© Peuples Noirs Peuples Africains no. 5 (1978), 65-69.



LA BONNE PAROLE

Lucie HUREL

La parole aux négresses[1] est un livre qui ouvre bien des perspectives. Tout est encore à dire, en effet, sur ce qu'on peut appeler, à plus d'un titre, le fameux « continent noir » dont parle Freud. Mais ce livre n'est pas destiné à dissiper le mystère pour le plaisir du savant, il est un instrument de prise de conscience pour celles même qui vivent les réalités qui y sont décrites. C'est en cela qu'il diffère radicalement d'une enquête ethnologique. Il ne s'agit pas de répondre à la question : « Voulez-vous savoir qui est la femme noire ? », mais de montrer l'éclosion de la réflexion sur soi, qui est le premier pas, à la fois indispensable et irréversible, vers la liberté : une femme noire veut savoir qui elle est et elle se le demande à elle-même.

A une suite d'entretiens individuels ou collectifs, réalisés en Afrique de l'ouest, succède un exposé sur les « maux » des négro-africaines, puis des considérations sur le féminisme et la révolution, enfin les perspectives qui s'offrent à l'action des femmes en Afrique, vers leur émancipation.

Les récits, assez nombreux et assez divers pour être [PAGE 66] représentatifs des expériences individuelles, forment la partie la plus précieuse du livre. Soit qu'ils se passent de commentaires, soit qu'ils récèlent au contraire, dans leur laconisme, la matière pour des milliers de pages de philosophie théorique sur la condition de la femme noire. Il est remarquable que la liberté et la plénitude de la parole des femmes ne se rencontrent que dans les entretiens individuels, dans ces confidences tête-à-tête où, depuis des siècles, leur vérité se dit pour être vouée immédiatement à l'ensevelissement dans l'oubli. Dès qu'on en vient à une discussion collective, au niveau d'un groupe social positif, sur les problèmes féminins, on n'entend plus que les hommes. Ils soulignent d'ailleurs complaisamment ce silence des femmes, alors que rien, disent-ils, ne les oblige à se taire, comme signe de leur assentiment à l'ordre existant. Ce n'est pas si simple, bien sûr. Il y aurait beaucoup à dire sur cette apparente timidité des femmes à s'exprimer. Par exemple que l'image de la femme qui proteste et revendique est tellement dépréciée dans toutes les cultures, tellement liée à toutes sortes de jugements péjoratifs qu'elle est très difficile à assumer. La lucidité et la force d'analyser une situation ne sont pas données, elles s'acquièrent soit par l'expérience, soit par la formation de l'esprit critique dans les activités intellectuelles. Toutes les cultures, sans exception, ont lié ces deux traits, l'âge, l'instruction, à ce qui est ridicule et inconvenant chez une femme. A oser parler haut, on risque de montrer l'une de ces deux tares les plus rédhibitoires dont puisse être affligée une femme. Cet étrange mutisme, alors que, dans un cadre qui se veut libre, elles se trouvent encouragées par de cordiales invitations à exposer leurs problèmes, trahit le fameux « double bind » que Bateson a discerné dans nombre de processus de conditionnement. L'ordre explicite de parler est sous-tendu d'un ordre implicite de se taire bien plus contraignant. Le silence est alors plus éloquent que bien des discours « libéraux » qui obéissent, en fait, à la même censure. On se souviendra longtemps, en France, de la première déclaration de la première femme préposée par le gouvernement à la condition féminine, dont les premiers mots furent pour affirmer qu'elle n'était surtout pas féministe. Que, par ces temps d'émancipation, chaque pouvoir s'abrite derrière ses supplétifs n'est pas étonnant, et il ne manque pas, dans le livre d'Awa Thiam, preuve de l'honnêteté de son enquête, [PAGE 67] de femmes pour soutenir que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes féminins possible.

Elles sont probablement sincères mais leur aliénation éclate quand leurs propos voisinent, de façon cruellement ironique, avec une moisson accablante de faits et de témoignages. Le mariage forcé, la polygamie, les mutilations sexuelles ne seront jamais, quelles que soient les acrobaties idéologiques auxquelles on peut se livrer, de bonnes choses pour les femmes. Ces trois fleurons du patriarcat sont décrits dans ce que leur pratique peut avoir d'humiliant et d'intolérable. Sur de tels sujets, l'auteur sait éviter les effets trop faciles d'un exhibitionnisme-voyeurisme malsain autant que raciste, sa parole n'en est que plus ferme pour rompre un silence coupable. L'urgence de l'action à entreprendre s'impose d'elle-même. Devant certaines pratiques, il n'y a pas à composer, à comprendre, à tolérer, à attendre, à aller lentement, à ménager, à discuter, à progresser par étapes... il y a à les supprimer un point c'est tout. Il est pour le moins étrange que ceux des Africains qui crient à l'acculturation, au sacrilège, à la perte d'identité, aux ménagements dûs aux mentalités, passent sans transition de la flèche et de la sagaie aux chars, aux missiles, et aux plus modernes techniques susceptibles de tuer le maximum d'êtres humains. Réussissant le tour de force, dans le choc des civilisations, de retenir de chacune ce qu'elle a de pire dans la barbarie. Bien forcé, direz-vous, de se mettre en mesure de pouvoir se défendre. Certes, mais n'y a-t-il vraiment pas d'autre alibi pour se persuader qu'on est bien resté africain que de conserver l'excision ?

Le vingtième siècle a proposé à l'Afrique suffisamment de nouvelles et atroces barbaries pour qu'elle puisse se permettre d'abandonner les anciennes. A ce propos on appréciera l'humour involontaire et raciste d'une phrase du « prière d'insérer » qu'on trouve au dos du livre d'Awa Thiam. Il est inutile de préciser que l'éditeur en est le seul responsable. « Oui, en plein XXe siècle, on mutile encore des petites filles... on asservit encore des femmes. » Quelle naïveté, en effet, dans l'hypocrisie scandalisée! Si nous pensons que l'excision est une barbarie, nous ne pensons pas qu'il s'agisse d'une barbarie résiduelle au milieu de l'océan de douceur que représenterait par ailleurs le XXe siècle, apogée de la civilisation avec ses fours crématoires, ses hiroshimas, ses défoliants, ses bombes à fragmentation. La [PAGE 68] barbarie n'a pas d'âge ni de lieu et il est dérisoire de condamner au nom du XXe siècle la barbarie des siècles passés... pas plus que de la tolérer, au nom du même XXe siècle, comme pourrait le demander une autre hypocrisie, dans la lâche complicité des barbaries : à chacun sa lèpre et ses usages, ses tortures et leurs excellentes justifications.

C'est pourquoi, devant cette universalité de la barbarie, il ne faut pas craindre d'universaliser l'analyse de l'oppression, et d'y insérer celle des femmes quelles qu'elles soient. C'est ce qu'ont fait, entre autres, Simone de Beauvoir et Kate Millet. L'une en rapprochant les uns des autres les ménanismes d'oppression de classe, de race, de sexe, l'autre en n'hésitant pas à déclarer : « Le viol est aux femmes ce que le lynchage est aux noirs. » On ne voit pas pourquoi Awa Thiam, qui cite cette phrase, proteste contre une pareille assimilation. Son argumentation est que : « Si le viol est aux femmes ce que le lynchage est aux noirs, alors qu'en est-il du viol des femmes noires par des hommes noirs ? » Mais elles se trouvent, en tant que femmes, dans la même situation de violence qu'un noir lynché parce qu'il est noir. La comparaison, au contraire, éclaire les deux situations l'une par l'autre. Awa Thiam ajoute : « Si les femmes sont les noirs de l'humanité, qui sont alors les noires, les négresses ? les noirs des noirs de l'humanité ? » Pourquoi pas ? De même il y a pire que d'être prolétaire c'est d'être la femme du prolétaire. Et on ne doit pas esquiver l'analyse de cette situation qui fait que l'ouvrier rentrant du travail est servi par sa femme, même si celle-ci rentre elle-même du travail, si bien qu'elle est très exactement le prolétaire du prolétaire. De même la ségrégation sexiste peut être comparée à la ségrégation raciste, et on peut cumuler les deux. Awa Thiam elle-même montre d'ailleurs ce cumul puisqu'à un autre moment elle écrit : « Enfin la négresse est par rapport au nègre, esclave de colon, l'esclave d'un esclave. » Un homme pourrait lui répondre qu'elle fait là une assimilation abusive, elle n'est pas l'esclave de l'homme, elle est sa femme.

En fait, les différentes oppressions, de classe, de race, de sexe, si elles ne sont pas identiques, sont cependant comparables. En tous cas les mauvais raisonnements qui tentent de les expliquer et de les justifier se ressemblent tous, eux, de façon presque caricaturale. L'habileté de la mauvaise foi consiste, au contraire, à persuader les uns et les [PAGE 69] autres que leurs situations respectives n'ont rien à voir les unes avec les autres, dressant ainsi les uns contre les autres ceux qui subissent l'injustice. Comment, autrement, expliquer ce fait, que relève l'auteur, que les femmes « bourgeoises, elles sont solidaires des bourgeois, et non des femmes prolétaires; blanches, des hommes blancs, et non des femmes noires. » C'est qu'on ne se reconnaît pas volontiers comme opprimé et qu'il est plus facile d'oublier qu'on l'est que de s'émanciper, et qu'est-ce qui fait mieux oublier qu'on est opprimé que d'opprimer à son tour, si on le peut ? C'est ainsi que, certes, les femmes sont souvent plus odieusement bourgeoises ou racistes que les hommes, tout comme les petits blancs sont souvent plus racistes que les grands bourgeois, mais aussi comme les hommes les plus imbus de leurs prérogatives masculines sont les prolétaires et les noirs. Ainsi les valeurs de domination sont bien gardées puisque ce sont ceux-mêmes qui en sont victimes qui se chargent de les perpétuer.

Tel qu'il est, ce livre ouvre le débat sur des questions obstinément niées jusqu'à présent. Fidèle à son titre, il montre la vertu incomparable de la parole et quelle conquête vitale elle représente. Quant à l'action, il rappelle opportunément que les femmes n'ont rien à attendre que d'elles-mêmes.

Lucie HUREL