant sur le sol, des femmes qui interpellaient les hommes, spectateurs demeurés à bonne distance, et les accusaient de lâcheté, des femmes qui brandissaient leur poing en direction du Palais. Une de ces nouvelles venues, au paroxysme de la frénésie combative, lança comme un mot d'ordre le nom de Ngwane-Eligui la Jeune, aussitôt repris en écho par d'autres prisonnières mutinées qui, bientôt, se mirent à hurler:

– Libérons-la, libérons Ngwane la Jeune ! Au Palais tout le monde ! Au palais... Libérons Ngwane-Eligui !

– Au palais... pourquoi faire ? répondit-on sans passion. Ngwane-Eligui la Jeune est parmi nous. Ngwane-Eligui se dévoue dans l'infirmerie auprès des petits malades. Ngwane-Eligui est libre. Si Le Bâtard prétend venir la reprendre ici, avec l'aide de ses brutes sauvages, nous les verrons venir de loin. Alors, armons-nous de piques et de machètes que, cette fois, ils trouvent en face d'eux des tigresses et non des agneaux !

– N'attendons pas qu'ils apparaissent, reprirent les prisonnières mutinées. Prenons nos dispositions d'avance. Dressons une nouvelle enceinte, en terre battue cette fois, autour du fortin.

Voulant donner l'exemple à leurs sœurs, les rebelles [PAGE 143] venues de la mission catholique, familières de ce genre de corvée, se mirent aussitôt au travail, imitées de proche en proche par les autres femmes. L'atmosphère de fête revint au fur et à mesure que l'heure s'avançait, les insurgées se persuadant peu à peu que les dirigeants de la cité laisseraient la journée s'écouler sans tenter aucune riposte; elles sentaient bien que, quoi qu'il advint par la suite, cette abstention était déjà un aveu de faiblesse.

Que faisaient les maîtres de la cité pendant ce temps ? Nous savons aujourd'hui que les deux missionnaires ne se quittèrent pas de la journée et se concertèrent sans cesse.

– Non, non, non et non, Père, disait Frère Nicolas à Soumazeu, ne t'en mêle plus. Laisse les nègres s'entrebouffer, si cela leur fait plaisir. Après tout, qu'avons-nous à y voir ? Est-ce notre rôle ? Nous sommes dépassés, Père. Quelque chose nous a échappé dans ce pays. Nous croyions avoir tout compris, mais nous avons été dépassés. Un peu d'humilité, que diable ! Laisse donc faire.

Zoabekwé fit plusieurs tentatives pour rejoindre son indispensable conseiller, mais celui-ci demeurait comme absent, muet, anéanti et, chaque fois, c'est Frère Nicolas qui adressa ces mots à Zoabekwé désemparé:

– Nous t'enverrons chercher le moment venu, mon enfant. Tu as fait souvent bien de la peine à la Sainte-Vierge avec tes nombreuses femmes; prie-la néanmoins, demande-lui pardon: elle intercédera auprès de son fils et Lui demandera de t'inspirer la conduite la plus appropriée à ta pénible situation.

Comme la nuit tombait, un dernier coup de théâtre, non moins renversant que les précédents, se produisit dans Ekoumdoum dont tous les habitants, et même les jeunes travailleurs de Van den Rietter revenus précipitamment de la plantation, semblaient s'être donné rendez-vous autour du fortin. La mulâtresse de la mission catholique se montra et causa une telle sensation que les femmes qui travaillaient suspendirent leur geste, celles qui dansaient leur pas, celles qui chantaient leur refrain, celles qui parlaient leur discours; celles qui étaient assises se dressèrent, celles qui étaient debout s'accotèrent à quelque étai, celles qui -riaient se rembrunirent, celles qui s'écartaient s'approchèrent, celles qui partaient revinrent, celles qui doutaient crurent, celles qui s'inquiétaient s'apaisèrent, celles qui vieillissaient rajeunirent, celles qui fléchissaient se raffermirent, celles qui radotaient [PAGE 144] raisonnèrent; bref, ce fut comme si le monde même eût été mis à l'envers.

Tandis qu'elle s'avançait droit devant elle, avec la lenteur raide des somnambules, les femmes, formant spontanément la haie, lui murmuraient d'une voix que cassait l'émotion :

– Que viens-tu faire ici, toi ?

– Ne suis-je pas des vôtres ? chuchotait-elle timidement sans suspendre son pas mécanique. Ne suis-je pas une femme noire ? le veux aller veiller moi aussi au chevet des petits malades, aux côtés de Ngwane-Eligui la Jeune; dites-lui que je suis venue et que j'ai des médicaments pour les petits malades, des médicaments pris là-haut; car ils en avaient, eux, ils en ont toujours eu. Ils se soignaient entre eux, ils savent faire des piqûres; ils se les faisaient entre eux, ils m'en faisaient aussi parfois. Je veux me consacrer, avec Ngwane-Eligui la Jeune, à la guérison des petits malades. Dites-lui que je suis venue; elle sait bien, elle, que je suis des vôtres.

La foule se fendait devant elle et le chemin du fortin s'ouvrait comme miraculeusement pour guider l'adolescente étrange.

– J'ai des médicaments, répéta la mulâtresse quand elle eut pénétré dans l'infirmerie et que Ngwane-Eligui la Jeune fut venue l'accueillir à la porte en la prenant par la main pour la conduire auprès de Mor-Zamba. Oui, j'ai des médicaments. Ils en avaient là-haut, alors je les ai pris. Comment vont les petits malades ?

– Très bien, répondit Ngwane-Eligui la Jeune.

– Je crois bien qu'ils iront de mieux en mieux, affirma Mor-Zamba. Je suis prêt à parier qu'il n'y aura plus de décès. Ericsson avait raison : les antibiotiques peuvent réaliser des miracles chez nous.

– Peut-être n'était-ce pas si grave, opina Jo Le Jongleur. C'était peut-être une maladie anodine. Cela prouverait qu'on peut mourir d'une maladie anodine quand elle n'est pas du tout soignée.

– Surtout les très jeunes enfants, approuva Mor-Zamba; je suis convaincu que l'on ne mesure pas vraiment à quel point les jeunes enfants sont fragiles et demandent à être protégés. Cela nous donne une idée de nos responsabilités.

La journée du lendemain s'écoula aussi sans que les autorités, pourtant bafouées jusqu'à la provocation outrageante, osent seulement signaler leur existence. [PAGE 145]

– Vous ne me ferez pas croire que c'est normal, disait Jo Le Jongleur.

– Oh que si, lui répondait le sapak Evariste. C'est une tactique délibérée, j'ai lu ça dans un bouquin; et même ils ont un nom spécial pour ça. Ils appellent ça « laisser pourrir » la situation. Avant l'indépendance, Sandrinelli et Le Bituré ont appliqué la recette à diverses entreprises en grève à Fort- Nègre.

– Explique ! grondait Jo Le Jongleur avec impatience.

– C'est simple, exposait le sapak. Une grève, une insurrection, une rébellion, au fond, c'est comme un brusque accès de fièvre chez un individu quelconque. Alors, au lieu de se précipiter, un médecin vicieux peut se contenter de faire le pari que le malade n'est pas sérieusement atteint; il se dit secrètement: « Surtout pas de panique ! » Alors, il attend. Le malade marine un jour, deux jours, trois jours dans sa sueur. Puis, tout à coup, la fièvre retombe toute seule, d'elle-même. C'est-à-dire que les grévistes, les insurgés ou les rebelles se lassent, cessent de croire à leur succès, se mettent à douter de tout et même de leurs chefs contre qui ils se retournent. Le mouvement s'effiloche, puis se désintègre, meurt de sa belle mort. Et le tour est joué, les autorités n'ont plus qu'à reprendre les choses en main.

– C'est vrai que c'est vicieux, commenta Jo Le Jongleur, et dangereux surtout. Si c'est bien leur idée, alors, Le Péquenot, tu sais ce qui te reste à faire ? Une grande déclaration. Tu es le Chef maintenant, après tout. Une partie de la cité t'a reconnu et, de plus, tu es mandaté par Ouragan-Viet, je suis prêt à en témoigner. Dans ta déclaration, tu prononces la déchéance des dirigeants actuels, et tu leur ordonnes de rendre leurs armes.

– C'est une idée fixe, railla Mor-Zamba.

– Crois-moi, mon vieux, ça marchera. Et d'ailleurs, tu n'as pas le choix.

Jo Le Jongleur se trompait pour une fois. Ce troisième jour de l'insurrection des femmes, alors que les rubénistes venaient de débattre, pour la troisième ou quatrième fois, de la tactique du pourrissement, la rumeur se propagea que Soumazeu avait été aperçu tout en haut de la cité sans sa bicyclette, sans escorte, qu'il descendait l'artère principale à pied en direction de la route, c'est-à-dire en direction du rassemblement des femmes et du fortin, qu'il [PAGE 146] s'approchait du pas nonchalant d'un père qui va rendre visite à ses enfants.

– Pas de doute, commencèrent à se dire les femmes les unes aux autres, pas de doute, le but de sa sortie, c'est ici, c'est nous. Il vient peut-être récupérer sa fille la mulâtresse. Sinon quel culot et quelle impudence ! Vraiment que viendrait-il faire ici, après tout ce qui s'est passé ? Persuader ses prisonnières de réintégrer leur enclos ? Se figure-t-il que ce soit encore possible ? Oh, l'homme impudent. Espérons pour lui qu'il vient récupérer sa fille la mulâtresse.

– Je ne suis pas la fille de Van den Rietter, protesta la mulâtresse quand ces propos furent parvenus jusqu'à elle.

– Qui es-tu donc ? lui demanda Ngwane-Eligui la Jeune.

– Je suis une orpheline, ou plutôt une enfant abandonnée et recueillie par Frère Nicolas. En vérité, je suis la nièce de Frère Nicolas, c'est-à-dire la fille de son frère, commerçant à Mackenzieville. En 1956, mon père est retourné se marier dans son pays. Revenu à Mackenzieville, il n'a plus voulu de moi, sans doute à la demande de sa nouvelle femme. Alors, Frère Nicolas m'a recueillie, et c'est ainsi que je me suis retrouvée à Ekoumdoum.

– Pourquoi n'es-tu pas allée avec ta mère noire ? demanda une mère de petit malade.

– Parce que je ne l'ai jamais vue et que je ne la connais pas, quoiqu'elle vive toujours. Après avoir longtemps habité ensemble comme mari et femme, ils se sont brusquement séparés un jour; c'est ce qu'on m'a dit sans me préciser le motif de cette séparation. Je sais maintenant que Frère Nicolas ne m'emmènera pas non plus quand le jour de son départ sera venu; il me mettra dans un orphelinat à Mackenzieville: c'est toujours ainsi que cela se passe. Je suis des vôtres et je veux vivre désormais comme vous, et non reléguée dans les salles froides et les galeries solitaires d'une bâtisse étrangère.

Dans sa marche, le Père Van den Rietter avait été constamment sous le feu d'hostilité de plus en plus dense que le peuple des femmes, par des centaines de paires d'yeux qui semblaient lancer des traits à jets ininterrompus, dardaient sur ce personnage hier encore respecté et admiré, aujourd'hui exécré comme tous les pères abusifs. Quand il fut enfin à portée de parole, le brouhaha de voix de la foule tomba progressivement, comme un orage qui s'apaise; mais [PAGE 147] en même temps les visages, en se tournant vers l'intrus, se figeaient, se fermaient.

La faute que commit alors Van den Rietter ne fut peut-être qu'un effet de cette réprobation muette dont la chape inconnue accabla tout à coup ses épaules et le fit trébucher. Peut-être voulut-il se donner une contenance au moment de tenter de renouer avec les femmes de la cité. Peut-être voulut-il accorder un ultime répit à son trouble. Le jour baissait déjà et le temps lourd peuplait l'air de gros insectes et de volatiles que les éperviers chassaient en fendant le ciel peu lumineux d'un vol planant et zigzagant. Parvenu à un jet de pierre seulement du rassemblement des femmes, Sumazeu interrompit tout à coup sa marche, se planta en écartant les jambes comme un acrobate préparant un exercice d'adresse et de force tout à la fois, rejeta sa tête en arrière, dressa vers le ciel, de toute la longueur de ses bras, ses paumes jointes, et se mit à pivoter sur son bassin tantôt de gauche à droite, tantôt de droite à gauche. Cela dura de longues minutes, puis une explosion sèche retentit sans surprendre la foule, en même temps qu'une ombre lancée comme une flèche traversait l'air avant de se fracasser sur le gravier à gros gains de l'artère principale, aux pieds de Soumazeu.

– Voilà bien la cruauté et l'insensibilité de ces gens, commenta la foule dans une sourde rumeur; il laisse l'épidémie décimer nos enfants, il réduit nos adolescents en esclavage, il nous voit en proie aux tourments du chagrin le plus cruel, et que fait-il pendant ce temps ? Il joue à tuer des animaux innocents qu'il ne mange même pas. Voilà bien cruauté et l'inhumanité de ces gens. Attendez, dans quelques instants, il va nous prêcher l'amour du voisin et la compassion pour les faibles.

Cependant, Soumazeu qui avait repris sa grotesque posture d'affût, abattit coup sur coup trois autres éperviers, inconscient du dégoût et du scandale que soulevait ce vain carnage. L'une des prisonnières mutinées de la mission catholique déclara à mi-voix:

– Horde de sauvages, vous savez maintenant ce qui vous attend si vous osez bouger de nouveau ! voilà le message qu'est en train de vous adresser Soumazeu, si vous ne l'aviez pas encore compris. Si j'étais un homme, je ne laisserais pas faire cet arrogant étranger.

Plus sourd que jamais à la consternation de la foule qui [PAGE 148] l'observait, Van den Rietter abattit encore deux autres éperviers.

– Couchez-vous face dans la poussière, horde de singes cria la même femme. Ah, que ne suis-je un homme ! Pas un homme comme les nôtres qui n'ont rien entre les jambes, mais un vrai homme, un homme qui en aurait.

C'est alors que le peuple d'Ekoumdoum eut le bonheur d'assister à un vrai prodige, un événement que, comme les femmes devaient le confesser en sanglotant au cours du tohu-bohu de triomphe qui lui succéda, les habitants de la cité, depuis longtemps, depuis toujours peut-être, attendaient sans oser se l'avouer. Jamais on n'a vu un geste aussi insignifiant produire une telle émotion dans l'âme de tout un peuple ni se graver aussi profondément dans son esprit et modifier à ce point sa personnalité. Certes, la première sortie de Ngwane-Eligui la Jeune hors du bois aux chimpanzés sans l'autorisation de ses maîtres, sa promenade à travers la cité, plus sereine et goguenarde qu'un défi, nous avaient remplis de terreur ô combien justifiée. Le meurtre abominable d'Ezadzomo et d'Ezabiemeu, en nous révélant l'abîme de notre impuissance, nous avait livrés aux supplices du désespoir. Quant à l'exploit de Georges Mor-Kinda, appelé par ses amis Jo Le Jongleur, il sonna comme le signal ouvrant une ère merveilleuse, comme le coup de rame jetant l'esquif sur la rive de la terre promise, après une navigation si longue que nous avions oublié l'année de l'appareillage.

Debout au milieu des femmes, non loin du fortin, Jo Le Jongleur n'avait pas perdu un seul des gestes de Van den Rietter depuis le moment où il avait été signalé dans le haut de la cité descendant vers la route. Il l'avait observé minutieusement tandis qu'il se plantait sur la chaussée de l'artère principale, qu'il levait ses deux paumes jointes, qu'il visait la cible fuyante en pivotant sur son bassin. Il avait entendu avec joie les commentaires hostiles ou vindicatifs de ses voisines après la première victoire de Soumazeu, et partagé leur sévérité et leur indignation. Il avait vu le missionnaire se remettre à l'affût et abattre coup sur coup trois autres rapaces. Humilié, saisi de rage, il s'était dit: « Eh oui, si loin de son pays, si loin de ses frères de Fort-Nègre, tout seul au milieu d'une cité africaine, en plein cœur de l'Afrique, voilà encore un toubab qui triomphe. A croire qu'ils sont nés pour gagner, où qu'ils soient ! Mais pourquoi gagnent-ils toujours ? Parce qu'ils sont les plus forts ? Voire ! [PAGE 149] Plutôt parce que eux seuls ont l'audace nécessaire pour gagner. D'où leur vient cette audace ? De ce que, si j'ai bien compris ce que m'en dit souvent le sapak Evariste, de leur histoire ils ne retiennent que les victoires. Des gens qui ne retiennent de leur histoire que les victoires finissent par se persuader, de génération en génération, que le Ciel lui- même les protège et les voue à la victoire. Au fur et à mesure que les siècles s'écoulent, les enfants de ces peuples se croient invincibles. Alors, ils foncent à tous les coups, gonflés d'assurance – et ça réussit chaque fois.

« Tandis que nous, le sapak a raison, depuis que les toubabs sont arrivés, nous n'avons plus d'histoire, parce qu'ils nous l'ont volée. Ils nous ont enseigné que notre histoire, c'est seulement d'avoir été vaincus par eux. C'est vrai, nous ne savons plus de nous et de nos pères que ce qu'ils nous en disent, à savoir qu'ils nous ont vaincus un point c'est tout. Alors nous faisons ce que le sapak appelle un complexe d'infériorité. Ayant été vaincus une fois – oui, mais quelle dérouillée cela a dû être ! –, nous sommes persuadés que nous devons l'être nécessairement à l'avenir. Pourquoi le sapak m'a-t-il si souvent harcelé avec cette interrogation ? Il devrait pourtant connaître la réponse, lui qui sait tant de choses. Ce qui distingue le maître de l'esclave C'est simple, finalement : l'un est persuadé qu'il doit nécessairement vaincre, l'autre qu'il doit nécessairement être vaincu. Alors, mon vieux Jo, à toi de choisir: tu veux être un esclave ou un seigneur ? Un seigneur ? alors, il faut y aller. Fonce, vieux Jo, terreur des mamelouks, écumeur des groupes scolaires, tourment des gaullistes et autres Sandrinelli, héros des tumultueuses nuits de Kola-Kola. Ce n'est pas un cul-terreux, s'appelât-il Soumazeu, qui interrompra la carrière d'un noble enfant de Ruben, d'un disciple d'Ouragan-Viet.

En faisant valoir diverses considérations plus pertinentes les unes que les autres, Jo Le Jongleur avait, avec l'accord de Mor-Zamba, introduit quelques armes dans le fortin, ainsi que des munitions. Il revint dans le fortin, prit un mousqueton, l'arma sans précipitation, glissa quelques balles dans sa poche et sortit avant que personne n'ait eu le temps de voir et de comprendre son manège. Fendant calmement la foule des femmes, il marcha d'un pas déterminé sur Van den Rietter, s'arrêta à quelques centimètres seulement du missionnaire, se campa comme il l'avait vu faire, dressa les deux bras crispés sur l'arme et la pointa vers le ciel, tandis [PAGE 150] que des femmes hurlaient des exclamations épouvantées.

Quelle fut l'attitude du missionnaire, quelle expression se peignit sur ce visage si impérieux à l'ordinaire lorsque Van de Rietter aperçut le petit homme en position auprès de lui ? Certains affirment que, de surprise, il se tourna complètement vers Jo Le Jongleur et même lui adressa des paroles d'encouragement et de bienveillance. Selon d'autres, s'il est vrai que le missionnaire fit en effet un quart de tour afin d'embrasser d'un seul coup d'œil la totalité du personnage de son rival, une simple lueur de curiosité dédaigneuse brilla dans son regard au milieu d'un visage impassible; en aucun cas, il n'ouvrit la bouche, gardant au contraire les deux lèvres bien pincées comme il lui arrivait toujours chaque fois qu'un habitant de la cité s'oubliait au point d'oser lui porter la contradiction.

Il est plus plausible que personne n'eut assez de présence d'esprit pour observer cet homme exécré maintenant, que nous eussions aimé savoir désormais au diable, tant nous étions fascinés par le petit maquisard venu de si loin qui, peut-être, allait nous libérer du doute et racheter nos lâchetés. Mais nous n'avons même peut-être épié ni l'un ni l'autre; il se peut qu'à l'instant fatidique nous ayons fermé les yeux, comme fait une mère ou un père en voyant le fils, à qui la cité vient de confier l'ultime espoir de sauver l'honneur commun, pénétrer dans l'arène et commencer à se mesurer avec le champion du camp adverse; c'est un homme qu'on dit redoutable et féroce et déjà sa seule réputation dinvincibilité écrase l'enfant frêle et doux; sa santé a coûté tant de soins ! ses rhumes s'éternisaient; le temps a beau passer, sa jambe doit toujours grincer d'une fracture enfantine.

Ce que nous nous rappellerons c'est la détonation, parce qu'elle gronde toujours au fond de notre âme comme dans l'antre d'une grotte une source jaillissante et immortelle; parce qu'elle bourdonne encore dans nos oreilles qu'elle assourdit comme la vigueur d'un sang retrempé et rajeuni; parce qu'elle se doubla quasi instantanément d'un autre fracas, à la fois sourd et abrupt, qui annonçait que le rapace abattu par Jo Le Jongleur venait de s'abîmer sur le gravier à gros grains de l'artère principale.

Qui peut décrire les folles scènes qui ont suivi ? Ne vaut-il pas mieux se résigner à l'énumération de faits et de gestes dans leur nudité ? Jo Le Jongleur a été aussitôt porté en [PAGE 151] triomphe à travers la cité par les femmes mutinées de la mission catholique, qui poussaient des youyous si stridents et proféraient des paroles si exaltées et extatiques qu'ils semblaient exprimer le degré suprême du délire. Excepté le bois aux chimpanzés, toute notre cité s'est retrouvée spontanément sur l'artère principale; ceux des habitants qui étaient à cette heure-là dans le haut Ekoumdoum ont reflué comme un énorme torrent vers le quartier du fortin. Les hommes, les adolescents en particulier, n'ont plus hésité à parader côte à côte avec les femmes qui les raillaient en leur criant :

– Eh bien, ne dirait-on pas que c'est la fin du inonde ? Voici que les esclaves eux-mêmes s'avisent de marcher debout sous les yeux de leur maître, au lieu de ramper. Regardez-les, ils bombent le torse, ils s'esclaffent, ils se rengorgent; on dirait de vrais hommes, des hommes ayant quelque chose entre les jambes. Mais regardez-les, ils nous feraient croire que les voilà enfin résolus à s'emparer de leur liberté. Que disent-ils ? Que c'est le cas ? Qu'il n'y a qu'à les mettre à l'épreuve ? Vous demandez une épreuve, hommes aux attributs postiches ? Vous voulez une épreuve pour établir enfin que vous êtes de vrais hommes ? Alors, chiche ! votre épreuve, la voilà à quelques pas; votre épreuve, c'est cet étranger à la longue barbe qui vous faisait encore trimer hier dans ses plantations, comme s'il vous avait destitués de votre virilité. Alors, chiche, voilà votre épreuve. Que dites-vous ? Que vous n'avez plus traversé le fleuve pour trimer dans ses champs depuis le deuxième jour de notre insurrection ? Cela ne suffit pas. Allez lui arracher sa pétoire si vous êtes vraiment des hommes. Allez, allez... Attention, nous vous regardons. C'est aujourd'hui que le doute sera enfin levé sur votre vrai sexe.

Après la prouesse de Jo Le Jongleur, Soumazeu n'avait pas ébauché le moindre mouvement de retraite comme chacun s'y attendait; immobile, il contemplait pensivement la foule ivre ainsi que fait le maître en présence d'écoliers turbulents hurlant sans raison dans une cour de récréation. Les adolescents, qu'avait fouettés pour ainsi dire jusqu'au sang l'exhortation des femmes, eurent bientôt cerné le missionnaire, et lui parlèrent d'abord raisonnablement.

– Nous avons longtemps travaillé sur tes chantiers et principalement dans ta plantation, lui dirent-ils; nous voulons que tu nous paies notre peine en bon argent, [PAGE 152] maintenant. Ne sais-tu pas que tout travail exige un salaire depuis que l'indépendance, conduite par Abéna, a pénétré dans la cité d'Ekoumdoum, notre noble cité ? Mais pourquoi gardes-tu le silence ? Pourquoi ne nous réponds-tu pas ? Rejettes-tu notre requête comme n'ayant aucun fondement ou bien l'estimes-tu justifiée et, dans, ce cas, y feras-tu droit ? Tu ne nous réponds pas, tu ne nous as jamais répondu, tu n'as jamais voulu nous considérer comme des hommes. Nous sommes des singes à tes yeux, n'est-ce pas ? Alors, pourquoi ne vas-tu pas aussi évangéliser les ouistitis et les orangs-outans dans la jungle ?

– Qu'il vous donne son arme ! cria tout à coup le sapak qui, sur les conseils de Ngwane-Eligui la Jeune, s'était mêlé aux adolescents. Qu'il vous donne son arme puisqu'il n'a pas les moyens de vous payer.

– C'est ça, reprirent les jeunes gens en écho, donnenous au moins ton arme, et nous te tiendrons quitte de tout. Donne-nous ton arme ou tu auras affaire à l'indépendance.

Autour du missionnaire, la foule juvénile dansait maintenant une sarabande chahuteuse, mais la véhémence de ses interprètes, l'agressivité solennelle de leur gesticulation, l'exaspération graduelle de leurs sommations, le volume sans cesse grandissant de leur voix, l'allégresse des applaudissements que leur adressaient leurs zélateurs, tout démentait cette bonbomie apparente. D'ailleurs, l'étau se resserrait autour de Van den Rietter plus impassible que jamais. A braver du regard le maître d'hier, à brandir le poing sous son menton, les plus âgés paraissaient conscients de se livrer au jeu sacrilège de la profanation.

Sans avoir esquissé un geste de défense, Sournazeu se trouva bientôt pris dans le branle d'une bousculade déclenchée par les plus jeunes de ses interpellateurs, qui étaient aussi les plus petits, comme un chêne dont la hache anonyme secoue la base et fait trembler la cime. C'est alors que Mor-Zamba se dressa de toute la hauteur de sa stature et de toute l'autorité d'une réputation mystérieuse et fabuleuse qu'étendaient un peu plus à chaque heure les récits, encore timides pourtant, des rares rescapés des temps anciens qui virent arriver l'enfant errant. Le sapak prit la parole et s'adressa en ces termes, non plus à un compagnon, mais à un arbitre, à un juge, à un maître :

– Voilà : ces jeunes gens, tu sais bien, accusent le [PAGE 153] missionnaire de les avoir fait trimer sans salaire. lis exigent donc d'être payés en bon argent, tout de suite. C'est logique, non ? Bon, remarque qu'ils tiendraient quitte leur ancien patron s'il leur remettait sa pétoire. C'est ce qu'ils ont dit.

Comme touché par une grâce miraculeuse, Van den Rietter avait dépouillé son arrogance en voyant Mor-Zamba; il ne songea point à contester l'avantage de sa position, ni même à en douter, et se résigna à l'humiliation d'une négociation vitale avec un inconnu dans son fief d'Ekoumdoum; c'était comme si on lui avait signifié sa déchéance. Il fut finalement convenu entre les deux adultes que l'arme serait donnée aux adolescents à la manière d'un jouet, c'est-à-dire sans les munitions, et qu'ensuite les jeunes gens cesseraient d'asticoter Van den Pietter. Soumazeu extirpa alors le revolver de sa poche et le confia à Mor-Zamba qui le tendit au sapak Evariste, autour de qui se pressèrent aussitôt les jeunes gens de la cité, dévorés de curiosité.

Quand arriva sur les lieux Jo Le Jongleur, dont le triomphe avait été écourté à sa propre demande, Van den Rietter, libéré de la populace, et Mor-Zamba qui le dominait de la tête et des épaules et semblait le protéger, s'éloignaient en marchant côte à côte et conversaient apparemment avec une circonspection en quelque sorte chaleureuse.

– Qu'est-ce que ça signifie ? dit l'ancien arsouille en pointant l'index vers Mor-Zamba et Van den Rietter. Peux-tu me dire ce que cela signifie, toi ? Le Péquenot fraternise avec ce toubab qui a failli m'assassiner d'une torsion des testicules ?

– Ne t'en fais pas, Jo, lui répondit le sapak, il l'accompagne un bout de chemin comme ça, parce que l'autre était vert de trouille; nos amis qui sont là l'ont un peu houspillé tout à l'heure pour lui prendre ceci. Regarde bien, Jo... Pas mal, n'est-ce pas ? Est-ce que tu te rends compte de ce que tu viens de faire, Jo ? Et si tu n'avais pas réussi du premier coup ? Parce que c'était ça, tu vois ? Ou bien du premier coup, ou alors la catastrophe quoi que tu fasses après. C'est vrai, pour les gens, c'était ça: il fallait à tout prix que le ciel soit avec toi. Et la meilleure façon de le montrer, c'était que tu fasses mouche du premier coup. Ouf ! tu as fait mouche du premier coup, c'est l'essentiel. Qu'est-ce qui t'a pris, Jo ? Quelle mouche a bien pu te piquer ?

– Est-ce que tu te souviens de moi, Jo ? fit un [PAGE 154] adolescent parmi les centaines qui les entouraient en écarquillant les yeux.

– Non, mon vieux, répondit Jo Le Jongleur. Rappelle-moi qui tu es.

– Le jour de votre arrivée, alors que tu portais encore de grandes robes comme un Haoussa, tu te rappelles ? Eh bien, peu avant votre arrivée à l'entrée de la cité, vous avez rencontré un groupe de jeunes, disons une dizaine. Vous vous êtes arrêtés, sans doute pour nous parler, mais nous nous sommes enfuis précipitamment. Vous avez dû nous prendre pour de vrais sauvages, pas vrai ? Eh bien, nous allions braconner sur les terres du Chef, et nous voulions éviter que qui que ce soit le sache. Ce qui est formidable, c'est que nous pourrons désormais chasser partout, librement. Est-ce vrai ?

– J'en suis persuadé, répondit sans hésiter Jo Le Jongleur. Cela vous sera confirmé par le nouveau Chef, mais c'est comme si c'était officiel.

– Nous sommes tes soldats désormais, reprit l'adolescent, ainsi que ceux d'Abéna. Demande-nous n'importe quoi et nous le ferons aussitôt.

A ce moment précis, Ngwane-Eligui la Jeune, se glissa auprès de Jo Le Jongleur, le prit par la main et l'entraîna un peu à l'écart de la foule.

– Je vais au palais avec les rebelles de la mission catholique, lui confia-t-elle tout bas en lui parlant presque à l'oreille.

– Pourquoi faire, à cette heure tardive ? s'inquiéta le Koléen.

– Nous avons toutes un vieux compte à régler avec cette brute de Zoabekwé qui nous a tant battues que chacune de nous porte encore une trace de son nerf de bœuf. Eh bien, nous allons lui rendre la monnaie de sa pièce, et personne ne pourra nous en empêcher. Pour ce que nous voulons lui faire, cette heure est la meilleure; c'est tout de suite ou jamais.

– Nous venons vous prêter main forte, attendez donc que nous soyons prêts, supplia Jo Le Jongleur.

– Pas question ! nous sommes bien assez grandes pour régler nos affaires toutes seules.

– Voyons, vous êtes toutes des folles. Il est plus fort que vous toutes réunies. Il va vous asséner son poing comme un gourdin, et il en abattra bien dix à chaque coup. [PAGE 155]

– Tu n'y connais rien; tu n'es qu'une sale brute comme tous les hommes. Si tu veux parier, tu n'as qu'à t'arranger, et tu pourras l'entendre, mais de loin. Il ne va pas tarder à braire sous la douleur; chacune de nous a juré de lui cingler plusieurs fois le dos avec son propre nerf de bœuf. Mais il y a lieu de vous amuser autrement, vous. Par exemple en allant faire un petit tour du côté du presbytère. Je crois me souvenir qu'on s'est donné du plaisir là-bas, une certaine nuit, avec vos testicules... Mais, après tout, c'est votre affaire si vous estimez que des gens qui ont fait des choses pareilles ont droit au sommeil une nuit comme celle-ci. Nous, cela fait des mois, des années parfois, que nous attendons ce moment.

– Nous, ce qui nous intéresse, ce sont les armes. Notre mission, ce sont les armes.

– Compte sur moi pour te rapporter toutes celles du palais. Salut !...

Revenu au milieu des jeunes gens de la cité, qui l'avaient attendu respectueusement, Jo Le Jongleur, très emporté tout à coup, leur déclara:

– Vous voulez être des soldats, les gars ? Nous allons bien voir: armez-vous tout de suite d'une machète, vous allez livrer immédiatement votre première bataille au presbytère. Nous devons nous emparer des armes des missionnaires. Sachez-le: c'est une question de vie ou de mort.

– Ce soir ? demanda le sapak.

– J'ai dit tout de suite, répondit Jo Le Jongleur.

– D'accord, reprit le sapak, mais le grand chien, comment allons-nous nous y prendre avec cette énorme bête ? Tu l'abats tout de suite en arrivant ? Mais alors, tu alertes les deux toubabs !

– Le chien ? firent en chœur plusieurs adolescents de la cité, il n'y a plus de chien; il y a plusieurs semaines qu'il est mort. On pense qu'il a été mordu par une bête, peut-être un serpent.

– Mais alors, ça change tout ! s'écria le sapak Evariste.

– Rassemblement ici même dans dix minutes ! ordonna Jo Le Jongleur.

Il emmena le sapak au fortin et le pourvut d'un mousqueton.

– Ce fusil n'est pas armé, lui dit-il. Tu n'as donc rien à craindre. Il suffit que tu l'exhibes, mais tu me confies le revolver, parce que ce genre de joujou est extrêmement dangereux. [PAGE 156]

– Dis-moi, tout à l'heure... est-ce que tu avais bu ? demanda le sapak d'un air extrêmement troublé.

– Qu'est-ce qui te prend ? répliqua Jo Le Jongleur, est-ce que tu te figures vraiment que c'est le meilleur moment pour plaisanter ?

– Est-ce que tu avais bu ?... Je ne plaisante pas.

– Non, je n'avais pas bu... Mais j'étais ivre quand même, par ta faute. C'est toi qui m'as soûlé le jour de notre retour en me traitant d'esclave de Sandrinelli. Eh bien, tu vois, je suis en train de te prouver que je ne suis pas un esclave de Sandrinelli. Et attends, tout à l'heure, ce n'était qu'un début; pour la suite, ouvre bien les mirettes, galopin. Ils vont en baver maintenant, les toubabs. Ah ! ils ont voulu faire un esclave du vieux Jo ?... Galopin, c'est ce qu'on va voir.

C'est vrai qu'il tenait, lui aussi, l'occasion unique de sa revanche ! A quelques détails près, l'absence de Mo-Zamba, par exemple, qu'il valait mieux ne pas mettre dans le secret parce qu'il serait capable de faire un scandale en s'employant à enrayer l'opération, lui, Jo Le Jongleur, allait quand même pouvoir exécuter en l'appliquant au presbytère le plan conçu huit mois plus tôt pour l'assaut du Bois aux Chimpanzés et que des événements malencontreux l'avaient obligé à remiser précipitamment quelque part au fond de sa mémoire.

Tout se déroula d'ailleurs à la perfection, et la première grande victoire militaire du commando rubéniste fut exempte de bavure - un vrai Austerlitz, prétend aujourd'hui le sapak Evariste. A moins d'avoir été expressément convoqués à cette heure-là au presbytère, les employés avaient coutume de passer paisiblement leurs soirées en famille ou entre amis dans de petites cités disséminées à travers le domaine de la mission, et se gardaient bien de venir importuner les missionnaires après la nuit tombée. Aussi, les troupes de Jo Le Jongleur purent-elles se conformer à toutes les instructions de leur chef, investir la belle demeure des missionnaires sans rencontrer âme qui vive et se dissimuler dans les ténèbres.

Le rapport des éclaireurs confirma tous les calculs de Jo Le Jongleur et de son état-major de stratèges improvisés : les deux missionnaires étaient en train de dîner. Le boy emportait les plats de la cuisine l'un après l'autre, en traversant la terrasse illuminée d'une ampoule électrique sans abat-jour, pénétrait dans la salle à manger et disposait les plats sur [PAGE 157] la table devant les missionnaires au fur et à mesure. Le cuisinier avait éteint son fourneau et procédait aux derniers nettoyages et rangements avant de quitter le presbytère. C'est ce qu'il fit d'ailleurs après dix minutes environ, et Jo Le Jongleur le laissa s'éloigner en sifflotant comme un homme satisfait de sa condition.

Comme convenu, Jo Le Jongleur tira en l'air, et aussitôt la masse des assaillants se rua dans la salle à manger, sur la terrasse, dans les couloirs, dans les pièces voisines. A peine deux groupes d'hommes brandissant des machètes venaient-ils d'encadrer les deux dîneurs que l'ancien domestique de Sandrinelli sauta dans la salle à manger et pointa un mousqueton de la main gauche et, de la main droite, un revolver sur les deux Européens.

– Que personne ne bouge ! tonna-t-il en roulant hideusement des yeux et en parlant en français, car on lui avait dit que Frère Nicolas, malgré sa bonne volonté, n'entendait que très approximativement la langue parlée à Ekoumdoum.

– Qu'est-ce qu'il y a ? bredouilla justement Frère Nicolas en se dressant et en levant les mains en l'air. Que nous voulez-vous ?

– Je n'ai pas dit: « les mains en l'air ! », tonna de nouveau Jo Le Jongleur en roulant des yeux de plus belle. J'ai dit : « que personne ne bouge ! ». Assis, le gros !

A cet instant, le commando chargé de se saisir du boy dans la cuisine, et mené par le sapak, pénétra dans la salle à manger, poussant devant lui un pauvre garçon abasourdi et tremblant.

– Et maintenant, reprit Jo Le Jongleur d'une voix dont la férocité s'alimentait à un horrible râclement de gorge; et maintenant dites à votre boy d'aller chercher les armes, toutes les armes et de les porter ici.

Comme les deux hommes hésitaient, observant l'ancien mauvais garçon d'un œil vide – comme s'ils avaient tenté de jouer la carte de la lenteur d'esprit et même de l'inintelligence – Jo Le Jongleur tira un coup de revolver dans le plafond au-dessus des deux missionnaires, faisant sursauter le jeune boy ainsi que Frère Nicolas, tandis qu'une pluie d'écailles de plâtre criblait la nappe et les victuailles. Frère Nicolas tourna un visage éperdu vers son compatriote qui finit par articuler, presque en chuchotant :

– Vas-y, Edouard, va chercher les armes, tu sais bien...

Effaré, désespéré, Edouard ouvrit plusieurs fois la [PAGE 158] bouche, sans pouvoir émettre aucun son, et quitta la salle encadré par le commando du sapak avec une sûreté de technique qui était un sujet d'admiration pour le général en chef lui-même. Quelques minutes plus tard, le jeune boy, toujours étroitement marqué par le commando du sapak, revint avec les armes et les posa sur la table, au milieu des couverts, des plats de viande et de légumes et des bouteilles de vin. Au même moment, il y eut du remue-ménage dans la cour, on vit Mor-Zamba, sous la lampe sans abat-jour de la terrasse, fendre les rangs compacts d'adolescents armés de machètes et pénétrer dans la salle à manger, à bout de souffle, à force sans doute d'appeler Mor-Kinda.

– Jo, Jo, Jo, répétait-il. Tu es dingue, Jo ! Je t'en prie, arrête, attends. Jo, je t'en supplie. Ah ! j'arrive à temps, apparemment. Jo, je t'en prie...

– Tais-toi, Le Péquenot, tu me fatigues ! lui dit sèchement Je Le Jongleur. Ne t'occupe pas de ça, nous réglerons nos affaires plus tard. Evariste, notre compte d'armes est-il vérifié ?

Le sapak procéda calmement à l'inventaire des armes, puis fit de la tête un signe d'acquiescement à l'adresse de Jo Le Jongleur.

– C'est parfait, les gars. Mission accomplie. Retirons-nous.

– Père ! s'écria Frère Nicolas d'une voix suppliante à l'adresse de son compatriote, Père, fais-leur jurer qu'ils garantissent désormais notre sécurité. Hein, vous autres, reconnaissez-vous que vous êtes désormais responsables de notre sécurité ?

– Et Jésus-Christ, alors ? railla Jo Le Jongleur, il ne veut donc plus rien faire pour vous ?

– Père, gémissait Frère Nicolas, fais-leur jurer...

– Ne t'inquiète pas, Frère Nicolas, j'ai déjà eu l'occasion d'en discuter avec celui-là, le grand, qui semble être le chef.

– Pas de panique, le gros, ricana Jo Le Jongleur. Nous ne toucherons même pas à vos testicules; nous ne sommes pas comme vous autres. Salut ! et que notre visite ne vous coupe surtout pas l'appétit... Veinards ! toujours bien approvisionnés, pas vrai ? Jésus-Christ sans doute ? Dommage qu'il ne soit pas aussi généreux avec nous autres.

Mongo BETI