© Peuples Noirs Peuples Africains no. 6 (1978), 59-69.



DIALOGUE SUR DEUX VOIES

(Monologue à deux inconnus)

Lucien LAVERDIERE, Spiritain.

L'ANCIEN ET LE NOUVEAU

Quinze heures : un soleil écrasant brûle la jolie ville de K..., en plein cœur de l'Afrique centrale. La sieste s'achève; lentement, les gens quittent leur case pendant que les plus indolents s'attardent encore à l'ombre des manguiers ou des palmiers. Dans le quartier commercial, les boutiques ouvrent leurs portes une à une, et la vie reprend son rythme régulier, monotone et paisible.

Au quartier-mission, on remarque un va-et-vient inhabituel autour de l'évêché. « MM. les Abbés » et les « Bons Pères » ont dû quitter plus tôt leur couche pour se rendre à une réunion spéciale du Conseil presbytérial, une des structures fortement recommandées par Vatican II et que les évêques, par esprit d'obéissance, ont mise en place dans leur diocèse pour donner aux Eglises locales à tout le moins l'apparence d'un renouveau et d'un fonctionnement démocratique.

Dix-sept heures et quelques minutes... Le soleil décline peu à peu vers l'ouest où il va bientôt embraser les vertes collines surchauffées, entourées d'un halo de vapeurs poudreuses et dorées. A l'évêché, la réunion spéciale vient de prendre fin; les membres du Conseil presbytéral se dispersent aux quatre coins du diocèse. [PAGE 60]

Voici justement deux pères qui s'engagent dans une allée ombragée de palmiers et de borassus, allée qui longe l'école ménagère, les écoles primaires, le collège secondaire, le campus des professeurs, puis redescend vers le fleuve, sous les ogives d'une allée de bambous, Les deux pères avancent lentement, s'arrêtent parfois et gesticulent abondamment dans l'ardeur de la discussion. Quel contraste étonnant entre ces deux personnages !

D'une taille un peu au-dessus de la moyenne, mais trapu, le père V. est solidement installé dans la cinquantaine. Malgré ses vingt ans de présence en pays sous-développés, il soutient un honorable bedon qui tressaille allégrement quand le rire éclate sous son triple menton. Il arbore fièrement une soutane relativement blanche et un cordon noir parserné de nombreux nœuds. Une moustache discrète enveloppe les lèvres supérieures, mais surtout une touffe généreuse de barbe fleurie lui confère un air de respectabilité et de sagesse, à la façon d'un vieux bouc ou d'un babouin rusé marqué par l'expérience de longues années de vie.

En somme, toute sa physionomie respire la rondeur, la nuance, voire même la bonacité il inspire la confiance, la compréhension, l'accueil tolérant et affectueux d'un grand-père. On le qualifie parfois de « conservateur », « d'homme de compromis », mais en fait, sa vaste expérience des mille et un problèmes humains l'a ramolli et l'a conduit à réagir à toute situation nouvelle avec la lenteur et la souplesse du roseau ondulant sous les souffles du vent.

A première vue, son compagnon de route, le père B, incarne tout l'opposé du père V. Maigre, élancé, d'une constitution apparemment fragile, le père B. semble flotter dans ses vêtements : une chemise tombante et un pantalon trop ample.

Relativement jeune, au début de la trentaine, son visage émacié et imberbe, mais bronzé par les longues tournées de brousse, ressemble à celui d'un moine pénétré de vie ascétique et mystique. Ses longues mains, qui gesticulent incessamment, trahissent un caractère nerveux et impatient.

N'ayant quitté les études universitaires que depuis quelques années, on devine en lui le théoricien, « l'homme de principe », « l'idéaliste » fougueux, parfois intransigeant, venu en Afrique dans l'espoir de réaliser l'utopie chrétienne.

La conversation, comme il se doit, prolonge la réunion du Conseil presbytéral qui vient de fixer les modalités du [PAGE 61] sacrement de baptême dans le diocèse. Chacun livre ses impressions sur cette importante réunion.

PERE V. – Voilà, cher confrère, je sais que vous ne partagerez probablement pas mon avis, mais je suis satisfait de ce Conseil presbytéral; comme au bon vieux temps, comme on n'aurait jamais dû cesser de faire, on est revenu à des attitudes de sagesse et de modération, à un système d'évolution qui convient si bien à nos populations conservatrices. Pas d'innovations inutiles copiées sur l'Europe, pas de brusques changements de rites qui énervent les gens ! Pourquoi vouloir appliquer les recommandations du Concile tout de suite, surtout lorsqu'elles viennent bousculer des traditions solidement établies et observées par la population dans tout le diocèse ?

PERE B. – Allons ! comment osez-vous parler de sagesse et de modération quand on s'enfonce dans l'obscurantisme ! Alors que le Concile suggère tout un renouveau théologique du baptême, ici, on s'enferme dans un juridisme moyenâgeux, on attache une extrême importance à des rites périmés, à une formule latine pour chasser le démon, « les mauvais esprits » du nouveau-né sous prétexte de respecter les croyances et la mentalité africaines ! Mais c'est du chamanisme, de la sorcellerie ! Loin de libérer les Africains, l'Eglise les enfonce dans leurs craintes et leurs superstitions; ainsi, elle démissionne, fuit ses responsabilités, refuse le progrès et l'évolution. Est-ce cela dont vous êtes si fier ?

PERE V. (s'épongeant le front de son mouchoir). – Je vous en prie, ne marchez pas si vite; je n'ai pris qu'une courte sieste ce midi et il ne faut en rien brusquer la nature, si l'on veut bien digérer, n'est-ce pas !

Le soleil, maintenant aveuglant, poursuit sa course éblouissante vers l'ouest et tape dru à travers les palmiers, ce qui incite les pères à ralentir et à chercher des oasis de fraîcheur.

PERE V. (posant paternellement la main sur l'épaule du Père B.). – Je vous surprends; vous êtes amèrement déçu... Mais laissez-moi vous parler en toute franchise : vous êtes trop impatient, trop empressé et je crains que vous vous soyez illusionné au départ. Il est inutile de venir en Afrique pour « changer les Noirs », dans l'espoir de les rendre aussi rationnels, rapides, fonctionnels et [PAGE 62] efficaces que beaucoup d'Européens. On ne peut ainsi « Changer les Noirs » et on ne les changera pas ! Combien en ai-je connus, dans ma longue carrière, de jeunes Pères tout feu tout flamme, rêvant de révolutionner et de moderniser les sociétés noires, mais bientôt frustrés et découragés ! Vraiment, il ne faudrait rien moins qu'une nouvelle création pour que le Noir puisse relever les défis du monde technologique contemporain – non pas que les Noirs soient des fainéants-nés, comme le prétendent de mauvaises langues – mais ils sont différents. Voilà le mot : différents !

PERE B. (s'écartant légèrement du Père V. de façon à retirer la main sur son épaule). – Je constate que vous avez une haute idée de vos ouailles après tant d'années passées en terre africaine ! En ce qui me concerne, j'aime assez les Noirs pour désirer qu'ils « changent », c'està-dire qu'ils deviennent meilleurs, capables d'approfondir l'Evangile et le christianisme, bien armés pour faire face au progrès et entrer de plain-pied dans le monde nouveau qui s'annonce. Je suis peut-être un idéaliste naïf, mais ne faut-il pas l'être pour réaliser quelque chose de valable ? Je crois fermement à l'évolution des peuples noirs, si lente et si limitée soit-elle; toutefois, j'admets que mon ardeur à y travailler peut créer à d'autres des obstacles de parcours.

PERE V. (d'un ton conciliant). – Je m'excuse, cher confrère, si mes paroles vous ont piqué au vif, mais je crois que vous m'avez partiellement compris. Je vais tenter de m'expliquer de façon plus concrète. En Afrique, le missionnaire doit s'adapter, car il est étranger. Dans bien des domaines, il n'a rien à dire et il ne doit lien dire. S'adapter signifie renoncer à diriger, à commander, mais simplement servir et accompagner le clergé local, même s'il fait des erreurs : cela fait partie de la vie et de la croissance de l'Eglise ! Il faut laisser grandir l'enfant à travers ses expériences et ses bêtises. Aujourd'hui, les abbés africains sont décidé, en accord avec leur évêque, de continuer à utiliser les anciens rites romains du baptême plutôt que de se lancer dans des innovations post-conciliaires; ils ont pris cette décision eux-mêmes; je m'en réjouis. Pourquoi s'énerver inutilement ? Encore une fois, on ne les changera pas, et même, pourquoi tenter de le faire ? [PAGE 63]

PERE B. – Je reconnais que vous avez partiellement raison, mais vous savez par ailleurs que je n'approuve pas l'attitude que, comme supérieur de district, vous nous avez quasi imposée : sous prétexte d'éviter de faire bloc, il fallait que les pères écoutent les abbés africains, minoritaires au Conseil presbytéral, les laissent parler librement sans les contredire et interviennent le moins possible, sinon pas du tout. Ce refus de parler ouvertement, d'entretenir un dialogue d'égal à égal résulte soit d'un mépris de l'autre, en ne le reconnaissant pas comme un partenaire valable, soit d'un paternalisme résolu en coulisse pour faire valoir son point de vue, soit encore d'un esprit de démission inacceptable. Accompagner le clergé local ne veut pas dire se taire, tout approuver stupidement, marcher à quatre pattes ou ramper devant lui ! Le dialogue réel ne peut exister dans le silence et la dissimulation !

PERE V. (suant à grosses gouttes, il s'arrête sous un manguier). – Nous voilà au pied d'un magnifique manguier. Vous savez sans doute que je suis un farouche partisan de la « théologie du manguier ». Avant de parler, d'intervenir, de prendre position, le jeune missionnaire devrait s'asseoir chaque jour, et ce pendant plusieurs années, sous un manguier, ou un palmier, ou un borassus pour regarder vivre les Africains. Il ne nous est pas laissé d'autre choix que de partir de ce qu'ils sont. Les ethnologues parlent de « primitifs » ; je préfère les comparer aux « barbares » que nous étions au Moyen Age. Les anges et les saints sont venus remplacer les croyances dans les forces de la nature et les « esprits »; les prêtres ont pris la place des sorciers distribuant chapelets et médailles au lieu des amulettes... L'histoire se répète ici tout simplement !

PERE B. – Vous admettez donc que le christianisme n'est qu'un vernis superficiel recouvrant des mœurs païennes 1 Mais notre mission n'est-elle pas de faire passer progressivement les Africains de l'âge des cavernes à celui de l'exploration spatiale au lieu de s'attarder et de se cornplaire dans des grottes préhistoriques ? Je me demande très sérieusement si les civilisations noires sauront assimiler les valeurs évangéliques pour qu'elles pénètrent toute leur vie et transforment radicalement leur « barbarie » comme vous dites. Leur conception de la vie, de la mort. du mariage. de la famille. de l'éducation... leurs [PAGE 64] valeurs morales, leurs coutumes tribales sont tellement différentes et opposées aux nôtres parfois ! Je ne sais quand le Noir pourra accéder à une religion spirituelle qui ait prise sur tous les aspects de sa vie ?

PERE V. – Pas si fort, cher confrère, vous allez scandaliser les passants par vos déclarations à l'emporte-pièce. Vous savez, le Christ a dit : « Malheur à celui par qui le scandale arrive ! »

PERE B. – Oh ! je ne crains pas le scandale des faibles, car, de par sa nature, le faible est habitué à tomber et aussi à se relever, mais je redoute le scandale des forts qui me paraît beaucoup plus dangereux... La corruption des meilleurs, c'est la pire, dit le proverbe !

PERE V. – Je n'aime pas l'expression « Spiritualisme africain » il me semble que ces deux termes ne vont pas ensemble, qu'ils ne décrivent pas la réalité, mais quelque chose d'irréel, presque impossible. En fait, si l'on veut être réaliste, il faut bien reconnaître que l'Africain naît, vit et meurt autour du sexe et des organes génitaux. Toute son existence est imprégnée par la sexualité : les gestes quotidiens, le chant, la musique, la danse, les coutumes, la religon même : oui, l'Africain respire sexe, pense sexe à cœur de jour. Vous avez sans doute lu et étudié comme moi : La Philosophie bantoue du Père Placide Tempels; il prétend que la force vitale est le fondement des civilisations bantoues. Je crois qu'il a parfaitement raison si l'on précise que force vitale signifie sexe !

PERE B. – Vous exagérez en mauvais disciple de Freud, et puis, sommes-nous tellement différents d'eux sur ce plan ?

PERE V. – Peut-être pas, cher confrère : nous avons, nous aussi, une nature humaine charnelle, mais, comme disent les Anglais, nous sauvons mieux les apparences. Pourtant, vous savez aussi bien que moi, pour avoir confessé, que la puissance sexuelle du Noir n'est pas un mythe; certains peuvent faire l'amour de huit à dix fois par jour. Alors...

PERE B. – Peut-êtrebien ! Je ne veux pas récuser la sexualité, mais j'hésiterais à la poser comme réalité de base de la vie africaine. Tout en reconnaissant son importance, ne peut-on pas orienter l'instinct sexuel, [PAGE 65] l'imprégner de morale et de raison, et même le dépasser, le sublimer...

PERE V. – Dépasser, sublimer la sexualité... Vous me faites rire; ces paroles se vérifient peut-être en Europe, mais sûrement pas ici. Vivre sans fécondité effective, quelle absurdité pour un Noir ! Voyez comment se conduisent les séminaristes, les abbés et même certains évêques !

PERE B. – Oh ! je connais aussi bien que vous la triste situation dans plusieurs diocèses de ce pays, mais, à vous entendre rappeler ces faits, je me demande si vous les condamnez ou si vous les approuvez ? Si vous ne souhaiteriez pas pour vous-mêmes et les missionnaires une paternité plus que spirituelle ?

PERE V. – Non, je ne juge pas; je regarde les hommes et je cherche à comprendre. La Bible affirme elle-même : « Il n'est pas bon que l'homme soit seul. » Plus de vingt ans de vie missionnaire m'ont convaincu que bien des problèmes seraient évités si l'Eglise assouplissait ses lois en ce domaine... et je crois que la mission ne s'en porterait que mieux.

PERE B. – Peut-être bien, mais personnellement, avant de m'attaquer au célibat ecclésiastique, j'essaierais de réformer la liturgie, de bannir le latin et le chant grégorien, ces vestiges d'un passé dépassé, et tous ces rites empruntés à l'Europe et qui n'ont aucun sens ici.

PERE V. – Mais vous êtes-vous demandé pourquoi les gens sont restés attachés à tous ces rites ? Parce qu'ils y retrouvent ce climat sacré et saint, cette atmosphère mystérieuse, terrifiante et incompréhensible qui les met en contact avec Dieu. Ne faut-il pas respecter leur sens religieux ?

PERE B. – Je ne crois pas en un Dieu terrible et effrayant et ce n'est pas celui-là que je suis venu annoncer. Pour rencontrer le Dieu véritable, il faut aller au-delà de la magie et de la superstition. Est-ce respecter les gens que de les enfoncer dans une voie sans issue ? de copier servilement les rites romains ? et d'empêcher les chrétiens de prier Dieu de façon authentique, avec tout leur être, dans le chant, la musique et la danse ? Notre évêque et les abbés noirs se complaisent dans un conservatisme stérile; ils n'essaient même pas de faire évoluer la mentalité, de faire un pas vers le progrès ! [PAGE 66]

PERE V. – L'Eglise n'a pas reçu mission de prêcher le progrès, mais d'annoncer le Royaume de Dieu, un Royaume qui croît lentement comme le blé parmi l'ivraie, comme le levain dans la pâte, un Royaume qui mûrit imperceptiblement au milieu des pauvres, des opprimés, des exploités qui supportent souffrances et injustices. L'Eglise, c'est l'étoile dans la nuit, la lueur d'espoir de ceux qui n'ont rien et qui attendent un sort et un monde meilleurs, sinon en cette vie, du moins au ciel. L'Eglise n'a pas à s'occuper des révolutions de cette terre, qu'elles soient politiques, économiques, sociales, culturelles et que sais-je encore ! C'est en subissant le joug des tyrans, l'épreuve, l'humiliation que l'on devient enfant devant Dieu et que l'on accède au Royaume promis à tous ceux qui souffrent. Je ne comprends pas autrement les Béatitudes et le Sermon sur la Montagne.

PERE B. – A mon avis, la résignation devant le mal et la soumission à l'ordre établi ne produisent pas de fruits évangéliques; elles engendrent plutôt l'indignation, la révolte, la victoire et la guerre. Si le Christ est vraiment venu instaurer un Royaume de justice, de fraternité, d'égalité et de paix parmi les hommes, tout chrétien a la responsabilité de bâtir dès maintenant ce royaume et, par conséquent, de combattre l'injustice, la pauvreté, les inégalités et l'oppression sous toutes ses formes. La révolution fait partie de la vocation chrétienne bien comprise. Bien sûr, toute vie humaine est traversée par le mal, la souffrance, la croix, mais le chrétien, depuis Jésus, est voué à la vie et à la résurrection.

PERE V. – Décidément, cher confrère, nous ne sommes pas sur la même longueur d'onde. Votre théologie a le feu au derrière et voudrait le Paradis pour demain ! Rien de solide ne se construit rapidement, et je vous invite à suivre le rythme séculaire bantou, ou même le rythme millénaire de l'Afrique. Dans ce cadre temporel, je respire, je me sens plus à l'aise. Ouf !

PERE B. – A mon gré, vous péchez gravement par excès de patience et de passivité. Nous ne sommes plus à l'âge des pyramides où l'on construisait selon des procédés ingénieux, désormais poussiéreux et gagagénaires. Il faut suivre le rythme de notre temps.

PERE V. – Nous voilà parvenus à la résidence. Venez donc [PAGE 67] prendre un verre avec moi sur la barza (le patio) et nous poursuivrons cette intéressante conversation.

Pendant que le Père B. débouche une bouteille de bière froide, le Père V. se verse un large verre de whisky, cet excellent destructeur de microbes ! Puis il lève son verre pour trinquer avec son sourire en coulisse et le clin dœil du connaisseur farci d'un brin de malice !

(Voilà, le dialogue est fini. J'espère que, pour beaucoup, il ne fait que commencer !)

Lucien LAVERDIFRE

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A qui pourrait en douter, nous précisons que nous avons proposé ce texte à nos lecteurs à titre de document ethnologique, comme contribution à l'étude de la mentalité missionnaire. Un tel dialogue nous paraît, en effet, éminemment "exotique", et donne souvent la puissante impression d'irréel qu'on éprouve à entendre deux médecins de Molière opposer leurs théories, ancienne et nouvelle, sur la maladie. Qui ne voit que l'indulgence compréhensive, tout comme la sévérité bornée, part d'une seule et même autorité burlesque, qui se croit, naïvement, en position de juger s'il est bon qu'avec sa permission le soleil se lève chaque jour, et suivant quelle procédure il a le droit d'exister. L'imprudente démangeaison qui pousse à traiter de ce que "sont" les Africains a l'avantage, en tous cas, de nous en apprendre plus sur le médecin que sur le malade.

Odile TOBNER

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La proposition d'insérer le texte qu'on vient de lire n'a pas rencontré l'approbation unanime des responsables de la revue. Ayant donné un avis favorable à sa publication, je crois qu'il n'est pas inutile que je m'en explique; car, il est probable qu'il se trouvera des gens parmi nos lecteurs, qui sont aussi nos amis, pour s'étonner, avec certains [PAGE 68] responsables de la revue, que "Peuples Noirs-Peuples Africains" accueille ce type de témoignage.

Que je confirme d'abord une position qui a toujours été la mienne et qui, non seulement, s'exprime noir sur blanc dans mes écrits politiques, mais encore se laisse aisément deviner dans mes romans. Je n'ai aucun respect pour l'évangélisation missionnaire. Non que je sois, par principe, hostile au christianisme ni même au catholicisme romain, comme on l'a parfois dit dans l'intention de me nuire. Il n'y a aucune raison de proscrire de chez nous le christianisme plutôt que l'islam ou le marxisme ou telles autres doctrines et mystiques. Sur ce point, l'intolérance serait d'ailleurs davantage le fait des chrétiens et, plus particulièrement, des catholique romains. Que toutes les idéologies, toutes les mystiques, toutes les philosophies se répandent librement sur le continent noir. Personnellement je n'ai pas peur de la liberté d'expression, au contraire, ayant toujours été la cible préférée des censeurs et des inquisiteurs.

Simplement, l'évangélisation missionnaire n'a, à mon humble avis, quasiment rien de commun avec la doctrine du Christ, même si elle s'en réclame avec la caution du Vatican. Que de dictateurs africains se réclament du libéralisme, avec la bénédiction de Giscard d'Estaing, de Carter et de Schmidt ! Cette caution suffit-elle pour faire de ces dictateurs de vrais libéraux ? Absurde. De la même façon, que de petits potentats noirs se réclament du marxisme ou du socialisme scientifique, avec la caution de Brejnev ou de Castro. Sont-ils, pour autant, d'authentiques disciples de Marx ? Absurde.

Je considère l'évangélisation missionnaire comme l'une des stratégies privilégiées, et d'ailleurs éprouvées, du Blanc pour imposer et maintenir sa domination séculaire sur le Nègre. S'il n'en était pas ainsi, il n'y aurait plus de missionnaires blancs en Afrique depuis belle lurette. Aux premiers temps du christianisme, alors qu'il était encore authentique, il suffisait aux apôtres de quelques semaines, voire de quelques heures de séjour ou même d'une seule épître pour organiser une Eglise indigène et l'ériger en communauté autonome. Saint Paul n'a pas dirigé interminablement une mission catholique à Ephèse. Le propre du missionnaire moderne est au contraire de s'incruster, d'inventer tous les prétextes imaginables pour pérenniser sa présence et refuser toute autonomie à l'Eglise indigène, en quoi il me paraît reproduire exactement et parallèlement l'attitude et [PAGE 69] l'idéologie de l'assistant technique, cet agent zélé de l'impérialisme opresseur. L'évangélisation missionnaire, en 1978, c'est, selon moi une expression, parmi d'autres, du néo-colonialisme. L'Eglise missionnaire, c'est l'Eglise du Blanc, non l'Eglise du Christ.

Voici une anecdote qui m'a été contée récemment. Sous la pression des Jeunes Turcs de son clergé, Mgr Jean Zoa, archevêque noir de Yaoundé, africanisa naguère tous les postes de responsabilité de L'Eglise camerounaise. Que pensez-vous qu'il advint alors ? Constatant que les finances de l'Eglise camerounaise n'étaient plus gérées par un missionnaire hollandais, l'Eglise catholique hollandaise, réputée pourtant pour être une des plus libérales et des plus anticolonialistes d'Europe occidentale, suspendit les substantielles subventions qu'elle avait prodiguées jusque-là, et dont Mgr Jean Zoa était bien en peine de se passer du jour au lendemain. Aussi l'archevêque catholique camerounais se vit-il contraint de rétablir le missionnaire hollandais à son poste. Tous les observateurs sérieux savent d'ailleurs que le jeune clergé catholique noir du Cameroun est excédé sinon désespéré par le maintien des missionnaires blancs aux leviers de commande de L'Eglise camerounaise et que cette politique est imposée à l'archevêque Jean Zoa par le chantage des bailleurs de fonds des Eglises occidentales.

Après des décennies, sinon des siècles de prépotence, les missionnaires blancs devraient enfin avoir la décence de céder tout le pouvoir à leurs homologues africains, à supposer que leur souci exclusif soit la diffusion et la crédibilité du message chrétien.

En réalité, comme je viens de le dire, ils sont les agents d'un impérialisme, d'une ivresse de domination; ils incarnent une force politique. A ce titre, les problèmes posés par leur présence méritent d'être amplement traités dans la revue, selon moi.

Le texte qu'on vient de lire a l'avantage de nous révéler l'existence de courants divergents dans la classe missionnaire. C'est là un phénomène qui, dans quelque mesure, peut conditionner l'évolution des peuples du continent noir; il m'intéresse donc, et sans doute aussi une part importante des lecteurs, même si la philosophie de l'un ou de plusieurs de ces courants peut paraître dérisoire ou singulièrement dépassée et folklorique.

Mongo BETI