© Peuples Noirs Peuples Africains no. 5 (1978), 60-64.



L'EXPULSION DES BENINOIS DU GABON

Jocelyn AKOUMONDO

Ils étaient une communauté d'environ 10 000 personnes. Certains résidaient au Gabon depuis une trentaine d'années ou plus; d'autres étaient venus plus récemment pour des raisons politiques ou économiques. Le Gabon est un pays riche et prospère, et de plus libéral... du moins c'est ce que l'on croit à l'étranger, et beaucoup d'Africains sont attirés par ce pays où ils espèrent trouver des conditions de vie meilleures que chez eux.

Pourtant les choses ne vont pas toujours très bien entre la communauté gabonaise et la communauté béninoise. Surtout les choses vont de plus en plus mal entre le gouvernement libéral du Gabon, présidé par Omar Bongo et le gouvernement progressiste du Bénin, présidé par Mathieu Kérékou. Ce serait bien au Gabon que des mercenaires auraient été entraînés par Bob Denard (le fameux mercenaire qui a monté le récent coup d'état aux Comores), et du Gabon qu'en janvier 77 une opération visant à renverser le régime Kérékou serait partie. L'origine de ce coup d'état manqué avait été aussitôt dénoncée par Kérékou et il s'en était déjà suivi, au Gabon, des représailles envers la communauté béninoise : pillage et incendie du marché « Mont-Bouet » où nombre de béninois pratiquent le commerce. [PAGE 61] Est-ce qu'il s'était agi uniquement de manifestations spontanées, comme on l'a alors prétendu ? Ou bien y a-t-il eu des provocations ? Hélas la xénophobie est une des réactions qu'il est le plus facile de déclencher parmi les populations. De plus le Gabon est le pays d'Afrique qui connaît la plus forte densité d'étrangers. Ceux-ci y occupent des secteurs importants de l'activité nationale et semblent y jouir d'une relative prospérité. Ainsi les béninois au Gabon, qu'ils soient commerçants, chauffeurs de taxis, artisans ou cadres de l'industrie ou de l'administration, apparaissent à bien des gabonais comme des privilégiés et suscitent les jalousies. Dans ces conditions il suffit d'un rien pour entraîner les populations dans une vague de xénophobie, et les responsables politiques du pays le savent bien.

Dans ce contexte, ce qui s'est passé en juillet 78 au Gabon n'a rien d'étonnant, et la responsabilité en incombe aux gouvernements des pays concernés (Gabon et Bénin). Mais que s'est-il donc passé au Gabon en juillet 78 ? Bien sûr, on a pu lire dans Le Monde et dans L'Humanité que 10000 béninois ont été expulsés du Gabon; bien sûr, on a vu dans Jeune Afrique que cette décision du Président Bongo serait peut-être en relation avec les difficultés économiques que connaît le pays. (Cet article a d'ailleurs entraîné l'interdiction de ce numéro de Jeune Afrique au Gabon). Mais ces mouvements de population sont courants en Afrique; on avait déjà vu les sénégalais expulsés du Congo, les congolais expulsés du Gabon. Y a-t-il là de quoi « fouetter un chat » ?

Au Gabon, en juillet 78, les droits de l'homme les plus élémentaires ont été niés. Des atrocités ont été commises. Des gens sont morts, par dizaines, par centaines, on ne sait pas; mais peu importe combien sont morts; il ne s'agit que de béninois, indésirables au Gabon, indésirables au Bénin, indésirables sur terre...

Tout est parti du discours de Kérékou à la tribune de l'O.U.A., et de la réponse de Bongo, dont les extraits les plus provocateurs ont été retransmis sur-le-champ à la radio Gabonaise. Kérékou a profité de la réunion du sommet de l'O.U.A. pour reposer le problème du soutien du Président Bongo à la tentative de coup d'état contre son pays en janvier 77. Il aurait aussi, dit-on, fait allusion à des problèmes internes au Gabon. Bongo, après avoir démenti les faits, a violemment insisté sur le caractère [PAGE 62] insultant et menaçant du discours de Kérékou, a prétendu qu'il portait atteinte à la dignité et à l'honneur du Gabon et du peuple Gabonais; il a ajouté qu'il ne répondait pas des conséquences qu'il pourrait y avoir sur la communauté béninoise vivant au Gabon.

Dès la retransmission par la radio de ce discours provocateur, les troubles ont commencé à Libreville et Port-Gentil : la population gabonaise a envahi, pillé et brûlé le marché; puis elle s'en est prise aux boutiques des commerçants béninois; celles-ci ont été pillées, puis saccagées ou brûlées; la population béninoise a été pourchassée dans les quartiers; les blessés ont été nombreux; il y a même eu des morts.

Pourtant la police du Gabon est forte et bien encadrée. Elle avait su nous montrer, en d'autres occasions, par exemple lors des manifestations des étudiants en février 78, son efficacité. Comment se fait-il qu'elle ait pu se laisser déborder par ces mouvements de foule ? D'aucuns prétendent qu'elle aurait elle-même déclenché les troubles. Quant à nous, nous avons vu, pendant ces heures de violence, une police fort nombreuse et bien armée dans tous les points chauds; elle était même renforcée par la présence des militaires; nous avons vu des gens pénétrer dans le marché, une torche allumée à la main, sous l'œil impassible des forces de l'ordre; nous avons vu des policiers poser l'arme pour aider des compatriotes à transporter réfrigérateur ou machine à laver.

Ces exactions ont commencé le vendredi 28 juillet au soir. Le Président Bongo est rentré à Libreville (via Paris) le dimanche matin. Dans le discours qu'il prononce à son arrivée à l'aéroport, il condamne les « débordements », mais se déclare « solidaire de son peuple » il annonce en même temps l'expulsion de tous les béninois résidents au Gabon – sauf ceux ayant acquis la nationalité gabonaise ou ayant le statut de réfugié politique -. Voilà un bel encouragement à la poursuite des représailles envers la population béninoise! Le dimanche, les troubles s'intensifient. Sous prétexte de protection, la police pourchasse également les béninois. On assiste à une véritable « chasse à l'homme » qui dure plus de 24 heures. Le lundi les béninois sont rassemblés par la police devant la mosquée et transférés au lycée de l'estuaire, proche de l'aéroport. Là commence pour eux une longue attente, dans des conditions qui portent [PAGE 63] atteinte à leur dignité d'êtres humains. C'est environ 5000 personnes qui sont ainsi parquées. Les premiers jours, la police amène quelques vivres, essentiellement du pain; le problème de l'alimentation se pose avec acuité; celui de l'hygiène et des soins médicaux également. Tous les jours, on emmène des morts décédés faute de soins. Ceci, joint au climat d'incertitude, provoque des incidents fréquents avec la police et l'armée qui gardent le camp. Pendant ce temps, la radio gabonaise dit que la vie s'organise dans le camp, que les gens y organisent des veillées de chants et danses le soir, qu'un médecin est sur place pour assister les femmes qui accouchent et les malades. Si tout se passait si bien, y aurait-il eu besoin d'interdire la circulation sur la route reliant l'aéroport et le centre ville, route qui longe le lycée ? Et puis, le samedi 5 août, c'est le drame. Le ministre Asselé, directeur de la Sûreté, venu pour tenter de calmer la population, est accueilli avec des projectiles; sa voiture est prise pour cible. Le ministre fait demi-tour, mais les troubles continuent; les béninois barrent la route, arrêtent et cassent les voitures qui passent. La police et l'armée semblent débordées, et, tout à coup, c'est la fusillade. Combien y eut-il de morts ? Aucun communiqué officiel n'en parlera, bien sûr. L'ordre de tirer est-il venu de la Présidence, ou s'agit-il d'une « bavure » ? On ne le saura pas non plus. De toutes façons, c'est bien le Gouvernement gabonais qui porte la responsabilité de cette tuerie.

Pendant ce temps, ceux qui parmi les béninois ont réussi à rassembler un peu d'argent sont autorisés à aller prendre leur billet d'avion dans les agences de voyage. Munis de leur billet, ils vont s'installer à l'aéroport avec les quelques bagages qu'ils ont pu sauver, dans l'attente d'avions trop peu nombreux pour les emmener tous. Les conditions y sont encore pires qu'au lycée de l'estuaire. Le spectacle qui s'offre aux yeux du voyageur débarquant à Libreville est lamentable : odeur repoussante due à l'absence de conditions d'hygiène élémentaires. Les gens manquent de nourriture; les bébés et les jeunes enfants hurlent; les malades gisent sur le sol sans soins. Les décès sont nombreux. La police encadre l'aéroport et les incidents sont nombreux. Dès qu'il y a le moindre signe d'agitation, la police tape sur la foule au hasard, y compris sur les femmes portant leurs bébés au dos. C'est ainsi que le 11 août, dans la panique, deux jeunes enfants ont été piétinés et sont morts. [PAGE 64] Et il est malheureusement bien probable que ce genre de scène se soit reproduit plusieurs fois.

Cette situation s'est prolongée jusqu'au 23 août, puisqu'il a fallu attendre cette date pour que tous les béninois concernés par la mesure d'expulsion aient quitté le Gabon. Il a fallu de longues négociations dans lesquelles SékouTouré, Président de la Guinée, a servi de médiateur, pour arriver à ce résultat. Aucun bilan donnant le nombre exact des victimes n'a été communiqué nulle part. Ah, s'il s'était agi d'européens, il en eût été autrement...

Il va sans dire que les béninois, le plus souvent implantés depuis longtemps au Gabon, n'ont rien à voir dans la querelle qui oppose Bongo et Kérékou. II faut que Bongo soit habité par une peur obsessionnelle pour voir dans ces milliers de petits commerçants, artisans, travailleurs, des agents de la propagande pro-soviétique, des agents de renseignements au service du Bénin. Cela n'est pas sérieux, mais en attendant, encore une fois, des innocents ont payé.

Que en temps de paix des populations puissent être traitées de cette façon est un véritable scandale. Les expulsions arbitraires, les déplacements massifs de population, les déportations, sont des mesures inhumaines et inadmissibles. Quand de plus elles se passent dans des conditions aussi déplorables, on s'attend à un tollé général de la part de tous les organismes humanitaires internationaux, on s'attend à voir la grande presse se saisir de ces événements. Mais tout ceci s'est passé dans le silence le plus absolu. Pourtant nous ne sommes pas les seuls à avoir vu. Bien sûr la journaliste du Monde a été expulsée du Gabon. Mais l'A.F.P a un correspondant à Libreville, Le Canard enchaîné, pourtant habituellement bien informé des moindres faits et gestes de Bongo, s'est plus intéressé au prix du Boeing 747 acheté par Air-Gabon qu'au sort de 10000 béninois. La Croix Rouge internationale était sur place, à la demande semblet-il du Gouvernement du Gabon. Faut-il croire que sa présence n'avait pour but que d'accréditer l'idée que tout se passait pour le mieux ?

Ceux qui volontairement ont camouflé cette affaire se sont faits en fait les complices du gouvernement gabonais.

Jocelyn AKOUMONDO