© Peuples Noirs Peuples Africains no. 5 (1978), 105-111



MISERE ET DECADENCE DU "MOBUTISME"

(CITOYEN PRÉSIDENT. - Lettre ouverte au Président Mobutu Sese Seko... et aux autres, de Buana Kabue, éditions L'Harmattan-Courrier d'Afrique.)

Ange-Séverin MALANDA

« Entre un homme habillé à l'européenne, allure
de maquereau, c'est Mokutu. »
Aimé CÉSAIRE, Une saison au Congo.


Buana Kabue a été le premier journaliste à voyager dans l'avion personnel de Mobutu Sese Seko. Ne riez pas: cet élément de son palmarès peut n'être perçu que comme une banalité et faire croire que son livre est parsemé de banalités similaires sinon pires, alors qu'il en est autrement. Tant qu'on n'aura pas saisi la vérité qui inonde et traverse en filigrane le témoignage qu'il vient de faire publier de retour d'un voyage au bout du mobutisme, on ne comprendra pas que dans la camarilla du « citoyen Président » c'est sur de tels indices que l'on jauge et juge la promotion d'un individu auprès du « guide ».

Le livre de Kabue peut se résumer en ces quelques mots: Baba Toura existe je l'ai moi aussi rencontré. Jugez-en vous-même : la constitution zaïroise a confié à Mobutu la « plénitude de tous les pouvoirs ». Buana Kabue décrit ce qui en découle: « Vous incarnez alors les pouvoirs législatif, exécutif, et judiciaire et, par un article spécial, la constitution stipule en outre que vous êtes au-dessus des lois. Je veux parler de ces surprenantes clauses contenues dans l'article [PAGE 106] unique du titre VIII qui proclame que « les dispositions des articles 31, 39 et 46 ne s'appliquent pas au président-fondateur du grand Mouvement Populaire de la Révolution », c'est-à-dire à votre personne. Ce texte annule en même temps les effets de l'article 78 qui prévoit que l'initiative de réviser la constitution appartient concurremment au président, après avis conforme du bureau politique, et à la moitié des membres du conseil législatif. Vous êtes, Citoyen Président, dispensé par la loi de consulter ces deux organes du pouvoir ».[1]

Le sacré est ainsi posé, la violence étatique pourra s'exercer contre tous, sauf contre le président divinisé. Car Mobutu est divinisé, les « manifestations populaires » qu'il adorait organiser n'étaient ni plus ni moins que des rituels dont l'histoire moderne nous a donné les exemples les plus extrêmes dans l'Allemagne hitlérienne.

Celui qui édicte la loi et la modifie à son gré crée le réel et s'extériorise, se surnaturalise. Buana Kabue a, il semble, fini par comprendre cette donnée élémentaire du « jeu » politique. Il y a quelques années, quelques mois, sous sa plume croissaient encore des phrases qui, loin de s'en prendre au régime mobutiste[2], en faisaient l'apologie, le montraient sous un angle laudatif. L'apothéose du Zaïre, ainsi rebaptisé par Joseph Désiré Mobutu, allait venir de ce dernier croyait Kabue. Il lui a fallu (puisqu'il dit avoir été dupe de bonne foi) oublier que Mobutu a fait assassiner Lumumba, Pierre Mulele, etc.

En face d'un tel ouvrage de repentir, on se demande toujours comment l'auteur a pu se leurrer à ce point (surtout quand on voit d'où revient Kabue), Qu'avait-il fait de l'expérience des autres ? Il a cru en une politique et dit maintenant la fin de ses illusions. Quelle logique l'a conduit à cela ? Buana Kabue dit quelle a été la sienne, elle s'appuyait sur une énorme tautologie: il avait cru que le régime mobutiste incarnait ce qu'il disait incarner. Ceux qui, tels Kamitatu, après le tragique destin de Lumumba et Mulele, ont [PAGE 107] poursuivi le combat engagé contre le néo-colonialisme - ces hommes de la liberté et de la révolution - ne lui auraient, du temps de son mobutisme, pas demandé de se transformer en haruspice. Il y avait déjà un passé mobutiste qui annonçait son futur.

Page 30, Kabue retrace l'épisode exemplaire des tractations qui accompagnent le commerce des hommes quand le terrorisme étatique se répand au-dessus des frontières, et prouve que les dictateurs s'unissent et collaborent étroitement pour anéantir leurs ennemis respectifs :

« J'ai été également, malgré moi, le témoin, à Bangui, d'un sordide marché conclu au lendemain de la tentative du coup d'Etat perpétré par le propre beau-fils du futur empereur Bokassa 1er. Je devais apprendre, quelques semaines plus tard, que les conjurés, qui s'étaient réfugiés au Zaïre où ils avaient trouvé asile auprès de parents vivant sur la rive zaïroise de l'Ubangui, avaient été livrés par vous [Citoyen Président] à Bokassa quelques jours plus tard et exécutés d'une manière atroce, alors qu'aucun accord d'extradition n'existe entre nos deux pays ».[3]

La décadence des projets mobutistes a conduit, après les deux guerres du Shaba, au chevet du régime moribond et de l'histrion entêté, les experts des puissances occidentales. La « lettre ouverte au Président Mobutu Sese Seko... et aux autres » livre les plans de la reconquête et de la recolonisation du Zaïre concoctés par les roublards du Fonds Monétaire International (F.M.I.) sous le nom de « Plan Mobutu » (nom de bien mauvais augure), et permet la lecture de quelques « samizdats » zaïrois.

Dans l'ouvrage transparaît bien entendu un projet politique, et on n'aura pas tort de considérer qu'il est quelquefois d'inspiration « démocratique bourgeoise ». Il ébauche quelques solutions aux « fléaux » et au « Mal zaïrois » et il faut demander à l'auteur quel sera l'acteur social qui contrôlera les mesures qu'il préconise et prône. Sur de nombreux points, les désaccords ne manqueront pas.

Mais l'important n'est peut-être pas là. L'important est que Kabue soit redevenu un « témoin de la liberté » pour reprendre l'heureuse expression d'Albert Camus.[4] Il vient ainsi apporter de l'eau au moulin du combat du peuple [PAGE 108] zaïrois contre la tyrannie mobutiste. Radio-Trottoir, ce puissant et invisible réseau de contre-information qui fait trembler les tamtam asservis aux rois, les fait trembler au point que Mobutu et ses sbires pissent dans leurs frocs, Radio-Trottoir saura exploiter la richesse de ce témoignage. Mobutu a dû se résigner: « Tout le monde a entendu parler de la « radio-trottoir » au Zaïre : dans plusieurs couches de la population cette radio émet plus puissamment que les ondes de notre radio nationale, il m'est arrivé de me mettre personnellement sur ses différentes longueurs d'ondes: on y apprend de tout, depuis la nouvelle plus ou moins fondée jusqu'aux plus invraisemblables et aux plus imaginaires. Dans tout le pays, il existe des rumeurs et des bobards, mais lorsque ceux-ci l'emportent constamment par leur ampleur et leur persistance et deviennent le mode principal de circulation de l'information, alors qu'il existe tous les moyens officiels nationaux d'information, il faut bien reconnaître que ces derniers posent un problème: ou bien qu'ils ne parlent pas le même langage que le peuple ou bien qu'ils sont discrédités au point de susciter automatiquement la naissance et la propagation de contre-nouvelles ».[5]

En Afrique, nos radios libres et pirates émettent sur les mêmes longueurs d'ondes : celles de Radio-Trottoir.

Ange-Séverin MALANDA

LA VIE QUOTIDIENNE
DES EXPLOITES DES RIVES DU NIGER A L'EPOQUE COLONIALE

(Papa-Commandant a jeté un grand filet devant nous - LES EXPLOITÉS DES RIVES DU NIGER 1902-1962, d'Amidu Magasa, éd. F. Maspéro)

Parler n'est la plupart du temps que le biais par lequel le pouvoir s'exerce et se met en scène avec à la fois le plus de simplicité mais aussi le plus de régularité. Qui peut parler et tonner où et quand il veut ? Le chef, l'être soumettant [PAGE 109] ses sujets à sa légitimité. Il organise l'univers et la vision qu'on peut en avoir en même temps qu'il parle.

Sur les rives du Niger, Papa-Commandant qui décida un jour de faire du Niger un « beau Nil français », et du Soudan français une terre aussi rentable économiquement que le Soudan anglo-égyptien, Papa-Commandant « jeta un grand filet » autour des peuples autochtones. Une chanson de résistance évoque la régression qu'y fit subir l'Office du Niger:

    « Plus de farine
    Plus de couscous
    Papa-Commandant
    A jeté un grand filet devant nous ».[6]

Madu Bary, marabout âgé de 90 ans, explique: « Le grand filet posé par le Commandant, c'était en l'occurrence les gardes-cercles... Où pouvait-on aller dans ce cas ?

« Ce sont là des chansons pour critiquer les gardes-cercles; ils n'y comprenaient rien et y prenaient le plaisir de leur ouïe, stupides qu'ils étaient à cette époque-là ».[7]

En décembre 1920, le gouverneur général de l'Afrique Occidentale Française émet une opinion qui éclaire les ambitions de l'Office: « transformer la vallée du Niger en un vaste champ de culture de coton pour le grand bénéfice de nos industries textiles et les rendre ainsi, dans quelques années, indépendantes de la production anglaise et américaine ».[8]

Remontant aux sources de ces ambitions, Amidu Magasa donne la parole à ceux qui l'ont rarement eue, à qui il ne fut donné l'occasion de parler que pour dire qu'ils acceptaient l'ordre établi. Les motivations de Magasa sont politiques: « Nous avons procédé à une sorte de table ronde autour de la question des travaux forcés en interviewant des hommes et des femmes qui ont vécu cette époque; en matière de littérature orale, le monopole ne doit pas être réservé aux griots ( ... ) Il y a, à notre avis, deux types de littérature orale: celle qui est institutionnelle et celle qui ne l'est pas; celle des griots et celle des hommes de savoir anonymes, et qui recouvrent deux domaines de la connaissance fort distincts. On aurait tort de surestimer la littérature orale rapportée par les griots et autres généalogistes, littérature qui [PAGE 110] est forcément la vision du pouvoir d'une famille ou d'un homme qu'elle doit louer ».[9]

En d'autres termes, l'immense inventaire auquel procède Magasa ressuscite une mémoire longtemps restée parsemée, et donc facilement sujette à destruction. Des oubliés de l'histoire qui ont subi l'histoire tout en contribuant involontairement à bâtir la richesse de l'empire colonial français parlent, revivent et font revivre une époque faite de brimades et de déshumanisation du travailleur noir. Les choix de Magasa, voulions-nous dire, ne sont pas seulement méthodologiques, ils sont drainés par un parti-pris : « L'intérêt scientifique de ces derniers [des hommes de savoir anonymes] est précisément qu'ils se trouvent de l'autre côté de la barrière, qu'ils ont subi un pouvoir; rarement ils parient au nom de quelqu'un, et leur témoignage sur l'historicité d'une époque n'en est que plus juste. Au contraire du pouvoir qui dispose d'un agent (le griot) pour enregistrer, composer et diffuser son message, le peuple, lui, est sa propre mémoire et il s'exprime sans intermédiaires en des circonstances bien précises, car sa tendance à ne pas parler est aussi forte. Elle est bien rendue par la formule « ne pas parler est aussi mauvais que de parler » (kuma man di, kumabaliya fana man di) ». [10]

Entre 1890, date de la conquête de Segu, et 1932, date de la création de l'Office du Niger, les travaux forcés avaient déjà été imposés. L'exploitation, telle qu'en son visage quotidien, vient fouetter le souvenir que les personnes ayant participé aux grands travaux coloniaux en conservent. Le toubab, alors, ne lésinait pas sur les moyens à utiliser pour parvenir à ses fins. Taillable et corvéable à merci, le travailleur, instrument, subissait une chosification. Avec la complicité de certaines structures coutumières, la colonisation a ainsi réduit à l'esclavage tout un continent.

« Lorsque deux forces sociales s'affrontent, le vainqueur organise son appareil d'exploitation sur la base de la vision culturelle qu'il a du vaincu. Le plus souvent, ce sont ses propres préjugés qui lui serviront de modèle ». [11] Le portrait du vainqueur commence là où commence son incapacité à penser la différence et l'altérité. Il vient et broie celui qu'il [PAGE 111] rencontre, le pourchasse, le traque. Il se représente l'autre comme n'ayant pas atteint le stade historique qui est le sien, l'infériorise.

Cheikh Hamidou Kane a donné du continent africain et des Africains le « matin » de la colonisation une image bien dangereuse. Il prête, dans L'Aventure ambiguë, des dispositions et des indispositions qui, à dire vrai et heureusement (mais cela est déjà grave) n'ont existé que dans sa tête :

« Tout le continent noir avait eu son matin de clameur.

« Etrange aube! Le matin de l'Occident en Afrique noire fut constellé de sourires, de coups de canon et de verroteries brillantes. Ceux qui n'avaient point d'histoire rencontraient ceux qui portaient le monde sur leurs épaules. Ce fut un matin de gésine. Le monde connu s'enrichissait d'une naissance qui se fit dans la boue et dans le sang.

« De saisissement, les uns ne combattirent pas. Ils étaient sans passé, donc sans souvenir. Ceux qui débarquaient étaient blancs et frénétiques. On n'avait rien vu de semblable. Le fait s'accomplit avant même qu'on prit conscience de ce qui arrivait ». [12]

Magasa montre comment s'exprimèrent les révoltes et les luttes paysannes, la place qu'à partir de 1950 la section soudanaise du Rassemblement Démocratique Africain, qui était apparenté au Parti Communiste Français, occupa dans ces luttes et dans le combat pour la satisfaction des revendications des paysans. Il évoque le statut des émigrés, touchant aux causes de cet exode continuel, ininterrompu: « l'émigré sera perpétuellement un émigré » aussi longtemps que la même division internationale du travail triomphera. Sidney Sokhona l'avait déjà fort bien compris : Nationalité: immigrés[13] est et restera un regard de l'intérieur de l'immigration. Hommes sans patrie, hommes de l'immigration, mes frères.


[1] pp. 46-47.

[2] Le « mobutisme n'existe que parce que Mobutu existe. Si Mobutu n'existait pas, le mobutisme aurait un autre nom. Il n'a, en effet, pas de corps théorique défini et n'est que de la prétention d'un soldat en mal de théorie pour embobiner et ruiner tout un peuple. L'avenir radieux qu'il promettait n'était qu'acheminement vers des hauteurs béantes.

[3] p. 30.

[4] Camus, Actuelles I, Gallimard.

[5] pp. 10.11.

[6] p. 26.

[7] ibid.

[8] p. 43.

[9] p. 18.

[10] p. 19.

[11] p. 113.

[12] Cheikh Hamidou Kané, L'Aventure ambiguë, UGE, 10/18, p. 59.

[13] Film mauritanien.