© Peuples Noirs Peuples Africains no. 6 (1978), 9-14.



OU EN SOMMES-NOUS ?

Nous nous doutions bien que fonder une revue n'est pas une entreprise facile, mais nous étions loin de soupçonner les pièges juridiques, les chausses-trappes administrativs, les fourches caudines de toutes sortes qui nous attendaient et dont nous avons donné un petit aperçu à nos lecteurs dans un article du numéro 2. Nous ne nous proposons pas ici de poursuivre le récit de nos tribulations, mais d'exposer à l'intention de nos abonnés et lecteurs comment nous avons survécu jusqu'ici, pourquoi nous sommes résolus à tenir bon et quelles raisons nous croyons avoir de gagner finalement la partie avec leur concours.

Silence, on bâillonne l'Afrique.

Comme il était aisé de le prévoir, les grands media ont oublié ou dédaigné d'annoncer la naissance de Peuples noirs / Peuples africains, à l'exception du quotidien Rouge et du mensuel Le Monde Diplomatique [1]. Ainsi voués aux [PAGE 10] ténèbres extérieures de la marginalité, nous nous voyions acculés à arracher des sympathies l'une après l'autre à l'indifférence granitique de l'opinion occidentale et à l'impuissance inaccessible des Africains francophones séquestrés par les dictateurs charismatiques. Aussi le débit de nos abonnements a-t-il toujours tenu du filet d'eau plutôt que du raz-de-marée, et l'année 1978 va se terminer alors que nous doublons à peine le cap, pourtant peu triomphal, des deux cents fidèles.

De ce fait, nous avons été amenés à élaborer et à appliquer une stratégie dans laquelle les libraires devaient remplir la fonction de poutre maîtresse. Il faut bien reconnaître que cela n'alla pas sans un bonheur certain avec les libraires du centre de Paris – nous pensons en particulier à ceux du quartier latin auxquels nous ne dirons jamais assez notre reconnaissance. Le produit que nous fabriquons y suscite une demande considérable que satisfont des stocks judicieusement approvisionnés grâce à la vigilance de professionnels compétents. Cette situation a été pour nous un encouragement et un réconfort jamais démenti. Sans la massive désertion estivale et la léthargie persistante qui s'est ensuivie, il est raisonnable de penser que, grâce principalement à nos ventes chez nos amis libraires du quartier latin, nous ne serions plus tellement éloignés aujourd'hui du seuil d'équilibre qui, pensons-nous, doit se situer quelque part entre treize cents et quinze cents exemplaires écoulés, ventes et [PAGE 11] abonnés confondus. Nous croyons fermement que cet objectif peut être atteint avant l'été de 1979, bien que, pour le moment, nous nous traînions encore, en moyenne[2], à sept cents ou huit cents exemplaires réellement écoulés pour chaque livraison.

Après cet hommage légitime aux libraires du centre de Paris, nous ne croyons pas pouvoir nous dérober au triste devoir de parler des autres libraires – ceux des quartiers excentriques de Paris et surtout ceux de province qui, pour la plupart, nous ont paru assez irresponsables pour que nous nous sentions obligés de mettre en garde nos camarades candidats à la fondation d'une publication plus ou moins militante contre les listes de libraires figurant dans Catalogue de Ressources no 2 et s'offrant pour distribuer la « nouvelle presse ».

Là, nous avons trop souvent eu l'impresson d'être victimes d'une véritable arnaque de la part de gens qui ressemblaient bien peu à l'image que les défenseurs et les porte-parole de la librairie se sont efforcés de donner de la profession au cours des polémiques suscitées par les pratiques de la Fnac. Dans leur grande majorité, nos partenaires n'ont jamais paru conscients de l'énorme enjeu politique qu'impliquait l'avènement d'une publication noire anti-impérialeste unique en son genre.

Vox clamans in deserto...

Peu leur importait, apparemment, qu'ils tinssent entre leurs mains la survie de la première tribune authentique des Nègres, surgissant après des siècles de décervelage de l'impérialisme fasciste de la bourgeoisie capitaliste française. Peu leur importait que fùt en jeu la capacité de libre expression des peuples africains jusque-là étranglés par l'hypocrisie de la « coopération franco-africaine », au milieu du désert de chauvinisme créé dans l'opinion publique par la manipulation capitaliste de l'information.

Loin de se battre pour le pluralisme et tant de valeurs démocratiques dont certains se complaisent à les dire [PAGE 12] dépositaires, ces professionnels nous ont, au contraire, trop souvent donné l'impression de miser sur notre rapide disparition, Ils faisaient hypocritement la sourde oreille à nos demandes réitérées de mise à jour de dépôts, se gardaient bien de renvoyer les invendus, de peur de devoir avouer le chiffre exact de leurs ventes.

Bref, avec une irresponsabilité totale, ils semblent se complaire dans une position de parasites des efforts de création et d'expression déployés par autrui, et se révèlent, plus que n'importe quelle tentative desabotage venant du pouvoir, les fossoyeurs efficaces de toute entreprise courageuse, étant donné que celle-ci ne saurait éternellement leur servir de vache à lait. On n'imagine pas l'énergie qu'il faudrait déployer pour vaincre l'inertie et la passivité qui caractérisent trop souvent ce maillon faible, et pourtant indispensable à la diffusion des idées.

Ne disposant pas de réserves suffisantes de volonté et d'argent à investir avec quelque chance d'efficacité de ce côté-là, nous avons décidé de confier à l'Harmattan notre diffusion en province et à l'étranger.

Au four et au moulin.

Bien d'autres tâches, en effet, nous assaillent d'une façon cruelle. Notre gestion, si nous voulons avoir une petite chance de survivre, doit être d'une rigueur draconienne, sans aucune concession à la négligence ni au laisser-aller. Cette revue n'a pas été fondée et ne saurait durer à coups d'échanges de vues et de déclarations d'intentions sur la nécessité d'agir, mais bien par une action obstinée, acharnée, faite, la plupart du temps, d'une accumulation de tâches modestes mais exigeantes.

Nous n'avons pas encore passé le cap de la mise en place d'une organisation stable et sûre – à ce propos, nous nous excusons des aléas dont a pu souffrir tel ou tel de nos amis. Il est pourtant certain que nous nous acheminons vers la solution de nos difficultés. Pour le moment, la revue se maintient surtout grâce au surtravail consenti par ses éditeurs qui, cependant, doivent assurer leur subsistance par des activités professionnelles à temps complet. Encore faudrait-il que ce surtravail s0it doué d'efficacité, ce qui nous amène à acquérir des compétences variées, de façon à nous passer des services coûteux des spécialistes. [PAGE 13]

C'est au prix de ces sacrifices que Peuples noirs/Peuples africains peut traverser la très difficile période de progression qui doit normalement déboucher sur l'équilibre financier. Notre démarrage a été lent, mais notre progression est continue. Ce ne fut pas une flambée de curiosité vite retombée, c'est une conquête laborieuse ayant pour solide fondation l'intérêt profond que nous suscitons chez des lecteurs ennemis de la facilité.

Ayant affermi nos premières positions, nous croyons que l'année qui vient nous réserve une croissance géométrique qui, compte tenu de notre mérite, n'aurait rien de miraculeux. A nos amis, et aussi à nos ennemis, nous assurons que l'effort, considérable à tous points de vue, qui a été fait en 1978, ne nous laisse pas à bout de souffle et que nous nous étions préparés à soutenir une course de fond avec une énergie et un courage, sinon des ressources, intacts.

Financièrement, nous sommes à peu près entre le tiers et la moitié du chemin qui nous sépare du régime de croisière, c'est dire notre fragilité, au moins pour une année encore.

Que faire ?

Le miracle bimestriel que constitue la parution de la revue tient à une particularité supplémentaire, qui n'est certainement pas la moindre : nous n'avons pas encore accumulé une assez importante réserve de textes; car, les auteurs de talent, noirs ou blancs il n'importe, pourvu qu'ils soient exempts de toute timidité, tardent à nous rejoindre, nombreux. Nous nous trouvons presque toujours obligés de faire attendre à la composition et de différer le tirage d'une livraison ordinaire parce qu'un camarade est en train de peaufiner son article. C'est d'ailleurs pour cette raison que nous n'avons toujours pas réussi, malgré nos efforts, à rattraper le retard à la publication, pris à l'occasion du No. 2 et qui, comme nous l'avons expliqué alors, était tout à fait indépendant de notre volonté.

En tout cas, nous sommes trop pénétrés de l'énormité de l'enjeu pour ne pas investir toutes nos ressources matérielles et morales dans une expérience qui n'a pas de précédent et dont, sans doute, aucune autre, en cas de faillite, ne prendrait le relais dans un avenir prévisible. Pour la première fois dans l'Histoire des Africains noirs colonisés par la France et soumis au décervelage de sa culture raciste, une [PAGE 14] ambitieuse publication anti-impérialiste, contrôlée à toutes les étapes de sa confection par des Noirs dont elle est ainsi, ipso facto, le premier instrument de libre expression depuis des siècles, entre dans l'arène. Qui ne voit qu'il s'agit là, qu'on le veuille ou non, d'un phénomène hautement symbolique ? Si nous échouons, bien des idéaux seront éclaboussés, bien des espérances brisées, bien des élans de générosité stoppés, les rêves d'égalité et de fraternité des meilleurs livrés une nouvelle fois à la risée des cyniques ennemis de notre émancipation, toujours à l'affût de nos faux-pas, mais toujours muets sur nos mérites et nos victoires.

Nous demandons à nos frères et à nos amis de prendre en considération le caractère vital de cet enjeu et de nous apporter un soutien à sa hauteur. Nous ne tendrons pas la sébile, nous n'ouvrirons pas de souscription, nous nous plierons aux contraintes de l'économie de marché, quitte à nous laisser broyer par le monstre capitaliste. L'image du nègre suppliant ou mendiant, nous n'en voulons pas, et nous ne solliciterons aucune subvention d'aucune sorte; et ce serait déjà pour nous une faveur que les établissements de crédit nous appliquent la loi commune. C'est par l'audience qu'elle sera capable de conquérir que Peuples noirs / Peuples africains justifiera son existence. Nous comptons sur vous tous pour aider la revue à rassembler un public nombreux, mais surtout fidèle.

Faites connaître Peuples noirs/Peuples africains autour de vous. Envoyez-nous des informations, des articles, des suggestions.

Enfin, témoignez-nous votre sympathie et votre solidarité de toutes les façons, pourvu que cela se fasse activement, concrètement – et non plus seulement en paroles.

P.N.-P.A.


[1] Celui-ci n'a d'ailleurs pas tardé à s'aligner sur la nouvelle « Majorité silencieuse » – et pourtant très attentive. Après avoir scrupuleusement signalé à ses lecteurs chacune de nos sorties, il s'est brusquement tu au No. 4, dans lequel, pure coïncidence bien entendu, nous malmenions un peu l'un de ses plus vénérables collaborateurs, appelé par certains le Mandarin Intrépide, dit aussi parfois Robert le Diable Noir (allusion à sa paranoïa africanisante), en un mot l'illustre M.Robert Cornevin.

Comme nous nous enquérions, par pure malice et sans aucune illusion, auprès de M.Claude Julien, de ce subit mutisme, le Rédacteur en Chef, sans se donner la peine d'aborder le vrai problème, n'hésita pas à nous sommer de faire l'exégèse de notre propre missive dont, à l'en croire, deux phrases prêtaient à malentendu. Bigre ! Ainsi donc, pour l'intraitable Cassandre des éditoriaux du Monde Diplomatique, la tâche la plus pressante actuellement s'agissant de l'Afrique, c'est la chasse aux malentendus. Eternelle duplicité de la grande bourgeoisie française qui a fondé sa prospérité, une fois pour toutes, sur le sur le travail des Africains, tout en se réclamant des plus nobles valeurs du cœur; esclavagiste côté cour, babouviste côté jardin; colonialiste sur le continent noir, s'épuisant à combattre pour les Droits de l'Homme à Helsinki, Santiago-du-Chili, Leningrad, Téhéran, Ho-Chi-Minh-Ville et autres lieux bénis; matraquant ses propres Nègres par bras séculier à peine interposé et avec une ardeur qui n'a rien a envier à Vorster lui-même, torturant tous rideaux baissés dans les camps de concentration d'Ahidjo ou de Sa « Majesté » Bokassa, mais envoyant son intelligentsia de fils à papa minauder, la bouche en cul de poule, sur les tréteaux des Tartufes internationaux, en débitant des tirades éperdues, venues du dix-huitième siècle. Que ta main gauche ignore ce que fait ta main droite...

[2] Après avoir dépassé les mille exemplaires avec le No. 2 consacré, aux violations des droits de l'homme dans les dictatures africaines francophiles, la diffusion de la revue avait culminé à huit cents exemplaires avec le numéro suivant, pour chuter à cinq cents avec le No. 4, sorti, il est vrai, à la fin de l'été, c'est-à-dire à l'époque sans doute la plus creuse de l'année.