© Peuples Noirs Peuples Africains no. 5 (1978), 102-104



LIVRES D'ACTUALITE


Jean Ziegler : MAIN BASSE SUR L'AFRIQUE, éd. du Seuil, 1978, col. « Combats ».

Professeur de Sociologie à l'Université de Genève et député socialiste au parlement de la Confédération helvétique, Jean Ziegler est à la fois un sociologue et un militant. Et l'ensemble de son œuvre – ses analyses socio-anthropologiques sur l'Afrique Noire et la diaspora africaine, sa réflexion sur la mort et sa fameuse dénonciation du système financier suisse – porte la marque de sa famille intellectuelle et politique. Main basse sur l'Afrique, son dernier livre, est donc un livre de rigueur et de passion.

« Ce qui me scandalise, dit l'auteur, c'est le silence de la Gauche européenne devant les événements d'Afrique »[1]. Silence qui prend plutôt les formes d'une occultation et d'un refoulement systématiques. Il existe progressivement dans les pays européens une classe ouvrière nationalisée qui perd de vue « la nécessaire solidarité internationaliste, anti-impérialiste, avec les travailleurs latino-américains, africains, asiatiques, exploitiés, assassinés par le capital financier multinational d'Europe » (p. 36). A cette classe ouvrière nationalisée correspond forcément une gauche nationalisée. [PAGE 103] L'auteur de Main basse sur l'Afrique ne tire pas la conséquence, mais on ne peut s'empêcher d'y venir. Celle-ci ne représente-t-elle pas celle-là ? L'autre idée, qui montre comment se fait la prise en charge du symbolique par le politique, est plus complète dans les propos de J. Ziegler – sociologue, ici, au sens propre en ce qu'il met à nu les langages évidents et implicites de la société. C'est ainsi que le refoulement de l'Afrique ne fait que prendre le relais d'une élaboration historique qui, il y a peu de temps encore, s'écrivait par le même et le singulier, hors de toute altérité. Le politique, en l'occurrence, travaille la politique : l'idéologie d'une science (ou d'une religion) donnée pour neutre. Qu'est-ce que, alors, l'apartheid sinon un système dominé exclusivement par des « scientifiques » retors (ou des prêtres) et des banquiers, ceux-ci ne trouvant leur efficacité que dans le discours eschatologique de la « connaissance » ou de la foi ?

Du jour où on a cessé d'y croire, une cassure se produit. La conscience du dominé vacille. C'est la fin des illusions. Ce seuil, J. Ziegler, reprenant M. Horkheimer, le tient pour une rupture épistémologique. Plus loin que Bachelard, plus loin qu'Althusser. Plus loin que toute philosophie, cette conscience d'avoir surpris un monde en plein mensonge. Voilà N'Krumah, voilà Lumumba, voilà Nasser ! Voilà un peuple, enfin nommé !

Mangoné NIANG.

Dominique Lecourt : DISSIDENCE OU REVOLUTION ? F. Maspéro, 1978, col. « Cahiers Libres ».

Evénement majeur de cette fin de siècle, la dissidence est désormais entrée dans l'ordre des grandes contestations politiques. Venue de l'Est, elle s'est d'abord posée comme une mise en question des formations sociales de type soviétique. En fait, et plus largement aujourd'hui, elle est l'expression d'une révolte et d'une résistance dénonciatrices de tous les excès du totalitarisme d'Etat. Elle est – elle devrait être – sans parti, sans idéologie : l'espérance socialiste de Pliouchtch, le messianisme slavophile de Soljénitsyne et l'humour grinçant de Boukovsky traduisent l'impossibilité [PAGE 104] qu'il y a à isoler un slogan coloré de la dissidence. Ce principe est pourtant loin d'être retenu par certains intellectuels occidentaux, notamment ceux qu'on appelle en France les « nouveaux philosophes ». C'est donc contre eux que part en guerre D. Lecourt dans ce petit livre, documenté et légèrement polémique.

On pourra regretter que l'auteur de Dissidence ou Révolution ? ne parle que de l'idéologie (au sens étroit), non des représentations de ce qu'il nomme l'« idéologie occidentale de la dissidence ». On pourra regretter, et ceci explique cela, qu'il renverse aussi peu élégamment la vapeur en objectant aux « nouveaux philosophes » que ce n'est pas le marxisme qui est à l'origine du goulag mais plutôt le rejet par l'Union Soviétique de la doctrine de Marx. Querelles de chapelle qui n'intéressent que les sans-sommeil du Quartier Latin ainsi que les démagogues de droite comme ceux de gauche. Comment prouver quoi ?

Ce livre, néanmoins, pose des problèmes très sérieux. A savoir que l'« argument du goulag » (qui « revient à identifier le socialisme au système soviétique et à réduire la réalité du système soviétique à celle des camps ») ne donne pas tous les éléments constitutifs d'une analyse du pouvoir; qu'il y a imposture évidente, selon la remarque d'un des chefs de file de l'anti-psychiatrie anglaise David Cooper, à voir des psychiatres occidentaux juger des psychiatres soviétiques (lors du « Congrès Mondial de Psychiatrie », il y a plus d'un an, à Honolulu) alors que les uns et les autres utilisent les mêmes procédés, les mêmes médicaments et les mêmes techniques chirurgicales pour combattre toutes les formes de déviance; que la dissidence, enfin, ne saurait se spécialiser au seul système politique est-européen, au seul marxisme... N'est-ce pas une telle spécialisation qui fait qu'un procès à Johannesburg ou au Cap suscite moins de bruit qu'un procès à Moscou, que la déviation stalinienne passe pour plus scandaleuse que l'apartheid ? Bref, il faut, quoi qu'en pense Carter, désarmer idéologiquement les « droits de l'homme ».

Mangoné NIANG.


[1] S. Ziegler, dans l'émission « RADIOSCOPIE » (France-Inter) du 4 octobre 1978.