© Peuples Noirs Peuples Africains no. 5 (1978), 76-90.



POLITIQUES

Ange-Séverin MALANDA

Pour certains, les morts ont à la fois une valeur d'usage et une valeur culturelle, la seconde étant souvent soumise à la première. Valeur d'usage : en politique, il s'agit presque toujours de montrer que les agissements de l'autre conduisent au pire, et que le meilleur des mondes possibles, comme dirait le Pangloss du Candide de Voltaire, ne pourra être édifié que sous sa propre conduite et celle des siens. Valeur cultuelle : on porte au pinacle les prisonniers et les morts d'un univers carcéral ou d'un autre, on les élève d'autant plus haut, on déclenche le plus grand bruit et simule la plus grande fureur autour de ceux-là pour cacher à soi-même et au monde qu'on torture chez soi aussi. Dans le silence des geôles et des camps de concentration qui n'avouent pas leur nom, des prisonniers continuent à mourir à cause de leurs idées, des femmes subissent des sévices, des jeunes sont enchaînés, la violence du pouvoir les rejette dans l'ombre et fait montre d'odieuses concertations et d'immondes conciliabules entre ploutocrates et apparatchiks internationaux. Avec ces hommes, en même temps qu'eux, sont bâillonnés et massacrés des peuples, torturées des aspirations, violées des consciences et des pensées, étranglées des idées et des quêtes ardues, pillées des richesses individuelles et communautaires. [PAGE 77]

Devant la collusion et la complicité des capitalistes et des bureaucrates de tous bords, contre la valorisation de certains martyres au détriment d'autres, contre l'imposture, le choix de tout esprit libre ne peut varier : la liberté est indivisible, et ceux qui, au nom d'un idéal ou d'un autre, prônent les uns et les autres la même capitalisation des morts, en soutirent une plus-value enrobée d'une odeur de second meurtre, sont à condamner au même titre. Ceux qui ont assassiné George Jackson, Malcom X, Abraham Tiro, et ceux qui dans cet archipel qui a pour nom Goulag marginalisent et emprisonnent sous le froid sibérien, vantent solidairement la même tentation totalitaire. L'Europe occidentale, par le biais de ses grandes institutions de propagande, a choisi et fait un tri parmi les morts dont elle parle. Pendant que chaque jour, en Afrique du sud, en Rhodésie, d'autres Steve Biko se font assassiner, pendant que l'armée rhodésienne sème la terreur jusqu'au Mozambique et en Zambie, les sus-dites institutions préfèrent faire le plus grand battage sur les dissidents soviétiques dont le juste combat est dévoyé et instrumentalisé sur la scène des affrontements idéologiques.

La liberté, elle, connaît encore les mêmes tribulations, éventrée de Belfast à Washington, de Téhéran à Buenos Aires, de Prétoria à Phnom Penh. L'effarant, en Occident, est que jusque et surtout chez quelques-uns qui prétendent « renouveler » la pensée politique et parlent de redonner à la morale la place qui lui reviendrait de droit dans la vie politique, l'effarant est donc de s'apercevoir que par ceux-là sont commis des oublis significatifs. Il y a en même temps chez eux un usage de poncifs qui, loin d'aider à la renaissance de la pensée politique, l'enfoncent dans un bourbier idéologique vieux comme l'ethnocentrisme européen.

Eclipse de la barbarie

Au sujet de l'Afrique, on sait maintenant quelles sont les « thèses » des néo-philosophes : affrontant Jean Ellenstein[1] au cours d'une émission Dialogues diffusée sur France-Culture, on vit Jean-Marie Benoist[2] glorifier et encenser [PAGE 78] avec une certitude frisant celle de tout ignare en la matière, les « démocraties ivoirienne et sénégalaise », prenant par conséquent le Sénégal et la Côte-d'Ivoire comme exemple de contrées qui, à son avis, ne sont pas encore tombées sous la Coupe des tyrans qui pullulent actuellement dans le tiers-monde. Que Benoist ait célébré les mérites de régimes s'efforçant plus que d'autres, sur le continent, de soumettre leurs pays aux modèles occidentaux de développement économique et culturel n'est, soit dit en passant, pas en contradiction avec le reste de ses affirmations sur la politique et n'en est au contraire que très symptomatique : son « nouveau libéralisme » est un brouet éclectique, le fait qu'il le prône ne contredit nullement le fait que ce libéralisme n'ait de neuf que son nom; et sa réaction devant les réalités africaines n'innove en rien par rapport à la pensée traditionnelle des théoriciens de droite en France.

Le petit refrain de la nouvelle philosophie sur les pratiques politiques dominantes à l'intérieur du tiers-monde commence donc à être connu : des réprimandes et des vitupérations anti-fanoniennes accouplées à des critiques contre l'accueil que Sartre réserva naguère aux Damnés de la terre ainsi qu'à un déballage d'admonestations et d'insultes contre les mouvements de libération tricontinentaux (auxquels Bernard-Henri Lévy[3] reproche d'avoir opté pour la violence afin de débouter le Maître, violence qui, dit-il sentencieusement, ne pouvait qu'être prorogée après les indépendances, donnant ainsi naissance aux chefferies despotiques que l'on connaît – il faut s'interroger, conclut-il, sur la postérité fanonienne)[4].

Le politique, tel qu'il est vécu dans les sociétés post-coloniales, est autonomisé, affublé d'un isolationnisme dont on fait ensuite découler un statut particulier, d'où une absence de référence à la marque que ces sociétés conservent de leurs anciennes sujétions. Une différence irréductible, infranchissable entre l'ancienne exploitation et la nouvelle est sous-entendue comme si ce n'était pas à cause de la première que l'Afrique est aujourd'hui enracinée dans une dépendance économique, culturelle et politique.

Le récent avatar de la pensée occidentale semble [PAGE 79] confirmer que nos penseurs occidentaux ont rarement pu et su interpréter dans des termes qui ne reconduisent pas des simplifications abusives et monstrueuses les espaces socio-culturels autres que les leurs. On intitule ses ouvrages La barbarie à visage humain[5] et on le fait presque avec délectation, comme pour signifier que de toutes les façons, la barbarie ne pouvait exister que là-bas et pas ici, que seules sont barbares les mœurs politiques d'ailleurs. En annexe, last but not least, on ajoute qu'étant donné que le Maître est « l'autre nom du monde » et qu'il faut au bout du compte en élire un, il vaut mieux que ce soit « le moins pire ». Naturellement, et comme par hasard, ce ne peut être que celui de chez soi...

L'actuel discours sur la barbarie ne révolutionne rien sous les cieux européens, il serait aisé de remonter aussi loin qu'on le voudrait (jusqu'aux Grecs par exemple) pour en trouver quelques racines. Tout au long de l'histoire occidentale, cette logique du « dedans » et du « dehors » que décrit Christian Delacampagne trouve son application la plus méthodique. Delacampagne note :

« L'Occident n'a pas le privilège de déprécier ce qui s'oppose à lui, ni de se définir par rapport à ce qu'il exclut. Toutes les civilisations en font autant. Ce qui est singulier, ce n'est pas la façon dont l'Occident rejette son autre, c'est bien plutôt la manière dont, cet autre, il le fait sien, comme s'il n'arrivait pas à l'ignorer; c'est l'art avec lequel il attribue, à l'intérieur de sa culture, une place de choix aux cultures étrangères. Et surtout « primitives ». Le primitif, en Occident, jouit d'un statut exceptionnel. Non pas que les autres civilisations n'aient elles aussi valorisé l'âge d'or, car sans doute toutes l'ont fait. Mais l'Occident est bien le seul à avoir cru trouver, dans certaines sociétés de lui contemporaines, la réalisation ou bien la survivance de cet âge d'or mythique. Faisant ainsi du sauvage un modèle, du primitif un idéal, de celui qu'il disait inférieur sa véritable idole »[6].

Le malheur du nouveau philosophe, c'est de ne rencontrer, là où ses ancêtres et prédécesseurs avaient croisé des « sauvages », que le produit « sous-développé » de sa [PAGE 80] civilisation. Mais C'est aussi ce qui fait son bonheur et le sauve du désarroi :

« Plus que jamais, poursuit l'auteur de Figures de l'oppression, l'Occident a besoin de sauvages. Et de les conserver sauvages »[7]. Le sauvage n'est plus ce qu'il était, mais le discours sur la barbarie reste le même inchangé et inaltéré. L'Occident, en quête de sa déculpabilisation, a trouvé une fois de plus la barbarie de l'Autre, en fait une fois encore son alibi, et se lave les mains de cela même qu'au long des siècles il a réalisé et organisé comme crimes et pillages. Il fait une nouvelle fois l'expérience d'une assurance semblable à celle qu'il avait il y a quelques siècles, au seuil des conquêtes coloniales. Oubliant le passé, sans mémoire, cet Occident, par la voix de l'une de ses idéologies, sacrifie la misère des peuples des autres parties du monde à sa conscience tranquille.

Car tout se passe pour ces philosophes de la « révolution impossible» (sic) de telle manière qu'ils ont réduit le monde à la vision qu'ils en ont quand ils portent les jumelles du provincialisme parisien. A les croire, aucun lien n'unirait les institutions politiques des pays industrialisés à celles des pays sous-développés. Que les structures des « nations » d'outre-mer soient un héritage des formations léguées par l'administration coloniale, tout le monde s'accorde à le dire, mais pour aussitôt reproduire l'idée d'une non-interpénétration des pratiques politiques dominantes en Afrique, en Asie et en Amérique latine avec celles de l'Europe ou de l'Amérique du Nord. Or, en cette ère où s'est déjà instauré un « âge de fer planétaire »[8], où la technique [PAGE 81] joue un rôle considérable dans l'implantation du mode de vie de la société de consommation et de comportements politiques (en transférant à des régions localisées du globe terrestre certaines luttes sociales); en cette ère apparaît de moins en moins vérifiée l'hypothèse d'une étanchéité absolue des coutumes politiques d'un bloc par rapport à un autre.

Le règne de « l'âge de fer planétaire » (mondialisation de la technique) unifie, après les avoir transformées, les relations de chaque ensemble humain avec lui-même et avec les autres. En vérité, l'univers actuel est bien un univers unidimensionnel malgré les croyances que postule la ruse des idéologies, et la barbarie devant laquelle on s'indigne tant aujourd'hui ne se limite pas au territoire des autres ou, plus exactement, elle ne s'explique pas en soi et ne peut être comprise qu'après appréhension du mode d'échange qui s'est noué entre ces sociétés qu'asservissent des dictateurs omnipotents et incultes, et les sphères impérialistes.

Les honnêtes consciences occidentales, bonnes consciences ethnocentristes, proclameront sans doute que les structures qu'elles imposeraient à l'Afrique au moment du « départ » étaient les meilleures, et s'autoriseront à présenter leur déclin comme la cause du mauvais envol de l'Afrique – alors que justement, à cause de celles-là, l'Afrique ne pouvait que « mal partir ». Elles ne nous empêcheront pas de dire, ces consciences, que les Etats autoritaires qui ont fleuri au sein de l'univers post-colonial ont à voir avec le dispositif d'asservissement érigé par les puissances coloniales au fil du temps. Disons-le autrement : il existe présentement un système de circulation des objets, du savoir, de la technologie et des hommes qui soumet irréversiblement les contrées qui n'en maîtrisent pas le processus ou n'en ont pas le monopole et les force à renoncer d'emblée à leur indépendance.

Le spectre qui hante aujourd'hui l'Europe est celui de la barbarie, et contre elle se liguent de nouvelles [PAGE 82] Saintes-Alliances. Messieurs les civilisés n'ont pas encore compris qu'il faut en finir avec la « barbarie »... Ils n'ont par conséquent aucune leçon de morale à nous donner, leur tâche de nouveaux clercs n'est pas la nôtre.

Eloge de l'irrévérence – Remarques sur la situation des intellectuels en Afrique

Césaire écrivait dans le Discours sur le colonialisme[9] ceci, que ne semblaient alors ignorer que quelques humanistes bornés :

« Je regarde et je vois, partout où il y a face à face, colonisateurs et colonisés, la force, la brutalité, la cruauté, le sadisme, le heurt et, en parodie de la formation culturelle, la formation hâtive de quelques milliers de fonctionnaires subalternes, de boys, d'artisans, d'employés de commerce et d'interprètes nécessaires à la bonne marche des affaires »[10].

On ne dira jamais assez que la politique de l'éducation encouragée par l'administration des colonies avait pour unique fonction d'accélérer la formation d'employés destinés à mieux diffuser et faire appliquer les mesures qu'elle indiquait. Employés subalternes, ce sont eux (comment aurait-il pu en être autrement ?) qui hériteront des structures administratives en place; ce sont eux qui prendront les rênes de ces pays nouvellement entrés dans une ère dite d'indépendance. Un ordre économique mondial, des accords signés avec les anciennes autorités prolongent la tutelle précédente.

Les subalternes devenant maîtres, on aurait au moins cru assister à l'une de ces «mutineries rituelles» auxquelles se réfère Alfred Adler étudiant dans un article intitulé Faiseurs de pluie, faiseurs d'ordre[11], « les rapports de la magie et du pouvoir en Afrique noire » en général et chez les Moundang de Léré au Tchad en particulier. Mais ces subalternes, maîtres illusoires, continuaient simplement à jouer le rôle de médiation qui était le leur avant les indépendances – voir Xala de Sembène Ousmane. Ces bourgeoisies, fussent-elles « nationales », sont et restent des lumpen-bourgeoisies [PAGE 83] (« bourgeoisies en haillons ») dont l'émergence n'allait pas modifier fondamentalement ce rôle[12]. Leur apparition allait seulement accroître, au sein des « élites » dirigeantes, les velléités d'autonomie ou de contrôle de quelques secteurs de la vie nationale. Cela noté, l'intelligentsia africaine a bien changé depuis, elle a changé au point qu'elle est devenue méconnaissable à ceux qui l'emprisonnent dans les schémas de ce qu'elle a été avant ou peu après les indépendances. L'intelligentsia s'étant diversifiée, elle n'est plus caractérisable par la même homogénéité, elle est devenue aussi morcelée que le reste du corps social, subit les mêmes tensions et des interrogations identiques. Parmi ces intellectuels, les technocrates qui se sont recyclés dans la politique professionnelle ont, à l'évidence, une fonction différente de celle de ceux travaillant à propager une culture ou qui ont d'autres rôles sociaux. La différence cruciale ne se situe cependant pas à ce niveau, on pourrait même dire que cette distinction est inhérente à toute société moderne où la répartition des tâches va de soi. C'est qu'ici, rares sont les planteurs de cacahuètes qui, ainsi que Jimmy Carter, accèdent à la fonction de premier homme de l'Etat ou même à celle de ministre. La classe politique recrute essentiellement ses membres au sein de l'intelligentsia ou au sein de la caste militaire. Le rapport de cette classe politique avec la frange intellectuelle est identique à celui que les gouvernants ont ici avec les gouvernés, et il se double en ce cas d'une méfiance quasi-instinctive vis-à-vis des seuls qui, compte tenu de la paupérisation culturelle de l'ensemble social, n'adhèrent pas à la rhétorique gouvernementale, conservent une distance critique à son égard. Le pouvoir en vient vite à estimer qu'« il n'y a pas d'innocents parmi l'intelligentsia », et qu'« elle est encline [même quand elle est neutre], en raison de sa générosité naturelle, à accorder sa sympathie aux persécutés, et dans ce cas la nécessité de lutter contre elle ne s'impose pas moins »[13]. [PAGE 84]

Pourtant, et jusqu'à nouvel ordre, les intellectuels ne sont pas a priori et par déontologie opposés au système dans lequel ils accomplissent leur travail. Nul n'est besoin de lire Les chiens de garde[14] de Paul Nizan pour comprendre que les pouvoirs ont toujours et partout eu leurs clercs, leurs défenseurs conscients ou inconscients, avoués ou inavoués. La méfiance du pouvoir séparé n'en conserve pas moins ses raisons d'être, on peut aller jusqu'à affirmer qu'elle est inéluctable quand ce pouvoir, outre qu'il s'estime détenteur de la Loi, se proclame propriétaire du Savoir, enclenchant « les effets redoutables de cette logique qui fait d'un discours sur le social un discours social, et pas n'importe lequel : un discours dans lequel le Pouvoir formule et incarne à la fois et la Connaissance et la Loi »[15].

Automatiquement, cette logique exclut tout discours sur le social qui n'est pas empreint des canons qu'elle divulgue. Se réalisant, elle se traduit par la répression ubuesque, la délation institutionnalisée. L'intellectuel se trouve alors acculé à une impasse dont les seules issues sont l'exil ou la soumission. En Afrique, la soumission au pouvoir a été le choix de certains professeurs ès-crétinisation et agents vecteurs de l'amnésie : conseillers et griots de dictateurs en tous genres, on les voit se pavaner dans l'arène politique, soumis à l'inculture et à la bêtise (car la bêtise a fini elle aussi par trouver son visage politique : elle est le fondement et l'orbe du dogmatisme). Il faut rendre à ces vassaux les hommages qu'ils méritent, eux dont ce qu'on a quelques fois tort de ne considérer que comme des « erreurs » confine avec des horreurs. Tout ou presque a été dit sur cette collaboration, cette contribution réduite à une justification de l'indéfendable et à un voilement du déjà dévoilé. Parfois ces pitres sont victimes de leur complicité : les roitelets locaux les rabrouent de la même manière qu'ils « remercient » les opposants.

La besogne que nous avons commencée pour notre part est, comme aurait dit Sartre, un « plaidoyer pour les intellectuels ». A notre avis, l'intellectuel africain sera hérétique, irrévérencieux ou ne sera pas : il se battra avec les autres pour la liberté des autres et la sienne. Car sa liberté passe [PAGE 85] à travers celle des autres, tous opprimés, des femmes aux minorités et majorités sociales perpétuellement réprimées par ceux qui les gouvernent. Il ne se battra nullement pour parler en leur nom et à leur place, mais simplement pour dire lui aussi la misère d'une condition dont il ne peut pas ne pas ressentir l'impact. Point pour être timonier, héros ou héraut glorieux, simplement pour penser humainement car ici, aujourd'hui, penser humainement, c'est penser dangereusement.

Je lis la phrase suivante dans Le sauvage et l'ordinateur de Jean-Marie Domenach :

« Pourtant, ne reste-t-il pas bien vivant, plus vivant que jamais, ce marxisme qui enthousiasme les jocistes français, les capitaines portugais et tant d'intellectuels africains ? »[16]

Ne voilà-t-il pas que les intellectuels africains deviennent identifiables par leur enthousiasme pour le marxisme! Heureusement pour monsieur Domenach, tous les intellectuels ne sont pas africains et tous les africains ne sont pas intellectuels. Le seraient-ils même qu'il y aurait encore, heureusement pour messire Domenach, des personnages tels que Senghor ou Mobutu par exemple, qui restent africains tout en étant intellectuels, et qui sont intellectuels tout en n'étant pas marxistes (dans le cas de Mobutu, il est permis de douter de l'adéquation de l'épithète : il est, au mieux, un minable ferrailleur). Ils ont eu l'intelligence de repenser le marxisme de façon plus que « nègre », le premier en lisant Marx le soir après avoir fait ses ablutions le matin en lisant le Coran, et lu la Bible au moment de sa sieste; le second après avoir rendu visite au « leader respecté et bien-aimé du peuple coréen » Kim Il Sung et Mao Tsé Toung sombrant dans la sénescence.

N'en profitons cependant pas pour nier qu'en de nombreux endroits du monde, le marxisme soit devenu religion d'Etat, langue morte et langue de bois. Le marxisme n'est [PAGE 86] plus et n'a jamais été l'horizon indépassable de notre temps, il n'a effectivement pas dit et ne dira jamais tout sur tout. Sartre l'a reconnu, qui avait énoncé il y a quelques années la sus-dite « vérité ». A la question : « Bien des gens affirment aujourd'hui que le marxisme, en s'instituant comme idéologie d'un pouvoir – le pouvoir soviétique –, a révélé sa nature profonde de pensée de pouvoir. Qu'en pensez-vous ? », il répond dans Situations X[17] : « C'est vrai, en ce sens que je pense que, bien qu'il ait été détourné en URSS, le marxisme a quand même été lui-même dans le système soviétique. Le marxisme n'est pas du tout une philosophie allemande ou anglaise du XIXe siècle qui a servi de couverture à un système dictatorial du XXe siècle. Je pense que c'est bien le marxisme qui est au cœur du système soviétique, et qu'il n'a pas été dénaturé par celui-ci.

– Mais vous jugez aussi que le régime soviétique est un échec complet. Cela n'infirme-t-il pas ce que vous disiez en 1957 : « Le marxisme est la philosophie indépassable de notre temps » ?

– Je pense qu'il y a des aspects essentiels du marxisme qui demeurent : la lutte des classes, la plus-value, etc. C'est l'élément de pouvoir contenu dans le marxisme qui a été pris par les Soviétiques. En tant que philosophe de pouvoir, je pense que le marxisme a donné sa mesure en Russie soviétique. J'estime qu'aujourd'hui, comme j'essaie de le dire un peu dans On a raison de se révolter, c'est une autre pensée qu'il faut, une pensée qui tienne compte du marxisme pour le dépasser, pour le rejeter et le reprendre, l'envelopper en soi. C'est la condition pour arriver à un véritable socialisme »[18].

Un marxisme critique ne fera pas l'économie d'une critique du marxisme, l'Ecole de Francfort[19] en a donné le meilleur exemple. D'autre part, il s'avère presque inutile de souligner que le marxisme n'a été ou n'est un que dans la tête des anti-marxistes et des staliniens (anciens et nouveaux) réunis sur ce point comme au moment de la signature du pacte germano-soviétique de 1939. Rosa Luxemburg n'avait pas les mêmes opinions que Lénine sur les suites [PAGE 87] à donner à la Révolution d'octobre 1917 : La révolution russe[20] est un texte à certains égards prophétique. Par ailleurs, il n'est pas indispensable que les intellectuels, pour participer au combat pour la justice et les libertés, se « prolétarisent » ou « trahissent leur classe », comme s'ils devaient se sentir coupables de leur état. Leur condition d'intellectuel ne leur interdit pas de lutter au même titre que les autres.

Paulin J. Hountondji a entrepris dans Sur la « philosophie africaine » des analyses qui demandent une prise en considération constante :

« Le plus grave, dit-il, est que les notions de droite et de gauche sont de nouveau très confuses en Afrique. Nous ne pouvons plus les définir simplement par rapport à l'impérialisme (volonté proclamée de libération d'un côté, asservissement à l'impérialisme de l'autre), ni même par rapport au marxisme (adhésion verbale d'un côté, hostilité viscérale de l'autre). Car nous savons maintenant qu'il ne suffit pas de se dire anti-impérialiste ou marxiste-léniniste pour l'être. Ce n'est pas par son langage, c'est par sa pratique, qu'un homme ou un régime se classe objectivement à gauche ou à droite. Or nous commençons à savoir que la pratique peut obéir à d'autres principes que ceux que l'on proclame officiellement, que cet écart est même généralement la règle, et peut devenir, dans certains cas, particulièrement tragique. De l'idéologie la plus révolutionnaire, nous savons aujourd'hui qu'on peut faire un usage objectivement réactionnaire. N'est donc pas forcément à gauche un homme ou un régime qui se déclare de gauche. Ce qu'il faut prendre en compte dans chaque cas, par-delà la propagande intérieure et extérieure, c'est la nature des rapports entre l'Etat et le peuple, le degré de participation effective des masses à la chose publique, les moyens effectifs qu'elles ont de contrôler le pouvoir et pas seulement de l'applaudir.

« Bob Fitch et Mary Oppenheimer ont montré, dans une excellente critique marxiste du régime de NKrumah, l'écart entre la renommée internationale du régime, universellement considéré comme un des plus à gauche en Afrique, et sa pratique économique et politique sur le terrain. Il faudrait presque recommencer la même étude sur les pays africains dits révolutionnaires. On verrait alors pourquoi [PAGE 88] l'appréciation de ces régimes varie si souvent selon qu'on les perçoit de l'extérieur, à travers leur propagande officielle et leurs prises de position internationales, ou de l'intérieur, à travers le poids et les modalités concrètes d'exercice de leur appareil d'oppression et de répression. » Et d'ajouter : « Il faut craindre sérieusement qu'on n'en arrive bientôt, au nom du marxisme, à nous interdire de lire Marx »[21].

Les prêtres maoïstes ne peuvent inspirer que pitié et dégoût, j'avoue qu'il est difficile de les écouter sans avoir envie de tirer l'épée. Stanislas Adotevi parlait déjà d'eux dans le décapant Négritude et négrologues : « Je constate après d'autres plus autorisés. Et je dis que si l'Afrique piétine aujourd'hui, la faute en revient certes aux Africains mais aussi à tous ceux qui n'ont pas pu ou su secouer les assises de l'édifice que depuis des décennies nos "maîtres" pronostiquaient vermoulu. Par conséquent à tous ces messagers des expériences obscurcies, j'annonce (afin qu'ils ne nous abrutissent plus) ce qu'ils doivent déjà savoir, que la Russie fabrique du beurre, la Pologne continue de trembler devant l'Allemagne et donne dans le hippisme, la fille de Staline après 50 ans de "foi" bolchévique fait de la salade aux USA (...) Donc camarade d'Afrique, ce n'est pas à nier les réalités que les analyses révèlent que je te convie, mais à te méfier désormais et définitivement de cette troupe grandiose et triste d'impuissants qui n'a jamais su manier que l'arme des impuissants : les pronostics et les tics. Nous ne recevrons plus de conseils, pas plus que nous n'en donnerons »[22].

Nous n'en aurons pas fini avec ces citations avant d'avoir repris le chemin du Discours sur le colonialisme d'Aimé Césaire :

« Donc, camarade, te seront ennemis – de manière haute, lucide et conséquente – non seulement gouverneurs sadiques et préfets tortionnaires, non seulement colons flagellants et banquiers goulus, non seulement macrotteurs politiciens lèche-chèques et magistrats aux ordres, mais pareillement et au même titre, journalistes fielleux, académiciens goitreux endollardés de sottises, ethnographes métaphysiciens [PAGE 89] et dogonneux, théologiens farfelus et belges, intellectuels jaspineux sortis tout puants des cuisses de Nietzsche ou chutés calenders-fils-de-Roi d'on ne sait quelle Pléiade, les paternalistes, les embrasseurs, les donneurs de tapes dans le dos, les amateurs d'exotisme, les diviseurs, les sociologues agrariens, les endormeurs, les mystificateurs, les baveurs, les matagraboliseurs, et d'une manière générale, tous ceux qui, jouant leur rôle dans la sordide division du travail pour la défense de la société occidentale et bourgeoise, tentent de manière diverse et par diversion infâme de désagréger les forces du Progrès – quitte à nier la possibilité même du Progrès – tous suppôts du capitalisme, tous tenants déclarés ou honteux du capitalisme pillard, tous responsables, tous haïssables, tous négriers, tous redevables désormais de l'agressivité révolutionnaire.

« Et balaie-moi tous les obscurcisseurs, tous les inventeurs de subterfuges, tous les charlatans mystificateurs, tous les manieurs de charabia. Et n'essaie pas de savoir si ces messieurs sont personnellement de bonne ou de mauvaise foi, s'ils sont personnellement bien ou mal intentionnés, s'ils sont personnellement, c'est-à-dire dans leur conscience intime de Pierre ou Paul, colonialistes ou non, l'essentiel étant que leur très aléatoire bonne foi subjective est sans rapport aucun avec la portée objective et sociale de la mauvaise besogne qu'ils font de chiens de garde du coIonialisme »[23].

Ces citations ne sont là que pour témoigner de la possibilité d'une politique irrévérencieuse. Nous ferons l'éloge de l'hérésie (au sens non péjoratif de ce terme) pour nous démarquer d'une quelconque tolérance de l'intolérable, d'une quelconque défense de l'indéfendable et du réalisme conservateur. S'il commence à s'instaurer une tradition en cette Afrique contemporaine, c'est bien celle du cours d'une vie politique allant son train entre emprisonnements, terreur, intériorisation de la discipline et de l'obéissance.

Le corollaire de cela est l'impérieuse urgence, outre des choix politiques conséquents et en même temps qu'eux, de pratiques spécifiques qui, dans le domaine où chaque intellectuel intervient quotidiennement, expérimenteront des tentatives de ruptures dans l'abord des divers savoirs qu'il leur est donné de s'approprier et d'appliquer dans les [PAGE 90] institutions auxquelles ils servent. Il y a dans ces institutions des conduites codifiées que le pouvoir met bien entendu sur le compte du naturel alors qu'elles ont un caractère historique évident. Il faut aujourd'hui articuler ses engagements à d'autres qui convergent au sein d'un même travail de mise en crise de structures qui participent par exemple à l'enfermement asilaire, à l'insertion du sport dans des stratégies gouvernementales, à la critique de systèmes scolaires qui sont de plus en plus des systèmes de mise en condition et d'embrigadement de la jeunesse – bref, toute l'« oppression institutionnelle » dont Michel Field et Jean-Marie Brohm ont exploré quelques mécanismes dans Jeunesse et révolution[24].

L'intellectuel africain en est lui aussi arrivé à ce croisement de sentiers où, lorsqu'il n'a pas été contraint à l'exil, l'expression d'une pensée « universelle », quand elle ne se joint pas à une pensée et une pratique « spécifiques », sera insuffisante. Dans cette optique, les propos de Michel Foucault sont une leçon :

« Un nouveau mode de "liaison" entre la théorie et la pratique s'est établi. Les intellectuels ont pris l'habitude de travailler non pas dans l'"universel", l'"exemplaire", le "juste-et-le-vrai-pour-tous", mais dans des secteurs déterminés, en des points précis où les situaient soit leurs conditions de travail, soit leurs conditions de vie (le logement, l'hôpital, l'asile, le laboratoire, l'université, les rapports familiaux ou sexuels). Ils y ont gagné à coup sûr une conscience beaucoup plus concrète et immédiate des luttes. Et ils ont rencontré là des problèmes qui étaient spécifiques, "non universels", différents souvent de ceux du prolétariat ou des masses. Et cependant ils s'en sont réellement rapprochés, je crois, pour deux raisons : parce qu'il s'agissait de luttes réelles, matérielles, quotidiennes, et parce qu'ils rencontraient souvent, mais dans une autre forme, le même adversaire que le prolétariat, la paysannerie ou les masses (les multinationales, l'appareil judiciaire et policier, la spéculation immobilière, etc.); c'est ce que j'appellerais l'intellectuel "spécifique" par opposition à l'intellectuel "universel" »[25].

Ange-Séverin MALANDA


[1] Historien, membre du Parti communiste.

[2] Philosophe, auteur de Marx est mort.

[3] Philosophe, auteur de La barbarie à visage humain.

[4] Cf. ses articles dans la revue Art press international, notamment celui sur Saint-Just, dans le numéro 14.

[5] Grasset, collection « Figures ».

[6] Figures de l'oppression, PUT, collection « Croisées », p. 88.

[7] Ouvrage cité, p. 92.

[8] « Dans tous les domaines je retrouvais l'anti-thèse complémentaire barbarie-civilisation. La civilisation demeurait barbare. Chacun de nous pouvait devenir barbare et l'était par quelque côté. Je voyais de plus en plus le rôle de la folle dans tous les efforts humains : folie de la domination, folie de la puissance, folie du salut et du bonheur, et c'était cette folie qui faisait avancer la planète en lançant les entreprises de titan d'où naissait la civilisation nouvelle. Non, la fin de la préhistoire humaine n'était pas proche.
La fin de la préhistoire humaine n'était pas proche, mais non moins incontestablement nous étions entrés dans une ère nouvelle.
Pour la première fois, l'humanité était embrassée par une civilisation mondiale : la civilisation technique. Pour la première fois les problèmes ne pouvaient se comprendre et se dénouer qu'à l'échelle de la mondialité. Jamais le réseau des interactions n'avait à ce point enserré la planète. Jamais les intérêts et les rêves humains n'avaient été saisis dans de tels rapports d'interdépendance. C'était effectivement la technique qui mondialisait la planète Terre. » (Edgar Morin, Autocritique, éd. du Seuil, col. « Politique ». p. 228.)

[9] Discours sur le colonialisme, Présence africaine.

[10] p. 19.

[11] Revue Libre no 2, p. 61.

[12] Cf. Critiques de l'économie politique No. 3 sur «La formation du sous-développement » - notamment l'article d'André Gunder Frank. Voir également les ouvrages de ce dernier : Lumpen-bourgeoisie et lumpen-développement, et Le développement du sous-développement : l'Amérique latine, tous deux publiés chez Maspéro.

[13] Michel Heller réfléchissant sur l'un des cas les plus connus de la persécution des intellectuels, in Libre no 2.

[14] Paul Nizan, Les chiens de garde, Maspéro.

[15] Jean-Pierre Morel et Jean-François Peyret, « Les soviets moins l'excentricité », Libre no 2, p. 191.

[16] Le sauvage et l'ordinateur, ed. du Seuil, col. « Points », pp. 123-124. Domenach pose la question et s'appuie sur des faits pour congédier la proposition première d'un ouvrage dont le titre dit tout le contenu, au point qu'on est en droit de se demander, après avoir lu le titre, si le reste de l'ouvrage mérite d'être parcouru. Le titre du livre est Marx est mort, ce qui reste évidemment à prouver, même si l'on nous montre ce qui subsiste des cendres de son corps dans le cimetière de Highgate.

[17] Situations X, Gallimard.

[18] Pp. 192-193.

[19] Ecole à laquelle on associe, outre les noms d'Adorno, Horkheimer, Marcuse, ceux de Benjamin et Habermas.

[20] In Oeuvres II, Maspéro.

[21] Paulin J. Houmondji, Sur la « philosophie africaine », Maspéro, pp. 253-254 et p. 257.

[22] Stanislas Adotevi, Négritude et négrologues, UGE, 10/18, pp. 87-88.

[23] Discours sur le colonialisme pp. 31-32.

[24] Jeunesse et révolution, Maspéro.

[25] Interview dans le no 70 de la revue L'Arc.