© Peuples Noirs Peuples Africains no. 6 (1978), 20-49.



BUREAUCRATIE ET CORRUPTION AU MALI

(suite et fin)

Yéro HAMADY

III. DES CAUSES DE LA CORRUPTION

A l'observateur qui se penche sur les causes d'un phénomène aussi vaste, il s'offre un tableau d'une extrême complexité. Pour le comprendre. il est nécessaire de remonter aux origines même de la bureaucratie. Le colonialisme, qui a créé cette cohorte d'auxiliaires serviles, apparaît comme l'accusé no 1. Cependant, il n'est pas seul en cause. Certains traits de la société malienne précoloniale ne s'adaptent pas au contexte nouveau créé par l'impact du colonialisme, et incitent à la corruption. De même, nous devons reconnaître que l'indépendance a, paradoxalement, joué comme un catalyseur sur le phénomène, en lui donnant une échelle beaucoup plus grande.

1. Causes relevant de la période coloniale.

Dans le procès du colonialisme, la première charge à inscrire au dossier de l'accusation, c'est d'avoir extraverti l'économie du pays à son profit, et créé une couche de marionnettes africaines pour la gérer. Aider le colon dans sa tâche d'exploitation forcenée, d'humiliation et de répression féroce, ce ne peut être que l'œuvre d'individus ayant rompu avec la cause de leur peuple, et lié leur intérêt à celui des étrangers. C'est en ce sens que nous pouvons parler [PAGE 21] de leur corruption par le colonisateur, qui s'y est pris en usant de deux leviers : l'aliénation culturelle et les privilèges matériels coloniaux.

a) L'aliénation culturelle :

Elle se fait principalement par le biais de l'école nationale française, dont la première au Mali portait le nom très caractéristique d' « Ecole des Otages ». En effet, l'objectif final visé par l'école, est de faire des Africains qui passent par elle, de véritables otages cuIturellement attachés à la France. Le romancier Cheick Hamidou Kane, dans L'Aventure ambiguë, assure que « l'école fascine les âmes », et que, « mieux que le canon, elle pérennise la conquête ».

Frantz Fanon, dans Peaux noires, casques blancs, et Catherine Valabrègue, dans L'Homme déraciné, analysent les mécanismes psychologiques par lesquels s'opère l'aliénation en milieux créole et arabe. Il ressort de ces analyses que l'aliénation a le plus d'effet sur les enfants de 7 à 12 ans. Alors que ceux-ci n'ont pas encore assimilé les valeurs culturelles de leur milieu d'origine, qu'ils ne sont pas encore en mesure de juger ce qu'on leur apprend, la sous-culture française s'infiltre « lâchement » dans leur subconscient, qu'elle pétrit à son gré, de manière presque indélébile.

L'aliénation s'opère principalement par le biais de la langue, car, d'après Frantz Fanon, «parler une langue, c'est assumer le poids d'une culture. »[1]

L'histoire africaine est particulièrement falsifiée, sinon carrément niée. C'est ainsi que l'on peut lire sous la plume de Georges Burdeau, professeur à l'Université de Paris II : « dès lors qu'il est de bon ton de faire le procès du colonialisme, la première charge à inscrire au dossier de l'accusation, serait d'avoir inoculé le virus historique à des peuples sans passé sinon sans mémoire »[2]. Il est vrai que l'histoire falsifiée enseignée à l'école coloniale française est pire qu'un virus : l'histoire africaine réduite à celle de la conquête, les héros africains présentés comme des bandits, des « rois sanguinaires » (Samory, Chaka, etc.), l'Egypte ancienne artificiellement blanchie, etc.

Le principal effet recherché par ce choc culturel consiste à semer dans le cœur des enfants africains le doute à propos [PAGE 22] de leur personnalité culturelle, attaquée et niée de toutes parts.

La négation des valeurs africaines s'accompagne de l'apologie de la civilisation française, qui fournit enfin un repère aux âmes africaines perdues dans le vide historique et culturel.

Ce « lavage de cerveaux » systématique amène ceux qui le subissent à se sentir plus à l'aise dans leurs « masques blancs » que dans leur « peau noire », à se croire différents du peuple dont ils sont cependant issus. C'est ce sentiment qui leur permet d'avoir bonne conscience tout en servant d'intermédiaires dans le processus d'exploitation effrénée des masses africaines, de rester aveugles à leur misère de plus en plus odieuse.

L'enseignement colonial vise également la limitation des connaissances dispensées aux Africains, afin de ne pas leur permettre de comprendre et, par suite, de remettre en cause les assises réelles du système colonial. C'est un enseignement au rabais, préparant tout juste aux emplois subalternes : rédacteurs d'administration, instituteurs, etc. Ainsi formée, « l'élite » africaine est amenée à accepter toutes les compromissions avec le colonisateur sans en comprendre toutes les implications ultérieures. C'est ainsi qu'à la veille des indépendances, les gouvernants africains signent avec la France des accords dits de coopération qui, en réalité, pérennisent la dépendance coloniale : « garantie » monétaire, libre circulation des capitaux et des marchandises, etc. (le Mali, après une expérience d'indépendance de courte durée, revient, en 1967, à ces mêmes accords). Aussi peut-on admettre avec Amilcar Cabral que les difficultés de l'Afrique après les indépendances s'expliquent, dans une certaine mesure, par une « crise de connaissances » chez ses dirigeants.

L'anti-communisme a constitué un souci permanent des autorités coloniales. La culture française elle-même est épurée de tout son côté progressiste avant d'être offerte en pâture aux Africains. Le silence complet recouvre le mouvement communiste international et les luttes de libération nationale engagées sous d'autres cieux. Lorsque des rumeurs réussissent à filtrer, elles falsifient la réalité : l'on parle, par exemple, de la « main de Moscou », ou de la « rébellion » de l'UPC.

Le sentiment d'appartenir à une élite, la « crise de connaissances » et la peur du communisme constituent donc les [PAGE 23] résultats profonds de l'œuvre d'aliénation culturelle. A cela il faut ajouter l'aspiration à vivre, à consommer, à s'organiser « à la française ». L'aliénation culturelle prépare donc « l'élite » africaine à jouer le rôle que lui confie le colonisateur en lui passant les rennes des Etats lors de la parodie d'indépendance : elle constitue donc la cause première de la corruption de la bureaucratie.

b) Les privilèges matériels coloniaux :

Malgré son ralliement à la civilisation et à la cause françaises, « l'élite » africaine se heurte quotidiennement au mur du racisme français dans les colonies et dans la métropole. C'est autour de ce racisme que se cristallise sa révolte. Celle-ci, par conséquent, se situe au niveau culturel et juridique : les poètes chantent les valeurs nègres, les syndicalistes réclament : « à travail égal, salaire égal », les politiciens exigent : « un homme, une voix ». Pendant ce temps, les masses ouvrières et paysannes, par des grèves et des soulèvements (sauvagement réprimés), remettent en cause les assises économiques du système colonial. Bien que « l'élite » se déclare étrangère à ces manifestations, un rapprochement s'effectue entre les députés africains et le PCF, seul parti métropolitain à soutenir leur lutte : le Rassemblement Démocratique Africain, créé en 1946, s'affilie au PCF.

Pressentant le danger couvant derrière ces divers rapprochements, les pouvoirs coloniaux décident d'y mettre fin en usant de divers moyens politiques et économiques. C'est dans ce but qu'est votée, en 1950, la loi Lamine Gueye; « cette loi se trouve à l'origine de la formation de la bourgeoisie administrative, dont les intérêts vont désormais se préciser, se distinguer de ceux du peuple paysan. Cette loi aligne le système des traitements publics dans les pays d'outre-mer sur le barème métropolitain pour tout revenu supérieur à l'indice 223 (rendu équivalent à l'indice 100 français). L'Afrique et Madagascar vont désormais connaître deux systèmes de revenus, l'un applicable aux fonctionnaires et calqué sur l'échelle française, l'autre réservé aux salariés et paysans, c'est-à-dre à l'immense majorité de la population, »[3] [PAGE 24]

Cette stratégie des pouvoirs coloniaux ne reste pas sans effet. Dès 1951, le RDA se désolidarise du PCF et adopte une stratégie réformiste, qui consiste à se servir des mouvements de masse comme épouvantail pour réclamer un peu plus de pouvoir tout en restant dans les cadres de la Communauté Française.

Ainsi, en accordant aux fonctionnaires africains des privilèges en rapport avec les possibilités d'une puissance industrielle et coloniale, le colonisateur vise deux buts :

– consolider leur attachement à la France au détriment des intérêts des masses africaines;

– leur donner les moyens d'imiter les habitudes de vie et de consommation françaises, auxquelles l'aliénation culturelle les fait rêver.

A la conférence de Dakar, en 1957, l'alignement sur le barème français est abandonné, mais les privilèges et les habitudes acquis resteront même après l'indépendance. Au Mali, les salaires restent bloqués à leur niveau de 1953, bien que constituant une charge trop lourde pour le budget d'un pays qui se dit en voie de développement.

Il ressort de cette analyse que les privilèges matériels coloniaux constituent également une cause importante de la corruption des fonctionnaires, dont les effets prolongent et consolident ceux de l'aliénation culturelle.

2. Facteurs incitant à la corruption après l'accession à l'indépendance :

a) Le péché originel : l'indépendance non préparée :

Après le courageux « Non » de la Guinée, lors du référendum gaulliste de 1958, l'idée de former une communauté avec la France tombe en désuétude. C'est alors que l'Assemblée du Soudan Français, où domine le RDA, demande l'indépendance pour la Fédération du Mali. C'est ce qui explique que, dans les annales du RDA, on ne trouve nulle trace d'un programme d'indépendance élaboré (alors que, dès 1953, des intellectuels révolutionnaires, qui formeront plus tard le Parti Africain de l'Indépendance, exigeaient l'indépendance en précisant son contenu socialiste). Dès lors, le fait que l'US-RDA (Union Soudanaise : section soudanaise du RDA) se réclame, le 22 septembre 1960, du socialisme scientifique, semble plutôt résulter d'une attitude pragmatiste [PAGE 25] due à l'archarnement excessif des pouvoirs français contre la Fédération du Mali. En tout cas, il ne change en rien le fait que l'US-RDA n'a pas préparé l'indépendance. Celle-ci, pour la majorité des cadres du parti, n'a d'autre signification que le remplacement pur et simple des fonctionnaires coloniaux français, et l'imitation du modèle français de gouvernement, et surtout son apparat. C'est pourquoi la succession des événements consécutifs à l'accession à l'indépendance correspond à la description suivante :

« C'est l'époque de l'éclosion quasi éruptive des ministres, directeurs et chefs de cabinet, ambassadeurs et colonels, directeurs d'offices de toutes sortes, présidents-directeurs généraux de régies ou d'entreprises nationales... Qui. conque n'est pas encore quelque chose se croit appelé à le devenir bientôt. C'est un feu d'artifice ininterrompu de nominations, d'avancements, de promotions, de parachutages; il n'en fallait pas davantage pour faire perdre la tête à une bonne partie – sinon à la majorité – des fonctionnaires déjà en place et des diplômés d'université alors peu peu nombreux. C'est un cyclone épouvantable... déchaînant prévarications et course au plaisir, vices et jalousies, une accélération éperdue de l'exode rural. »[4]

Ainsi, des responsabilités importantes sont confiées à des « militants de longue date » du parti, ex-fonctionnaires coloniaux, qui n'ont ni la qualification requise, ni une expérience véritable de luttes au service du peuple. La majorité d'entre eux s'avèrent incompétents et d'une faible conscience politique. Ils s'accrochent cependant à leurs postes, à cause des privIèges matériels et sociaux associés, auxquels ils pensent avoir droit après les « sacrifices » qu'ils ont consentis pour la cause du parti.

Cette situation donne naissance à plusieurs phénomènes, qui reflètent les divers aspects d'une corruption à grande échelle. Conscients de leur incompétence, les nouveaux responsables savent qu'ils risquent à la longue d'être relevés : c'est pourquoi ils essaient de tirer le maximum de profit de leur situation, en investissant l'argent soutiré à l'Etat dans l'immobilier et les affaires (villas à Corofina, fermes, taxis, etc.). D'autre part, pour retarder l'échéance de la relève, ils usent de plusieurs moyens :

– pour éviter toute concurrence, ils s'entourent de [PAGE 26] collaborateurs sûrs, en général des parents ou des amis : c'est le début du népotisme;

– ils empêchent les jeunes cadres de faire la preuve de leur compétence en bloquant toutes leurs initiatives et en les corrompant par des avantages matériels « de service »;

– pour rester dans les grâces de leurs chefs hiérarchiques, ils n'hésitent pas à les corrompre à coups de flatteries et de présents payés par l'Etat : « échantillons » de produits issus des entreprises nationales, par exemple;

– ils s'assurent le soutien d'Allah et/ou des génies en payant très cher les services des marabouts et des féticheurs.

C'est par de telles astuces que des responsables corrompus et incompétents restent de longues années à leurs postes.

Evidemment, l'absence quasi générale de cadres compétents au lendemain de l'accession à l'indépendance, ne peut être mise sur le dos de l'US-RDA : c'est le résultat de la politque culturelle du colonialisme français. Ce que nous reprochons au parti, c'est de n'avoir pas élevé la conscience politique de ses cadres en les trempant dans une lutte réelle (donc nécessairement populaire) pour l'indépendance, c'est d'avoir associé aux postes administratifs des privilèges injustifiés prenant le pas sur les responsabilités, d'avoir conçu les nominations comme des récompenses pour services rendus au parti, ce qui mettait les responsables à l'abri des relèves pourtant nécessaires vu leur incompétence évidente. Toutes ces erreurs ont permis à la corruption de s'instaurer dès les premiers mois de l'indépendance dans les plus hautes sphères de l'Etat et du parti, et de prendre par la suite une ampleur démesurée.

b) L'exemple des chefs :

Alors que, sous le colonialisme, presque tous les fonctionnaires africains étaient également brimés et acculés aux postes subalternes, l'accession à l'indépendance introduit une profonde différenciation entre eux. Certains deviennent ministres, députés, ambassadeurs, directeurs, bénéficient d'énormes avantages matériels et sociaux associés à leurs postes, tandis que les autres, qui constituent la majorité, sont laissés pour compte. Le luxe, l'aisance affichée insolemment par les premiers ne peuvent que susciter le ressentiment, l'envie parmi ceux qui en sont privés. Ces derniers, [PAGE 27] dont la faible conscience politique ne leur permet pas de s'élever jusqu'à dénoncer la corruption, s'estiment victimes d'une injustice, qu'ils essaieront de réparer en se laissant corrompre à leur tour. Le désir de se hisser – dans les apparences, du moins – au même niveau que les hauts responsables, de mener le même train de vie qu'eux, explique beaucoup de détournements de fonds publics et de recels de pots-de-vin de la part des petits fonctionnaires.

c) L'éloignement du peuple de la vie politique :

L'US-RDA devient, à partir du 22 septembre 1960, l'unique parti du pays. Elle se veut parti de masse, mais, en réalité, une différence se fait entre les « cadres » et les « masses » : les premiers seuls sont éligibles aux postes de responsabilité, les autres sont condamnés à n'être que des militants de base. Les cadres se recrutent principalement parmi les fonctionnaires, car pour devenir membre d'un quelconque bureau il est nécessaire de pouvoir s'exprimer dans la langue officielle, le français : ainsi la bureaucratie étend sa mainmise sur le parti. Les paysans, les ouvriers et les artisans qui, le jour, sont confrontés aux représentants d'une administration de type colonial, se retrouvent face à face avec ces mêmes personnes en réunion du parti, sitôt le soir venu. Le mépris et la crainte qu'inspire l'administration rejaillissent sur le parti : les masses se détournent de lui et tombent dans l'indifférence et la résignation, renforcées par le caractère de plus en plus contraignant qu'acquiert tout parti privé de soutien et de critiques constructives.

Cette situation influe sur tous les aspects de la vie politique, sociale et économique du pays, en particulier sur le phénomène de la corruption. Alors que la conscience populaire est unanime à condamner les crimes, les vols, les viols, elle semble cependant admettre les détournements de fonds publics; elle restitue à ceux qui s'en rendent coupables toute la confiance, la considération et le respect dont ils bénéficiaient avant d'aller en prison. Cette attitude trouve son origine pendant la période coloniale, comme le montre l'exemple suivant tiré de l'histoire du Zaire : en 1956 Lumurnba fut accusé d'avoir détourné 126.000 F par les autorités coloniales, qui voulaient ainsi le discréditer aux yeux du peuple congolais; il purgea deux ans de prison. Mais, « bien loin d'abattre Lumumba socialement, son emprisonnement lui valut un regain de popularité. Les Zaïrois, à [PAGE 28] l'exception des rares serviteurs zélés de la colonie, ne considéraient pas comme une indignité de spolier l'occupant colonial. Les injustices commises à l'égard des colonisés et l'illégitimité du système colonial étaient devenues tellement flagrantes qu'elles transformaient en prouesses ce que le colonisateur considérait encore comme des délits de droit commun »[5]. Cet état d'esprit existait non seulement au Congo, mais dans toutes les colonies, en particulier au Mali, où il a survécu au colonialisme. Cela est dû au fait que d'une part, les masses populaires ne se sentent pas plus concernées par le pouvoir national que par celui de l'occupant colonial et, d'autre part, elles sont témoins de détournements énormes et flagrants, pratiqués impunément par les plus grands responsables du pays. Dans ce contexte, les petits détournements apparaissent plutôt comme des actes de justice, ce qui constitue en quelque sorte comme un encouragement.

Sous un autre aspect, cette même attitude pousse la société malienne à traiter de fugari (lâche, incapable) tout jeune fonctionnaire ne profitant pas de sa position dans l'appareil étatique pour s'arroger les attributs de prestige dignes de son « titre », c'est-à-dire de son diplôme. La société considère toujours le diplôme comme un tremplin permettant d'accéder aux hautes sphères d'un Etat resté étranger, dont il faut tirer le maximum de profit. En effet, dans la plupart des villages maliens, où il n'existe ni dispensaire, ni école, les masses s'estiment lésées en payant l'impôt et les diverses taxes. Le fait qu'un de leurs parents détourne des fonds publics et en partage avec eux les bénéfices, constitue à leurs yeux la récupération d'une partie des biens dont l'Etat les a spoliés : cela est donc parfaitement digne et mérite toutes les bénédictions. Au contraire, en demeurant honnête vis-à-vis de l'Etat, le fonctionnaire d'origine villageoise donne l'impression de participer activement à la spoliation sans tenter d'en diminuer les effets; il est jugé comme un déraciné, un lâche, et n'a droit à aucune considération : il est au contraire maudit. En ville, le sentiment de spoliation est moindre que dans les campagnes; mais cela est compensé par l'envie suscitée par le train de vie luxueux mené par les couches dirigeantes. Ainsi, qu'ils soient d'origine villageoise ou citadine, les jeunes diplômés sont poussés à la corruption; aussitôt qu'ils commencent leur vie professionnelle, parents [PAGE 29] proches ou lointains, beaux-parents et fiancées leur présentent des exigences au-dessus de leurs moyens : voiture, villas, voyages à La Mecque, etc. Nombreux sont ceux qui, oubliant leurs prises de position passées (notamment au sein des organisations estudiantines), se lancent dans un carriérisme fait de soumissions et de compromissions, dans le seul but d'acquérir des avantages matériels « de service » et des nominations.

Ainsi, l'éloignement du peuple de la vie politique du pays agit comme un catalyseur sur le phénomène de la corruption.

d) Le sous-emploi des cadres :

L'écrasante majorité des cadres supérieurs maliens servent dans la fonction publique et exercent à Bamako, où ils s'entassent dans des services à vocation plus administrative que productive (ministères, diverses directions, etc). Cela dénote la faiblesse de l'effort de développement, et sa concentration autour de la capitale. En effet, le budget malien ne prévoit presque pas d'investissements productifs, et l'« aide » étrangère fait surtout travailler les bureaux d'étude et les entreprises des pays dispensateurs (cf. chapitre 1).

Dans ce contexte, le jeune cadre malien est sous-employé, sinon complètement oisif; il est privé d'occasions de prendre des initiatives, de mettre en pratique ses connaissances, de prouver sa compétence, etc. Les mois, les années passent, vides de sens, finissant pas le convaincre de l'impossibilité de s'affirmer autrement que par la « réussite » matérielle qui, seule, pourrait justifier sa vie aux yeux de la majorité de ses concitoyens. Jalonner sa vie de succès matériels, voilà l'exutoire que le sous-emploi chronique réserve aux jeunes énergies : cela passe nécessairement par le carriérisme, l'arrivisme, la corruption.

Le sous-emploi des jeunes, dans le contexte malien, caractérisé par de multiples incitations et des tentations nombreuses, constitue donc une condition favorisant leur corruption.

e) L'insuffisance des salaires :

Presque tous les fonctionnaires maliens se plaignent de l'insuffisance des salaires. En effet, par rapport aux pays voisins, le Mali pratique des salaires de trois à quatre fois moindre (ce qui explique d'ailleurs une certaine « fuite des [PAGE 30] cerveaux » vers ces pays, notamment celle des enseignants). Le bas niveau des traitements s'explique par le fait que pendant longtemps les salaires sont restés bloqués à leur niveau de 1958. Ce n'est que récemment que le Comité Militaire a consenti une augmentation dérisoire (de l'ordre de 5 %) des traitements de la fonction publique.

Quant à l'« insuffisance », elle a deux causes principales :

– d'une part, la dévaluation de 50 % du franc malien consécutive aux accords franco-maliens de 1967, et la liaison de notre monnaie par une parité fixe au franc français, dont elle subit désormais toutes les fluctuations (notamment la dernière dévaluation de 12 %). La valeur du franc malien étant ainsi rongée, les salaires réels n'ont donc cessé de baisser au fil des ans;

– d'autre part, il existe au Mali une inflation importée par le biais de la détérioration des termes de l'échange international : alors que les prix à l'exportation des produits primaires nationaux stagnent ou reculent, ceux des biens importés croissent régulièrement; or ces biens constituent la grasse part de la consommation des fonctionnaires (cf. paragraphe 2.1b).

L'« insuffisance » des salaires est donc due à l'insertion de l'économie malienne dans la zone franc en particulier, et dans le système capitaliste mondial en général; bref, elle a pour cause la situation néo-coIoniale de notre pays.

Une des plus graves conséquences de cette situation réside dans le fait de pousser les fonctionnaires à la course aux privilèges (nominations aux postes lucratifs, nombreuses missions à l'étranger, etc.), aux détournements des deniers publics, au recel de pots-de-vin, aux compromissions dans des affaires frauduleuses, mais lucratives avec les commerçants; bref, elle met les fonctionnaires dans le besoin de s'assurer des revenus extra-salariaux, donc de tomber dans la corruption.

Ne serait-il pas alors judicieux d'augmenter les salaires afin de réduire – sinon éliminer – le besoin de se laisser corrompre ? Les économistes de bonne foi déconseillent fortement cette manœuvre, car « un autre danger serait de voir cette inflation importée susciter une hausse de salaires (par ajustement au coût de la vie) sans une augmentation parallèle de la productivité le pays primaire alourdirait alors ses coûts de production et perdrait de sa compétivité sur [PAGE 31] les marchés internationaux »[6]. D'ailleurs, un tel ajustement ne serait que passager, car la détérioration continue des termes de l'échange finirait par recréer les mêmes distorsions entre les besoins et les salaires. Par contre, pour le budget national, l'opération serait catastrophique, car elle augmenterait la part des dépenses de personnel, qui avoisine déjà les 75 %; il faudrait alors s'accommoder d'une diminution dramatique des autres dépenses, ou d'une augmentation des subventions budgétaires extérieures, qui ont atteint, en 1977, 6 milliards de francs maliens. Cela revient à hypothéquer dangereusement l'avenir du pays.

Les fonctionnaires maliens et leurs syndicats (dont l'Union Nationale des "Travailleurs" du Mali) adoptent une attitude légère et démagogique en exigeant l'augmentation des salaires et le blocage des prix. Ce faisant, ils font fi des intérêts de l'écrasante majorité des travailleurs maliens : les paysans; car les seuls prix que le gouvernement malien est en mesure de bloquer, sont les prix au producteur des denrées agricoles. Cette attitude montre combien la bureaucratie malienne est étrangère aux intérêts du peuple; c'est la preuve qu'elle est prête à accepter toutes les compromissions avec le système néo-colonial dans le seul but de s'embourgeoiser.

Notons toutefois qu'il serait juste de réclamer la suppression des privilèges injustifiés au profit des bas salaires : ceux des ouvriers et des employés subalternes, qui végètent au seuil de la survie, tout comme les paysans.

f) L'aide extérieure :

« L'expérience semble suggérer qu'il existe un rapport constant entre l'abondance de l'aide étrangère et le degré de corruption dans les pays bénéficiaires »[7]. Au Mali, on constate qu'au sein des services bénéficiant de financements étrangers importants, il se développe une corruption flagrante et démesurée : les millions étrangers sont littéralement dilapidés en villas pour les directeurs, en voitures, en primes et frais de mission exorbitants; ces services se tranforment en pôle d'attraction des bureaucrates : c'est le cas des Opérations de développement agricole; par contre, dans les services qui reçoivent relativement peu d'aide extérieure, la corruption est forcément réduite, ce qui les fait [PAGE 32] fuir par les cadres (enseignement, laboratoire d'énergie solaire). L'aide extérieure devient dans ces conditions un facteur poussant au gaspillage, à la consommation d'articles importés, plutôt qu'au développement.

D'autre part, nous avons vu, au paragraphe 1.1, que c'est l'afflux des financements étrangers qui permet à la bureaucratie d'allouer la majeure partie des ressources budgétaires et bancaires à la spéculation et à son embourgeoisement. Si cet afflux venait à s'interrompre, il se poserait le problème crucial de l'allocation rationnelle de ces ressources. Il en découlerait nécessairement la suppression des privilèges de la bureaucratie, et un renversement des priorités économiques. Ces bouleversements pourraient créer une situation peu propice à l'épanouissement des sociétés commerciales, des banques et des assurances étrangères, qui retirent du Mali des intérêts dépassant l'apport de capitaux sous forme d'aide. Par conséquent, nous pouvons conclure que la corruption est délibérément entretenue par l'impérialisme, dans le but de perpétuer l'exploitation économique du peuple malien.

Il arrive également que les dispensateurs d'aide se confondent avec des promoteurs d'exportations, et passent par l'usage des pots-de-vin pour canaliser les priorités et les choix en leur faveur. Cet aspect scandaleux de l'aide étrangère est soigneusement enveloppé d'un silence complice : les receleurs ne se découvrent pas volontairement, et les dispensateurs se retranchent derrière le principe diplomatique de la non-ingérence.

g) L'école malienne, pépinière de la bureaucratie :

L'école malienne a pris la relève de l'école coloniale française à partir de la Réforme de l'Enseignement de 1962. Cependant les changements intervenus en 1962 sont très timides, et laissent planer des doutes traumatisants à propos de l'apport des nègres à la civilisation universelle (l'origine nègre de la civilisation égyptienne n'est pas, par exemple, affirmée), des causes de notre sous-développement actuel, pour ne citer que cela. Ces changements sont donc insuffisants pour compenser les effets aliénants véhiculés par le reste inchangé du programme, notamment par la langue française. L'école malienne reste donc l'instrument majeur d'aliénation de la jeunesse. Elle continue d'entretenir le mépris du travail manuel; son rôle demeure la préparation [PAGE 33] aux examens et aux diplômes supérieurs qui, à leur tour, ouvrent les portes de la fonction publique, le principal empIoyeur du pays.

L'idée, qui consiste à confondre éducation et emplois supérieurs, est encore très vivace dans l'esprit des parents et des élèves; le système d'enseignement est conforme à cette idée et, de ce fait, l'entretient. C'est pourquoi il y a plus d'écoles supérieures au Mali que d'établissements techniques secondaires. Parmi ces derniers, un seul forme des techniciens pour l'industrie et les travaux publics : l'Ecole Centrale pour l'Industrie, le Commerce et l'Administration. Cette tendance va en se renforçant, car il s'ouvre actuellement dans plusieurs villes des lycées d'enseignement secondaire général, préparant des centaines de bacheliers.

Il semble qu'un vent nouveau a commencé à souffler qui prétend adapter l'école malienne aux impératifs du développement économique. Des écoles ruralisées prototypes sont en construction à coups d'experts et de financements étrangers. Il faut s'attendre à un échec pareil à celui des Centres d'Orientation Pratique. Car « une éducation réellement adaptée à l'environnement rural dans lequel vivent la grande majorité des Africains et des Asiatiques, ne peut devenir à la fois acceptable et réellement efficace que lorsque cet environnement commencera à offrir des occasions réelles et à demander des connaissances et des talents à grande échelle qu'une éducation révisée à la fois dans son contenu et sa structure pourrait fournir... Il est inutile de rêver d'une révolution dans l'éducation sans révolution dans l'économie »[8]. Or une telle révolution tarde (et pour cause) à s'amorcer. De ce fait la ruralisation actuelle ne fera que renforcer le caractère de classe du système d'éducation (que nous avons dénoncé au paragraphe 1.2.e) : aux fils de paysans les écoles ruralisées, aux citadins les lycées secondaires généraux, avec la perspective des diplômes supérieurs et... le sous-emploi (avec tous ses risques, dont la corruption).

h) La propagande impéraliste :

En dehors de l'école, la propagande impérialiste est effectuée par les radios (La Voix de lAmérique, France-Inter, La Voix de Cologne, etc.), les journaux et les catalogues (de [PAGE 34] La Redoute, de Manufrance, etc.), la littérature d'intoxication (romans policiers, romans-photos, illustrés), le cinéma avec ses films abrutissants (karaté, gangsters, western, festivals de musique, etc.) et, last but not least, toute la cohorte hypocrite des volontaires et des coopérants français, américains, canadiens, allemands, etc.

Comme une pieuvre maléfique, cette propagande insinue ses tentacules nombreuses et sournoises dans toutes les couches de la société malienne, en ville comme en campagne. Son impact est profond et multiforme. Elle vise entre autres les buts suivants :

– susciter la sympathie des populations envers les pays impérialistes présentés comme les champions des droits de l'homme, les amis de l'Afrique (mythes des « USA, pays non-colonisateur », de « l'Afrique aux Africains » ... );

– susciter une méfiance instinctive envers les pays socialistes (« impérialisme soviétique », interventions soviétocubaines, etc.);

– amplifier les difficultés des pays progressistes africains et des mouvements de libération nationale, et même les calomnier;

– faire l'apologie des pays africains dit modérés, comme la Côte d'Ivoire où les ministres n'ont pas honte de fêter publiquement les milliards dérobés au peuple;

– détourner la jeunesse de ses tâches prioritaires et lui inculquer des aspirations et des comportements semblables à ceux d'une certaine jeunesse occidentale, sans autre souci que celui de la recherche du plaisir;

– stimuler la consommation des produits de luxe (disques, chaînes stéréophoniques, voitures, habillement, etc.).

L'objectif final recherché par cette propagande impérialiste consiste à inculquer des habitudes de pensée et de consommation propres aux pays capitalistes avancés à des populations qui vivent une situation socio-économique totalement différente; par ce biais, on cherche à perpétuer la situation néo-coloniale dans laquelle est empêtré le Mali, et qui est génératrice de corruption à grande échelle.

Malgré ses objectifs néo-colonialistes à peine déguisés, la propagande impérialiste jouit du soutien tacite du gouvernement malien. C'est ainsi que la censure officielle ne frappe que les journaux progressistes; la presse pro-occidentale a ainsi libre cours pour mener à bien sa propagande (sauf quand il lui arrive de publier des articles trop [PAGE 35] indiscrets sur le régime actuel). La presse malienne, elle-même, joue le jeu impérialiste; elle y est acculée d'une part, parce qu'elle est tenue en laisse par le gouvernement et, d'autre part, parce qu'elle s'abreuve à la source empoisonnée des agences impérialistes d'information telles que Reuter, Associated Press, AFP, dont le monopole n'est valablement contesté que par l'agence soviétique Tass.

i) Causes dues aux déficiences des services publics :

Beaucoup de déficiences des services publics équivalent en fait à un transfert de charges étatiques sur les épaules des chefs de familles maliens. En nous référant au paragraphe 1.2., citons quelques exemples :

– le manque d'une politique rationnelle de l'habitat entraîne une spéculation foncière et immobilière très importante, et met beaucoup de fonctionnaires (surtout les jeunes) et leurs familles dans la situation de sans-abri, les obligeant à habiter des maisons louées à des prix exorbitants;

– l'absence de transports en commun bien organisés dans les villes (et aussi l'absence d'ambulances) pousse les chefs de familles à acquérir des voitures d'occasion, dont l'entretien pèse trop lourd sur leurs budgets;

– les difficultés d'approvisionnement en produits de première nécessité développent le marché noir et augmentent ainsi le coût de la vie;

– la négligence de l'hygiène publique entraîne des maladies fréquentes, tandis que les déficiences des services de la santé publique obligent les chefs de familles à supporter des frais médicaux très élevés;

– le sous-équipement des écoles et les renvois massifs entraînent pour les parents des dépenses importantes pour assurer l'éducation de leurs enfants.

Notons également que l'oisiveté et le manque d'activités politiques poussent les jeunes fonctionnaires à mener une vie mondaine mouvementée et très dépensière.

Ainsi, la nécessité de parer aux déficiences des services étatiques entraîne, pour les fonctionnaires, des charges supplémentaires aggravant le déséquilibre entre leurs besoins et leurs revenus : elle constitue de ce fait une cause très importante de corruption. [PAGE 36 ]

3. Le coup d'Êtat du 19 novembre 1968 et la corruption.

Une opinion assez répandue dans les milieux intellectuels consiste à rendre le régime militaire coupable de tous les maux dont souffre le Mali. Elle dénote une attitude d'esprit très dangereuse, car elle ne permet pas d'expliquer l'origine de ces maux. En ce qui concerne par exemple la corruption, Modibo Keita lui-même s'érigerait en faux contre une telle opinion, lui qui dénonçait, en 1963 déjà, les responsables du parti et du gouvernement «qui se laissent aller au plaisir de la chair et du ventre, à la satisfaction intégrale de leurs habitudes clé la vie facile »[9]. Les responsabilités de l'US-RDA dans ce domaine sont énormes, comme le montrent les paragraphes précédents.

Après le 19 novembre 1968, on assiste à une succession d'événements rappelant beaucoup un passé récent : de nouveau « c'est un feu d'artifice ininterrompu de nominations, d'avancements, de promotions, de parachutages... déchaînant prévarications et course au plaisir, vices et jalousies... »[10]; la répression s'accentue, la police et l'armée ayant pris la relève de la milice populaire » le peuple est plus que jamais tenu à l'écart des affaires publiques puisque la façade apparente de vie politique est supprimée; la presse est maintenue sous contrôle; les nouveaux dignitaires, à l'instar des précédents, commencent à se bâtir des châteaux... En tout cela il n'y a rien de fondamentalement nouveau. On constate cependant une recrudescence du commerce privé, ainsi que des manifestations de plus en plus sensibles du néo-colonialisme français; mais ce ne sont là que des conséquences des accords franco-maliens de 1967. Par conséquent, il faut se rendre à l'évidence et admettre que le régime militaire ne fait que persévérer, avec ses moyens propres, dans une voie tracée et ébauchée par l'US-RDA. Le coup d'Etat avait pour but de donner à l'armée la possibilité d'étouffer dans l'œuf les oppositions populaires qui, dans le cadre d'un parti même autoritaire, n'auraient pas manqué de se soulever : elles étaient annoncées, en 1967 déjà, par des manifestations populaires contre la corruption.

Cette continuité, que seule une analyse superficielle peut [PAGE 37] nier, nous permet d'affirmer que, depuis 1960 jusqu'à ce jour, le peuple malien, composé à 90 % de paysans, ne connaît qu'un seul régime : celui de la bureaucratie. La couche supérieure de la bureaucratie – c'est-à-dire la bourgeoisie bureaucratique civile et militaire – joue un rôle essentiel dans les prises de décision du gouvernement, car c'est elle qui sélectionne et organise les informations nécessaires aux ministres pour la formulation des politiques; le reste de la bureaucratie constitue l'organe d'exécution de l'Etat. Par conséquent, la bureaucratie, dans son ensemble, exerce une influence déterminante sur la situation politique du pays. Les « tenants du régime » constituent une mince fraction de fonctionnaires issus de ses rangs et qu'elle continue de manipuler, tout en restant à l'abri des bouleversements politiques, auxquels sont exposés ces derniers. C'est ce qui permet à N'Krumah d'écrire :

« Lorsqu'un coup d'Etat militaire réactionnaire survient, qu'elle y ait ou non participé, la bureaucratie accorde immédiatement son soutien aux nouveaux tenants du régime, en continuant la routine administrative et en aidant à l'élaboration des nouvelles lois. Les grands bureaucrates siègent dans tous les conseils et commissions qui prolifèrent après un coup d'Etat, Car l'établissement d'un régime arbitraire militaire et policier renforce leur position, puisque les nouveaux dirigeants dépendent entièrement d'eux. Contrairement aux gouvernements civils, les régimes militaires sont en mesure d'imposer une politique sans avoir eu l'accord du Parlement, ce qui donne aux bureaucrates une plus grande liberté d'action »[11].

La situation politique au Mali, après le coup d'Etat du 19 novembre 1968, illustre bien ces paroles dictées, hélas, par une triste expérience. Il en résulte une intensification du phénomène de la corruption, d'abord sous ses formes institutionnalisées, suivie ensuite par celle des formes réprimées (cl. chapitre 2). Mais toutes ces formes de corruption existaient déjà sous le régime de l'US-RDA. La corruption est donc inhérente à la nature même de la bureaucratie dans son ensemble. Elle prend plus d'ampleur après le coup d'Etat, car la bureaucratie, protégée par les fusils, prend plus de liberté par rapport aux intérêts du peuple, Il faut [PAGE 38] ajouter à cela que le retour du néo-colonialisme offre des occasions plus grandes de corruption.

4. Causes relatives aux coutumes issues du passé précolonial. Il appartient aux historiens de déterminer dans quelle mesure les coutumes pratiquées par la société malienne ont été favorables ou néfastes à son épanouissement, et d'expliquer leurs origines. Notre propos, quant à nous, consiste à dénoncer celles dont, à notre connaissance, la survivance dans le contexte actuel constitue un facteur potentiel de corruption. Nous avons retenu : la famille étendue, l'existence des castes improductives (des griots en particulier), la polygamie, les cérémonies fastueuses.

a) La famille étendue :

Il est rare de trouver des fonctionnaires vivant isolés avec leurs familles élémentaires, c'est-à-dire leurs femmes et leurs enfants. Généralement plusieurs familles élémentaires sont réunies dans une grande concession selon le schéma suivant : un patriarche et ses femmes + ses filles non mariées ou divorcées ou veuves avec ou sans enfants, ses garçons et un ou plusieurs neveux avec leurs femmes, leurs enfants + des parents plus ou moins éloignés installés pour de bon ou de passage, des enfants à élever provenant de diverses belles-familles ou de familles amies, etc. Les petits-fils du patriarche, au fur et à mesure qu'ils arrivent en âge de se marier, fondent leurs familles et restent dans la concession tant qu'il s'y trouve de la place.

Selon que ce schéma général est plus ou moins complet, la famille étendue peut rassembler de dix à plus de quarante personnes formant selon les cas un ou plusieurs grands ménages. Les chefs de familles élémentaires et même les hommes célibataires contribuent à l'entretien de tout ce monde, non selon les effectifs de leurs familles élémentaires propres, mais selon leurs revenus. Ainsi, les célibataires, les chefs de familles relativement peu nombreuses et les personnes aisées entretiennent en réalité une cohorte de parents plus démunis ou ayant fondé des familles trop nombreuses. Les fonctionnaires vivant dans de telles familles ou issus d'elles (car on continue à contribuer même après avoir quitté la concession) supportent souvent des charges supplémentaires déséquilibrant leurs budgets. Dans ces conditions, non seulement toute épargne devient impossible, mais la [PAGE 39] tentation – sinon la nécessité de se laisser corrompre – devient réelle.

Hormis les liens de parenté, d'autres facteurs peuvent contribuer à augmenter le nombre de personnes à la charge des fonctionnaires citadins : il s'agit de l'exode rural, de la concentration dans les villes des hôpitaux et des établissements d'enseignement secondaire, professionnel et supérieur. Vue l'insuffisance des structures d'accueil (lits d'hôpitaux, internats, pensions ou hôtels non destinés aux touristes européens), les ruraux affluant en ville pour y travailler, s'y soigner ou y étudier, sont obligés de demander l'hospitalité à leurs parents citadins, souvent pour de très longues années.

b) L'existence de castes improductives :

Le système des castes partage la société malienne en horon (hommes libres), ion (gens d'origine captive) et nyamakala (griots) entre lesquels s'est opérée une division traditionnelle du travail, qui réserve exclusivement aux griots les tâches de conservation et de transmission des faits historiques, ainsi que la création artistique. Dans la tradition, les griots sont attachés à des familles horon déterminées dont ils chantent les louanges, et qui les entretiennent.

La colonisation a atténué ces divisions en permettant aux membres de castes inférieures d'accéder par le biais de l'école à la couche des fonctionnaires, et d'occuper ainsi dans le nouveau système des valeurs une positién hiérarchique plus élevée que des horon. Néanmoins, pour la majorité de la population malienne, le système des castes reste toujours en vigueur, bien que la situation politique, sociale et économique du pays ne le justifie plus.

Cet état de fait profite énormément aux griots qui, n'étant plus liés à des familles précises, se font entretenir par tous les horon qu'ils rencontrent, en leur faisant des louanges véridiques ou mensongères, en tout lieu et en toute occasion : mariages, baptêms, funérailles, rencontres dans la rue, visites, etc. Etre griot est devenu une industrie très lucrative au Mali. Les grands griots s'attaquent de préférence aux hauts fonctionnaires civils et militaires, ainsi qu'aux gros commerçants, et leur soutirent des sommes atteignant parfois cent mille francs maliens. En ce qui concerne les fonctionnaires, il va sans dire que ces sommes sont soutirées à l'Etat.

En plus des harangues individuelles, les griots utilisent [PAGE 40] également l'estrade des salles de spectacles pour exploiter en masse les auditeurs. Dans ce but, ils organisent d'innombrables concerts placés sous le haut patronage de tel ou tel gros commerçant ou haut fonctionnaire. Ce dernier, pour justifier l'honneur qu'on lui fait ou pour se faire de la renommée, se doit d'offrir aux griots un cadeau très important. Ceci constitue une occasion de rivalité entre grands bureaucrates et gros commerçants, au grand détriment du peuple malien qui paye la note pour les uns par le biais des rapports de puissance, et, pour les autres, par le biais des rapports de marché. Notons que les spectateurs félicitent les artistes en leur jetant sous les pieds de grosses coupures, que ceux-ci s'empressent de ramasser à pleins sacs sitôt leur numéro terminé.

C'est ainsi que les grands griots et les griotes célèbres (et jolies) édifient de coquettes fortunes sur le dos du peuple.

Ces honteuses pratiques sont désastreuses pour le pays, car elles détournent de l'investissement productif l'épargne des familles et, plus grave, les fonds de l'Etat.

Il ne faudrait pourtant pas en déduire la nécessité de supprimer les griots. Ce serait porter un coup fatal à la culture malienne, car, aujourd'hui encore, les griots sont les principaux producteurs dœuvres artistiques et littéraires (orales). Il est néanmoins indispensable de mettre fin au parasitisme, au gaspillage des ressources financières et à la corruption en instaurant des formes judicieuses de rémunération de la création culturelle : par exemple les droits d'auteur pour les disques et les recueils de poèmes épiques.

c) La polygamie :

Dans le passé, la polygamie se justifiait par la nécessité de faire de nombreux enfants avec la perspective de les faire travailler dans les champs, et d'augmenter ainsi le patrimoine familial : on devenait polygame pour devenir riche. Mais, pour les fonctionnaires, dont les revenus ne sont pas proportionnels au nombre de bras valides, la polygamie n'est plus une nécessité mais un luxe dénotant une certaine aisance. On rencontre ainsi beaucoup de fonctionnaires entretenant plusieurs femmes (de deux à quatre généralement) et une progéniture nombreuse dépassant souvent la dizaine de tètes.

Le drame des fonctionnaires polygames consiste en ceci qu'au fur et à mesure que leurs charges familiales [PAGE 41] s'accroissent, le coùt de la vie ne cesse de monter, alors que les revenus salariaux restent constants. Cette situation entraîne une dégringolade du niveau de vie et du standing social inacceptable pour beaucoup d' « honorables » fonctionnaires, qui choisissent de tomber dans les filets de la corruption pour l'éviter.

d) Les cérémonies fastueuses :

Les mariages et les baptêmes donnent lieu à des cérémonies où la tradition et les habitudes importées (voile, robe, gants blancs pour les mariées, cortèges interminables de voitures, bals, etc.) concourent à un faste brandi comme le baromètre du prestige social. Les couches dirigeantes et les gros commerçants sont les premiers à étaler le maximum de faste, à distribuer des fortunes colossales aux griots et personnes de castes de toutes sortes. Le ton est ainsi donné, et les prêts bancaires, les détournements de fonds en vue de mariages deviennent monnaie courante en milieu fonctionnaire.

Notons qu'il se dessine chez les jeunes une tendance générale à se soustraire à certaines cérémonies (la semaine nuptiale, par exemple); mais ces dérobades devant la tradition se font au profit d'habitudes importées, comme les bals, dispendieuses elles aussi.

Le problème de la dot a fait couler beaucoup d'encre au Mali. Son montant exorbitant constitue pour la famille de la fiancée une manière de faire financer par celle du prétendant les fastes de la cérémonie de mariage.

IV. EN GUISE DE CONCLUSION

Il est difficile de conclure un travail qui ne constitue en fait que l'ébauche d'une analyse plus profonde et plus détaildée. Aussi allons-nous nous contenter, en guise de conclusion, d'avancer quelques idées générales. Nous espérons ainsi ouvrir un débat fructueux, au cours duquel toutes les assertions seront passées au peigne fin d'une critique constructive et nécessaire car, dit-on, la vérité ne naît que de la discussion.

« Quand finira l'indépendance ? Depuis qu'elle a [PAGE 42] commencé notre situation ne fait qu'empirer, alors que nous travaillons autant, sinon plus qu'auparavant. » Cette phrase, que l'on attribue à un cultivateur sénégalais interviewé par la Radio-Télévision Nationale, brûle également les lèvres des paysans maliens. En effet, nous avons vu au chapitre I que, confondant croissance et développement, les autorités maliennes se sont toujours préoccupées de J'augmentation du volume des exportations, au lieu de tout mettre en œuvre pour tourner l'économie nationale vers la satisfaction des besoins fondamentaux du peuple malien, ce qui constitue l'objectif final du développement. Cette politique sert avant tout les intérêts de l'impérialisme, ensuite ceux de la bourgeoisie de la fonction publique et du négoce, « l'instrument ad hoc du néo-colonialisme »[12]. L'existence de cette couche sociale parasitaire sacrifiant l'intérêt national sur l'autel de son embourgeoisement constitue le principal frein au développement du pays car, « le progrès économique rapide n'est possible que si, à tous les échelons, les dirigeants d'un pays – hommes politiques, éducateurs, ingénieurs, chefs d'entreprise, syndicalistes, prêtres, journalistes – souhaitent le progrès économique de leur pays et sont prêts à en accepter les conséquences, c'est-à-dire la création d'une société d'où soient éliminés les privilèges politiques et sociaux »[13].

En d'autres mots, la corruption constitue une plante vénéneuse dont il faut se débarrasser pour défricher la voie du développement. Pour cela il est nécessaire de couper ses racines que sont : l'aliénation culturelle, les privilèges abusifs, l'emprise du néo-colonialisme, les coutumes incompatibles avec les impératifs actuels.

Etendons-nous un peu sur ces différents points :

a) La lutte contre l'aliénation culturelle ne sera fructueuse que si elle s'inscrit dans le cadre d'une véritable révolution culturelle, qui s'articulera autour des tâches suivantes :

– révolutionner l'enseignement dans sa structure et son contenu : l'enseignement fondamental se fera dans les langues maternelles, le secondaire et le supérieur dans une langue nationale judicieusement choisie (qui sera sûrement le bamanan); les programmes seront changés dans le but [PAGE 43] de former des patriotes conscients, confiants en eux-mêmes et en leur pays, efficaces (une place importante sera faite à la formation idéologique); les processus d'étude et de travail productifs seront imbriqués afin de faire prévaloir L'utilité des connaissances acquises sur le statut conféré par les diplômes, et de diminuer le poids du système éducatif sur le budget national; la recherche scientifique fondamentale et appliquée sera favorisée et orientée sur les problèmes posés au pays;

– alphabétiser en totalité les masses populaires dans les langues nationales afin de permettre, d'une part, la formation idéologique et, d'autre part, la vulgarisation des connaissauces scientifiques et techniques sans laquelle aucun progrès n'est possible; à cet effet, on fera appel au génie créateur de notre peuple, auquel personne dans l'histoire n'a appris la fonte et le travail du fer, le tissage, la cordonnerie, etc.;

– contrecarrer la propagande impérialiste par une contre-propagande s'attelant à démontrer l'inexactitude de ses thèses et ses objectifs réels.

b) Les privilèges abusifs de la bourgeoisie bureaucratique seront, dans le cadre d'une répartition plus judicieuse du revenu national, supprimés au profit des bas salaires et du revenu agricole. « La répartition du revenu national influence d'une manière déterminante le rythme et la nature du développement dans l'exacte mesure où elle décide, en grande partie, des processus d'accumulation du capital, de la structure de la production et de la portée des décisions économiques prises par les groupes sociaux dominants »[14].

C'est ainsi que les prix trop bas, fixés pour l'achat des céréales et du bétail aux paysans maliens, ne leur permettent ni de sortir de l'économie de subsistance, ni d'améliorer leurs conditions de vie et de travail; c'est pourquoi ils préfèrent écouler leur production sur les marchés plus rémunérateurs des pays voisins, d'où ils importent de grandes quantités de produits de première nécessité (toiles, fils, sucre, savon, sel, etc.), qui étouffent les industries nationales. Ce boycott des circuits officiels réduit le chiffre d'affaires des sociétés commerciales d'Etat, et provoque des pénuries dans les villes que le gouvernement doit compenser par [PAGE 44] l'importation massive de produits alimentaires. La faiblesse du revenu agricole constitue, de ce fait, un grave handicap au développement économique du pays.

Or les prix des produits agricoles sont fixés bas par la bureaucratie dans le but d'augmenter le pouvoir d'achat des fonctionnaires. Malheureusement, l'épargne ainsi rendue possible est absorbée par l'importation massive de produits de luxe (voitures, réfrigérateurs, électrophones, etc.) plutôt que par l'investissement productif.

La suppression des privilèges abusifs de la bourgeoisie bureaucratique au profit des bas salaires et du revenu agricole constitue donc une mesure de lutte contre la corruption, et un préalable indispensable au développement économique.

c) Pour briser le carcan néo-colonial, il est nécessaire de dénoncer les accords franco-maliens de 1967 et les accords ACP-CEE, car la « garantie » monétaire et la libre circulation des marchandises et des capitaux sont incompatibles avec une politique de développement indépendant.

« La garantie monétaire implique pour ces Etats (ceux de la zone franc) la renonciation à un moyen d'action essentiel, mieux : à un pouvoir souverain, celui d'organiser et d'orienter, comme ils l'entendent, leur économie en fonction de leurs seuls besoins, et de se doter des structures qui leur permettraient, en particulier, de se protéger contre des fluctuations et des déséquilibres survenant chez les autres». L'indépendance monétaire est donc une condition sine qua non de la souveraineté; elle permet, pour accélérer le développement économique, de mettre en œuvre toutes les fonctions de la monnaie, alors que la « garantie » française ne permet de l'utiliser que comme moyen d'échanges exclusivement. L'indépendance monétaire est possible, comme le montre l'excellente étude de M. Mamadou Diarra[15], ancien directeur de l'Office des Changes du Sénégal. Parlant de l'expérience guinéenne, ce dernier précise que la Guinée a provoqué son échec « en ne parvenant pas, ni par sa politique budgétaire, ni par sa politique de crédit, d'une part, à refréner suffisamment ses habitudes de consommation de produits importés qu'elle a contractées pendant sa période coloniale et, d'autre part, à encourager le développement. [PAGE 45] de sa production agricole de telle sorte qu'elle n'eût pas à importer autant de biens de consommation, mais à consacrer ses possibilités d'achat à l'extérieur à l'importatien de biens d'équipement. »[16] La même remarque est valable pour le Mali, qui a choisi la solution de facilité consistant à retourner dans la zone franc, oubliant que « c'est précisément dans l'effort à faire pour atteindre les éqililibres généraux, déjà évoqués, que réside l'essence même de l'Indépendance. »[17]

Quant à la libre circulation des marchandises et des capitaux, elle s'oppose à l'indépendance monétaire, étouffe les industries nationales et vide le pays des maigres épargnes des populations,

Ces accords néo-coloniaux ne favorisent nullement le développement du pays; ils servent plutôt à l'enrichissement des commerçants et de la bourgeoisie bureaucratique. Leur dénonciation donnera en même temps un puissant coup de frein à la corruption, et une vigoureuse impulsion au processus de développement.

d) De tous les moyens de lutte contre la corruption, la suppression des coutumes qui la favorisent, semble le plus facile. Cependant elle doit se faire avec la participation des masses elles-mêmes mobilisées dans des conseils de sages, des organisations de femmes, de jeunes, etc. Elle doit être comprise non comme une lutte contre la tradition, mais plutôt comme une épuration de ses aspects négatifs; en même temps, tout ce qui dans la tradition, peut influencer positivement l'indépendance et le développement économique, doit être maintenu et encouragé : par exemple le travail des champs collectivement par les jeunes de la même génération.

Toutes ces tâches de lutte contre la corruption sont liées entre elles. Les mener à bien revient, en fait, à supprimer la buraucratie dans sa force actuelle, héritée du système économique et social colonial. Contrairement à ce que nos dirigeants croient (du moins les plus sincères parmi eux), la suppression de la bureaucratie de type colonial, au lieu d'entraîner le pays dans le chaos, favoriserait plutôt son développement rapide. Analysant l'expérience de trois pays [PAGE 46] qui ont connu un véritable bond économique (URSS, Chine, Japon), Tibor Mende constate que « dans aucun de ces cas on n'eut besoin de minorités culturellement expatriées agissant comme courroie de transmission, car les masses n'ont pas été tenues à l'écart du processus de transformation. Aucune civilisation étrangère n'a été imposée. Il n'y a pas eu de majorités contraintes à une défensive boudeuse face à un ordre étranger sans rapport avec leur propre passé, dont elles ne comprendraient ni n'accepteraient les motivations. Et ainsi aucune de ces expériences n'a sécrété passivité ou apathie. »[18]

Mais doit-on, comme Amilcar Cabral, attendre de la bureaucratie quelle se suicide « comme classe pour ressusciter comme travailleur révolutionnaire, entièrement identifié avec les aspirations les plus profondes du peuple auquel elle appartient »[19] ? Notre avis est que « comme classe », c'està-dire dans son ensemble, la bureaucratie ne se suicidera jamais : il faut lui trouver des fossoyeurs.

Nous retenons avec Yves Benot que la bureaucratie ne constitue pas en soi une classe sociale, mais « un groupe d'intellectuels qui doit se constituer en intelligentsia de la classe ouvrière en formation. Si ces intellectuels s'orientent idéologiquement dans une autre direction, ils ne peuvent, en tant qu'intellectuels, que devenir l'intelligentsia de cette caste bureaucratique et affairiste, l'instrument ad hoc du néo-colonialisme. »[20]

La collusion, dénoncée au chapitre I, entre la bureaucratie et les commerçants montre que les intellectuels maliens, dans leur majorité, sont en train de s'ériger en intelligentsia de la bourgeoisie du négoce. Cependant certains d'entre eux adoptent la position contraire parce qu'ils sont capables (ils en ont les connaissances nécessaires) d'aller jusqu'au bout de l'analyse scientifique de la situation de notre pays, sincères avec eux-mêmes et d'une haute moralité : ce sont les intellectuels révolutionnaires.

Il appartient à ces derniers de s'organiser en intelligentsia de l'embryon de classe ouvrière et de la paysannerie (qui constituent l'immense majorité du peuple malien), et de mener avec eux la lutte contre la corruption : c'est-à-dire [PAGE 47] la lutte de classe contre le néocolonialisme et ses valets maliens pour la prise du pouvoir.

Cependant, vues toutes ses implications, une telle lutte a peu de chance d'aboutir dans un ex-territoire français d'outre-mer isolé. Rien qu'à propos de l'indépendance monétaire, Mamadou Diarra écrit : « Dans le domaine politique, il était bien difficile à la Guinée, indépendante de fraîche date, d'imposer à sa population les conséquences rigoureuses de son choix, alors, que, dans les Etats voisins – qui n'avaient pas fait le même et avec lesquels elle avait les mêmes habitudes de consommation, donc les mêmes besoins –, on continuait à mener avec facilité le même train de vie. Nous pensons que tout gouvernement qui aurait essayé d'appliquer une véritable politique d'austérité dans ces conditions aurait couru le risque de voir son audience baisser à plus ou moins longue échéance et de se rendre ainsi vulnérable aux menées subversives de toute origine (à preuve le Mali). »[21] De même, il faut rappeler que, si l'impérialisme admet parfois des dissidences politiques (c'est-à-dire verbales) de la part des pays du Tiers-Monde (cas de la Guinée par exemple), il a par contre recours à de brutales représailles lorsque ces derniers remettent en cause son système économique (cas du Ghana et du Chili).

C'est pourquoi nous lançons un appel pressant aux intellectuels révolutionnaires de tous les néo-territoires africains (c'est-à-dire les ex-territoires coloniaux en prise avec le néocolonialisme) pour qu'ils redonnent souffle au panafricanisme tel que le voulait N'Krumah avant sa mort. Nous lançons l'idée de la création d'un Parti Panafricain de l'Unité et de l'Indépendance (PPUI) qui aura, tout comme le RDA et le PAI sous le colonialisme, une section dans chaque néo-territoire. La doctrine du PPUI sera celle du socialisme scientifique re-naissant dans les conditions africaines « au prix du long détour par la science » (Yves Benot). Chaque section du PPUI mènera la lutte de classe décrite plus haut, avec les moyens adaptés à la situation concrète du néo-territoire donné (y compris la lutte armée). Dès que cette lutte remporte la victoire dans un néo-territoire, le PPUI au pouvoir accordera aux autres sections en lutte tout le soutien matériel et humain nécessaire (faisant fi de la clause de non-ingérence comprise dans la Charte de l'OUA, destinée [PAGE 48] à protéger les pouvoirs corrompus et à entériner les coups d'Etat impérialistes). Les néo-territoires s'uniront en un Etat fédéral africain à vocation expansive, au fur et à mesure de leur libération du carcan néo-colonial par le PPUI.

Des sections du PPUI peuvent déjà se créer officiellement dans les néo-territoires où le multipartisme est admis : en Haute-Volta et, peut-être bientôt, au Sénégal. Dans les autres, les sections du PPUI ne peuvent être que clandestines.

Loin d'être illusoire, un tel plan d'action présente au contraire plusieurs avantages :

– il est conforme à une vérité maintes fois clamée par les économistes : les peuples africains ne pourront se donner les bases socio-économiques d'un développement réel et indépendant que regroupés en un ou plusieurs Etats fédéraux, économiquement viables;

– il met fin à l'isolement des patriotes africains en lutte dans les différents néo-territoires, et les rend ainsi moins vulnérables à la répression de l'impérialisme et de ses valets africains;

– créant les conditions d'une indépendance véritable, il permettra de briser l'apathie des masses et l'inconscience des fonctionnaires, car « seules les perspectives grandioses de la construction d'un Etat africain continental, moderne et fort, permettent de créer l'enthousiasme, l'esprit d'abnégation, un véritable sentiment patriotique. On cessera alors, et alors seulement, de poser le problème de l'indépendance nationale en termes de salaires. »[22]

De cette analyse d'un phénomène particulier (celui de la corruption) dans un pays particulier (le Mali), nous pouvons tirer la conclusion suivante : les problèmes qui se posent aux Africains sont imbriqués les uns aux autres, d'une rare. complexité, et lient les destins des différents pays les uns aux autres. Dès lors, leur résolution suppose une œuvre, titanesque, dont l'ampleur a, jusqu'à présent, dépassé l'entendement de la majorité de nos dirigeants, les a effrayés et poussés à rechercher la tutelle des pays occidentaux avancés. A moins de s'attendre à un miracle changeant du jour au lendemain la nature de l'impérialisme, force est de constater que ces pays se préoccupent plus de leurs intérêts égoïstes que de nos misères, et [PAGE 49] continueront de le faire à notre détriment. La dérobade ne peut et ne doit pas continuer plus longtemps : il faut que. nous nous décidions sans plus attendre à prendre nous-mêmes le taureau par les cornes, et à nous engager résolument dans la « seule voie vraiment dialectique » de la solution des problèmes que l'histoire nous impose; il y va de notre survie nationale et de notre dignité historique, comme le dit si bien le docteur Cheick Anta Diop :

« C'est la conjoncture historique qui oblige notre génération à résoudre dans une perspective heureuse l'ensemble des problèmes vitaux qui se posent à l'Afrique, en particulier le problème culturel. Si elle n'y arrive pas, elle apparaîtra dans l'histoire de l'évolution de notre peuple comme la génération de démarcation qui n'aura pas été capable d'assurer la survie culturelle, nationale, du continent africain; celle qui, par sa cécité politique et intellectuelle, aura commis la faute fatale à notre avenir national : elle aura été la génération indigne par excellence, celle qui n'aura pas été à la hauteur des circonstances »[23].

ALLONS-NOUS PRENDRE CE RISQUE ?

Paris, novembre 1978.

N.-B. - Alors que cet article était pratiquement terminé, d'autres événements importants, concernant la corruption, sont survenus. Nous espérons pouvoir en donner prochainement notre interprétation.

Yéro HAMADY


[1] Frantz Fanon : Peau noire, masques blancs.

[2] Georges Burdeau : L'Etat, Ed. du Seuil, Coll. Politique, p. 39.

[3] Marcel Rudloff : Economie politique du Tiers-Monde, tome I, Ed. Cujas, pp. 337-338.

[4] Mongo Beti : Main basse sur le Cameroun, Ed. Maspero, p. 102.

[5] Jeune Afrique, No. 391, février 1978, p. 84.

[6] Marcel Rudloff : Economie politique du Tiers-Monde, tome I, p. 285.

[7] Tibor Mende : De l'aide à la recolonisation, p. 135.

[8] Guy Hunter : The New Africa, Foreign Affairs, 1970; cité d'après Tibor Mende : De l'aide à la recolonisation, pp. 131-132.

[9] Modibo Keita : Discours du 22 septembre 1963 (L'Essor du 30-9-63).

[10] Mongo Beti : Main basse sur le Cameroun.

[11] Kwame N'Krumah : La lutte des classes en Afrique, Présence africaine, p. 74.

[12] Yves Benot : Idéologies des Indépendances Africaines, Ed. Maspéro, 29

[13] Measures for the Ecommic Development of Underdeveloped Countries ONU, 1951, cité d'après Tibor Mende (De l'aide à la recolonisation.)

[14] Marcel Rudloff : Economie politique du Tiers-Monde, p. 688.

[15] Mamadou Diarra : Les Etats africains et la Garantie monétaire de la France, Ed. NEA, Dakar, 1972, p. 3.

[16] Mamadou Diarra, ouvrage déjà cité, p. 47.

[17] Idem, p. 35.

[18] Tibor Mende, ouvrage déjà cité, p. 203.

[19] Amilcar Cabral : L'Arme de la Théorie, Ed. Maspéro.

[20] Yves Benot, ouvrage déjà cité, p. 221.

[21] Mamadou Diarra, ouvrage déjà cité, pp. 50-51.

[22] Cheick Anta Diop : Les Fondements économiques et culturels d'un Etat fédéral d'Afrique Noire. Ed. Présence Africaine, 1974, p. 51.

[23] Cheick Anta Diop, ouvrage déjà cité, p. 28.