© Peuples Noirs Peuples Africains no. 6 (1978), 1-8.



MALHEUR AUX PEUPLES SANS VOIX !

Lorsqu'une classe détient le monopole de la parole, il est inévitable qu'elle s'ingénie à rejeter sur les catégories qu'elle domine toute la responsabilité des vices, des crises et des échecs du système; rien ne peut la retenir d'utiliser avec succès les catégories dominées et nécessairement muettes comme boucs-émissaires.

C'est ce que font depuis des siècles, et aujourd'hui encore, les idéologues de la domination blanche, et particulièrement ceux qui opèrent au sein de la culture française. Seuls détenteurs jusqu'ici de la parole dans le complexe francophone, ils ne se sont pas privés de mettre à profit cette situation de monopole pour faire retomber sur les seuls Africains toute la culpabilité des désastres et des vices de l'inégale association où l'Occident nous a forcés d'être partie prenante.

Pourquoi nous a-t-on si longtemps pourchassés sur nos côtes, raflés jusque dans nos communautés de l'intérieur des terres, transportés au fond des cales, vendus à l'encan sur les marchés américains comme vil bétail, courbés sous le cruel soleil des plantations de coton, entassés et lynchés dans les ghettos des grandes villes industrielles, contraints aux travaux forcés sur les chantiers africains, assujettis à un système colonial inhumain d'abord, puis au pillage des firmes néo-coloniales après les "Indépendances", et aux dictatures que ces firmes sécrètent. [PAGE 2] tout naturellement ? Pourquoi ? Parce que nous étions et sommes d'ailleurs toujours des sauvages à civiliser, des cannibales dont il convient de corriger les goûts pervers, des païens à convertir, des paresseux à transformer en producteurs.

Loin d'y introduire un atome de cartésianisme, les porte-parole de l'avatar actuel de la domination blanche, le néo~coIonialisme, n'ont fait que durcir ce discours au point de le rendre caricatural, sans cependant lui rien ôter de son efficacité, de sa force de persuasion sur l'opinion publique occidentale, encore maîtresse, malheureusement, de notre destin, que nous le voulions ou non.

La cause de notre misère persistante ? Notre paresse, évidemment, si éclatante qu'on vient chercher chez nous les balayeurs de rue, les manœuvres, les O.S., toute la piétaille, tous les parias de la prospérité occidentale que les vaillants et intrépides travailleurs blancs répugnent à être. Pourquoi toutes ces dictatures, si providentielles pour l'enrichissement foudroyant des firmes occidentales ? Parce que, en l'absence d'une conscience nationale, les Africains ont traditionnellement confié le soin de les diriger à des chefs charismatiques exerçant un pouvoir sans partage. Pourquoi lan Smith, à la tête de deux cent mille Blancs, prétend-il confisquer tout le pouvoir, face à plus de cinq millions de Noirs ? Parce que les Africains n'ont jamais pu mener à bien la mise en valeur d'aucun pays et que, avec une majorité noire au pouvoir en Rhodésie, ce serait bientôt le chaos des tribus et le retour à l'âge de pierre,

Bref, de quelque côté qu'on se tourne, c'est immanquablement la faute à ces salauds de Noirs. Jamais, dans l'histoire de l'Humanité, un peuple n'eut le dos si large, si perpétuellement offert au fouet autant qu'au blâme. Jamais un peuple ne fut victime de tant de tragédies méritées. Jamais, dans l'histoire, un peuple n'appela avec une telle constance l'éternelle malédiction qui s'acharne sur lui. Quelque malheur qui le frappe, soyez assuré d'avance que ce sera toujours par sa faute.

Tenez, pour M. Gilbert Comte, grand "spécialiste" de l'Afrique noire dans le quotidien Le Monde, savez-vous quelle est la cause de la corruption chez nous ? Mais la tradition africaine, cela va sans dire ! Ben voyons, qui ne s'en serait douté ? Nos usages et nos mentalités ne nous y prédisposaient-ils pas déjà de toute éternité ? A cause d'eux, explique-t-il sereinement[1], nous n'avons évidemment pas la même conception de l'intégrité [PAGE 3] morale que les Occidentaux chrétiens. « L'ancienne Europe, proclame M. Gilbert Comte, endura elle aussi, pendant des générations, les ravages d'un népotisme, d'un favoritisme analogues. En France, le mot vénalité désignait même les charges publiques vendues aux enchères. Du moins, la morale chrétienne subsistait sous les abus et préparait l'avènement du civisme laïc, d'où l'Etat national émergea dans toute sa splendeur. Nulle tradition équivalente n'existe encore au sud du Sahara. Un politicien malhonnête s'estime parfaitement respectable, et bénéficie d'une large considération s'il redistribue quelque chose de ses rapines dans sa parenté ou dans son village[2].

Vous avez bien compris, lecteur. Notre rencontre avec le Blanc n'a pas produit l'apartheid et le tableau quotidien autant que sinistre que vous en offre votre petit écran est un fantasme de gauchiste : notre rencontre avec le Blanc chrétien n'a pas été à l'origine de la déportation brutale de dizaines, sinon de centaines de millions des nôtres, et les ghettos noirs d'Amérique aussi, bien que faisant partie intégrante de votre paysage culturel familier, sont des fantasmes de gauchiste. Notre rencontre avec le Blanc chrétien n'a pas provoqué l'extermination de communautés entières, balayé des royaumes sans aucun doute florissants, anéanti des empires, manquant de peu éteindre notre race, comme il a éteint la race des Indiens d'Amérique du Nord. Ce n'est Pas le maître Blanc qui – très logiquement d'ailleurs, afin de mieux nous assujettir - s'est ingénié à démolir en nous tout sens de notre dignité, toute velléité d'autonomie.

Non, il nous a fallu, à l'évidence, attendre l'arrivée du Blanc chrétien et peut-être même apprendre les premiers mots de sa langue, pour naître à l'humanité, découvrir le respect de nos pères et l'amour pour nos mères, ânonner la fierté d'appartenir à nos communautés et la volonté d'exalter leurs traditions et même de les cultiver jusqu'à ce que mort s'en suive, en un mot pour en quelque sorte balbutier tous les sentiments qui, depuis des temps immémoriaux, font d'un être vivant un homme. Il était écrit, dans le grand livre du Destin, que c'est M. Gilbert Comte, le Blanc chrétien, qui, délégué à dessein comme un Tarzan mystique, viendrait nous enseigner enfin tout cela et nous dégager de l'animalité. Telles sont les criminelles sottises qui peuvent se débiter, en 1978, dans les colonnes de la "Perle" des quotidiens français.

Sous d'autres cieux, ne doutons pas que le racisme qui se [PAGE 4] vautre dans ces assertions puériles eût conduit M. Gilbert Comte devant les tribunaux [3]. Cependant, leur stupidité est sans doute plus consternante encore.

Ainsi donc le potentat qui règne aujourd'hui sur le Zaîre, avec le bonheur que l'on sait, doit être considéré, selon M. Gilbert Comte, comme un chef on ne peut plus représentatif de son peuple, lequel, d'ailleurs, dressé comme un seul homme, s'est empressé plusieurs fois de le porter au pouvoir, par un vote franc et massif. Il doit être définitivement entendu que la C.I.A., ni aucun autre service secret occidental, ne fut absolument pour rien dans son mémorable avènement. Et lorsque, naguère, l'insurrection de Kolwézi fut bien près de le chasser de son lointain palais, chacun sait que ces mêmes populations zaïroises, toujours dressées comme un seul homme, déferlèrent dans les rues de leurs villes et sur les places de leurs villages pour manifester leur indéfectible soutien à l'authenticité du général-président. Honte à quiconque prétendrait que Mobutu, opprobre de l'Afrique, ne dut le salut de son trône grotesque qu'à la compassion d'un certain Giscard d'Estaing qui s'empressa de dépêcher là-bas ses cohortes de légionnaires erulinisés avec mission de casser du rebelle selon une technique désormais familière.

De la sorte, on peut vraiment affirmer que, si l'homme le plus corrompu de l'Afrique, l'agent éhonté de la C.I.A., règne toujours à Kinshasa, s'il y répand la corruption comme le lépreux la lèpre, et le pestiféré la peste, c'est la faute de la tradition africaine dont nul n'ignore que le giscardisme interventionniste, le lâchage de parachutistes, la manipulation des media et d'autres pratiques tout aussi chrétiennes représentent les plus beaux fleurons.

Si d'autres personnages – peut-être moins pittoresques mais tout aussi pernicieux règnent eux aussi dans d'autres capitales francophones et notamment à Yaoundé, Libreville, Ndjamena, Bangui, etc., c'est, non parce que, après les y avoir installés, Foccart s'est évertué à les conforter grâce à des techniques policières hautement respectables, et dont des institutions "blanches", comme Le Canard Enchaîné, commencent elles-mêmes à goûter l'agrément, mais parce que ces individus ont poussé à l'extrême le culte des traditions typiquement africaines. [PAGE 5]

Il y a seulement quelques mois, ces calomnies, pour grossières qu'elles soient, seraient demeurées sans réplique, le quotidien "objectif" où elles ont paru ne consentant à octroyer la parole aux Africains que pour autant qu'ils montrent patte blanche et acquiescent préalablement à la "coopération francoafricaine" fondée précisément sur ce dénigrement délirant, et elles auraient pu s'imposer, de ce fait, comme l'explication unique, sinon définitive, de la corruption dans les Etats africains francophones.

Heureusement, grâce à Peuples noirs / Peuples africains, une réplique africaine a jailli, comme une étincelle. Il est vrai que l'intention de Yéro Hamady n'était pas de répondre à M. Gilbert Comte, son texte ayant été conçu, comme il nous l'a confié, sinon rédigé bien antérieurement à la publication des élucubrations séniles du mondain que vous savez. Mais, sans Peuples noirs /Peuples africains, la superbe analyse de Yéro Hamady n'avait pas la moindre chance de paraître dans une publication francophone décente. Inutile de dire combien nous nous félicitons de concrétiser ainsi le rêve que nous formulions dans notre manifeste : donner la parole à la révolte africaine et noire.

Comparez l'étude de Yéro Hamady, dont nous avons publié une première partie dans la livraison précédente de Peuples noirs/Peuples africains, avec la série d'articles publiés Par M. Gilbert Comte dans Le Monde du 30 août au ler septembre 1978, vous verrez que la passion aveugle, l'obscurantisme, l'incantation ne sont pas du côté où les préjugés occidentaux vous les feraient attendre.

Et d'abord, s'interroge justement Yéra Hamady, qu'est-ce que la corruption ?

M. Gilbert Comte, en bon colonialiste, ne s'était point soucié de définir le concept et en avait traité sans jamais l'adapter à la nature particulière des sociétés africaines ni aux circonstances historiques spécifiques que nous connaissons. Le politologue africain, au contraire, accomplit magistralement cet effort, qu'il considère comme un devoir capital de probité intellectuelle en même temps que la condition nécessaire d'une véritable recherche des causes du phénomène. Sur ce dernier point, dailleurs, c'est l'Africain qui, aux questions qu'on peut se poser, fournit les réponses les plus convaincantes.

La corruption en Afrique francophone est le symptôme en même temps que l'effet d'une évolution pathologique qui a amené les dirigeants à se couper des masses populaires pauvres. [PAGE 6]

Ceci peut advenir par excès de docilité de la classe dirigeante au capitalisme impérialiste. C'est le cas du Zaïre, du Cameroun, du Tchad, du Gabon, de l'"Empire" Bokassa, etc. Ce n'est pourtant pas ce type de système qui est l'objet de la réflexion de Yéro Hamady, du moins explicitement Car, en adoptant l'esprit de ses ananlyses, nous pouvons extrapoler ses idées.

Dam les Républiques noires de ce type, le parti unique du président fantoche (installé par l'impérialisme occidental et contrôlé par lui), cherche désespérément une assise populaire, ou plus exactement une façade de légitimité destinée à tromper l'opinion internationale et à justifier la complaisance des professeurs de démocratie et des media sermoneurs niais sans scruputes de la puissance impérialiste protectrice. Tout ralliement faisant nombre, la lie de la population – ratés, faillis, gangsters, prostituées, maniaques de l'intrigue et de la revanche, incapables notoires, pervers de toute sorte, comme en France sous le gouvernement de Vichy – est accueillie à bras ouverts au sein du régime. Il va sans dire que, pour ces "militants", la grande affaire, peut-être même l'unique affaire, c'est la recherche éperdue de la bonne affaire, du pot-de-vin juteux, du détournement de fonds publics, de l'opération spéculative. Les responsabilités politiques ont vite fait de se confondre avec les privilèges matériels, avec le luxe, le train de vie fracassant. L'avidité de cette populace sans qualification ni dignité, brusquement transformée en classe dirigeante, en "élite" par le coup de baguette magique d'une proclamation d'indépendance, est encouragée sournoisement par les représentants du tuteur, qui voient en elle ses meilleurs instruments de reconquête et de raffermissement d'une assiette un moment ébranlée.

Comment Untel, hier encore féodal uniquement occupé à jouir, deviendrait-il tout à coup un virtuose des problèmes financiers ? Comment tel autre, hier encore petit curé obscurantiste dans une bourgade de brousse, deviendrait-il, tout à coup, un parangon des lumières et une incarnation de la dignité africaine ? Comment ce troisième, petit employé sous la colonisation, tellement timoré qu'il n'osait pas regarder dans les yeux son supérieur blanc irait-il tenir tête maintenant à l'ambassadeur de France et résister à ses diktats ?

Au contraire, plus ces gens-là sont indignes, mieux on les tient. Une déclaration des évêques du Zaïre observe avec raison que la faveur du général-président semble aller de préférence aux hommes les plus immoraux. Toute une société se trouve ainsi Prise dans une spirale de la corruption et du dévergondage [PAGE 7] politique. Il s'agit bel et bien d'un cancer importé et non d'une tare consubstantielle à la tradition africaine.

La rupture des dirigeants avec les masses misérables peut également advenir dans une République francophone africaine dotée d'un régime dit socialiste, mais en vérité de type réformiste petit-bourgeois, tel le Mali de Modibo Keita et de ses successeurs prétoriens : c'est le sujet précis de l'étude de Yéro Hamady, mais ses conclusions valent aussi pour d'autres pays africains, tels la Guinée de Sékou Touré ou le Congo-Brazzaville.

Que s'est-il passé ici ?

Les dirigeants étaient populaires au lendemain de la proclamation de l'indépendance, ils avaient l'appui enthousiaste du petit peuple qui avait placé en eux ses espoirs de transformation radicale de son sort. Malheureusement, faute d'imagination et de courage, ils n'ont pas franchi le Rubicon en rompant avec le modèle de consommation des sociétés nanties que la colonisation avait introduit chez nous comme un virus mortel, et qui a nécessairement pour effet une très inégale et très scandaleuse répartition du maigre gâteau national au bénéfice de la bureaucratie qui sert le régime, et notamment au bénéfice des hiérarques de cette bureaucratie. Cette infime minorité est bientôt cernée par les murmures de colère des masses frustrées, la voilà obligée de s'enfermer, de se recroqueviller dans le bunker de ses privilèges, d'où elle sera d'ailleurs finalement délogée par un coup d'Etat.

Dans un cas comme dans l'autre, une petite bourgeoisie bureaucratique habilement manipulée par l'étranger ou constitutivement irresponsable (ou les deux à la lois) s'installe comme barrage sur le chemin menant à l'émancipation politique, économique, sociale et culturelle du petit peuple de paysans et d'habitants des bidonvilles, constituant l'écrasante majorité de la nation.

Comme on est loin des pompeuses niaiseries de M. Gilbert Comte.

Nous prétendons que seul un Africain, c'est-à-dire une victime du néo-colonialisme, un homme qui en a souffert dans sa chair comme dam sa dignité et dans son intelligence, pouvait faire l'analyse de la corruption en Afrique francophone que nous offre Yéro Hamady.

Nous osons prétendre que, seule dans la presse de langue française susceptible d'être prise au sérieux par un public exigeant, la revue Peuples noirs/Peuples africains pouvait publier [PAGE 8] cette étude et lui donner ainsi le retentissement qu'elle mérite.

Dans cette livraison du premier anniversaire de la jeune publication, peut-on mieux établir le caractère indispensable de cette tribune ?

PNPA


[1] Le Monde, 30 août-1er septembre 1978.

[2] Le Monde, 31 août 1978.

[3] Il nous paraît significatif qu'il ait pu répandre ses insanités sans susciter aucune protestation, même du M.R.A.P. Mais peut-être les fumeuses théories de M. Gilbert Comte sont-elles si assomantes que personne, au M.R.A.P., n'a eu le courage de les lire jusqu'au bout.